Le terme crise a toujours deux significations. La première indique une rupture brutale, souvent inattendue, la seconde recouvre plutôt une situation durable. Dans le domaine économique, on retrouve ces deux usages qui recouvrent tantôt le crash boursier soudain ou la récession passagère, tantôt la crise systémique de plus longue durée.
Il est évident que nous nous trouvons aujourd’hui, et depuis une trentaine d’années, dans une phase de crise désignée par le second usage. En schématisant à l’extrême, on pourrait affirmer qu’aux « trentes glorieuses » de l’après-guerre ont succédé trente années d’une crise permanente. L’histoire économique et sociale de ces trois décennies, pour toutes les parties du monde sans exception, peut se lire comme une succession de déséquilibres, de mutations brutales, de croissance des inégalités, d’extension du sous-emploi, de recul des acquis sociaux et de la sécurité. Certes, comme dans toute crise de grande ampleur et de longue durée, il y a des rémissions passagères, des embellies. On se console à bon compte en disant que cela pourrait être pire. Mais, rien ne vient durablement infirmer l’évolution négative du système. Le décollage industriel de la Chine, loin de nous apporter une bonne nouvelle, accentue plutôt la menace, sans parler que peu à peu nous parviennent les bruits de la protestation sociale qui accompagne cette marche forcée vers le capitalisme mondialisé.
Bien sûr, les crises d’une telle ampleur tendent à développer aussi un puissant antidote en présentant la crise et ses effets comme une opportunité, un défi ou une mutation. Le passage au capitalisme informationnel, la mutation vers un État social actif, la mondialisation « comme une chance à saisir »… voilà quelques exemples de ces tentatives. Pourtant, à y regarder de plus près, c’est un autre phénomène qu’il nous faut prendre en compte.
Dans ce que l’on pourrait appeler sommairement la gauche, beaucoup de sarcasmes ont accueilli les thèses de Fukuyama sur la fin de l’histoire. Personne ne voulant admettre que le couple formé par la démocratie libérale et l’économie de marché constituerait le stade suprême et indépassable de l’histoire de l’humanité. Ce refus justifié de la thèse « finaliste » était en général orienté vers une critique du caractère apologétique de cette défense du néolibéralisme. Mais, il ne prenait cependant pas en compte la nécessité de dépasser cette clôture idéologique de notre époque : l’impossibilité de penser au-delà du capitalisme et de ses contradictions. Nous assisterions à la victoire posthume d’un certain Proudhon affirmant que la « société meilleure n’est pas une société qui abolit les contradictions, mais celle qui aménage leur mise en tension ». Aujourd’hui, le monde ne doit plus changer de base ! Il n’empêche, la base sur laquelle s’est construit notre monde est moins que tout stable. La crise s’est installée dans la durée, entraînant à sa suite une kyrielle des discours sur la mutation, aussi peu convaincants les uns que les autres.
Du néocapitalisme au troisième âge du capitalisme…
Pour nous aider à dépasser ce stade, il est peut-être utile de revenir sur les travaux de l’économiste marxiste Ernest Mandel et de son ouvrage majeur : Le troisième âge du capitalisme.
Publié en 1972[1], l’ouvrage avait une double ambition. D’un côté, il prenait acte de la phase d’expansion de l’économie capitaliste qui avait démarré dès 1940 en donnant une analyse complète et fouillée de cet « âge d’or » et dans un même mouvement il exposait les raisons pour lesquelles cette expansion ne pourrait se poursuivre. Annonçant ainsi non seulement la crise de la moitié des années septante, mais aussi son ampleur et sa durée.
Avec le recul du temps, il est utile de souligner que les deux aspects de l’analyse mandélienne étaient loin d’être partagés par ses collègues (marxiste ou non) contemporains. Le succès du capitalisme de l’époque était à la source de théorisations qui excluaient, si pas des ajustements conjoncturels courts, toute crise structurelle. Le spectre de la crise de 1929-30 était enfin conjuré. Ce qui sera, par commodité, rassemblé sous le vocable de « keynésianisme » fournissait les clefs d’une maîtrise de la conjoncture. Les ouvrages économiques intégraient parfaitement le rôle anticyclique des interventions de l’État, les instruments budgétaires et fiscaux étaient tous orientés vers la stabilisation de l’économie et le plein emploi pouvait être considéré comme un aspect institutionnel des nations industrialisées.
Face aux performances d’un tel régime souvent qualifié d’économie mixte[2], les courants de la gauche réformiste décrétèrent que le système avait muté et que leur action politique devait se focaliser sur l’intégration et l’institutionnalisation de la concertation sociale. L’expression de néocapitalisme fut d’ailleurs utilisée par certains d’entre eux pour désigner cette mutation dans le sens d’un dépassement du « vieux capitalisme analysé par Marx »[3].
Mandel utilisera lui aussi le vocable néocapitalisme, mais dans un sens opposé afin de désigner non la fin des contradictions économiques propres au capitalisme mais les formes spécifiques, originales, qu’elles revêtent dans l’après-guerre. Les traits principaux de ce néo-capitalisme selon Mandel sont : l’accélération technologique permanente (en bonne partie liée à la course à l’armement commencé par les États-Unis dès la Seconde Guerre mondiale et poursuivie durant la guerre froide) ; l’intervention croissante des pouvoirs publics dans l’activité économique (dépenses publiques et d’armements, dépenses de protection sociale qui soutiennent in fine la demande globale) ; la mise en place d’un système de programmation économique et sociale chargé aussi d’encadrer les revendications salariales[4].
L’apport décisif de Mandel ne se situe pourtant pas sur ce volet descriptif – qui est déjà remarquable – mais sur le fait qu’il indique simultanément les limites que ce régime va atteindre. La performance même du système accumule les tensions en son sein, qui provoqueront les effets négatifs en retour, déclencheurs de la crise. L’extension du « welfare state » ne pouvait se poursuivre sans peser sur le taux de profit, puisque cette hausse constante du revenu des salariés signifiait aussi une répartition du revenu national en faveur des travailleurs, sans pour autant être entièrement liée à une hausse de la productivité. Cette pression exercée sur le taux de profit ne pourra être à termes qu’interprétée comme une contrainte pesant sur la rentabilité des entreprises. Les techniques keynésiennes, bien utiles pour maintenir la demande solvable, finissent par entretenir une inflation des prix, une érosion monétaire et une crise du système monétaire.
Bref, l’ensemble des tensions accumulées pendant cette phase de croissance se venge et finit par introduire un point de retournement : la crise. Prévue dés 1969 par Mandel, celle-ci sera bel et bien au rendez-vous de la première moitié des années septante[5].
Le troisième âge du capitalisme fournit les fondements théoriques de cette analyse. D’abord parce qu’il a l’ambition de replacer les caractéristiques de la période contemporaine dans une explication plus vaste des mouvements longs du capitalisme depuis l’essor de l’industrialisation à nos jours[6]. L’ouvrage croise deux méthodes, la première est analytique, elle part des catégories et des lois de fonctionnement du capitalisme telles que mises en place par Marx et où l’articulation logique doit avoir sa propre force. C’est un démontage pièce par pièce du mécano capitaliste pour tester chaque élément à des séries statistiques, aux avancées les plus récentes dans le domaine des connaissances. La seconde est plus inductive, elle consiste à remonter la machine en prenant en compte les « spécificités du moment », en confrontant les variables strictement économiques aux facteurs politiques, sociaux, idéologiques.
De cette manière, Mandel va nous fournir une véritable histoire du capitalisme intégrant une masse considérable de faits, d’indicateurs dans un schéma explicatif. Il fait totalement sienne cette recommandation : « La théorie sans l’histoire est muette, l’histoire sans la théorie est aveugle »[7].
Au centre de cette théorisation, ce qu’il est convenu de considérer comme l’apport théorique principal de Mandel, son interprétation de la théorie des ondes longues[8] du capitalisme. Schématiquement, la conjoncture économique, avec ses mouvements de courtes durées marqués par des récessions, ne sont que des oscillations séparant des périodes d’accumulation accélérée ou ralentie. Elles indiquent bien que l’économie capitaliste est soumise à certaines lois de fonctionnement. Ainsi, l’érosion tendancielle du taux de profit signale la tendance à la substitution du travail par l’investissement en machine, elle-même liée à la limite que peut atteindre l’intensification de l’utilisation de la force de travail.
Mais suivre la répétition inévitable de ces cycles courts (7 à 10 ans) ne suffit pas à décrire la trajectoire du capitalisme, car au cœur même de cette mécanique de base se développe une autre tendance plus ample. L’accumulation conduit à l’investissement, l’investissement à la mutation technologique, la mutation technologique à sa diffusion. Rythmé par ces poussées technologiques, le capitalisme aurait connu une succession de périodes plus longues, d’environ cinquante ans, au nombre de quatre :
- de la fin du XVIIIe siècle à la crise de 1847, marquée par l’apparition dans les branches industrielles des premières machines à vapeur ;
- de 1847 à 1890 où se généralisent les moteurs à vapeur fabriqués industriellement ;
- de 1890 à 1940, période qui voit l’implantation du moteur électrique et du moteur à explosion ;
- et la longue période qui s’ouvre aux États-Unis en 1940, vers 1945-48 en Europe, marquée par la révolution technologique de l’électronique et de l’énergie atomique.
Si la mutation technologique marque et singularise chaque période, celle-ci doit encore être reliée aux mouvements plus généraux de l’accumulation du capital et des conditions de sa mise en valeur. Ce qui aboutit à distinguer deux phases dans chaque mouvement long. L’une est ascendante, marquée par une croissance intensive de l’investissement et un taux de profit élevé, l’autre est récessive à la croissance faiblarde. Dans les quatre périodes ci-dessus les points de retournements sont 1816, 1873, 1910-20 et 1969-73.
La particularité de l’approche mandélienne est de mettre en avant que si le retournement de la phase ascendante à la phase descendante est explicable par des contraintes propres au fonctionnement économique (c’est la tendance à l’effritement moyen du taux de profit qui en est la clef), le point de retournement d’une onde longue récessive à une nouvelle expansion est lui plus complexe et fait intervenir des chocs exogènes, combinés avec des événements liés à la lutte des classes. Dans la périodisation, les guerres, révolutions et bouleversements politiques sont bien repérables.
Dans ce sens, Mandel, accusé parfois à tort d’avoir voulu construire une théorie mécanique[9], ne cessait de répéter qu’il n’y avait aucun enchaînement automatique, purement économique. Il identifie même des mouvements à « contresens » de la lutte des classes. Celle-ci peut très bien s’exacerber dans des périodes d’expansion et au moment où la concertation sociale est à son apogée (la grève générale de mai 68, par exemple). Dès lors les phases ne sont pas symétriques et l’onde récessive peut avoir tendance à s’étendre dans le temps comme actuellement.
L’ouvrage permet donc de lire avec beaucoup de précision les causes de l’expansion particulière de l’après-guerre et les mécanismes qui vont la ralentir d’abord et aboutir au retournement de 1974-75. Mais il a un autre mérite, c’est de nous fournir une grille de lecture pour le moment présent du capitalisme.
Le profit sans l’accumulation. Jusqu’à quand ?
Si la théorie des « ondes longues » de Mandel est tout sauf un almanach du flux et reflux des marées du capitalisme, il est alors tout à fait légitime de se poser la question : où en sommes nous aujourd’hui ? Scrutant les évolutions du capitalisme dans la dernière décennie, ne doit-on pas y déceler des signes d’une nouvelle phase d’expansion ?
Michel Husson[10] a montré que si l’ensemble des politiques néolibérales et les restructurations en cours depuis les années quatre-vingts, avaient bel et bien contribué à une hausse substantielle du taux de profit, l’accumulation du capital, elle, se montrait irrégulière et la croissance restait quant à elle chétive. Pas suffisant pour y déceler un point de retournement.
Même si on prend en compte les autres éléments constitutifs d’une nouvelle onde longue expansive, là non plus on n’y trouve pas les signes attendus. Certes, une nouvelle vague technologique y est à l’œuvre avec les technologies de l’information, mais après l’éclatement de la bulle internet, beaucoup de capitaux sont partis en fumée, sans avoir eut le temps de prouver, faute de débouchés suffisants, qu’ils étaient capables de procurer les gains de productivité tellement attendus.
Taux de profit et nouvelles technologies ne sont pas suffisants pour relancer la machine. Il faudrait encore, selon Husson, que puissent se dégager de nouveaux terrains d’accumulation stable ainsi qu’un mode de légitimation sociale moins conflictuel. Or l’extension à l’Est n’a pas apporté les résultats escomptés, et de manière générale, la mondialisation s’accompagne plutôt d’une exacerbation des contradictions entre les économies dominantes (États-Unis, Japon, Europe), à laquelle viennent se greffer les gains de parts de marché des pays émergents et le renchérissement des matières premières comme le pétrole. Quant à la légitimité sociale, ce n’est pas la poursuite, sous couvert de leur modernisation, du démantèlement des systèmes sociaux, qui va lui redonner un coup de jeune. La récente crise des banlieues est là pour nous le rappeler.
Un capitalisme tardif…
Le Troisième âge du capitalisme constitue un chaînon indispensable d’une pensée critique sur le monde contemporain. L’expression, trop métaphorique, a cependant le mérite de nous rappeler que si le capitalisme n’est pas éternel d’un point de vue historique, les conditions de prolongation de son existence ne sont pas sans conséquences sur le destin de l’humanité présente.
Sa forme d’existence, marquée par une crise systémique qui dure et qui s’étend, manifeste un refus d’un partage quelconque de la croissance, un déni croissant des besoins sociaux et des aspirations les plus élémentaires à une existence heureuse et sûre de l’écrasante majorité des habitants de cette planète.
Mais l’apprêté avec laquelle le capitalisme défend ses prérogatives à l’enrichissement, suscite en retour, peu à peu une nouvelle configuration politique, celle de la radicalité. En refusant de concéder le moindre espace à la régulation politique et sociale, il signifie que la moindre réforme s’apparente pour lui à une exigence de transformation sociale.
Ces dans ce sens que Mandel concluait déjà son exposé réalisé devant la Société royale d’économie politique qui l’avait invité à présenter ses travaux sur les ondes longues en 1979 : « Personnellement, je crois qu’il y a une autre issue à la dépression actuelle en changeant de système économique, une issue socialiste. Ce n’est pas cela que je veux plaider ici. Je veux simplement souligner que si la possibilité d’une quatrième reprise du taux moyen de profit et du rythme de l’accumulation du capital ne peut pas être a priori exclue, le prix que l’humanité risque de devoir payer pour cette quatrième reprise de l’accumulation capitaliste pourrait être tellement élevé qu’il faut se poser la question, sérieusement, de savoir si cela vaut la peine de continuer à réfléchir dans ce cadre-là, s’il ne vaut pas mieux examiner les issues plus radicales, qui sont les issues qui sortent de la logique du système du profit et du système d’accumulation du capital ».
Un quart de siècle plus tard, l’alourdissement de la facture est là. L’approfondissement de la crise et de ces contradictions actuelles ne nous condamnent pas seulement à vivre avec un chômage massif, une montée régulière de la pauvreté et un affaiblissement constant des services collectifs et de la protection sociale, cette situation économique produit également de par le monde une quantité de souffrances croissantes, une montée de l’égoïsme et de l’obscurantisme. L’accumulation de telles tensions ne peut qu’aboutir à démentir tous nos faux prophètes de la « mondialisation heureuse ».
Le retour dans le débat de la question de l’alternative économique devient certainement une condition nécessaire de la réhabilitation de la politique. Du moins pour ceux qui pensent qu’il faut aller, au-delà de la seule dénonciation de l’horreur économique et du « tout au marché ».
Notes :
- Rédigé entre 1970 et 1972, comme thèse de doctorat défendue à l’Université libre de Berlin (Ouest)
- L’expression fait partie des manuels orthodoxes de l’époque comme celui du Prix Nobel, l’americain P. Samuelson.
- Les professeurs Jane et Spitaels de l’ULB sont parmi les théoriciens de cette intégration dans la « société de consommation ». Sur base de leurs travaux, en 1970, la FGTB mettait à l’ordre du jour de son congrès, une révision de ses positions antérieures sur le contrôle ouvrier et les réformes de structures.
- « L’apogée du néo-capitalisme et ses lendemains » publié en 1964 dans la revue Les temps modernes
- Le caractère « imprévisible » apparaît clairement dans les écrits des plus éminents économistes de la fin des années 60 : Samuelson, Heller, Harrod, Stoléru, … que Mandel prend un malin plaisir à citer en introduction de son livre de 1985 La crise.
- Sous une forme différente, ce type d’approche historique se retrouve chez Dockès et Rosier. Rythmes économiques. Crises et changement social, une perspective historique, Paris, Maspero, 1983.
- Francisco Louça, Ernest Mandel et la pulsation de l’histoire, in Le marxisme d’Ernest Mandel, PUF, 1999
- La notion de mouvements cycliques de grande ampleur n’est pas propre à Mandel.Elle est à la base des travaux de nombreux économistes comme Kondratieff, Schumpeter, Rostow, ou le belge L.Dupriez. Une synthèse intéressante de ces approches est fournie par P.Dupriez et C. Ost. L’économie en mouvement, Bruxelles, De Boeck, 1986. En particulier la seconde partie pp. 53-120. Des historiens comme Braudel et Wallerstein utilisent également des approches cycliques longues.
- Il répond lui-même à ces objections dans le texte Variables partiellement indépendantes ajouté à l’édition de 1995.
- Misère du capital, une critique du néolibéralisme, Paris, Syros, 1996. Voir également Politique n° 32, décembre 2003 et le site http://hussonet.free.fr/ pour une mise à jour complète de ses publications variées et abondantes. Sans remettre en cause, l’appoche globale de Mandel, Husson fait une critique technique fort importante du rôle joué par le taux de profit dans l’explication de Mandel. Voir son texte Après l’âge d’or : sur le troisième âge, dans Le marxisme d’Ernest Mandel, PUF, 1999.