En réponse à Jean-Marie Vincent
Critique Communiste n°145, printemps 1996
  • Dans notre précédent numéro, l’article de Jean-Marie Vincent consacré à la pensée politique d’Ernest Mandel appelait à poursuivre cette réflexion critique et à engager le débat. Travail qu’engage ici Antoine Artous.

    Le jugement de Jean-Marie Vincent concernant Ernest Mandel peut sembler sévère. Si l’on met en relation l’œuvre de ce dernier avec celle d’autres auteurs marxistes de la même période, il apparaîtra même unilatéral. Mais telle n’est pas la fonction de l’article de Jean-Marie Vincent, dont au demeurant le titre est explicite : « Ernest Mandel et le marxisme révolutionnaire ». C’est en effet en référence à cette tradition que sont interrogées certaines de ses catégories clés. Sous cet aspect, l’appréciation de Jean-Marie Vincent n’est ni plus ni moins sévère que celle de Daniel Bensaïd qui, traitant de l’approche que propose Ernest Mandel de la classe ouvrière, parle d’« ontologie postulée du prolétariat ». (1)

    A vrai dire, la contribution de Jean-Marie Vincent offre tout autant l’occasion d’esquisser, à travers la lecture d’Ernest Mandel, son propre bilan du « marxisme révolutionnaire ». Pas seulement parce qu’on y retrouve ses thèmes familiers (le statut de la critique de l’économie politique, du travail), mais du fait de ses développements sur la révolution d’Octobre et le statut de la lutte politique. Il suffit de lire sa conclusion de « Critique du travail » pour s’en rendre compte (2). Et, au fond, il est bien qu’il en soit ainsi », pour reprendre une de ses formules.

    C’est en tout cas sous cet angle qu’il faut lire l’article qui suit. Retour sur certains thèmes d’Ernest Mandel, discussion des développements de Jean-Marie Vincent, il est en quelque sorte la poursuite de remarques faites dans ce même numéro de la revue à propos des deux livres de Daniel Bensaïd. Mais sur un terrain plus directement « politique », c’est-à-dire plus lié à l’histoire du « marxisme-révolutionnaire ».

    Des critiques pertinentes.

    Le fait que l’article de Jean-Marie Vincent débute par un retour sur Octobre ne tient pas seulement à ce qu’Ernest Mandel s’en est réclamé sa vie durant, mais vise à éclairer un des ressorts essentiels de son approche de la perspective révolutionnaire. Grosso modo, Ernest Mandel n’aurait jamais cessé de croire en une réactivation possible, au-delà du stalinisme, de la tradition révolutionnaire alors ouverte. Non, naturellement, au sens où il aurait suffit de répéter les formules et les analyses de l’époque, mais en fonction de l’hypothèse sous-jacente de la rencontre (la fusion) possible entre des secteurs importants du mouvement ouvrier qui, sous l’effet de la crise du stalinisme, retrouveraient cette tradition et un marxisme révolutionnaire « ouvert », assumant la filiation directe avec Octobre tout en se démarquant radicalement du stalinisme.

    Sous cet aspect, un tel bilan touche plus large qu’Ernest Mandel, il concerne l’histoire de la IVe Internationale comme celle de la Ligue qui, au demeurant, en a discuté il y a un certain nombre d’années. Mais l’objet de l’article de Jean-Marie Vincent est de mettre en rapport cette vision avec certaines catégories clés de la problématique d’Ernest Mandel et de sa « vision du monde contemporain ». Ainsi, « en introduisant la lutte des classes dans les cycles économiques et dans le mouvement à moyen et à long terme de l’accumulation du capital » Ernest Mandel remet en cause l’économisme dominant de la tradition marxiste et « ses vues mécanistes sur les crises. (...) Mais il n’a jamais rejeté la thématique de la crise révolutionnaire naissant des contradictions économiques du capitalisme ».

    De même, Ernest Mandel n’ignorait pas les conséquences de l’analyse de la valeur chez Marx et, par exemple, du travail abstrait. « Mais il croyait pouvoir les concilier avec la présence forte de la subjectivité et de la temporalité ouvrières dans le procès de production. » Alors que la classe n’est pas un sujet collectif est qu’il est exclu que « les subjectivités des travailleurs salariés entrent d’emblée de plain-pied dans une opposition conséquente et radicale au capital ».

    En conséquence, lors de crises et « pour peu que les appareils répressifs aient été ébranlés, il devait suffire de renforcer le facteur subjectif pour ouvrir la perspective révolutionnaire ». Et ce grâce à l’intervention d’une avant-garde et de la mise en avant de revendications transitoires facilitant l’unification du prolétariat. « La dialectique de la transformation sociale devenait, en ce sens, une dialectique de la prise de conscience. »

    Les critiques me semblent pertinentes. On retrouve ici des thèmes présents dans les livres de Daniel Bensaïd. En premier lieu la critique d’une certaine vision du prolétariat comme « sujet » de l’histoire, et de la lutte politique comprise comme « une dialectique de la prise de conscience ». Concernant l’analyse des cycles économiques, Daniel Bensaïd souligne même que si Ernest Mandel rompt effectivement avec une approche « économiste », en réintroduisant la lutte des classes dans l’analyse des cycles économiques, c’est en faisant de cette dernière un facteur exogène. A tort, car cela « présuppose une distinction radicale entre l’économique et l’extra-économique (3) ».

    Le constat est important car, au fond, c’est dans cette distinction que s’enracine théoriquement une autre distinction classique et récurrente chez Ernest Mandel. Celle entre « conditions objectives » et « conditions subjectives ». Les premières, on le sait, étant « mûres », mais les secondes « en retard ». D’où la politique comme dialectique de prise de conscience. A travers l’action bien entendu.

    Dans un passé assez lointain, sentant ces problèmes, nous étions quelques-uns (dont Daniel Bensaïd) à penser qu’Ernest Mandel avait tendance à donner une version « luxembourgiste » du « trotskysme ». En partie à cause de la situation marginale des trotskystes dans le mouvement ouvrier (d’où la figure récurrente des masses opposées aux appareils). Mais également pour des raisons plus profondes, liées à une certaine approche du prolétariat et de la lutte politique qu’on retrouvait également chez le jeune Trosky (4). Constat qui nous poussait à donner une version « léniniste » du « trotskysme ». Elle a, au demeurant, dans un premier temps, pris une forme assez « avant-gardiste » ; différente toutefois de l’avant-gardisme « propagandiste » d’une certaine tradition trotskyste à laquelle fait allusion Jean-Marie Vincent. (5)

    Politique et stratégie.

    La remarque n’est pas anecdotique, car elle ouvre sur la critique portée par Jean-Marie Vincent à la fin de son article. Chez Ernest Mandel, la politique était, écrit-il, « unilatéralement dirigée sur la production et sur l’Etat. Dans ses formulations les plus intéressantes, elle n ’allait pas au-delà d’une politique de la grève de masse, du contrôle ouvrier et de l’autogestion appuyée sur une perspective de dualité de pouvoir ». Or, ce sont précisément ces « formulations les plus intéressantes » que visait, entre autres, le qualificatif de « luxembourgiste ».

    Si l’on voulait faire un bilan détaillé de l’élaboration d’Ernest Mandel, il faudrait d’ailleurs souligner comment, en lien avec ses analyses des contradictions toujours existantes du « néo-capitalisme », cette référence à la grève générale ouvrant une perspective de dualité de pouvoir lui a permis, dans les années soixante, d’esquisser une perspective révolutionnaire pour l’Europe occidentale qui n’était pas la simple répétition du modèle d’Octobre 1917. (6) Rappel utile si l’on se souvient que la grève générale de Mai 68 semblait s’orienter vers cette voie. La comparaison avec d’autres discours stratégiques de l’époque (ou l’absence de perspective stratégique de certains, ainsi Althusser) n’est pas à la défaveur d’Ernest Mandel. Mais, par la suite, il s’en est, grosso modo, tenu à cette vision, manifestement insuffisante, sans être capable de l’enrichir d’un travail d’élaboration stratégique sur les conditions de constitution de l’hégémonie du prolétariat. Notamment sur la question du front unique, qui était le point d’arrivée incontournable des réflexions ayant existé entre les guerres mondiales sur les particularités stratégiques de la révolution en Occident.

    Il va de soi - mais autant le dire - qu’aujourd’hui le problème ne se pose pas en termes de simple poursuite de cette élaboration et/ou de reprise des discussions des années quatre-vingt (7). Toutefois, l’angle d’attaque de la critique portée par Jean-Marie Vincent à Ernest Mandel est révélateur de l’éclairage que, sous cet aspect, il donne de la tradition marxiste. Certes, ce faisant, il entend remettre en cause une conception de la politique ne prenant pas en compte la critique « des relations de domination à l’intérieur des rapports sociaux et des formes d’auto-asservissement chez les exploités et opprimés ».

    Mais ce n’est pas ici le problème essentiel. Pour le dire de façon lapidaire, la question n’est pas la vision unilatérale (car trop centrée sur l’Etat) qu’aurait eue Ernest Mandel de la politique mais, au contraire, la sous-estimation du politique. Non pas au sens classique du facteur « subjectif » - on sait que le volontarisme est l’autre face de l’« objectivisme » -, mais qui concerne tout ce qui est dimension stratégique : perspective de lutte pour le pouvoir que, précisément, ne permet pas de résoudre la simple référence à la grève de masse ouvrant sur une perspective de dualité de pouvoir.

    Ajoutons qu’il y avait là l’indice d’un problème plus général. En effet, la tradition « trotskyste » qui s’est construite après la Seconde Guerre mondiale avait tendance à dissoudre les questions stratégiques dans les références programmatiques. Ainsi, à propos de la « révolution coloniale », la référence programmatique à la révolution permanente était rarement explicitée stratégiquement. C’est-à-dire du point du vue des conditions de lutte pour le pouvoir, souvent considérées comme de simples questions tactiques.

    Une sous-estimation du moment stratégique.

    Tout aussi révélateur me semble l’éclairage donné par Jean-Marie Vincent sur Lénine. On le perçoit dans l’article. Il est plus manifeste dans « Critique du travail » : « La révolution, au sens étroit, c’est-à-dire la révolution politique, l’emporte sur la révolution au sens large, c’est-à-dire tout ce qui concourt à ébranler de façon spontanée les relations sociales. (...) Chez Lénine, plus encore que chez Marx et Engels, elle apparaît comme une sorte de catastrophe naturelle qui, dans un espace donné, délimite un laps de temps favorable à l’intervention politico-militaire des révolutionnaires (8). »

    II est vrai qu’à partir de septembre 1917 Lénine était obsédé par la question de l’insurrection. Mais il ne faut pas oublier qu’elle cristallisait alors la question stratégique clé dans une conjoncture où les bolcheviks, y compris Lénine, avançaient de façon très pragmatique. Si la politique de Lénine relève du coup d’Etat, c’est d’un coup d’Etat stratégique, ses dimensions et les problèmes qu’il met à jour (du point de vue de ce qu’est alors la tradition marxiste) ne sont pas maîtrisés.

    Concrètement d’ailleurs, Jean-Marie Vincent n’apporte pas d’éléments nouveaux sur le bilan critique de la jeune Révolution russe et des pratiques qui, avant la mort de Lénine, vont favoriser la cristallisation du stalinisme. Le concept de révolution passive de Gramsci, auquel il fait référence, fonctionne plus comme indice d’un problème que comme porteur de solutions (9).

    Il ne s’agit pas de revenir en détail sur cette période. Rappelons toutefois que Lénine, avec Trotsky, mènera bataille dans l’Internationale contre les courants qui faisaient de la révolution « une sorte de catastrophe naturelle qui, dans un espace donné, délimite un laps de temps favorable à l’intervention politico-militaire des révolutionnaires ». C’est, de plus, loin d’être là le point de vue de Marx et Engels, qui ont plutôt tendance à développer une approche « évolutionniste » du processus révolutionnaire. Y compris durant les années 1850, dans la période de la « révolution en permanence ». C’est cette dernière que, avant 1914, Rosa Luxemburg et le jeune Trotsky vont en quelque sorte réactiver, en opposition avec l’« évolutionnisme » réformiste de la social-démocratie. Lénine, lui, prend alors une route différente en tentant de penser la spécificité de la lutte politique, sa dimension stratégique.

    Jean-Marie Vincent connaît tout cela. S’il en donne un éclairage différent, c’est, me semble-t-il, à cause d’une sous-estimation du moment stratégique qu’est la lutte politique. Ici la lecture qu’il propose de Marx et de la tradition marxiste est différente de celle de Daniel Bensaïd (ou de celle d’Henri Maler). Ce qui est en jeu n’est d’ailleurs pas cette simple lecture, mais également une réflexion sur le monde contemporain. Il est nécessaire d’articuler le social et le politique sans rester « prisonnier de leur séparation fétichiste », écrit, toujours dans « Critique du travail », Jean-Marie Vincent. Certes. Mais cette « séparation fétichiste » est très précisément le lieu à travers lequel prend forme l’Etat qui, loin d’être une simple « superstructure », est un élément clé de la reproduction des rapports de production capitalistes. Jean-Marie Vincent entend, à juste titre, rompre avec une certaine vision : la « politique révolutionnaire (...) ne peut être assimilée à l’accession plus ou moins subite des masses à une conscience historique de leurs tâches présupposées (10) ».

    Reste que l’Etat est le « lieu d’organisation stratégique de la classe dominante dans son rapport aux classes dominées », pour reprendre une formule de Nicos Poulantzas » (11). D’où la nécessité d’une politique révolutionnaire qui ne soit pas pensée selon la thématique de la prise de conscience, mais comme dimension stratégique incontournable des luttes. Sous cet angle, Jean-Marie Vincent n’est guère convaincant lorsqu’il écrit : « La politique n ’est plus - pour l’essentiel - stratégie et tactique en vue de la conquête de position de pouvoir, elle devient plus encore lutte pour des meilleures conditions d’action, pour des relations de communication plus libres permettant une plus grande inventivité sociale (12 ) »

    À propos des conditions « objectives » et des conditions « subjectives ».

    Il me semble que cette sous-estimation de l’épaisseur de la dimension politique se retrouve également dans la façon dont Jean-Marie Vincent traite la question de la filiation avec la révolution d’Octobre 1917 et de la croyance en la réactivation possible de la tradition révolutionnaire alors ouverte. Dans un texte déjà ancien (1979), il expliquait que le décalage existant « entre la combativité ouvrière et l’atonie politico-idéologique du mouvement ouvrier dans la deuxième moitié des années soixante ne [pouvait] être rapporté à un simple retard de la conscience de classe ».

    Ce faisant, il mettait l’accent sur les effets de la phase d’expansion du capitalisme amorcée après la Libération. Non pas sous un angle « économiste » (certains avantages matériels accordés alors aux travailleurs), mais pour souligner les effets de la conjonction « des institutions étatiques, du réformisme, du stalinisme [qui] sont d’autant plus profonds qu’ils ne font pas qu’obscurcir momentanément la conscience des travailleurs, mais qu’ils s’inscrivent au contraire profondément dans toutes les structures du mouvement ouvrier, dans son idéologie, comme dans sa politique, à la faveur des longues années de la prospérité du capitalisme occidental ».

    L’intérêt de l’approche était de rompre avec toute la problématique, permanente chez Ernest Mandel, du rapport entre conditions « objectives » (l’économie) et conditions « subjectives » (la politique), pour faire de la politique, en l’occurrence celle de l’Etat providence et des partis ouvriers, une donnée tout aussi « objective » que le reste. Non pas au sens où, pour déterminer le champ des possibles et les perspectives stratégiques, les révolutionnaires doivent faire preuve de réalisme en s’en tenant à l’horizon délimité par les politiques réformistes. Mais au sens où, pour citer à nouveau Jean-Marie Vincent, « il ne s’agit pas seulement de retrouver la tradition révolutionnaire (...), il n’est pas seulement question de rétablir la continuité historique, il est question de préparer les conditions d’une mutation profonde du mouvement ouvrier (13) ».

    Ici encore, traiter de la situation présente ne peut se faire à travers la simple reprise des discussions passées. Mais, en l’occurrence, c’est de cette période dont il est question concernant les critiques portées à Ernest Mandel. De plus s’y joue un problème plus général de méthode d’analyse. Je ferai deux remarques.

    Tout d’abord, l’approche développée ci-dessus par Jean-Marie Vincent implique de périodiser la question des liens (de la continuité) avec la tradition de la Révolution russe. Avant la Seconde Guerre mondiale, Trotsky ne cesse de se réclamer d’une filiation directe. Non pas, rappelons-le au passage, en se contentant de répéter le « modèle » d’Octobre : Trotsky est, sans nul doute celui qui, dans cette période, a le plus apporté concernant les perspectives stratégiques à l’Ouest. Quels que soient les problèmes posés par sa caractérisation de l’URSS, les effets (sans doute) sous-estimés du stalinisme sur la classe ouvrière russe, cette continuité était bien présente. En revanche, la situation avait effectivement qualitativement changé dans les années soixante.

    Dans son article, Jean-Marie Vincent n’introduit pas cette périodisation. Absence logique. En effet - c’est ma seconde remarque -, lorsqu’il critique Ernest Mandel pour sa vision de la politique comme simple « dialectique de la prise de conscience », pour sa « séparation fétichiste entre objectif et subjectif », il en reste à des développements « sociologiques ». La formule n’est pas très précise. Elle vise à souligner qu’a disparu le type de développement cité plus haut sur le double effet de la politique étatique et de celle du mouvement ouvrier. Et ce au seul profit de considérations sur les relations de pouvoir présentes dans les rapports sociaux (entre sexes, dans le travail...), ou de remarques générales.

    Par exemple : « Les subjectivités des individus s’élaborent et s’inscrivent dans des formes de vie, dans des réseaux d’interaction et dans des structures de pouvoir qui ont l’objectivité du social. » Certes. Mais rendre compte de cet « enchevêtrement de l’objectif et du subjectif » suppose d’intégrer dans l’analyse tous les effets de cette dimension politique, précédemment soulignée, tout ce qui, traditionnellement, est considéré comme faisant partie des « conditions subjectives ». Jean-Marie Vincent dira sans doute que cela va de soi. Mais que ce ne soit pas fait, outre certaines conséquences sur son argumentation, est selon moi l’indice de ce que j’ai appelé, faute de mieux, une sous-estimation de l’épaisseur de la dimension politique.

    Sur la théorie de la valeur et le travail.

    Pour conclure, je me contenterai d’une remarque concernant les développements de Jean-Marie Vincent portant sur la théorie de la forme valeur et l’approche du travail qui en découle. Les lecteurs de Critique communiste connaissent la lecture qu’il propose de Marx. Elle me semble, en lien avec la théorie du fétichisme de la marchandise, décisive.

    Mais la présentation faite de la problématique d’Ernest Mandel est unilatérale. En effet, on a l’impression que Jean-Marie Vincent la situe dans la stricte continuité de la tradition marxiste qui, effectivement, a eu tendance à réduire « l’entreprise marxienne de critique de l’économie politique » au projet de fonder une science transhistorique de l’économie. Donc de se contenter de poursuivre l’effort de scientificité de l’économie politique classique. Ainsi Lénine ou Boukharine. Trotsky est, à ma connaissance, silencieux sur la question.

    Or, Ernest Mandel s’en est démarqué clairement pour affirmer que l’économie politique est une science liée à certains rapports sociaux (la production marchande) et destinée à disparaître avec eux. Ici, il se situe dans la continuité, revendiquée, de Rosa Luxemburg (15). Il partage d’ailleurs les défauts de son approche historico-génétique de la forme valeur consistant à se tourner vers les formes passées de la petite production marchande pour en rendre compte. Ce n’est pas la démarche de Marx qui, précisément, reproche à Adam Smith de « tenir pour forme adéquate de la valeur d’échange sa forme non développée (16) ».

    Toutefois, Ernest Mandel reprend à sa façon une dimension du projet du Capital puisque l’économie politique est présentée non comme science transhistorique, mais comme science critique de certains rapports sociaux. Il a pu ainsi réactiver toute une dimension de la théorie de la valeur de Marx contre non seulement la dogmatique stalinienne mais, également, les courants althussériens. Reste que, sur le fond, les critiques de Jean-Marie Vincent touchent juste.

    En fait, l’approche d’Ernest Mandel ouvrait sur une lecture possible du statut de la critique de l’économie poli-tique et de la théorie de la forme va-leur qu’il n’a pas prise en charge. En témoigne d’ailleurs la propre évolution de certains économistes qui ont commencé à travailler sur Marx à partir de ses analyses pour développer leur propre élaboration, à travers une revue comme « Critique de l’économie politique ». Ainsi, le premier livre de Pierre Salama et Jacques Valier (« Une introduction à l’économie politique », Maspero, 1973) s’appuyait sur une théorie de la valeur équivalente (grosso modo) à celle d’Ernest Mandel. Par la suite, ils ont développé une lecture analogue de celle de Jean-Marie Vincent, parlant d’ailleurs non plus de théorie de la valeur-travail mais de la forme valeur (17).

    Les conséquences en sont manifestes dans le traitement du travail abstrait qui, pour Marx, est source de la valeur. Il s’agit, soulignent Pierre Salama et Tran Hai Hac, d’une forme sociale propre au capitalisme. C’est dans cette analyse que réside « la spécificité de l’analyse marxiste de la valeur » qui « dénaturalise » ainsi toute approche - du travail. « La valeur n’a rien à voir avec le travail en soi. (...) La forme marchandise renvoie non pas au travail humain mais aux rapports sociaux de production ». (18)

    Ernest Mandel n’a jamais traité frontalement cette question. Toutefois, dans la « Formation de la pensée économique de Karl Marx », il laissait des portes ouvertes : « On ne peut affirmer que pour Marx tout travail social vivant prendrait nécessairement la forme de travail abstrait créant de la valeur » (19). Mais, en 1986, il explique que pour Marx le travail « est l’essence même de la valeur. La valeur, c’est du travail (...). Toute société humaine vit et survit grâce à ce travail social abstrait ... » (20). Ici, le travail devient bien un « réfèrent naturel de la valeur », selon une formule de Jean-Marie Vincent.

    Notes :

    1. Daniel Bensaïd, « Marx l’intempestif », Fayard, 1995, p.214.
    2. Jean-Marie Vincent, « Critique du travail », PUF, 1987
    3. Daniel Bensaïd, la Discordance des temps, Editions de la Passion, 1995, p. 76.
    4. Dans ce cadre, il était nécessaire de souligner les évolutions profondes entre le jeune Trotsky et celui d’après Octobre. Voir à ce pro-pos Alain Brossât, Aux origines de la révolution permanente. La pensée politique du jeune Trotsky, Maspero, 1974.
    5. Pour un bilan de cet avant-gardisme marqué par la référence à Lénine et la figure de Guevara, voir Antoine Artous et Daniel Bensaïd, « Que faire (1903) et la création de la Ligue communiste (1969) », in Critique communiste, mars 1976, reproduit dans Retours sur mai, (collectif), La Brèche, 1988.
    6. Ernest Mandel, « Une stratégie socialiste pour l’Europe occidentale », in Revue internationale du socialisme n°9, 1963. Voir également l’article « Leçons de Mai 68 », in les Temps modernes (1968), reproduit par Ernest Mandel, De la Commune à Mai 68, La Brèche, 1978.
    7. Pour avoir une idée de cette réflexion (et de ses limites), voir par exemple Antoine Aï-tous et Daniel Bensaïd, « A l’Ouest, questions de stratégie », in Critique communiste n° 65 (spécial « Gramsci : questions pour notre époque »), 1987
    8. Jean-Marie Vincent, Critique du travail, op. cit., p. 160.
    9. Voir Perry Anderson, Gramsci, Maspero, 1978.
    10. Jean-Marie Vincent, Critique du travail, op. cit., p. l6l et p. 158.
    11. Nicos Poulantzas, l’Etat, le Pouvoir, le Socialisme, PUE, 1981, p. 162.
    12. Jean-Marie Vincent, Critique du travail, op. cit., p. 156.
    13. Jean-Marie Vincent, « Les voies du réformisme », in Critique communiste n° 32, juin 1980.
    14. Voir les entretiens avec Jean-Marie Vin-cent, in Critique communiste n° 136 et n° 138.
    15. Voir, par exemple, Rosa Luxemburg, Introduction à l’économie politique, et la préface d’Ernest Mandel, Anthropos, 1970.
    16. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique. Fragment de la version primitive, Editions sociales, 1957, p. 215.
    17. Sur cette question, je renvoie à mon article « Remarques sur la théorie de la forme valeur », in Critique communiste n° 136.
    18. Pierre Salama et Tran Hai Hac, « Introduction à l’économie de Marx », La Découverte, 1992, p. 9 et p. 21.
    19. Ernest Mandel, la Formation de la pensée économique de Karl Marx, Maspero, 1967, p. 49.
    20. Ernest Mandel, « La place du marxisme dans l’histoire », in Cahiers d’étude et de recherche, juillet 1986, p. 13.