Ernest m’a écarté de toute tentation nationaliste
La Gauche spécial Mandel, n°15/16, septembre 1995.
  • J’avoue avoir été angoissé lorsqu’on m’a demandé de rendre cet ultime hommage à Ernest.

    Je l’étais d’ailleurs tout autant chaque fois que dans ma vie militante l’occasion m’était donnée de prendre la parole à ses côtés. Je craignais alors, comme aujourd’hui, de ne pas répondre à l’image que je souhaitais qu’il se fasse de moi et, une fois que nos chemins se sont séparés, qu’il garde de moi.

    Telle fut ma réaction lorsque j’ai fait sa connaissance au lendemain du Congrès extraordinaire de la FGTB de 1954. Il s’agissait alors de prolonger et d’approfondir la réflexion sur les thèmes de la démocratie économique et de l’emprise sur l’économie des sociétés financières, les "holdings". J’avais été chargé à cette fin, de demander à Ernest Mandel de collaborer à la poursuite des travaux. J’ai eu droit à ce moment à une véritable leçon de doctrine au départ des ambiguïtés que présentait le programme social-démocrate des réformes de structure, un programme qui se situait dans le prolongement du "plan du travail" du POB de l’entre-deux-guerre.

    Les idées autour desquelles se développait le nouveau programme de réformes de structure, en 1954, étaient certes défendables : planification de l’économie, démocratisation des entreprises, transfert à la nation du domaine des holdings. Elles n’étaient cependant ni nouvelles, ni non plus, d’ailleurs, dépassées. Il importait dès lors de s’interroger sur les raisons pour lesquelles le mouvement ouvrier ne les avait pas encore réalisées.

    Et, pour Ernest, ces raisons étaient multiples. La masse des salariés qui représentait quelque 70% de la population active n’avait pas réussi encore, en raison entre autres de divisions philosophiques entretenues habilement par un système capitaliste disposant de tous les instruments de formation de l’opinion publique, à prendre conscience de la « communauté de ses intérêts », il y a avait lieu aussi de tenir compte des erreurs commises par les dirigeants du mouvement ouvrier, trop souvent intégrés dans le régime capitaliste, et de s’interroger dès lors sur leur manque de constance, voire de dynamisme, dans les efforts de propagande et d’éducation des cadres et de la masse des militants.

    La mauvaise articulation du mouvement ouvrier devait également, selon Ernest, être incriminée car si l’action syndicale doit nécessairement être combinée avec l’action politique, l’association de l’une à l’autre avait conduit trop souvent, dans le passé, à la paralysie de l’une par l’autre.

    Ernest Mandel a incontestablement marqué par sa pensée les travaux de la Commission d’études de la FGTB mais aussi les réflexions du groupe formé autour d’André Renard et qui à permis à celui-ci de publier, en 1958, une brochure qui aura un grand retentissement dans le mouvement ouvrier : "Vers le socialisme par l’action". Parmi les thèmes traités dans cette brochure ceux de l’action directe et de la bureaucratisation avaient suscité alors un débat dans lequel Ernest allait jouer un rôle important.

    Ces deux thèmes occuperont souvent par la suite une place centrale dans les débats auxquels Ernest était associé. Il ne s’agit pas quand on défend le principe de recours à l’action directe de renoncer pour autant à la démocratie parlementaire, soulignait-il avec force. Il convient toutefois de rappeler en permanence aux travailleurs que celle-ci n’a été possible que grâce à l’action directe. Et d’ailleurs sa survie dépend avant tout de la capacité de la classe ouvrière de la défendre car l’histoire montre que la bourgeoisie n’hésite jamais, lorsque le suffrage universel risque de conduire la classe ouvrière au pouvoir, à la supprimer. Les exemples de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Autriche, de la Hongrie, de l’Espagne et bien d’autres depuis lors en témoignent suffisamment.

    La lutte contre la bureaucratisation des organisations du mouvement ouvrier retenait à l’époque tout particulièrement l’attention d’Ernest. Conscients de l’importance, dans une telle lutte, de la participation massive et active du plus grand nombre possible de travailleurs à la vie des organisations, plusieurs militants mèneront, réunis autour de lui, une action au sein du PSB qui, au départ du lancement de l’hebdommadaire "La Gauche", conduira, après de nombreuses péripéties, à la reconnaissance du droit de tendance.

    Et pourquoi ne pas rappeler, même si c’est anecdotique, certains moments de la vie quotidienne de l’équipe de La Gauche. Je me souviens des réunions passionnées que nous tenions dans un local de St-Josse mis à notre disposition par Guy Cudell qui, lui aussi, à voulu participer, ce jour, à l’ultime hommage. Qu’il en soit donc également remercié.

    Un souvenir amusant qui me reste est la façon dont Ernest rédigeait les éditoriaux de "La Gauche ". Cela se passait, à l’époque, au journal "la Wallonie " à Liège où, venant de Bruxelles, il arrivait vers 10 heures. J’étais là pour recevoir ses instructions sur la mise en page du journal. Il y avait aussi des travailleurs de la typographie. Aussi incroyable que cela soit Ernest nous donnait ses instructions tout en continuant à "taper" sur sa machine à écrire le texte de l’éditorial...

    Il y aura alors les événements douloureux qui, liés aux suites de la grève de l’hiver 1960-61, perturbent le cadre dans lequel nous avions collaboré. C’est à la suite de la grève lancée contre un projet gouvernemental d’austérité, le projet de la loi unique, l’irruption de la revendication du fédéralisme comme moyen, aux yeux des travailleurs wallons, de réaliser les réformes de structures. Cette revendication qui se combine en fait, à l’époque, avec la relance de la revendication de l’autonomie par la communauté flamande bouleversera le cadre politique en provoquant des tensions nationalistes préoccupantes.

    C’est à l’époque où, à ma surprise, plus amusée que confuse, à la veille d’une élection syndicale à Liège, je suis personnellement accusé de "trotskysme". Et alors qu’André Renard venant de mourir, le mouvement ouvrier est plus déchiré que jamais. Ernest vient me trouver un jour pour confirmer ce qui est rapporté dans certains milieux au sujet de la présence active de la Quatrième Internationale dans "La Gauche"...

    Je n’en ai pas voulu à Ernest de m’avoir dissimulé, comme il l’avait fait à d’autres à "La Gauche", la stratégie qui fut la sienne et celle de ses camarades. Je ne lui en ai voulu que pour une seule raison et le lui ai déclaré très simplement : s’il m’en avait informé dès 1956 cela n’aurait en rien modifié ni mon engagement vis-à-vis de "La Gauche", ni la profonde estime que j’avais pour lui, ce qui me peinait c’est qu’il en avait douté.

    Il est vrai qu’alors - mais c’était en raison des bouleversements politiques provoqué par la grève de ’60-’61- nos chemins se sont écartés. Nous avons milité l’un et l’autre dans des cadres différents. Engagé désormais dans l’action du Mouvement populaire wallon (MPW) j’ai participé activement à le lutte qui débouchera, en 1970, sur le compromis institutionnel relatif à la reconnaissance constitutionnelle des communautés et des régions et sur les premières mesures de planification et de décentralisation de l’économie.

    Je désire, en ce moment, rendre à Ernest l’hommage qui, à mes yeux, est sans doute le plus important. Tout ce qu’il avait laissé en moi à la suite d’une longue et passionnante collaboration m’a en fait écarté de toute tentation nationaliste.

    Je n’ai d’ailleurs cessé de le défendre, même publiquement, à tel point que lors d’une assemblée à Seraing organisée par les Jeunesses Socialistes en présence de dirigeants importants du PS j’ai déclaré en toute simplicité que si même certains voyaient en lui je ne sais quel opposant dangereux il n’en restait pas moins, pour moi, un maître à penser dont l’exemple m’inspirait davantage que celui des responsables des organisations dans lesquelles je militais.

    J’ai voulu rappeler tout cela, fût-ce parfois sur un mode anecdotique, à l’occasion de cet hommage, sans trop me demander s’il était bien opportun de le faire. Pour moi il était essentiel de souligner, au terme d’une vie militante exemplaire, qu’Ernest Mandel n’est "pas mort entier" et qu’il aura laissé beaucoup de lui-même chez tous ceux qu’il a animés de sa foi dans le socialisme et dans l’action de masse des travailleurs.