Rapide survol d’une œuvre considérable
La Gauche spécial Mandel, n°15/16, septembre 1995.
  • C’est en mai 1960 qu’Ernest acheva, en français, son premier grand ouvrage, celui qui allait faire sa notoriété d’économiste marxiste au savoir encyclopédique, reconnu internationalement. L’ouvrage paraîtra en 1962 sous le titre quelque peu déroutant de Traité d’économie marxiste. Déroutant, car ce titre scolastique, à la manière des manuels d’inspiration stalinienne, cachait en fait un effort gigantesque (dix années de travail et cinquante pages de titres consultés), pour rendre vie à l’apport scientifique le plus important de Marx, fossilisé et dénaturé par les staliniens.

    L’ambition d’Ernest, annoncée dans sa préface, était "en partant des données empiriques des sciences contemporaines", de "reconstituer l’ensemble du système économique de Karl Marx" et de le "désoccidentaliser". S’y ajoutait un effort de même nature appliqué à l’analyse trotskyste de l’Union soviétique, et à la problématique de la transition vers le socialisme.

    Du Traité…

    L’audace du Traité était restée contenue, dès lors qu’il se fixait pour tâche principale la défense et l’illustration de l’héritage marxiste. Ce n’est qu’après l’avoir rédigé - et probablement insatisfait par l’analyse somme toute assez traditionnelle de ce qu’il appelait encore "l’époque de déclin du capitalisme" - qu’Ernest se pencha sur la théorie des mouvements de longue durée du capitalisme et parvint à la conviction que ce mode de production était entré, depuis la Seconde Guerre Mondiale, dans une nouvelle et troisième phase historique (après les phases classique et impérialiste), il décrivit les grandes lignes de ce qu’il désigna alors comme "néo-capitalisme", dans un article de 1964 publié en annexe des éditions ultérieures du Traité, ainsi que dans la plus connue de ses nombreuses brochures pédagogiques, son « Initiation à la théorie économique marxiste », parue d’abord en français la même année, en 1964.

    Désireux de ne pas être classé comme simple illustrateur du marxisme, ou de se voir comme dans l’approche historico-empirique de l’économie par les théoriciens en vue du "marxisme occidental" ou para-stalinien, Ernest rédigea son ouvrage le plus "philosophique", paru en français en 1967 : « La Formation de la pensée économique de Karl Marx ». Il y intervenait de plain pied dans le débat très à la mode sur le rapport entre le jeune Marx et celui de la maturité (la période couverte par le livre s’arrête au seuil de la rédaction du Capital), tout en écrivant de fortes pages sur d’autres débats en vogue, tels que ceux du "mode de production asiatique", de la théorie de l’aliénation, et de son rapport à la civilisation industrielle (il n’a jamais approuvé la désignation "post-industrielle").

    L’ouvrage sera complété, ultérieurement, par les introductions à la nouvelle édition anglaise des trois livres du « Capital », parus successivement à Londres, en 1976, 1978 et 1981 (les trois introductions seront réunies en un volume, en castillan, sous le titre de « El Capital : Cien Anos de Controversias en Torno a la Obra de Karl Marx »).

    En 1968, parut en allemand. « Die EWG und die Konkurrenz Europa-Amerika » (titre français : « La Réponse socialiste au défi américain »). Jalon de la réflexion d’Ernest sur la troisième phase du capitalisme, l’ouvrage porte, comme son titre originel l’indique, sur les contradictions inter-impérialistes entre les Etats-Unis et l’Europe du Marché commun et leurs incidences monétaires, ainsi que sur les perspectives de l’intégration européenne. Bien qu’il fasse date aujourd’hui, il reste néanmoins intéressant par l’actualité des problèmes qu’il soulève, ainsi que par son pronostic perspicace sur la tendance au repli protectionniste des Etats européens, lors de la récession généralisée qu’il annonçait.

    Au cours des premières années consécutives au grand chambardement de 1968, plusieurs textes théoriques importants d’Ernest, de la taille d’une brochure ou d’un long article, furent publiés en plusieurs langues. C’est notamment le cas de ses cours sur la bureaucratie (original en français), et de ses deux textes sur le fascisme et sur la théorie léniniste de l’organisation (en allemand), ainsi que de nombreux écrits polémiques, souvent rédigés en anglais, notamment ceux du débat autour de la théorie du capitalisme d’Etat en URSS. En 1970, il publie une anthologie, avec une longue introduction, sur un thème cher au révolutionnaire, ex-militant syndical, qu’il était : « Contrôle ouvrier, conseils ouvriers, autogestion ».

    … au Troisième Age

    En 1972, parut enfin, en allemand, l’ouvrage d’Ernest Mandel sur la troisième phase du capitalisme, celui qu’il considérera comme son chef-d’oeuvre et dont il sera, à juste titre, le plus fier : « Der Spätkapitalismus » (titre français : « Le Troisième âge du capitalisme » - l’édition anglaise, révisée et mise à jour, paraîtra en 1975 sous le titre de « Late Capitalism »).

    Ouvrage novateur à plusieurs égards - notamment par son actualisation et son affinement de la théorie des "ondes longues" (en l’associant à la baisse tendancielle du taux de profit), sa théorie des crises, ainsi que par son analyse de l’articulation entre troisième révolution technologique, tendance à l’innovation permanente et course aux armements, d’une part, et transformations structurelles du capitalisme, d’autre part, à la lumière des lois du développement capitaliste mises à nu par Marx - « Der Spätkapitalismus » est surtout la première tentative sérieuse, et la seule jusqu’à présent, de brosser un tableau synthétique du capitalisme contemporain, intégrant les différentes dimensions que l’auteur du Capital se proposait de couvrir, y compris des questions telles que les classes sociales, l’Etat et le marché mondial que Marx n’avait pas eu le temps de traiter.

    L’ambition de l’ouvrage était donc considérable, surtout pour un seul homme. Qu’Ernest Mandel s’en soit tiré, en produisant une oeuvre certes discutable mais incontestablement respectable et respectée (les économistes bourgeois irrités préférèrent l’ignorer pour la plupart, plutôt que de se frotter à son auteur), montre bien quelle était l’envergure intellectuelle de cet homme aujourd’hui disparu, certainement l’esprit marxiste le plus fécond et le plus universel de son époque.

    Dans les articles rédigés en français pour Inprecor à partir de 1975, et réunis en volume sous le titre de « La Crise » à partir de 1978, Ernest cherchera à démontrer que la récession généralisée de 1974-1975 confirmait le retournement de l’onde longue qu’il avait prévu, qu’elle s’inscrivait donc dans une tendance dépressive à long terme, et surtout qu’elle était une conséquence inéluctable des contradictions inhérentes au capitalisme et de leur exacerbation cumulative sur la longue durée, et non un simple accident de parcours dû à des "facteurs exogènes" (la crise pétrolière en particulier). L’évolution globale de l’économie capitaliste mondiale, depuis lors, a largement validé ce diagnostic "mandélien", et suscité une attention mondiale croissante pour la théorie des "ondes longues" qu’Ernest, plus que quiconque, avait réhabilitée.

    Une conséquence relativement précoce fut qu’en 1978, l’auteur de « Late Capitalism » fut invité à donner un cycle de conférences sur les "ondes longues" dans le cadre des Alfred Marshall Lectures organisées annuellement à l’Université de Cambridge. Une version augmentée et plus élaborée de ces conférences fut publiée en 1980, sous le titre de « Long Waves of Capitalist Development : The Marxist Interprétation ». Ernest y reprenait les thèses déjà exposées dans son opus magnum, cherchait à établir un lien entre ondes longues et "cycles de la lutte des classes", et récusait fortement, pour la première fois, l’idée d’un enchaînement cyclique des ondes longues. Le retournement dans le sens de la baisse découle des contradictions inhérentes au système, expliquait-il, tandis qu’il n’y a aucun automatisme de retournement à la hausse, pour lequel l’intervention de facteurs exogènes est indispensable.

    Écrits politiques

    Sur un tout autre sujet, d’autres articles rédigés en français pour Inprecor furent repris et complétés par autant de chapitres inédits, pour former la matière de l’ouvrage d’Ernest, « Critique de l’eurocommunisme », paru en 1978, auquel s’ajoutera une « Réponse à Louis Althusser et Jean Elleinstein » parue l’année suivante. En 1979 également, paraissait à Londres, sous le titre de « Revolutionary Marxism Today », une série d’entretiens avec Ernest dans lesquels il exprimait ses jugements et pronostics sur un large éventail de questions historiques, théoriques et d’actualité politique. Laissant libre cours à sa pensée, le dirigeant de la Quatrième Internationale, s’exprimant en tant que tel, y apparaît avec ses points forts, mais aussi ses faiblesses, celles qui se manifestaient lorsqu’il péchait par excès d’optimisme ou d’esprit apologétique.

    En 1979, enfin, Ernest publiait, en anglais, son « Trotsky : a Study in the Dynamic of His Thought », ouvrage essentiellement didactique consacré à la formation de la pensée du grand marxiste que Mandel vénérait et qu’il ne cessait de relire, pour chaque fois encore s’émerveiller de sa perspicacité.

    Période de reflux des luttes, les premières années de la décennie 1980 furent l’occasion pour Ernest de rédiger et publier en anglais, en 1984, son ouvrage sur le roman noir, « Delightful Murder : A Social History of the Crime Story » (titre français : « Meurtres exquis »), où apparaît l’ébauche de l’ouvrage sur le rapport entre capitalisme et crime que la mort l’a empêché d’achever.

    Puis il acheva et publia en 1986, toujours en anglais, « The Meaning ofthe Second Worid War », qui n’est pas seulement une interprétation marxiste de cette terrible mi-temps du siècle (qui façonna le jeune Ernest Mandel), mais aussi une farouche dénonciation de l’hypocrisie du capitalisme à "visage humain", et une réflexion pénétrante sur les problèmes-clés de la conception matérialiste de l’histoire.

    Un résultat de son activité pédagogique à l’IRF d’Amsterdam sera la parution en Cahier de l’Institut (CER) en 1986, de « La Place du marxisme dans l’histoire », présentation didactique de la genèse historique et intellectuelle du marxisme.

    En 1986 également, Ernest engagea le fer avec Alec Nove, dans la « New Left Review », sur la question du rapport plan/marché dans l’économie post-capitaliste, critiquant avec véhémence les thèses du "socialisme du marché", en défense du projet socialiste démocratique de la tradition marxiste révolutionnaire. Ce débat, version nouvelle de l’opposition irréductible entre le "réalisme" de la résignation réformiste et "l’utopie" de l’exigence révolutionnaire se poursuivra jusqu’en 1988 (Nove, 1987 ; Mandel, 1988 ; Diane Elson, 1988). Il traduisait bien l’esprit de la période : ce furent les années de gloire du "gorbatchévisme", dont Ernest fut un des premiers à saisir quel tournant radical elles représentaient dans l’histoire de l’URSS, au moment où beaucoup avaient encore tendance à les banaliser.

    1989 : espoirs et désillusions n eut cependant le mérite de ne se faire aucune illusion sur les chances de succès de Mikhaïl Gorbatchev, contrairement aux très nombreux admirateurs de l’apprenti-sorcier de la réforme bureaucratique (Khroutchev, en son temps, avait suscité des espoirs identiques). Mais il eut aussi le tort, emporté par l’optimisme révolutionnaire qui le caractérisait, de sous-estimer les effets des décennies de dictature stalinienne sur la conscience de la classe ouvrière soviétique, et de surestimer sa volonté de résistance, ainsi que celle de la bureaucratie, à la dynamique restaurationniste capitaliste, surdéterminée par le contexte mondial.

    Ces mérites et ces torts transparaissent clairement à la lecture du livre qu’Ernest consacra à Gorbatchev et qui parut d’abord en français, en 1989, sous le titre de « Où va l’URSS de Gorbatchev ? Comme nous tous, il fut déçu par la tournure réactionnaire des événements à l’Est de l’Europe à partir de 1990. Il le fut peut-être plus intensément, à la mesure des espoirs qu’avait suscité en lui ce dégel, qui allait finir en débâcle, il acheva tranquillement l’ouvrage théorique sur la bureaucratie qu’il ruminait depuis longtemps : ce fut « Power and Money », paru à Londres en 1992.

    L’actualité poussa toutefois Ernest à assigner à ce livre une fonction certainement imprévue au départ : celle d’expliquer les racines de la dérive restaurationiste des bureaucraties soviétiques et est-européennes, comme il le souligna dans son introduction, en critiquant, au passage, ses propres erreurs passées de jugement. Ce fut également, pour lui, l’occasion d’une nouvelle plaidoirie en faveur du socialisme autogestionnaire pour lequel il s’était toujours battu.

    Plaidoirie suivie, la même année, d’une autre, en défense de la révolution russe contre ses détracteurs de plus en plus nombreux depuis la débâcle de l’URSS. Ce fut un nouveau Cahier de l’Institut d’Amsterdam, intitulé Octobre 1917 : Coup d’Etat ou révolution sociale ? Puis d’une troisième plaidoirie, à la demande des éditions du PDS allemand, en faveur de Trotsky cette fois-ci. Ce sera « Trotski als Alternative », dont le titre se fait l’écho du pavé du dissident de gauche est-allemand, Rudolf Bahro, qui avait fait grand bruit en 1977. Ernest y défend passionnément devant l’histoire, quoique de façon critique, le bilan de Léon Trotsky et de son combat, démontrant que ses contributions constituent la seule réponse cohérente du marxisme aux problèmes majeurs du XXe siècle (à l’exception de la question écologique).

    Très affaibli par sa santé déclinante, et malgré l’infarctus auquel il survécut une première fois en décembre 1993, Ernest trouva l’énergie d’achever, en avril 1994, la préparation de la nouvelle édition, révisée et augmentée, de son livre sur les ondes longues. Elle parut à Londres, peu avant sa mort, enrichie de deux chapitres dans lesquels Ernest passe en revue l’abondante littérature publiée sur le sujet depuis l’édition de 1980, revient longuement sur les débats soulevés par celle-ci et affirme sa conviction que les conditions du retournement à la hausse de l’onde longue dépressive du dernier quart de siècle ne sont toujours pas réunies.

    Pour conclure ce survol rapide d’une oeuvre immense (1), citons les dernières lignes d’un des plus beaux textes jamais écrits par Ernest : la préface, signée "E. Germain", à la première édition de l’extraordinaire ouvrage sur la question juive rédigé par Abraham Léon, à l’âge de 24 ans, deux ans avant sa mort à Auschwitz. Elles témoignent bien de ce que fut leur auteur et du sens de son existence :

    "Ceux qui apprendront l’histoire de sa vie se demanderont peut-être pourquoi un homme de qualités aussi remarquables mélangeait son destin avec celui d’une petite organisation révolutionnaire... Ils se demanderont quand même pourquoi des Marcel Hic, des Widelin, des A. Léon, qui étaient parmi les plus doués de l’intelligentsia européenne, choisirent pour lutter un mouvement qui ne pouvait leur promettre ni succès facile, ni gloire, ni honneurs, ni même un minimum d’aisance matérielle, mais qui au contraire exigea d’eux tous les sacrifices y compris celui de leur vie, en un long et ingrat travail et souvent dans un isolement douloureux de ce prolétariat auquel ils voulurent tout donner. Et s’ils reconnaissent à ces jeunes révolutionnaires, à côté de leurs qualités intellectuelles, des qualités morales exceptionnelles, ils devraient se dire pourtant qu ’un mouvement qui pouvait uniquement par la force de ses idées et la pureté de son idéal attirer ces hommes-là et amener ces dialecticiens idéalistes à des sommets mystérieux d’oubli de soi-même et d’esprit de dévouement, qu ’un mouvement pareil ne pouvait mourir parce qu ’en lui vit tout ce qu ’il y a déplus noble dans l’homme ".

    Note :

    1. Pour ne pas trop allonger cet article, nous avons délibérément laissé de côté les nombreux recueils réunissant des articles écrits à des dates très diverses, et publiés par les soins d’Ernest ou avec son consentement, tels que « La Longue marche de la révolution » (1976), « De la Commune à Mai 68 » (1978), « Revolutionäre Strategien im 20 Jehrhundert » (1978), « Les Etudiants, les intellectuels et la lutte des classes » (1979), Karl Marx : « Die Aktualität seines Werkes » (1984), etc. Nous avons également laissé de côté les très nombreux ouvrages collectifs auxquels Ernest a participé, ou ceux qu’il a lui-même dirigés, seul ou en collaboration, tels que « 50 Years of World Revolution » 1917-1967 (1968), Ricardo, Marx, Straffa (1984), « New Findings in Long-Wave Research » (1992), etc..