La « Fraction bolchevique » et la « Tendance léniniste trotskyste » qui ont rompu avec la IVe Internationale à la veille de son XIe Congrès Mondial, pour ne pas se soumettre à son verdict après avoir joui pendant des années sans limite aucune du droit de tendance et de fraction au sein de l’Internationale, ont constitué avec le « Comité d’Organisation pour la Reconstruction de la IVe Internationale » un « comité paritaire », dont le but proclamé est l’organisation d’une « conférence internationale ouverte » fin 1980. Bien que l’activité principale de ce « comité paritaire » consiste en des attaques publiques contre la IVe Internationale, il a néanmoins invité la direction de notre organisation à participer à cette « conférence ouverte », voire à la préparer avec lui.
Comme les forces rassemblées autour du « comité paritaire » représentent une fraction non insignifiante de ceux qui se revendiquent du trotskysme dans une demi-douzaine de pays (essentiellement la France, l’Argentine, la Colombie, le Brésil, le Pérou, le Québec et le Portugal), il est important que notre organisation clarifie son attitude par rapport à tout ce remue-ménage. Notre jugement se fonde sur les publications dudit « comité paritaire », contenues dans les n° 1 et 2 de la revue intitulée « Correspondance Internationale », sur les documents signés de la F.B, du CORQI et de leurs différentes composantes et dirigeants principaux et sur la pratique politique de ces courants laissant de côté tout ce qui est commérage, spéculations, hypothèses et projections non fondés sur des documents écrits.
1. Une méthode d’analyse fausse
Le « comité paritaire » a préparé pour la « conférence ouverte » un document de politique générale intitulé « Déclaration finale de la réunion extraordinaire élargie » (à laquelle nous nous référerons par la suite comme « document de Bogota ») et paru dans le n°2 de Correspondance Internationale (pp. 103-109). La caractéristique principale de ce document, c’est qu’il représente une juxtaposition de formules générales applicables à l’ensemble de l’époque de déclin du capitalisme ouverte en 1914, et d’analyses et de prises de position pointillistes sur la situation de quelques pays particuliers en 1979-1980. Les premières sont généralement correctes ; les dernières sont généralement fausses. Mais c’est la méthode elle-même qui est viciée à la base.
Du point de vue du marxisme révolutionnaire, il est faux, il est impossible, de déduire directement un ligne politique ou une tactique appropriées, dans un quelconque pays du monde, de considérations générales sur l’époque historique que nous vivons depuis plus de 60 ans. Il est encore plus faux de les déduire des seules particularités nationales du pays en question. Il est indispensable d’intercaler, comme triple médiation entre les caractéristiques générales de l’époque et l’analyse de la situation concrète dans un pays déterminé, l’analyse de la période internationale, des rapports de force et de l’ampleur des luttes entre les classes à l’échelle globale, l’analyse conjoncturelle internationale et l’analyse de la place précise (et qui est justement différente de période en période, voire de conjoncture en conjoncture) que chaque pays envisagé occupe dans la totalité mouvante de l’économie et des Etats à l’échelle mondiale.
C’est l’incapacité d’appliquer cette dialectique du général et du particulier - voire même de la concevoir - qui a caractérisé les fractions Zinoviev, Boukharine et Staline qui se sont succédées à la tête du Komintern, ce qui les a conduites à commettre des erreurs d’analyse et d’orientation de plus en plus désastreuses, culminant dans la ligne dite « de la troisième période », qui déduisait une radicalisation universelle du prolétariat, et une imminence non moins générale de la révolution, de la seule gravité exceptionnelle de la crise qui avait frappé le capitalisme à partir de 1929.
Trotsky avait déjà mis à nu les racines méthodologiques de ces erreurs dans sa « Critique du Programme de l’I.C » : « Le caractère révolutionnaire de l’époque ne consiste pas à permettre, à chaque instant, de réaliser la révolution, c’est-à-dire de prendre le pouvoir. Ce caractère révolutionnaire est assuré par de profondes et brusques oscillations, par des changements fréquents et brutaux : on passe d’une situation franchement révolutionnaire, où le Parti Communiste peut prétendre arracher le pouvoir, à la victoire de la contre-révolution fasciste ou semi-fasciste, et de cette dernière au régime provisoire du « juste milieu » (Bloc des Gauches, entrée de la social-démocratie dans la coalition, avènement au pouvoir du parti de Mac-Donald etc...), qui rend ensuite les contradictions tranchantes comme un rasoir et pose nettement le problème du pouvoir ». (1)
Or, la résolution de politique générale préparée par le « comité paritaire » pour la « conférence ouverte » commet exactement les mêmes erreurs que Trotsky critiqua chez les dirigeants du Komintern à partir de 1923 (en fait à partir de « l’action de mars » 1921 en Allemagne). Tout le monde dans la IVe Internationale, et pas mal de courants d’extrême gauche, ne se revendiquant même pas du trotskisme, seront d’accord avec des formules générales comme celles-ci : « le capitalisme traverse une des crises les plus graves de son histoire » - voire la crise la plus grave - si le terme « crise » n’est pas utilisé dans le sens étroit de crise économique. « Il y a imminence de situations (de crises, d’explosions) révolutionnaires dans toute une série de pays du monde » (mais évidemment pas dans tous). Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le prolétariat n’a nulle part subi des défaites catastrophiques comparables à celles de la victoire du fascisme (ou de régimes comparables) avant ou au début de la Deuxième Guerre mondiale » etc. etc.
Mais ces vérités générales, valables en 1980 comme en 1970, 1960 ou 1950, ne nous disent absolument rien sur la question de savoir si le mouvement de masse se trouve dans tel ou tel pays ou groupe de pays dans une phase ascendante ou descendante, si la classe ouvrière est à l’offensive ou sur la défensive, si les rapports de force entre les classes, la stabilité ou l’instabilité fondamentales de l’ordre bourgeois, si les rapports entre les bureaucraties, l’avant-garde et les organisations marxistes révolutionnaires sont tels que le prolétariat puisse passer du jour au lendemain de là défensive à l’offensive, sans devoir passer par une période relativement prolongée de récupération de forces, quels sont les obstacles principaux à surmonter pour un tel tournant, etc.
Or, la ligne politique d’une organisation révolutionnaire qui ne se contente pas d’enregistrer et de commenter après coup les résultats conjoncturels de la lutte de classe, mais qui cherche à peser sur eux en vue de défendre les intérêts immédiats et historiques du prolétariat, dépend du moins en partie de telles analyses conjoncturelles. Leur absence du document du « comité paritaire » est particulièrement frappante. Il suffit de constater que ce document reste muet sur l’offensive quasi universelle d’austérité à laquelle la classe ouvrière est soumise dans les pays capitalistes, et n’a rien à dire ni sur les causes immédiates et lointaines de cette offensive, ni sur les résultats jusqu’ici plutôt limités que la bourgeoisie a pu obtenir, du moins dans les pays impérialistes, ni surtout sur l’orientation que les marxistes révolutionnaires ont à défendre au sein du mouvement ouvrier pour que celui-ci soit capable d’organiser une riposte efficace à cette offensive.
Les seules références indirectes à l’austérité contenues dans le document la lient directement à la « crise de l’impérialisme ». Mais la « crise de l’impérialisme » existait en 1953, en 1960, en 1968 et en 1972. Aucun artifice de langage ne permet cependant de découvrir une quelconque offensive d’austérité généralisée pendant ces années-là, marquées plutôt - du moins dans les pays impérialistes - par des hausses non sans importance des salaires réels.
Pourquoi une rupture aussi flagrante avec la méthode d’analyse utilisé » par Lénine et Trotsky, et qui est appliquée dans tous les documents internationaux rédigés par eux à partir de 1914 ? L’absence d’une véritable pratique internationale, qui est caractéristique des composantes du « comité paritaire », y est pour quelque chose. Elle explique la supériorité manifeste de la résolution de politique générale adoptée par le XIe Congrès mondial de la IVe Internationale, ainsi que par ses congrès précédents qui, s’appuyant sur une pratique d’organisations révolutionnaires agissant dans tous les principaux pays du monde, ont en général saisi les grands tournants de la situation mondiale et l’orientation politique des marxistes révolutionnaires qui devait leur correspondre, quelles qu’aient pu être les erreurs mineures qu’elles aient pu par ailleurs contenir.
C’est justement là que le bât blesse pour les composantes du « comité paritaire ». Celles-ci ont accumulé tant d’erreurs graves dans l’appréciation conjoncturelle qu’elles deviennent plus prudentes à s’engager de nouveau dans cette voie. Une citation de Trotsky ou du Programme de Transition est décidément plus sécurisante. En la substituant à « l’analyse concrète d’une situation concrète », on risque moins de se brûler les doigts. Mais on se rend aussi incapable d’éduquer une direction internationale capable de guider politiquement l’orientation de toutes les sections qui font partie d’une organisation mondiale.
Fin 1977, le camarade Moreno voyait dans les grèves courageuses de quelques secteurs du prolétariat argentin sous la dictature militaire l’annonce d’un nouveau Cordobazo, voire la promesse d’une récupération rapide des libertés démocratiques par les masses, fût-elle tronquée, à l’espagnole (2). Le jugement était totalement faux. Il s’agissait d’un combat d’arrière-garde et non d’un combat d’avant-garde. Les rapports de force continuèrent à se détériorer pour le mouvement ouvrier et la classe ouvrière en Argentine, au lieu de s’améliorer. En 1980, par la « loi sur les associations ouvrières », le mouvement ouvrier argentin subit sa plus grave défaite depuis 25 ans. puisqu’une bonne partie des conquêtes acquises depuis 1944 se trouvent officiellement et légalement liquidées. Certes, ni le contexte mondial, ni le contexte de l’Amérique latine, ni le contexte national ne permettent un écrasement de longue durée de la classe ouvrière argentine. N’empêche qu’une analyse conjoncturelle qui, fin 1977, découvrit une montée là où il y avait recul, était fausse et ne pouvait que désarmer les militants du PST argentin.
En 1979, un dirigeant international de la Tendance léniniste trotskyste avançait à la date du 10 mai, c’est-à-dire exactement huit semaines avant la chute de Somoza et cinq semaines avant l’éclatement de l’insurrection généralisée, l’analyse que voici : « Le cours du FSLN est fatal pour le mouvement de masse au Nicaragua... Il va directement à rencontre des possibilités de récupération du mouvement de masse. A court terme, cela ne pourra conduire qu’à des conditions sociales et politiques lourdes de grands désastres pour le FSLN lui-même... Si malgré tout, le FSLN lance une nouvelle offensive contre Somoza, les risques de catastrophes sont énormes... La lutte de classe passe par une phase de recul aigu, quelque temporaire qu ’elle soit » (Fausto Amador et Sara Santiago : « Où va le Nicaragua », Intercontinental Press, 11 juin 1979)
Et la LMR s’inspirant de l’analyse de la TLT au Nicaragua même en déduisait, comme tâche politique centrale immédiate, le mot d’ordre de « Syndicalisation de la Garde Nationale ». Vous avez bien lu : ni la défaite, ni la destruction du corps des mercenaires de la dictature haïe des masses, pour les crimes innombrables qu’il avait commis contre le peuple, mais sa syndicalisation. On pouvait encore lire ce mot d’ordre odieux sur les murs de Managua, des mois après la chute de la dictature et de la destruction de la Garde Nationale. Belle carte de visite pour le trotskysme au Nicaragua !
Quant à l’OCI, formation majeure du CORQI et, avec le PST argentin, du « comité paritaire », sans refaire ici toute l’histoire de ses analyses et orientations politiques erronées en France, rappelons simplement qu’elle avançait en mai 1966 l’analyse suivante : « Le danger aujourd’hui, c’est de voir les petits-bourgeois qui contrôlent le mouvement ouvrier parachever leur oeuvre de démantèlement en « organisant » un mouvement d’ensemble parfaitement aventuriste et préparé sur mesure pour que la bourgeoisie puisse à coup sûr matraquer le prolétariat » (Informations Ouvrières, mai 1966).
Nous avons à dessein choisi trois exemples d’erreurs d’analyse des plus graves commises par les trois principaux dirigeants du « comité paritaire » dans le passé. On comprend que, chargés de cette lourde hypothèque, ils soient réticents à se risquer à des analyses conjoncturelles par trop précises à l’heure actuelle. Il est plus facile de dénoncer « le révisionnisme » de la IVe Internationale, sur la base de mystifications grossières, que de définir quelle devrait-être l’orientation précise des militants révolutionnaires dans la conjoncture présente. Cette réticence serait pourtant plus crédible si elle n’était pas accompagnée de ces dénonciations absurdes. Des cadres dirigeants expérimentés, qui commettent des « gaffes » aussi monumentales sur l’appréciation de la situation dans leur propre pays, devraient faire preuve d’un peu plus de modestie avant de s’ériger en juges suprêmes de « l’orthodoxie » trotskyste à l’échelle mondiale.
Autre raison pour laquelle le document que le « comité paritaire » soumet à la « conférence ouverte » contient si peu d’éléments d’analyse conjoncturelle, c’est que sur de nombreuses questions, le CORQI et la TLT d’une part, la F.B. de l’autre, conservent des divergences importantes. Pour le CORQI et la TLT, il y a imminence de la révolution dans toute l’Europe capitaliste, ou quasi ; pour le camarade Moreno, dirigeant de la EB, la révolution victorieuse ne sera à l’ordre du jour en Europe capitaliste que lorsque le taux d’inflation aura monté à 100 à 150 l’an et que la classe ouvrière aura de nouveau connu des dictatures militaires ou fascistes. Telle fut au moins son opinion, imprimée dans un livre publié en quatre langues, en 1979 (2). (Il est possible qu’il ait entre-temps changé d’avis ; il est bien connu qu’il est capable de changer d’opinion comme on change de chemise).
Pour le CORQI et la TLT, l’eurocommunisme n’est qu’une tromperie grossière. Même lorsque le PC japonais appuyé sa propre bourgeoisie contre l’URSS dans l’affaire des îles Kouriles, le PC italien et espagnol dans l’affaire de l’Afghanistan, Us agissent en partis « typiquement staliniens » c’est-à-dire en fidèles agents du Kremlin, Us servent les intérêts de la bureaucratie (on demande un dessin I). Par contre, la F B considère que les partis dits eurocommunistes sont devenus des agences purs et simples de la bourgeoisie. Tout ce qu’Us font sur la scène internationale correspond à l’intérêt de l’impérialisme, y compris la condamnation de l’invasion de la Tchécoslovaquie ou les critiques (très modérées) des violations des droits démocratiques en URSS et dans les « démocraties populaires ». (3). II s’ensuit que la F.B. a tendance à condamner la campagne pour la défense des victimes de la répression politique dans ces pays comme une aide objective au « plan Carter », tendant à restaurer le capitalisme par la voie froide dans les « démocraties populaires » et en URSS, alors que le CORQI a tendance à appuyer à fond cette campagne.
Le CORQI considère les organisations syndicales en Amérique latine, dont la bureaucratie est intégrée à des degrés divers dans l’appareil d’Etat bourgeois, comme de faux syndicats qui sont à détruire, indépendamment de la question de savoir si les masses ouvrières s’identifient avec ces syndicats et considèrent leurs structures d’entreprises capables de défendre leurs intérêts économiques immédiats.
La F.B. par contre considère ces organisations comme de vrais syndicats et se caractérise dans plusieurs pays d’Amérique latine, avant tout en Argentine, par une adaptation et un suivisme persistant à l’égard de fractions de la bureaucratie syndicale. On pourrait allonger cette liste de divergences sans difficulté.
Finalement, il y a une conception particulière de l’Internationale elle-même qui se cache derrière ce refus d’analyses conjoncturelles et d’orientations politiques d’ensemble tant soit peu précises. Vu la conception du CORQI et de la F.B. de vouloir construire des groupements monolithiques, autour de quelques « points d’honneur » de secte (4), c’est-à-dire vu leur incompréhension de la différence fondamentale entre un parti et une fraction (5), la seule forme d’organisation internationale qu’ils peuvent concevoir est celle où l’on se contente d’enregistrer les points sur lesquels il y a (momentanément) l’unanimité. Le reste est laissé à la compétence de chaque fraction régionale (ou nationale), l’absolution réciproque du péché mortel de « révisionnisme » étant le seul ciment qui réussit à maintenir l’unité des contraires. Cela donne en pratique soit un regroupement fédéraliste de type Bureau de Londres (fédération de fractions ou fédération de « grandes » sections nationales, entourées de leurs satellites), soit un bloc sans principe qui se dissocie au premier tournant de la situation internationale. Les deux « modèles » sont à mille lieues du parti mondial de la révolution socialiste, pour lequel Trotsky n’a cessé de se battre à partir de 1933. voire de 1914. Voilà la révision de la conception trotskyste de la IVe Internationale qui est sous-jacente au caractère vague, abstrait et décousu du document que le « comité paritaire » a élaboré pour la « conférence ouverte ».
2. Le mythe des « forces productives qui ont cessé de croître ».
Le document de Bogota récupère le vieux mythe du courant OCI-CORQI sur les forces productives qui auraient cessé de croître dans les pays capitalistes depuis des décennies, en fait depuis près de 70 ans. puisque la phrase du Programme de Transition sur laquelle s’appuient les auteurs de ce mythe couvre avec cette formule l’époque à partir de 1914, et que nous sommes aujourd’hui en 1980.
Pour la fraction bolchevique et la TLT, l’appui soudain accordé à ce mythe constitue un tournant à 180°. La fraction bolchevique avait approuvé les documents du Congrès d’Unification de la IVe Internationale de 1963, qui disaient exactement le contraire. Quant à la TLT, son principal dirigeant français nous accusait encore de « catastrophisme » économique quand, en 1973, nous avions annoncé la récession généralisée de 1974-1975 et la longue phase de dépression de l’économie capitaliste internationale dans laquelle elle s’insérait. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce tournant à 180°, sans un mot d’explication, révèle à la fois une désinvolture typique à l’égard des questions théoriques fondamentales, et un mépris profond à l’égard des militants. Ceux-ci sont amenés à exécuter des « demi-tours à gauche », « demi-tours à droite », sur l’ordre de sergents voire de caporaux, sans même avoir le droit à des explications. Avec des méthodes pareilles, on n’éduque pas des cadres bolcheviques. On produit des automates « loyaux à la personne » de tel ou tel sous-chef de service, qui ne seront jamais capables d’acquérir une autorité quelconque au sein de la classe ouvrière.
« L’impérialisme n’a pas été en mesure de développer les forces productives au cours des dernières décennies. La force productive principale, c’est l’homme, et plus concrètement la classe ouvrière, les paysans et les travailleurs du monde Le marxisme considère le développement des forces productives comme une totalité composée de l’homme, des machines, de la technique et de la nature. Et le développement actuel de l’économie capitaliste implique la destruction accrue de la nature et de l’homme. C’est-à-dire que comme phénomène d’ensemble, le développement économique impérialiste entraîne la destruction des forces productives à un degré sans précédent ».
Voilà comment la déclaration de Bogota cherche à justifier le mythe que les forces productives cessent de croître depuis des décennies (Correspondance Internationale n°2, avril 1980, p. 105). Mais cette argumentation recouvre de nombreuses révisions du marxisme.
Elle implique en premier lieu qu’à l’époque du capitalisme ascendant, ce mode de production n’aurait pas signifié « la destruction accrue de la nature et de l’homme ». Ce ne serait qu’un phénomène caractéristique de l’époque du capitalisme en déclin, ou tout au plus pour l’époque impérialiste. Or, Marx affirme explicitement le contraire dans Le Capital. La tendance à détruire l’homme et la nature est caractéristique de l’ensemble de l’époque historique dominée par le mode de production capitaliste, dès ses débuts :
« La production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du processus de production sociale, qu ’en sapant en même temps les sources de toute richesse : la terre et l’ouvrier » (fin du chap. 13 du tome 1 ; et encore plus nettement à la fin du chapitre 47 du tome III)
« La grande industrie et la grande agriculture organisée de manière industrielle agissent dans le même sens. Si elles se distinguent d’abord par le fait que la première détruit et ruine davantage la force de travail, et donc la force naturelle de l’homme, tandis que la seconde détruit et ruine plus directement la force naturelle du sol. en progressant elles se tendent plus tard la main dans ce sens que le système industriel affaiblit aussi les travailleurs à la campagne, tandis que l’industrie et le commerce fournissent de leur côté les moyens à l’agriculture pour épuiser le sol ».
Dès lors, ou bien on identifie l’arrêt du développement des forces productives avec la tendance à détruire l’homme et la nature, - et alors il faudrait proclamer qu’il n’y a jamais eu de développement des forces productives sous le capitalisme, ni au 18e, ni au 19e, ni au 20e siècle. Ou bien on admet que le mode de production capitaliste se caractérise par une contradiction historique entre sa tendance à développer les forces productives d’une part, et sa tendance à mutiler l’homme et la nature d’autre part. Mais alors cette mutilation qui est aujourd’hui sans aucun doute plus forte que jamais ne constitue en rien la preuve de ce que les forces productives aient cessé de croître.
En deuxième lieu, la formule embarrassée « le développement des forces productives... (c est) une totalité composée de l’homme, des machines, de la technique et de la nature » implique un glissement vers une conception idéaliste, petite-bourgeoise du concept marxiste, matérialiste, de forces productives. Elle permet de détacher complètement le développement des forces productives du développement de la production matérielle. Rien, chez Marx, Engels, Lénine ou Trotsky et tous les marxistes classiques ne permet un tel détachement. Lorsque les marxistes révolutionnaires argumentèrent dans le passé sur le recul des forces productives, ils citèrent des chiffres de recul de la production matérielle, comme le fit Trotsky au 3c Congrès de l’I.C.
En troisième lieu, l’affirmation selon laquelle « la force productive principale, c’est l’homme, et plus concrètement la classe ouvrière, les paysans et les travailleurs du monde », constitue une révision encore plus radicale du marxisme.
Les auteurs de la résolution de Bogota n’ont-ils jamais lu le chapitre du tome 1 du Capital sur l’accumulation primitive ? Ont-ils oublié que le capitalisme prend ses origines par la destruction de dizaines de millions de paysans en Europe occidentale et centrale, suivie par l’extension du même phénomène à l’Europe orientale et à d’autres continents, y compris sous forme de massacres épouvantables, voire de génocides ? N’ont-ils jamais lu le livre d’Engels sur La Situation de la classe ouvrière en Angleterre et l’effroyable tableau de misère et de dégradation physique, intellectuelle et morale dont il fait état en 1844 ? Ne connaissent-ils pas les études qui font des descriptions similaires pour la Grande-Bretagne, la France, la Belgique, c’est-à-dire les pays capitalistes les plus industrialisés de l’époque 20 et 40 ans plus tard ? (6) Où et comment le capitalisme a-t-il donc développé la force productive principale, l’« homme », au 19e siècle ? S’agirait-il peut-être simplement du développement numérique du prolétariat ? Mais ce développement n’a-t-il pas été prodigieux au cours de la période 1940 (1948) 1970 dans les pays capitalistes également ?
En réalité, contre toutes les conceptions idéalistes-éclectiques, Marx et Engels ont toujours affirmé qu’U y a un instrument de mesure qui permet de quantifier le développement des forces productives : c’est le développement de la production matérielle et de la productivité du travail humain à long terme. C’est celle-ci qui effectue la synthèse matérialiste de « l’homme, la nature, les machines, la technique » dans toute société humaine, et avant tout dans toute société divisée en classes, où les progrès économiques ont toujours été payés par des souffrances immenses des exploités. Seul le marxisme a été capable de comprendre, grâce à cette double approche, à la fois la marche en avant de l’humanité et la justification des révoltes et des révolutions sociales des exploités, même lorsque celles-ci n’avaient pas la possibilité d’aboutir à la création d’une société sans classes.
Dans une lettre adressée à Schweitzer, le 24 janvier 1865, concernant Proudhon, il reprend la fameuse formule de la Préface à la Contribution de la Critique de l’Economie politique, substituant « production matérielle » à « développement des forces productives », ce qui indique les deux notions étaient interchangeables à son avis. Dans Du Socialisme utopique au Socialisme scientifique, Engels définit les forces productives comme « moyens de production et moyens de subsistance ». Dans Le Capital tome III, 15e chapitre (MEW, Band 25 p. 269), Marx identifie forces productives et productivité du travail social. On pourrait multiplier ces citations à volonté. A la lumière de cet instrument de mesure qu’est la productivité moyenne du travail, il est absolument incontestable qu’il y ait eu développement des forces productives dans les pays capitalistes depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale (en Amérique du Nord, depuis 1940).
Pourquoi les camarades du CORQI tiennent-ils tellement à leur marotte - contraire au marxisme et contraire aux faits - selon laquelle les forces productives auraient cessé de croître depuis 1914 ? Le Programme de Transition l’explique clairement : les sectaires sont mus par la peur de pécher. Admettre que les forces productives aient pu se développer depuis la Deuxième Guerre mondiale, cela impliquerait selon la logique particulière des dirigeants du CORQI, que la révolution socialiste mondiale ne serait plus à l’ordre du jour. Cela n’est ni conforme à la logique du marxisme, ni conforme aux positions de la IVe Internationale.
Le marxisme affirme qu’une époque de révolution sociale s’ouvre lorsque le développement des forces productives dépasse le niveau de celles que les rapports de production existants peuvent contenir. Alors éclatent des conflits de plus en plus nombreux entre ces rapports de production et le développement des forces productives, qui prennent la forme d’une succession de crises sociales, politiques, militaires, économiques, culturelles etc. Ils prennent, certes, périodiquement, la forme de crises économiques qui impliquent des reculs conjoncturels des forces productives. Cela fut, en gros. le cas entre 1914 et 1940 (à l’exception de la période 1923-1929). C’est encore le cas pendant les récessions 1974-75 et 1980. Mais ils ne prennent nullement la forme d’un recul ou d’une stagnation obligatoire et permanente des forces productives pendant de longues périodes historiques. Il n’y eut pas recul mais développement des forces productives pendant les 40 ou 50 années qui ont précédé la révolution des Pays-Bas au 16e siècle, la révolution anglaise au 17e siècle, les révolutions américaine et française au 18e siècle, la révolution de 1848, la révolution russe et chinoise au 20e siècle, pour ne citer que les révolutions les plus importantes des derniers 400 ans.
Au contraire, c’est la développement des forces productives à un niveau contradictoire avec les rapports de production existants qui donne à la crise de ceux-ci son caractère le plus explosif. C’est pourquoi nous avions prévu, en plein boom économique d’après-guerre, et avant le retournement de la conjoncture économique, l’inévitabilité d’explosions révolutionnaires comme celles de mai 1968 en France et de l’automne 1969 en Italie, produits essentiellement non pas d’un abaissement des revenus réels des masses ou d’une montée en flèche du chômage et de la misère, mais d’un sentiment de force nouvelle du prolétariat, né de son renforcement numérique, culturel et de qualification, produits d’un changement des rapports de forces entre les ses résultant justement de la croissance et non de la stagnation ou du déclin de l’économie capitaliste, ce qui permettait à la classe d’engager une bataille offensive sur le terrain des salaires, du temps de travail, de l’organisation du travail et des besoins sociaux généraux (logement, santé, formation) d’une ampleur jamais égalée dans le passé.
On pourrait nous rétorquer : mais le Programme de Transition ne dit-il pas lui-même que « les forces productives ont cessé de croître » ? Certes, il le dit. Ce fut, en gros, exact comme description d’une tendance qui prévalut entre 1914 et 1939. Mais si l’on veut rester « fidèle » à la lettre du Programme de Transition, on n’a guère le droit de se limiter à citer cette seule phrase. Il faut y joindre aussi d’autres phrases. Trotsky avait de la suite (marxiste) dans ses idées, ce qui n’est guère le cas des camarades Just, Moreno et Nemo. Si les forces productives cessent de croître sous le capitalisme pendant une longue période, le prolétariat, lui aussi, cesse de croître. Les conditions objectives favorables au socialisme commencent à pourrir : « Les forces productives de l’humanité ont cessé de croître. Les nouvelles inventions et les nouveaux progrès techniques ne conduisent plus à un accroissement de la richesse matérielle... Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres, mais ont même commencé à pourrir. »
Et justement ici, les implications révisionnistes les plus dangereuses de la thèse des camarades du CORQI se révèlent nettement. Car cela est une chose que d’affirmer une telle tendance pour 10-15 ans. C’est autre chose que de la proclamer pour un demi-siècle, voire trois quarts de siècle. Si pendant 50, 75 ans, le prolétariat ne se renforce plus ni numériquement, ni culturellement, ni du point de vue de sa qualification — et comment pourrait-il le faire sans développement des forces productives ? - ; si pendant 50, 75 ans. les conditions objectives de la révolution socialiste mondiale pourrissent, comment peut-on en conclure que les chances de celle-ci augmentent ? La conclusion inéluctable ne serait-elle pas que les chances de celle-ci sont beaucoup plus réduites qu’en 1914, qu’en 1923 ou qu’en 1936 ? Tel est pris qui croyait prendre...
Heureusement pour l’avenir de l’humanité, de la révolution mondiale et de la IVe Internationale, il n’y a aucune base scientifique au mythe du CORQI. Les forces productives n’ont pas cessé de croître depuis 1914. Les bases matérielles et humaines pour construire le socialisme mondial sont infiniment plus vastes qu’en 1914 ou qu’en 1939. Loin de stagner ou de reculer, le prolétariat est deux ou trois fois plus nombreux, infiniment plus cultivé et plus Qualifié qu’avant la Première ou la Deuxième Guerre mondiale. Ce qui retarde la révolution mondiale, ce n’est pas le pourrissement de ses bases objectives, c’est la crise du facteur subjectif : l’absence de direction révolutionnaire et le niveau de conscience de classe trop bas du prolétariat. Les progrès réalisés dans la construction de la IVe Internationale doivent surmonter cet obstacle. Mais ils ne peuvent le surmonter que parce que les prémisses objectives sur lesquelles nous nous basons ont été confirmées par l’histoire, alors que celles du CORQI ne résistent pas au moindre examen critique.
Le « boom économique » d’après-guerre, la vaste expansion de la production matérielle, de la productivité du travail, de la force du prolétariat, les progrès de la science et de la technique sont un fait, non seulement dans les pays impérialistes mais encore dans une série de pays semi-coloniaux devenus des pays semi-industrialisés. Expliquer les raisons de ce développement, expliquer la manière dont il rend plus explosives les contradictions inhérentes à l’époque du déclin du capitalisme, comment il tend à mûrir et non à saper le processus de révolution mondiale et les chances de sa victoire, expliquer pourquoi une nouvelle dépression longue devait succéder à la longue expansion, enrichir ainsi le marxisme en conservant toute sa cohérence interne, telle était, telle reste la tâche de la IVe Internationale, que nous avons résolue non sans succès. Nier ce développement, c’est-à-dire nier les faits, sous prétexte de fidélité à une phrase du Programme de Transition, de nature manifestement conjoncturelle (7), c’est jeter de l’eau au moulin de la croisade antimarxiste de la bourgeoisie et de ses agents au sein du mouvement ouvrier organisé.
Ceux-ci cherchent à présenter le marxisme comme un dogme religieux, une série de textes sacrés qu’on est appelé à défendre littéralement, même lorsque les faits s’inscrivent en faux contre telle ou telle phrase. Le marxisme n’est pas une religion, mais une science qui se remet par définition constamment en question, à la lumière de la réalité objective sans cesse changeante et à l’épreuve de la pratique révolutionnaire. Sa supériorité réside justement dans cette capacité de pouvoir se développer constamment, tout en conservant sa cohérence interne. Comme le disait Lénine : « Précisément parce que le marxisme n’est pas un dogme mort. une quelconque doctrine achevée, définitive, immuable, mais un guide vivant pour l’action. justement pour cette raison il devait inévitablement refléter le changement brusque et frappant des conditions de la vie sociale » (« Sur quelques particularités du développement historique du marxisme », 23/12/1910).
3. Sur la nature du stalinisme et de la bureaucratie soviétique.
La définition précise de la nature de la bureaucratie soviétique est une des rares questions sur lesquelles le document de Bogota effectue un pas en avant par rapport à des prises de position antérieures des diverses composantes du « comité paritaire ». Il est vrai que les auteurs de ce document souffrent encore d’une légère attaque d’hystérie à l’idée que la bureaucratie soviétique ait une double nature sociale :
« Déférents théoriciens révisionnistes à l’intérieur de la IVe Internationale face à la force de l’appareil contre-révolutionnaire stalinien, désespérés de ce que après la Deuxième Guerre mondiale, les partis révolutionnaires de masses ne se soient pas construits aussi vite que l’espérait Trotsky, forgèrent la théorie selon laquelle la bureaucratie parasitaire du Kremlin et ses agents nationaux auraient un double caractère, une double nature : ouvrier d’un côté et agents de l’impérialisme de l’autre » (Correspondance Internationale, n° 2, p. 106).
Laissons de côté la question de la nature des « agents nationaux » de la bureaucratie soviétique, qui n’est introduite ici que pour brouiller les pistes. En réalité, la définition de la nature double de la bureaucratie, prise dans le sens qu’elle est obligée à la fois de défendre et de saper la propriété collectivisée, ne date pas d’après la Deuxième Guerre mondiale. EUe n’a rien à voir avec le retard de la construction de nouveaux partis révolutionnaires de masse. Elle n’est pas le produit du désespoir. EUe n’est pas l’œuvre d’un quelconque « théoricien révisionniste à l’intérieur de la IVe Internationale ». Elle fut formulée par Trotsky avant la Deuxième Guerre mondiale et confirmée par lui au début de celle-ci, en 1939-40. EUe correspond à l’analyse scientifique que fit Trotsky de l’Etat ouvrier dégénéré et du rôle spécifique de la bureaucratie au sein de cette société et de cet Etat :
« Sans l’économie plantée, l’URSS serait rejetée à des dizaines d’années en arrière. En maintenant cette économie, la bureaucratie continue à remplir une fonction nécessaire. Mais c’est d’une façon telle qu’elle prépare le torpillage du système et menace tout l’acquis de la révolution ». (« La Révolution Trahie », p. 321) « Le renversement des rapports de propriété qui y a été accomplie (en Pologne orientale) ne pouvait être réalisé que par l’Etat issu de la révolution d’octobre fut imposé à l’oligarchie du Kremlin par sa lutte pour l’auto préservation dans des conditions spécifiques... Mais l’attaque de Staline contre la Finlande ne fut évidemment pas seulement une action en défense de l’URSS. La politique de l’Union soviétique est conduite par la bureaucratie bonapartiste. Cette bureaucratie est avant tout intéressée en son pouvoir, son prestige, ses revenus. Elle se défend beaucoup mieux elle-même qu’elle ne défend l’URSS. Elle se défend aux dépens de l’URSS et aux dépens du prolétariat mondial ». (In Defence of Marxism, p. 175-76).
Cette nature double et contradictoire de la bureaucratie soviétique est confirmée par toutes les grandes étapes d’évolution de l’URSS et du monde depuis 1923. Cela ne concerne point un quelconque caractère « non clairement défini », ou « ambigu » de la bureaucratie soviétique, ajout gratuit du document de Bogota à la formule « caractère double et contradictoire » qui est celle de Trotsky et qui reste la nôtre. Cela signifie simplement qu’on ne peut comprendre ni la collectivisation forcée de^ l’agriculture en URSS, ni la résistance finalement victorieuse de l’URSS à l’agression nazie, ni la destruction du mode de production capitaliste en Europe orientale après la Deuxième Guerre mondiale, en présentant la bureaucratie comme une agence pure et simple de l’impérialisme.
La bureaucratie soviétique détient un énorme pouvoir et d’énormes privilèges grâce à la combinaison de deux facteurs historiques hautement contradictoires : la survie des principales conquêtes de la révolution d’octobre (c’est-à-dire l’abolition du mode de production capitaliste, le maintien de la propriété collectivisée des moyens de production et du monopole étatique du commerce extérieur) en URSS d’une part, l’expropriation, l’atomisation et la passivité politique du prolétariat soviétique d’autre part. La politique de la bureaucratie est fondée sur la défense de ses intérêts sociaux qui exigent le maintien simultané de ces deux conditions. Son orientation de coexistence pacifique et de défense du statu quo mondial, de collaboration de classe avec la bourgeoisie internationale, son hostilité à la révolution mondiale, ne sont pas fonction d’une quelconque adhésion à la propriété privée (ce qui est le cas de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie, en tant que classes, dans toutes leurs fractions). Elles sont fonction de la conviction que toute avance importante de la révolution mondiale mettrait fin à la passivité et à l’atomisation du prolétariat soviétique, stimulerait de manière décisive la révolution politique en URSS qui mettra fin au pouvoir et aux privilèges de la bureaucratie soviétique.
Mais ce pouvoir et ces privilèges sont fondés sur la propriété collectivisée et non sur la propriété privée des moyens de production. C’est pourquoi la bureaucratie soviétique en tant que couche sociale spécifique, en tant que caste, - à part quelques-unes de ses sous-fractions absolument minoritaires, comme la fraction Vlassov pendant la Deuxième Guerre mondiale - s’est opposée à la restauration de la propriété privée en URSS. Mais cette restauration reste le but historique du Capital qui, par sa nature même, doit chercher à englober le monde entier. Dans ce sens, il est impossible de présenter la bureaucratie comme une agence pure et simple de l’impérialisme au sein de l’Etat ouvrier dégénéré.
Les auteurs de la résolution de Bogota le sentent bien et cherchent à se tirer d’affaire par une pirouette : « Elle (la bureaucratie soviétique) n’a pas de double nature sociale, mais, comme l a établi Trotsky une double fonction politique dans la mesure où elle doit à la fois étrangler la révolution et défendre les bases de ses privilèges de caste » (Correspondance Internationale, n° 2, p. 106).
Trotsky aurait certainement rejeté toute responsabilité pour cette séparation non-marxiste du politique d’une part et du social d’autre part. Depuis quand, pour un marxiste, la politique serait-elle autre chose que l’expression des intérêts matériels d’une couche sociale déterminée ? Si la bureaucratie a, entre autres, la « fonction politique » de défendre la propriété collective, base de ses privilèges de caste, comment peut-elle être une simple agence de l’impérialisme ? En admettant « la double fonction politique » de la bureaucratie soviétique, le document de Bogota admet ipso facto sa nature sociale double et contradictoire, fût-ce de manière hypocrite et gênée, en n’osant pas appeler les choses par leur nom.
Est ce à dire que la reconnaissance de cette double nature de la bureaucratie impliquerait une quelconque sous-estimation de sa nature contre-révolutionnaire ? Pas le moins du monde, il s’agit, encore une fois, d’une de ces implications « logiques » sorties des structures mentales des dirigeants du CORQI, qui n’ont rien à voir ni avec la logique formelle, ni avec la dialectique matérialiste. La bureaucratie soviétique n’est pas seulement contre-révolutionnaire parce qu’elle cherche à étrangler la révolution mondiale. Elle est tout aussi contre-révolutionnaire parce qu’elle a exproprié le prolétariat soviétique de l’exercice du pouvoir en URSS et en Europe orientale (la bureaucratie chinoise, yougoslave, vietnamienne, a empêché pareil exercice du pouvoir dès la constitution des Etats ouvriers dans ces pays) Car sans cet exercice du pouvoir, la route de la construction du socialisme est bloquée les contradictions inhérentes à l’économie et à la société de transition entre le capitalisme et le socialisme sont exaspérées, les fondements de la propriété collective et de la planification sont minés et périodiquement remis en question.
En fait, la révolution politique est tout aussi nécessaire pour débloquer la marche vers le socialisme dans les Etats ouvriers bureaucratisés qu’elle est nécessaire pour débloquer la marche vers la révolution mondiale, sans laquelle la construction du socialisme ne peut être parachevée (ce qui ne veut évidemment pas dire que des progrès décisifs de la révolution mondiale ne peuvent pas se produire dans des pays impérialistes-clé avant que la révolution politique ne triomphe en URSS. L’interaction entre les deux n’est pas liée à une chronologie pré-déterminée).
La seule conclusion qui se dégage de la double nature de la bureaucratie quant aux perspectives de la révolution politique. c’est que la persistance de la propriété collectivisée et de l’économie planifiée en URSS et en Europe orientale, malgré toute la gabegie bureaucratique, a permis un essor du prolétariat et des forces productives qui a créé aujourd’hui des conditions objectives pour l’exercice direct du pouvoir par e prolétariat - pour la démocratie soviétique - infiniment plus favorables qu’en 1923 qu’en 1927, qu’en 1936 ou qu’en 1945. En quoi cette conclusion qui met en lumière les forces motrices de la révolution politique, impliquerait-elle que la bureaucratie « sous l’impact de circonstances exceptionnelles, puisse changer de nature, adopter un caractère révolutionnaire » (Correspondance Internationale n° 2 P. 106) ? Cela reste un mystère que même la casuistique des camarades Just et Lambert aura quelques difficultés à éclairer. Pour nous, la double nature de la bureaucratie ne remet d’aucune manière en question son caractère globalement contre-révolutionnaire.
Il est vrai que par moments, dans des conjonctures internationales particulières, la bureaucratie soviétique peut, par des moyens essentiellement militaro-bureaucratiques, abolit le régime capitaliste dans des zones marginales, pour étendre son pouvoir et ses privilèges, sans stimuler ainsi un réveil politique du prolétariat en URSS, et sans bouleverser fondamentalement la coexistence pacifique avec l’impérialisme (c’est-à-dire sur la base d’un accord avec une ou des puissances impérialistes, qui enregistre des rapports de force conjoncturelle ment modifiés). C’est ce qu’eue fit en 1939-40 en Pologne orientale, dans les pays baltes et en Bessarabie. C’est ce qu’elle fît en 1948-1949 en créant les « démocraties populaires » en Europe orientale. C’est ce qu’elle pourrait faire demain en Afghanistan (pour le moment, elle est loin de l’avoir fait).
Mais les conditions mêmes dans lesquelles s’effectuent ces « assimilations structurelles », les crimes contre les masses qui les accompagnent, le discrédit qu’elles jettent sur l’URSS et sur le socialisme, font que même ces manifestations extrêmes de la double nature de la bureaucratie (on pourra difficilement affirmer que l’abolition du capitalisme en Europe orientale ait été le fait d’une... agence capitaliste) ne modifient guère notre jugement quant à la nature globalement contre-révolutionnaire de la bureaucratie soviétique. Comme Trotsky le précisa dès 1939 : « Le critère politique primordial pour nous n’est pas la transformation des rapports de propriété dans telle ou telle région, quelqu’importante que cette transformation puisse être en elle-même, mais plutôt le changement de la conscience et de l’organisation du prolétariat mondial, l’élévation de sa capacité de défendre d’anciennes conquêtes, et d’en réaliser de nouvelles ». (In Defence of marxism, p. 19).
L’affaire se corse cependant lorsque le document de Bogota, - le CORQI renversant sous la pression de la F.B. tout ce que ses « dirigeants historiques » avaient affirmé à ce propos depuis trente ans, - étend la notion de « stalinisme » aux partis qui ont dirigé d’authentiques révolutions socialistes victorieuses, fussent-elles bureaucratiquement canalisées et manipulées dès le départ, c’est-à-dire qui ont mobilisé des millions d’ouvriers et de paysans, pendant des années, au cours de révolutions : le PC yougoslave, le PC chinois et le PC vietnamien. A leur propos, le document du « comité paritaire » affirme : « Le fait que. sous des circonstances exceptionnelles, la bureaucratie ou certains des partis staliniens aient été obligés d’exproprier le capital dans certains pays, ne change en rien cette caractérisation des partis staliniens comme petits-bourgeois et définitivement contre-révolutionnaires. Dans chacune de ces circonstances exceptionnelles, c’est le mouvement révolutionnaire des masses qui a imposé ces transformations ». (Correspondance Internationale, n°2, p. 106).
Cette caractérisation conduit précisément à toutes les révisions du marxisme qui effrayent tant le CORQI ; révisions que les membres du « comité paritaire » nous attribuent à tort, que notre analyse permet justement d’éviter, et dont ils deviennent maintenant eux-mêmes les initiateurs. De nouveau, tel est pris qui croyait prendre...
Peut-on sérieusement affirmer que les conséquences négatives - lesquelles ? - de la destruction du capitalisme en Chine (pays le plus peuplé du monde), sur la conscience du prolétariat mondial étaient plus importantes que l’effet positif colossal de cette destruction elle-même ? Par quel artifice, ne disons pas d’analyse mais de langage, l’action du PC chinois qui a dirigé cette destruction, peut-elle être qualifiée de « globalement et. définitivement contre-révolutionnaire » ? Les PC yougoslave, chinois, Vietnam ont-ils prouvé qu’ils étaient passés « définitivement du côté de l’ordre bourgeois »... en détruisant le capitalisme dans leurs pays respectifs ? Si ce n’est pas le cas, mais si on les qualifie néanmoins de « partis staliniens », que devient alors la définition du stalinisme (des partis staliniens) comme passé définitivement du côté de l’ordre bourgeois, définition que nous continuons à considérer comme entièrement exacte ?
Qu’est-ce que des partis petits-bourgeois (dans le sens social du terme c’est-à-dire définissant la nature de classe de ces partis) qui seraient capables d’instaurer la dictature du prolétariat ? Le prolétariat ne serait-il plus la seule classe sociale intéressée à la propriété collective des moyens de production ? Et si les PC yougoslave, chinois, vietnamien sont, de par le rôle historique qu’Us ont joué, des partis ouvriers bureaucratisés, comment les appeler staliniens alors que les preuves historiques abondent de ce qu’ils n’ont pu diriger des révolutions socialistes victorieuses dans leur pays respectifs qu’en rompant avec les directives, les instructions, la stratégie imposée par le Kremlin ?
Quelles sont ces fameuses « circonstances exceptionnelles » qui ont permis la victoire de ces quatre révolutions sans direction marxiste révolutionnaire ? Les circonstances qui, selon le Programme de Transition, expliquent que des partis ouvriers empetit-bourgeoisés peuvent aller plus loin que d’habitude dans la rupture avec la bourgeoisie ? « Guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire des masses » ?
Mais ces « circonstances exceptionnelles » ont été celles qui ont caractérisé toutes les situations et crises révolutionnaires, de par le monde, depuis la dégénérescence bureaucratique de l’URSS et du PC ! Alors pourquoi ces « circonstances exceptionnelles » n’ont-elles pas empêché les PC français, espagnol, grec, italien, indonésien, chilien, portugais, - pour ne prendre que ces exemples-là - d’étrangler des révolutions en 1936, 1944-45, 1948-53, 1970-73, 1974-75, alors qu’elles auraient amené les PC yougoslave, chinois, vietnamien à conduire les révolutions dans leur pays à la victoire ? Pourquoi les PC cubain et nicaraguayen ont-ils longtemps saboté la marche en avant de la révolution que le Mouvement du 26 juillet et le FSLN avaient impulsée dans ces pays ? Peut-on coller la même étiquette de « staliniens » à ceux qui étranglent des révolutions et à ceux qui la conduisent à la victoire, fût-ce avec des méthodes bureaucratiques ? La différence entre la défaite et la victoire d’une révolution causée par le comportement d’un parti devient-elle une caractéristique mineure voire insignifiante, pour la définition de sa nature ?
Les auteurs du document de Bogota aggravent encore leur cas quand ils ajoutent, comme causes de la victoire de la révolution yougoslave, chinoise, cubaine et vietnamienne, aux « circonstances exceptionnelles », la « force du mouvement révolutionnaire des masses » qui aurait « imposé » cette victoire. Cette force est-elle suffisante sans direction révolutionnaire ? Pourquoi n’a-t-elle dès lors pas « imposé » la victoire de la révolution espagnole, française, grecque, italienne, indonésienne, chilienne, portugaise ? Parce qu’elle aurait été trop faible ? En niant le rôle de direction consciente des PC yougoslave, chinas, vietnamien, et, sur ce plan du Mouvement du 26 juillet cubain, dans la victoire de la révolution socialiste dans ces pays respectifs, le « comité paritaire » aboutit objectivement à réduire le rôle traître des directions traditionnelles dans les défaites révolutionnaires des 60 dernières années, attribuant en définitive ces défaites à l’insuffisance de la pression et du mouvement révolutionnaire des masses elles-mêmes pour « imposer » la victoire.
Face à toutes ces implications révisionnistes des thèses du « comité paritaire », la position défendue par la majorité de la IVe Internationale depuis 25 ans permet, elle, de conserver la définition traditionnelle trotskyste du caractère contre-révolutionnaire du stalinisme, d’expliquer le déroulement réel des révolutions et contre-révolutions depuis la Deuxième Guerre mondiale, et de fonder la nécessité et la possibilité de la construction de la IVe Internationale sur des bases objectives et subjectives solides.
Les circonstances exceptionnelles qui ont permis la victoire des révolutions yougoslave, chinoise, cubaine et vietnamienne sont d’une double nature. Il s’agissait de pays où, pour des raisons structurelles et conjoncturelles, les vieilles classes dominantes (y compris la bourgeoisie) étaient d’une faiblesse insigne et se trouvèrent dans un état de décomposition sociale avancée, et où le prolétariat, de son côté, était encore fortement minoritaire dans la société et relativement peu concentré. Dans ces conditions, mais dans ces conditions seulement, le renversement de l’ordre bourgeois est possible sans l’arme affinée d’une direction marxiste révolutionnaire, avec une direction inadéquate du point de vue programmatique. Mais même dans ces circonstances exceptionnelles, il fallait une direction qui était consciemment orientée vers la prise du pouvoir révolutionnaire, vers la destruction de l’Etat bourgeois, qui avait donc rompu empiriquement avec la stratégie de la « révolution par étapes » caractérisant le stalinisme (ou qui, comme la direction cubaine, n’avait jamais pleinement adhéré à cette stratégie), et qui avait éduqué et entraîné ses cadres dans ce sens depuis des années.
Dans ce sens, ces partis n’étaient donc plus des partis staliniens. Ils allaient d’ailleurs le démontrer par leur rupture avec les instructions du Kremlin. Faute de mieux, nous les appellerions des partis centristes, ou centristes de gauche. Cela ne signifie pas qu’ils devenaient des partis marxistes révolutionnaires. Justement parce que leur réorientation s’est effectuée de manière empirique, pragmatique, essentiellement axée sur la question de la conquête révolutionnaire du pouvoir, leurs insuffisances programmatiques et politiques restèrent immenses, en ce qui concerne les problèmes de la révolution mondiale (la stratégie dans les pays impérialistes, celles dans d’autres pays semi-coloniaux, sans parler de l’incompréhension du problème de la révolution politique). Ils étaient en outre marqués par leur passé et leur formation stalinienne, méfiants à l’égard de l’action autonome des masses, fortement bureaucratisés eux-mêmes, et donc opposés à toute dynamique réelle de démocratie socialiste, enclins à s’approprier à leur tour, aussi vite que possible, des privilèges matériels.
D’où le fait que leur impact subjectif sur le mouvement ouvrier international ne favorisera guère la reconstruction d’une direction révolutionnaire mondiale à la hauteur des besoins de notre époque et qu’il était pour le moins beaucoup plus contradictoire que l’effet objectif, immensément positif, qu’avait la victoire des révolutions qu’ils ont dirigée sur la lutte de classe à l’échelle mondiale. D’où le bilan historique évident : ces victoires ne remettent en rien en cause la nécessité de construire la IVe Internationale, y compris dans ces pays, eux aussi, (à condition de la construire avec les militant et les cadres qui, aux yeux des masses, sont produits du processus révolutionnaire et non des sectaires qui n’ont joué aucun rôle dans les immenses mobilisations de masse). D’où la nécessité d’une révolution politique dans ces pays, lorsque le processus de bureaucratisation visible dès la naissance de ces nouveaux Etats ouvriers, atteint le point d’apparition d’une caste bureaucratique inamovible par d’autre moyens.
Cette analyse nous a permis de conclure : l’expérience yougoslave, chinoise cubaine, vietnamienne pourrait peut-être se reproduire demain dans des cas comme le Nicaragua, le Salvador ou la Thaïlande, mais Jamais et pour les raisons objectives et pour les raisons subjectives mentionnées plus haut dans n’importe quel pays impérialiste, jamais dans des pays semi-coloniaux avec une bourgeoisie et un prolétariat déjà fortement structurés, comme le Brésil. l’Argentine, le Mexique, la Colombie, le Venezuela, le Pérou, l’Inde, la Turquie, l’Egypte, l’Afrique du Sud, le Nigeria, le Pakistan, la Corée du Sud, l’Iran, le Sri Lanka etc.. c’est-à-dire jamais pour l’immense majorité des habitants de notre planète et à plus forte raison Jamais dans les Etats ouvriers bureaucratisés.
Notre conclusion est donc claire. Nous avons, à de nombreuses reprises, posé la question à la F.B. : excluez-vous comme nous que « dans des circonstances exceptionnelles » et. quelle que soit l’action révolutionnaire des masses, il puisse y avoir une victoire révolutionnaire sous la direction de PC staliniens dans les pays mentionnés plus haut et notamment en France, en Italie, en Espagne, en Grande-Bretagne, en Allemagne Occidentale, aux Etats-Unis, au Japon ? Nous n’avons jamais entendu un « non » catégorique. Nous reposons maintenant la même question au « comité paritaire ». Si la réponse catégorique reste absente, le moins qu’on puisse dire c’est que les cris les plus hystériques contre le prétendu « révisionnisme » des autres, ne constituent guère une garantie contre sa propre inclination révisionniste et que la justification de l’existence de la IVe Internationale ne repose plus sur son rôle indispensable pour le renversement du capitalisme, mais seulement sur sa lutte pour la démocratie socialiste. Si la réponse catégoriquement « non » est donnée, nous riposterons « Prière d’accorder vos violons ! Prière de mettre cette conclusion en concordance avec une explication des révolutions yougoslave, chinoise, cubaine, vietnamienne qui devra être forcément différente de celle du document de Bogota ».
4. Les trois secteurs de la révolution mondiale
Pour des raisons mystérieuses, jamais explicitées, le CORQI a toujours été opposé au concept des trois secteurs de la révolution mondiale. Les « dirigeants historiques » de la F.B. quant à eux, ont voté pour ce concept tant au Congrès de Réunification de 1963 qu’aux 8e et 9e Congrès Mondial de la IVe Internationale, où ils avaient approuvé les résolutions sur la situation mondiale. Faisant de nouveau un tournant de 180° sur une question d’importance fondamentale, ils ont maintenant accepté de rejeter ce concept, dans le document de Bogota. Passons.
L’idée des trois secteurs de la révolution mondiale est pourtant fermement ancrée dans le Programme de Transition, qui consacre des chapitres aux revendications transitoires spécifiques qui se posent dans les pays coloniaux et semi-coloniaux d’une part, en URSS (nous dirions aujourd’hui : dans tous les Etats ouvriers bureaucratisés) d’autre part. Les trois secteurs de la révolution mondiale correspondent aux tâches historiques différentes qu’ont à résoudre respectivement la révolution prolétarienne dans les pays impérialistes, la révolution permanente dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, la révolution politique dans les Etats ouvriers bureaucratisés. On ne peut remettre en question cette spécificité des tâches historiques que la révolution doit résoudre dans chacun de ces trois secteurs qu’en commençant à remettre en question la théorie léniniste de l’impérialisme, la théorie léniniste-trotskyste de la révolution prolétarienne dans les pays impérialistes, la théorie de la révolution permanente, et la théorie de l’URSS (et des pays à structure socio-économique similaire) comme Etats ouvriers bureaucratisés (bureaucratiquement dégénérés ou bureaucratiquement déformés au point de justifier une révolution politique), c’est-à-dire une bonne partie du programme de la IVe Internationale.
L’unité du prolétariat mondial se fonde sur le fait que le prolétariat, dans chacun de ces trois secteurs de la révolution mondiale, est intéressé dans la victoire de la révolution dans chacun des autres secteurs, que cette victoire facilite objectivement et subjectivement la solution de ses propres tâches spécifiques. L’unité de la révolution mondiale se fonde sur le fait que les tâches spécifiques posées dans chacun des trois secteurs ne peuvent être résolues que par la prise du pouvoir par le prolétariat. Mais ni l’une ni l’autre de ces « unités » n’exigent la remise en question ou la négation des tâches historiques spécifiques et différentes de la révolution dans ces trois secteurs.
L’argumentation en sens opposé du document de Bogota est d’une faiblesse désolante : « L’unité de la révolution mondiale a une base objective, l’unification du marché mondial, celle de la crise généralisée du capitalisme à l’échelle internationale. A cette unité mondiale de la domination bourgeoise répond l’unité de la révolution prolétarienne. Il n’y a pas deux blocs ni trois secteurs de la révolution, il y a deux classes fondamentales, le prolétariat et la bourgeoisie, dont la bureaucratie n’est que la courroie de transmission au sein des Etats ouvriers. La crise générale du capitalisme affecte non seulement les pays impérialistes et semi-coloniaux mais aussi avec beaucoup de force les Etats ouvriers qui, au contraire de ce qu’ont prétendu et prétendent toujours les partisans de la théorie du « socialisme dans un seul pays », n’ont jamais pu se libérer de ce marché mondial » (Correspondance Internationale, n° 2, p. 105)
On peut dire : autant de mots, autant d’erreurs. Comment peut-on affirmer en même temps « l’unité mondiale de la domination bourgeoise » et affirmer tranquillement, trois paragraphes plus haut (ibidem p. 104), que « dans plus d’un tiers de l’humanité le régime capitaliste a été détruit » ? Qu’est-ce que cette « unification du marché mondial » sans restauration du régime capitaliste en URSS, en Chine qui n’a pas encore eu eut, que nous sachions ? Sans parcelle restauration, est-ce la loi de la valeur, qui, en mode de production capitaliste, fonctionne comme la loi du profit, qui détermine les investissements, la répartition des ressources matérielles et humaines dans les Etats ouvriers ? Les pays semi-coloniaux ont-ils les mêmes rapports avec le marché mondial que les pays impérialistes ? Pourquoi les premiers sont-ils alors semi-coloniaux et les seconds impérialistes, c’est-à-dire les premiers dominés et les autres dominants ? La crise générale du capitalisme (formule essentiellement stalinienne, soit dit en passant, et que les écrits de Trotsky évitent soigneusement) « affecte »-t-elle de la même manière pays impérialistes, pays semi-coloniaux et Etats ouvriers ? La différence d’impact de cette crise sur ces trois groupes de pays ne renvoie-t-elle pas à une différence de structure, qui est justement la base objective de la formule « les trois secteurs de la révolution mondiale » ?
L’argumentation du document de Bogota indique clairement que ses auteurs - consciemment ? inconsciemment ? l’avenir le démontrera - commencent à remettre en question la théorie marxiste révolutionnaire traditionnelle quant aux différences structurelles entre les trois groupes de pays, auxquels correspondent les trois secteurs de la révolution mondiale. Cela se manifeste par rapport aux Etats ouvriers bureaucratisés. Quand les auteurs du document de Bogota déclarent que les Etats ouvriers « n ’ont jamais pu se libérer de ce marché mondial » ils oublient d’ajouter un adverbe : « se libérer complètement » Sans cet adverbe la demi-vérité qu’ils énoncent se transforme en un mensonge caractérisé. Si les Etats ouvriers sont dominés par le marché mondial - qui est un marché mondial capitaliste, ne l’oublions pas ! - au même titre que les Etats bourgeois, à quoi sert alors le monopole étatique du commerce extérieur, pour la défense duquel Trotsky a mené un combat tellement acharné ?
Le développement industriel de l’URSS, des « démocraties populaires » de la Chine est-il le même. quantitativement et qualitativement, qu’il eût été si ces pays étaient* restés (ou étaient redevenus) capitalistes ? La survie des conquêtes d’octobre n’a-t-elle aucune incidence économique ? Mais si elle en a une. comment alors parler de domination sans plus de l’économie soviétique par le marché mondial capitaliste ?
Le document de Bogota mentionne les mesures d’austérité que la bureaucratie est obligée de prendre comme conséquence de la crise de l’économie capitaliste Sur les origines, la nature et les conséquences de ces mesures d’austérité, il n’y a évidemment pas de divergences entre la IVe Internationale et le « comité paritaire ». Mais il est hautement significatif que le document de Bogota consacre un paragraphe entier aux mesures d’austérité dans les Etats ouvriers, sans même mentionner l’offensive internationale d’austérité du Capital contre le Travail dans les pays capitalistes et le contexte socio-économique précis dans lequel elle se produit : plus de 23 millions de chômeurs, et périodiquement une chute absolue de la production industrielle, dans les seuls pays impérialistes (nous ne mentionnons même pas les conditions bien pires encore dans la majorité des pays semi-coloniaux). Ce contexte n’aurait-il aucun rapport avec les formes et l’ampleur différentes de la politique d’austérité dans les Etats ouvriers d’une part, et les Etats bourgeois de l’autre ?
Encore pires sont les conséquences politiques de ce début de remise en question par e « comité paritaire » de la nature structurellement différente de la société et de l’économie des Etats ouvriers et de celles des pays capitalistes. Ces conséquences se manifestent clairement dans l’affaire de l’Afghanistan. Le n°2 de Correspondance Internationale comprend un éditorial consacré à cette affaire (pp.3-6). Il confirme la conclusion qui se dégagea déjà des déclaration antérieures du « comité paritaire » sur l’Afghanistan, reproduites dans la même publication (pp. 110-115). Pour le « comité paritaire », la guerre civile qui fait rage en Afghanistan depuis trois ans, autant avant qu’après l’intervention massive soviétique de décembre 1979, la nature de classe des camps qui s’opposent, ne jouent aucun rôle dans les prises de position politiques sur ce pays. Dans l’éditorial, eues ne sont même pas mentionnées !
Quelle est la position du « comité paritaire » sur cette guerre civile ? Est-elle favorable à la victoire des forces semi-féodales ? Est-eUe favorable à la victoire des forces opposées à celles-ci, indépendamment de la nature et de l’orientation politique de leurs dirigeants ? Est-elle neutre ? Mais une telle neutralité n’implique-t-elle pas un glissement vers une position « de troisième camp » ? Quand des forces sociales antagonistes se combattent les armes à la main, des marxistes révolutionnaires peuvent-ils être « neutres » sur l’issue de ces combats ?
Quand la force armée d’un Etat ouvrier est engagée d’un côté de la barricade contre des forces sociales ultra-rétrogrades, la nature sociale des forces sociales ne compte-t-elle pour rien dans l’appréciation de la situation ? Nous ne disons pas qu’elle est le seul facteur d’appréciation, mais elle est quand même un facteur d’appréciation important. Le faire disparaître complètement du jugement c’est, qu’on le veuille ou non, remettre en question le jugement trotskyste sur la nature de l’URSS.
Le « comité paritaire » essaie de brouiller les pistes en insistant sur la nature bourgeoise du gouvernement de Kaboul. La guerre civile serait-elle dès lors une guerre « inter-bourgeoise », dans laquelle il faut être indifférent à qui gagne ou qui perd militairement ? Faut-il lui rappeler qu’en dépit de la lutte implacable que Trotsky mena contre la politique de Front Populaire, qu’en dépit de son jugement sur la nature bourgeoise de l’Etat et du gouvernement de la République, il ne laisse pas planer le moindre doute sur le fait qu’il n’était pas neutre dans la guerre civile espagnole, qu’il était pour la défaite de Franco, et pour la victoire des forces militaires qui combattirent les fascistes ?
L’accusation principale contre la politique des directions ouvrières traditionnelles fut précisément celle qu’en étranglant la révolution sociale sur le territoire de la République, elles préparèrent la victoire de Franco. Les ouvriers et paysans afghans n’ont-ils pas à craindre le pire d’une victoire militaire des propriétaires fonciers semi-féodaux et des trafiquants d’opium ? Faut-il sacrifier leurs intérêts à de quelconques considérations de politique internationale ? Que devient dès lors « l’unité du prolétariat mondial » ? Doit-elle passer sur le corps de dizaines de milliers de salariés et de paysans pauvres afghans massacrés par la réaction semi-féodale ?
Un glissement similaire vers la remise en question de la spécificité des tâches historiques de la révolution dans les pays semi-coloniaux commence à se manifester dans les documents du « comité paritaire ». Le CORQUI se fonde, à ce propos, sur une tradition solidement établie. Son passé est garant de son avenir : incompréhension, défaitisme et sectarisme sans bornes à l’égard de la révolution coloniale.
L’éditorial du n°2 de Correspondance Internationale écrit à propos de la révolution algérienne : « Il (Pablo) n’a pas seulement appuyé la lutte anti-impérialiste du peuple algérien et défendu contre l’impérialisme l’organisation nationaliste bourgeoise, le FLN, ce qui aurait été entièrement juste du point de vue révolutionnaire... » (p. 6) Un ange doit être passé rue du Faubourg St-Denis, dans les locaux de l’OCI, près des « dirigeants historiques » du CORQI. Ils n’ont justement pas « défendu contre l’impérialisme » (leur propre Impérialisme) le FLN qui menait pourtant contre lui une lutte militaire acharnée, c’est le moins qu’on puisse dire. Ils ont commencé par appuyer, contre le FLN, le MNA, le présentant abusivement comme un « parti de masse proche du parti bolchevique », puis se sont retirés vers un abstentionnisme complet dans la lutte anti-impérialiste en France.
Ce ne fut point d’ailleurs une exception. Les dirigeants de l’OCI et du CORQI se sont obstinés pendant des années à nier toute possibilité de victoire de la révolution vietnamienne, à refuser toute participation aux mouvements de masse d’appui et de solidarité avec cette révolution. Ils ont attendu vingt ans - vingt ans ! - avant de reconnaître la victoire de la révolution cubaine, la naissance d’un nouvel Etat ouvrier. Ils sont en train d’imiter à l’égard de la révolution nicaraguayenne et salvadorienne le même sectarisme aveugle dont ils avaient fait preuve à l’égard des révolutions algérienne, cubaine, vietnamienne. La racine de cet aveuglement, c’est l’incompréhension de la spécificité de la révolution coloniale, de son potentiel de mobilisation immense et progressiste même sous des directions nationalistes, l’identification mécanique de la problématique des pays coloniaux et semi-coloniaux d’une part et de celle des pays impérialistes d’autre part. c’est-à-dire une remise en question au moins initiale de la théorie de la révolution permanente.
Il faudrait beaucoup de changement de pratique politique des dirigeants du CORQI, avant qu’ils puissent effacer le bilan de discrédit auprès d’importants secteurs du mouvement de masse anti-impérialiste et des militants d’avant-garde de ce mouvement, qui résulte de leur passé lamentable à ce propos.
La F.B. d’implantation essentiellement latino-américaine, a manifestement une sensibilité majeure pour la problématique et la dynamique du mouvement anti-impérialiste. On aurait pu espérer que la pression de la FB, amène une « rectification » progressive du sectarisme du CORQI à l’égard de la révolution coloniale. Malheureusement, la FB, elle-même, de par ses « dirigeants historiques » (ceux du PST argentin) est marquée par une incompréhension profonde des rapports dialectiques entre le mouvement de masse dans les colonies et les semi-colonies et leurs directions populistes (nationalistes bourgeoises ou petites-bourgeoises), ainsi que des tâches qui en découlent pour les marxistes révolutionnaires.
L’origine de cette incompréhension, c’est l’erreur traumatisante commise par le camarade Moreno dans la période 1945-53 à l’égard du mouvement de masse péroniste en Argentine. Le camarade Moreno s’est juré de ne jamais répéter cette erreur - ce qui est tout à son honneur. Mais ne comprenant pas les rapports réels entre mouvement de masse et nationalisme populiste - ses racines historiques dans la structure de la société des pays semi-coloniaux - il croit qu’il suffit d’appuyer la lutte et les revendications anti-impérialistes des masses, de s’identifier avec le « mouvement réel », pour que celles-ci rompent automatiquement avec la direction nationaliste bourgeoise et petite-bourgeoise, puisque ces directions sont incapables de lutter jusqu’au bout contre l’impérialisme. Il ne comprend pas que dans les conditions spécifiques des sociétés semi-coloniales, la lutte pour l’indépendance de classe du prolétariat implique des tâches spécifiques de lutte contre les liens politiques et idéologiques des syndicats et organisations de masse avec la bourgeoisie (et petite-bourgeoisie) nationaliste, en plus de l’appui aux revendications et mobilisations anti-impérialistes des masses. Si cette tâche n’est pas poursuivie en permanence et avec succès, trente années de luttes, de mobilisations, de grèves générales héroïques du prolétariat peuvent aboutir à une situation où celui-ci continue à subir dans sa majorité l’hégémonie politique et idéologique du nationalisme bourgeois, malgré toutes les déceptions et tous les échecs subis. Les exemples tragiques de l’Argentine et de la Bolivie sont là pour en témoigner.
Mais puisque l’expérience est trop convaincante pour qu’on puisse se couper totalement d’elle, la FB est amenée à osciller périodiquement d’un appui critique au nationalisme bourgeois (« Nous voterons péronistes si les péronistes proposent 80% de candidats ouvriers » - Les 20 de candidats bourgeois sont évidemment la garantie de la conquête réussie de l’indépendance de la classe grâce à ce genre de mots d’ordre...) à une affirmation ultra-sectaire selon laquelle de petites organisations trotskystes réalisent en elles-mêmes cette conquête de l’indépendance de classe.
L’attitude de la F.B. à l’égard de la révolution nicaraguayenne - entérinée et renforcée, du moins dans sa phase actuelle, par le CORQI - est l’illustration parfaite de ces oscillations et des résultats politiques irresponsables auxquels elles aboutissent, lorsqu’elles affrontent un révolution vivante, en plein essor. La FB en montant la « Brigade Simon Bolivar ». a commencé par s’identifier complètement et de manière a-critique avec le FSLN, escomptant que cette « direction nationaliste petite-bourgeoise » devait se « démasquer » tôt ou tard devant les masses, et que la FB en récolterait alors tous les fruits. Pendant toute la phase de « mise en place » de la Brigade, la « politique de coalition » du FSLN avec la bourgeoisie anti-somoziste ne fut soumise à aucune critique. Pis, en trompant les masses au Nicaragua et ailleurs, y compris des organisations syndicales dans plusieurs pays d’Amérique latine, la « Brigade Simon Bolivar » s’est présentée comme une émanation du FSLN, comme faisant partie de l’armée sandiniste.
Puis du jour au lendemain, dès qu’un conflit a éclaté entre la direction du FSLN et ladite « Brigade », les dirigeants de la F.B. (avec l’appui évidemment enthousiaste du CORQI, sectaire dès le départ), ont viré d’un extrême à l’autre et ont, avec une irresponsabilité totale, présenté les choses comme si le FSLN dirigeait la contre-révolution au Nicaragua (on pourrait d’ailleurs demander à la EB. : s’il en était vraiment ainsi, n’êtes-vous pas, vous aussi, coupables de ne pas en avoir averti les masses par avance, ou de ne l’avoir pas prévu ?). Cela nous donne des perles comme celles-ci : « Le FSLN est une direction définitivement contre-révolutionnaire » (La Vérité, juin 1980, p. 130). « Le FSLN reconstruit l’Etat bourgeois et l’armée bourgeoise » (Correspondance Internationale, n°2. p. 121). « Le FSLN désarme les masses » (ibidem p. 129). « Le FSLN reconstruit l’économie capitaliste » (ibidem p.128). En d’autres termes le FSLN se comporte comme le PC espagnol en 1936-37 et Maurice Thorez en 1944-46.
Mais chat échaudé craint l’eau froide. S’étant trompés si profondément sur la dynamique de la révolution cubaine et le rôle que la direction Castro-Guevara a joué pour assurer sa victoire, les dirigeants du « comité paritaire » veulent s’assurer une petite porte de sortie pour le cas où les événements ne confirment pas leurs analyses et pronostics. Et cela nous donne ceci : « On ne peut écarter la possibilité théorique que le FSLN s’oriente vers un gouvernement ouvrier et paysan, que, sous de fortes pressions, il s’affronte à la bourgeoisie et qu’il prenne le pouvoir en rompant avec elle » (Correspondance Internationale n°2, p. 126).
Qu’on substitue donc Diaz-Negrin ou Thorez au FSLN, et on voit où cela conduit. Sans doute « l’orthodoxie » trotskyste aurait-elle consisté à affirmer devant les ouvriers espagnols en 1936-37, devant les ouvriers français en 1944-47, qu’« on ne peut écarter la possibilité théorique que le PCE et le PCF s’orientent vers un gouvernement ouvrier et paysan et que, sous de fortes pressions, ils s’affrontent à la bourgeoisie et qu’ils prennent le pouvoir »... malgré le fait qu’ils représentaient des directions définitive-ment contre-révolutionnaires. Belle éducation que cela aurait été pour le prolétariat espagnol et français, belle préparation pour les tâches immédiates à résoudre.
Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans l’analyse du processus révolutionnaire au Nicaragua, de l’orientation du FSLN et de l’attitude que les marxistes révolutionnaires doivent adopter à l’égard de l’un et de l’autre. Le « comité paritaire » se satisfait d’une approche purement formaliste du problème (« Le gouvernement est un gouvernement bourgeois puisqu’il y a des bourgeois dedans. Donc, il faut le renverser »), en ignorant toutes les particularités de la situation de dualité du pouvoir qui existent dans ce pays. C’est pourquoi il est lui-même incapable, malgré tous ses cris hystériques, de définir le rôle précis du FSLN. Tantôt, celui-ci est « définitivement contre-révolutionnaire ». Tantôt il pourrait « prendre le pouvoir », c’est-à-dire conduire la révolution à sa victoire. Mais il y a une légère « nuance » entre ces deux « perspectives », entre la victoire de la contre-révolution et celle de la révolution. Nous constatons que vous n’osez pas choisir entre eues !
Quant à nous, nous analysons le processus révolutionnaire qui se déroule réellement au Nicaragua, le rôle réellement joué par le FSLN, les tâches réelles nécessaires à la victoire de la révolution nicaraguayenne (c’est-à-dire l’établissement d’un Etat ouvrier). Nous constatons que jusqu’ici, le FSLN, à la tête des masses, a désarmé la bourgeoisie et armé les masses, et non reconstitué une armée bourgeoise et désarmé les masses (les « masses » ne s’identifiant évidemment pas avec la« Brigade Simon Bolivar » ou avec quelques groupes ultra-gauches, mais avec des dizaines et des dizaines de milliers de travailleurs et de paysans pauvres). Nous constatons qu’il a organisé des mobilisations de masse de plus en plus amples (500.000 personnes à Managua pour le premier anniversaire de la victoire sur Somoza) et non pas démobilisé les masses. Nous constatons qu’il a exproprié de plus en plus de secteurs du capital et non restauré progressivement la propriété privée. Nous constatons qu’il a affaibli les positions de pouvoir politique qui subsistent dans les mains de la bourgeoisie et qu’il ne les a point renforcées. Affirmer le contraire, c’est tout simplement mentir aux travailleurs du Nicaragua et du monde entier.
Nous basons notre analyse sur le processus réel, non sur des partis pris subjectivistes ou des définitions a priori (« puisque » le FSLN est petit-bourgeois, il doit par principe trahir - « puisque » le FSLN est révolutionnaire, il doit par principe conduire la révolution à la victoire). Nous constatons que le processus révolutionnaire est toujours dans une phase ascendante, que cela rend un affrontement final inévitable que la crise d’avril 1980 (sortie de Robelo du gouvernement) annonce cet affrontement mais ne le constitue pas encore en lui-même ; que cet affrontement décisif est encore devant nous. Nous énumérons les tâches qu’il faut accomplir pour qu il s achève par la victoire du prolétariat allié à la paysannerie pauvre. Rien ne permet aujourd’hui d’affirmer d’avance que le FSLN. qui a jusqu’ici dirigé le processus révolutionnaire - fût-ce avec l’emploi de méthodes administratives dans ses rapports avec certains secteurs de masse, des méthodes que nous avons chaque fois critiquées qui ont provoqué des discussions au sein du FSLN et sur lesquelles il y a déjà eu des autocritiques -. ne puisse mener cette lutte jusqu’à sa victoire. Aussi longtemps que les faits et l’expérience ne témoignent pas en sens inverse, il est criminel d’appeler au renversement du pouvoir du FSLN. auquel ne pourrait se substituer aujourd’hui que le pouvoir de la bourgeoisie et non celui des masses dirigées par une douzaine d’adhérents au « comité paritaire ».
Faut-il rappeler à nos pseudo-othodoxes, qu’alors qu’il n’y avait pas une douzaine mais plusieurs dizaines de milliers de bolcheviks en Russie - de vrais bolcheviks. ceux-là – Lénine, en avril 1917, tout en lançant le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets », se refusait d’appeler au renversement du gouvernement provisoire qui était pourtant un gouvernement dirigé par la bourgeoisie se cramponnant à l’armée tsariste alors que le FSLN n’est pas bourgeois et qu’il a, lui. non pas cherché à sauvegarder mais complètement détruit l’équivalent de l’armée tsariste au Nicaragua ?
Si jamais les faits démontrent le contraire nous modifierons notre orientation à l’égard du FSLN. mais répétons-le, sur base de faits, non de préjugés. Mais le refus de reconnaître la spécificité des tâches révolutionnaires dans les trois secteurs de la révolution mondiale a ses effets les plus graves pour le secteur de la révolution mondiale qui concerne les pays impérialistes. A leur propos, le document de Bogota affirme : « L’impérialisme ne peut répondre aux aspirations les plus élémentaires des masses aujourd’hui les objectifs delà IVe Internationale sont plus que jamais à l’ordre du jour. La révolution avance et triomphera ». (Correspondance Internationale n°2, p. 105).
De nouveau, nous voyons les ressorts du sectarisme tels que Trotsky les a dévoilés : les dirigeants du « comité paritaire » croient que si l’impérialisme pouvait donner satisfaction à une quelconque « aspiration élémentaire » des masses, les objectifs de la IVe Internationale ne seraient plus à l’ordre du jour, la révolution ne pourrai plus avancer ni triompher. Derrière le triomphalisme simpliste se cache en réalité un pessimisme angoissé, une incompréhension profonde de ce que sont les « objectifs de la IVe Internationale » dans les pays impérialistes (et avant elle. ceux de l’Internationale communiste) à l’époque du déclin du capitalisme, de ce que sont es objectifs de la révolution prolétarienne dans ces pays, qui dépassent - et de loin - les « aspirations les plus élémentaires », qui concernent la prise en main par le prolétariat des moyens de production, la destruction de l’Etat bourgeois, la création du pouvoir des soviets, pour permettre la reconstruction de la société sur une base socialiste, ce qui correspond aux aspirations profondes de la majorité des masses laborieuses.
Dire que l’impérialisme est incapable de répondre aux « aspirations les plus élémentaires des masses » est archi-faux. C’est faux même sur le plan économique. Après la Deuxième Guerre mondiale, les masses des pays impérialistes ont pu conquérir non seulement une élévation réelle de leur niveau de vie mais encore, dans de nombreux pays, la sécurité sociale, et dans plusieurs pays l’échelle mobile des salaires, conquêtes réelles s’il en est, et que les masses défendent à juste titre avec acharnement.
Il est vrai que dans la phase dépressive dans laquelle est entrée l’économie capitaliste, la bourgeoisie est obligée de remettre en question ces conquêtes. Mais son succès à ce propos dépend de l’issue des luttes de classe en cours, dont dépend aussi le succès ou l’échec de la lutte pour cette nouvelle conquête - plus qu’élémentaire - que serait la semaine des 35 heures sans réduction du salaire hebdomadaire, dans laquelle la classe ouvrière est engagée pour combattre la montée du chômage. Affirmer d’avance qu’indépendamment des rapports de force entre le Capital et le Travail, indépendamment de l’essor des luttes ouvrières et de leur issue immédiate, indépendamment de la conjoncture politique et sociale précise dans chaque pays, le prolétariat est incapable de conquérir les 35 heures vu la dépression économique, dans quelque pays que ce soit, c’est affirmer une contre-vérité flagrante et démobiliser les travailleurs.
Mais ce qui est déjà faux sur le plan économique est encore beaucoup plus faux sur le plan politique. La bourgeoisie portugaise, espagnole et grecque a-t-elle été incapable de répondre « aux aspirations les plus élémentaires des masses » ? Les travailleurs portugais, espagnols et grecs ne jouissent-ils d’aucune liberté démocratique supplémentaire à ce qu’ils ont connu sous les dictatures de Salazar-Caetano, de Franco et des colonels ? La liberté de presse, le droit de grève, l’existence de puissants syndicats, la possibilité de participer à des élections, n’ont-ils aucune importance, ne font-ils aucune différence ? Sans aucun doute, il s’agit dans ces pays de régimes hybrides, avec maintien des appareils de répression de la dictature, avec des limitations multiples et infâmes aux libertés démocratiques. Mais ce n’est pas la même chose que d’affirmer froidement que même la revendication la plus élémentaire n’a pu être arrachée par la classe ouvrière à la bourgeoisie impérialiste.
Cette analyse fausse aboutit à une conclusion extrêmement dangereuse sur le plan politique, qui est une révision d’une des thèses fondamentales du Programme de Transition. Celui-ci affirme que si la lutte pour les revendications démocratiques reste à l’ordre du jour dans tous les pays, leur poids spécifique dépend généralement du degré d’arriération du pays, c’est-à-dire qu’il est structurellement différent dans les pays impérialistes et dans les pays semi coloniaux (nous ajouterons : et dans les Etats ouvriers bureaucratisés). Dans les pays impérialistes, « les formules de la démocratie ne sont pour nous que des mots d’ordre passagers ou épisodiques dans le mouvement indépendant du prolétariat, et non un nœud coulant démocratique passé autour du cou du prolétariat... ». « Tu as tort », ripostent audacieusement les auteurs du document de Bogota au camarade Trotsky : « Le retard pris par la révolution prolétarienne, le pourrissement de l’impérialisme. le retard dans la construction de partis révolutionnaires de masse de la IVe Internationale, donnent au combat pour les tâches démocratiques de nature bourgeoise une importance renouvelée dans le combat pour la révolution prolétarienne » (Correspondance Internationale n°2, P. 105).
Partant de l’idée fausse que la bourgeoisie impérialiste, même en pleine crise révolutionnaire, est incapable de concéder la moindre réforme démocratique au prolétariat, jetant par-dessus bord tous les enseignements des quatre premiers Congrès de l’IC et du Programme de Transition sur la spécificité de la révolution prolétarienne dans les pays impérialistes. les camarades du CORQI s’étaient déjà rapprochés dangereusement, au cours de la révolution portugaise, d’une politique qui transforme la priorité donnée aux mots d’ordre démocratiques en un « nœud coulant autour du cou du prolétariat ». Ils ont appuyé à fond l’offensive Soares contre « l’anarcho-populisme », c’est-à-dire contre l’émergence d’organes de pouvoir ouvrier et populaire décomposant l’Etat bourgeois et l’armée bourgeoise. Ils ont crié à tue-tête « Assemblée Constituante souveraine » et « gouvernement Soares », croyant, à tort, que la bourgeoisie était incapable d’accepter l’une et l’autre.
Mais la bourgeoisie portugaise de 1975-76. comme la bourgeoisie allemande et autrichienne de 1918-19, a préféré faire des concessions démocratiques aux masses pour éviter le pire, c’est-à-dire la destruction de son Etat et la prise du pouv6ir par les conseils. Objectivement, ce qui a eu lieu au Portugal sous le gouvernement Soares (« sans ministres bourgeois »), ce fut une « contre-révolution démocratique », la restauration de l’Etat bourgeois, la restauration de la discipline dans l’armée, la destruction des noyaux d’organes de dualité de pouvoir, la mise en place d’une politique d’austérité.
A plus long terme, la bourgeoisie joue évidemment d’autres cartes au Portugal, comme elle le fit en Allemagne. Mais en oubliant tous les enseignements de Lénine et de Trotsky sur les tâches des révolutionnaires au cours de crises révolutionnaires dans les pays impérialistes, la poignée des partisans du CORQI au Portugal ont été à deux doigts d’appuyer la contre-révolution démocratique. Ce qui les sauve du verdict de l’histoire, c’est que - heureusement - ils n’ont eu aucune influence sur le déroulement des événements.
Mais la FB, après avoir suivi une ligne analogue jusqu’en été 1975, a esquissé par la suite un revirement fracassant, s’adaptant à notre ligne de combiner la politique de front unique PS-PC avec l’orientation fondamentale vers l’extension, la généralisation, la coordination et la centralisation des organes de pouvoir ouvrier et populaire, tout en y joignant un appui ultra-opportuniste au MFA. La Vérité de juin 1980 réaffirme encore aujourd’hui - malgré toutes les leçons de l’expérience des gouvernements Soares ! - la justesse de l’ancienne orientation. Qu’en disent les dirigeants de la F.B.? Ont-ils de nouveau changé d’avis ? Il est vrai qu’il ne s’agit que du sort d’une révolution, celle du Portugal, et au fond ils s’en balancent, comme du sort de la révolution nicaraguayenne, pourvu qu’il y ait quelque munition fractionnelle contre la IVe Internationale qu’on puisse péniblement étaler.
5. Une tendance vers un rapport manipulatoire avec les masses
Derrière les multiples erreurs politiques des composantes du « comité paritaire », il y a un trait commun qu’il faut mettre en lumière, et qui se rattache à une compréhension incomplète (faudrait-il rajouter : révisionniste ?) du fondement même du Programme de Transition. Lorsque les marxistes révolutionnaires affirment que la crise de l’humanité, c’est la crise de la direction révolutionnaire, c’est-à-dire du facteur subjectif de l’histoire, ils entendent par là l’absence de partis révolutionnaires de masse, et le niveau insuffisant de la conscience de classe du prolétariat, les deux étant d’ailleurs étroitement liés l’un à l’autre.
« Nous ne devons pas oublier qu ’une situation révolutionnaire se définit d’un point de vue politique et non pas seulement sociologique, ce qui inclut le facteur subjectif. Et par facteur subjectif, nous n’entendons pas seulement la question du parti du prolétariat. Il s’agit de la conscience de toutes les classes et. bien sûr, avant tout de celle du prolétariat et son parti (Léon Trotsky : Où va l’Angleterre 7).
On pourrait multiplier les citations où Trotsky répète la même chose, y compris dans le texte même du Programme de Transition et dans les discussions qu’il a menées avec des camarades trotskystcs autour de ce programme. Citons en deux :
« La tâche stratégique de la prochaine période - période pré révolutionnaire d’agitation, de propagande et d’organisation - consiste à surmonter la contradiction entre la maturité des conditions objectives de la révolution et la non-maturité du prolétariat et de son avant-garde (désarroi et découragement de la vieille génération manque d’expérience de la jeune). Il faut aider la masse dans le processus de s’a lutte quotidienne, à trouver le pont entre ses revendications actuelles et le programme de la révolution sociale. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat », (nous soulignons) (Programme de Transition)
Nous savons que la mentalité de chaque classe de la société est déterminée par les conditions objectives, par les forces productives, par la situation économique du pays, mais cette détermination n’en est pas un reflet immédiat. La mentalité est en général arriérée, en retard par rapport au développement économique... Le caractère arriéré de la classe ouvrière américaine est très grand...C’est un fait que la classe ouvrière américaine a un esprit petit-bourgeois, manque de solidarité révolutionnaire... » (Discussions with Léon Trotsky on thé Transitional Program for Socialiste Révolution pp/125-26). -« ...les conditions subjectives, la conscience des masses, la croissance du parti révolutionnaire... » (ibidem p. 234)
Tout cela renvoie aux niveaux différents de conscience de classe qui existent au sein du prolétariat, existence confirmée par toute l’histoire des luttes ouvrières et du mouvement ouvrier depuis plus de 150 ans. Sinon quel serait le sens du but même du Programme de Transition, qui est celui d’amener les travailleurs, à travers leur propre expérience, à comprendre la nécessité de la prise du pouvoir ? C’est donc que la majorité d’entre eux ne comprend pas encore cette nécessité. Mais est-ce qu’il n’y a aucune minorité qui la comprend ? Alors ? Cependant, les auteurs du document de Bogota rejettent catégoriquement cette thèse marxiste classique. Ils affirment :
« Les révisionnistes du trotskysme prétendent que cette crise de direction (du prolétariat mondial) est à mettre en rapport avec le retard du niveau de conscience de la classe ouvrière ou avec l’existence de différents niveaux de conscience. Cela est faux. Les ouvriers français par exemple sont contre le gouvernement Giscard, les ouvriers polonais ne veulent rien savoir de la bureaucratie, les travailleurs iraniens, salvadoriens, sont à mort contre l’impérialisme, contre le capitalisme et contre les gouvernements qui les représentent », (Correspondance Internationale n°2, p. 106).
En croyant démontrer leur thèse simpliste, les auteurs du document de Bogota permettent justement d’en dévoiler toute l’erreur. Car pour qu’U y ait révolution socialiste, il ne suffit justement pas d’être contre Giscard, d’être contre l’impérialisme, d’être contre le capitalisme (d’ailleurs, malheureusement, les travailleurs iraniens ne sont nullement « à mort » contre le régime Khomeiny (qui, jusqu’à nouvel ordre, représente toujours la bourgeoisie). Il faut encore savoir par quoi les remplacer et comment. Et à ce propos, après plus d’un demi-siècle de méséducation fondamentale par la social-démocratie et par le stalinisme, la clarté ne règne point dans la tête des ouvriers, c’est le moins qu’on puisse dire.
Sinon, il suffirait qu’il y ait une lutte de masse généralisée pour que le capitalisme s’effondre. Or, nous avons vécu d’innombrables grèves générales, voire des débuts de révolution, contre les équivalents de Giscard (ou du Shah), sans qu’ils aboutissent à des révolutions socialistes victorieuses. Le « comité paritaire » rétorque : c’est la faute aux appareils. D’accord. Mais ils ne se posent pas la question : pourquoi donc les travailleurs se laissent-ils chaque fois de nouveau berner par ces appareils ? Cela n’a-t-il aucun rapport avec le fait qu’ils manquent, du moins dans leur majorité, d’une vision claire comment renverser le capitalisme et détruire l’Etat bourgeois ?
En soi, le débat sur les rapports (ou la prétendue absence de rapports) entre le rôle traître des appareils bureaucratiques et les différents niveaux de conscience auxquels accède la classe ouvrière, à différents moments de l’histoire et de sa lutte, pourrait être considéré comme purement théorique, et ne mériterait point beaucoup d’attention dans une discussion d’orientation. Il recouvre cependant une conception révisionniste, à la fois opportuniste pseudo-spontanéiste, et manipulatoire des rapports entre le parti révolutionnaire (ou son noyau initial) d’une part, et les masses laborieuses d’autre part. Rien ne révèle mieux cette conception, du côté du CORQI et de la TLT, que leur attitude à l’égard de la question du « gouvernement ouvrier ». Rien ne révèle mieux cette conception de la part de la F.B. que son attitude à l’égard de la dictature du prolétariat.
Selon Correspondance Internationale (n°2, p.126), l’appel aux partis ouvriers empetit-bourgeoisés traditionnels pour qu’ils rompent avec la bourgeoisie serait « le mot d’ordre fondamental du Programme de Transition ». Formulée de cette manière raccourcie, l’affirmation est fausse. Le mot d’ordre fondamental du Programme de Transition est celui de la prise du pouvoir par le prolétariat, de l’expropriation de la bourgeoisie et de la destruction de l’Etat bourgeois. La rupture des partis réformistes avec la bourgeoisie - le début de rupture, car il ne peut s’agir que de cela de la part des réformistes - n’est point identique à la prise du pouvoir, à moins d’identifier « gouvernement ouvrier » et « dictature du prolétariat », et alors il faut le dire, ce dont se gardent bien les dirigeants du « comité paritaire ».
Dans La Vérité de juin 1980, la composante CORQI du « comité paritaire » fait un pas plus loin : « un gouvernement PS-PC sans ministres bourgeois » c’est-à-dire un gouvernement Mitterand-Marchais, serait « un premier pas vers un gouvernement ouvrier rompant avec la bourgeoisie ». Un premier pas suffît-il ? Sommes-nous maintenant, devant « l’imminence de la révolution », satisfaits de la transition vers la transition vers la transition, comme de vulgaires sociaux-démocrates et eurocommunistes, c’est-à-dire sommes-nous satisfaits d’une théorie étapiste de la conquête du pouvoir ? D’abord disparaîtront les ministres bourgeois. Puis, la « pression des masses » obligera les réformistes à aUer plus loin. Puis... viendra peut-être le coup d’Etat militaire de la bourgeoisie, si entre-temps l’Etat bourgeois reste intact, car la bourgeoisie n’a guère tendance à respecter tous les délais savants élaborés par le CORQI pour la « la transition de la transition de la transition... »
En vérité, les camarades du « comité paritaire » oublient un peu vite que depuis 1918, il y a eu, de par le monde, pins de vingt « gouvernements des partis ouvriers sans ministres bourgeois », dans des pays aussi divers que l’Allemagne, l’Autriche, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, la Suède, la Norvège et le Portugal, dont aucun - nous disons bien aucun - n’a abouti à un « gouvernement ouvrier commençant à rompre avec la bourgeoisie », dont aucun n’a abouti à la prise du pouvoir par le prolétariat. Dans le cas de la Grande-Bretagne, il y a eu six gouvernements successifs du Labour sans ministres bourgeois, sans que la moindre « rupture » avec l’ordre bourgeois ne s’esquisse, ni d’ailleurs une rupture des masses avec le parti travailliste. Croire, ou feindre de croire, au moindre automatisme à ce propos, c’est donc se tromper soi-même ou tromper les masses.
Mais peut-être les conditions en France sont-elles aujourd’hui telles qu’un pareil processus plus ou moins spontané de rupture est envisageable ? Il est certain que la crise de la société bourgeoise, que l’exacerbation des antagonismes de classe, que la combativité ouvrière, sont supérieures à ce qu’elles sont dans la plupart des cas précités,- mais pas supérieures à l’Allemagne et l’Autriche de 1918-19 ni au Portugal de 1975, où le « gouvernement PS sans ministres bourgeois » a abouti à ce que l’on sait. Mais la manière dont l’OCI/CORQI, en plein accord avec la TLT, conçoit la « rupture avec la bourgeoisie » - c’est-à-dire une simple opération électorale-parlementaire, débouchant sur la seule revendication du désistement aux élections, liée à aucune propagande sur le programme du gouvernement, aucune orientation vers l’auto organisation des masses, vers la création de comités de base, et même assaisonnée d’une forte sauce « antibasiste » (c’est-à-dire contre l’auto organisation des masses) -crée toutes les pré conditions pour que l’opération s’achève par une lourde trahison des appareils traditionnels, par une lourde défaite de la classe ouvrière, pour laquelle l’OCI/CORQI porteraient alors leur part de responsabilités.
Pour nous, la question-clé de l’époque, telle qu’eue est développée par le Programme de Transition, c’est la préparation et la mobilisation de la classe ouvrière pour la prise du pouvoir, pour sa prise du pouvoir, qui ne peut se faire dans le cadre parlementaire-bourgeois qui exige la création d’institutions d’un type nouveau, soviétiques. Pour que cela devienne possible, U faut que deux conditions soient réunies au sein de la classe ouvrière (en dehors des conditions nécessaires au sein de la société bourgeoise dans son ensemble) : il faut que la classe ouvrière ait une large expérience de mobilisations et d’organisations extra-parlementaires ; il faut qu’elle se dégage de l’influence politiquemcnt majoritaire des partis traditionnels, PS et PC.
Pour réaliser cette deuxième condition, la propagande pour un gouvernement PS-PC est utile et nécessaire, de même que la propagande pour le désistement mutuel des partis ouvriers aux élections législatives, présidentielles etc. Mais en elle-même, cette propagande ne suffit guère pour remplir la deuxième condition, sans même parler de la première.
Nous ne pouvons créer aucune illusion qu’il suffit aujourd’hui de rassembler des pétitions, d’assurer le « désistement » qui amènerait automatiquement (est-ce bien certain ?) une majorité PS-PC à l’Assemblée, pour qu’un « gouvernement PS-PC sans ministres bourgeois » se constitue effectivement. Ni l’un, ni l’autre de ces appareils - sans parler de la bourgeoisie - n’est prêt à envisager à présent pareille éventualité. Pour qu’un tel gouvernement se constitue réellement, il faudra une sacrée peur de la bourgeoisie (et des appareils !) que l’ordre bourgeois est immédiatement menacé.
Mais justement pour cette raison, nous pouvons encore moins semer l’illusion qu’un tel gouvernement commencerait réellement et automatiquement à rompre avec la bourgeoisie. Il faut donc adjoindre au mot d’ordre « gouvernement PS-PC sans ministres bourgeois » un programme de revendications transitoires que ce gouvernement aura à appliquer afin de satisfaire les besoins et les aspirations des masses, programme dont la réalisation elle, impliquerait effectivement un premier pas vers la rupture avec la bourgeoisie. La seule garantie qu’un tel gouvernement se constitue et aille dans le sens d’une rupture avec la bourgeoisie réside donc dans le fait que les masses prennent l’affaire en leurs propres mains, qu’eues ne fassent guère confiance aux élections ou au Parlement, qu’eues commencent à créer des comités unitaires de base, qu’eues couvrent le pays d’un réseau de comités unitaires auxquels nous réclamons que le PS et le PC participent, du sommet à la base (sans que leur création initiale soit subordonnée à un accord préalable au sommet, en faveur duquel nous militons évidemment).
La préparation et l’organisation d’une grève générale pour battre la politique d’austérité, c’est le meilleur moyen pour mettre en mouvement ce double mécanisme unitaire et de mobilisation autonome, sans lequel il n’y aura pas de rupture avec la bourgeoisie. Comme Trotsky le dit clairement dans Où va la France : « Le danger énorme en France consiste en ce que l’énergie révolutionnaire des masses dépensée morceau par morceau dans des explosions isolées, comme à Toulon, à Brest, à Limoges, fasse place à l’apathie... Les réformistes, et surtout les staliniens, ont peur d’effrayer les radicaux. L’appareil du « front unique » joue tout à fait consciemment le rôle de désorganisateur à l’égard du mouvement spontané des masses. Et les gauches, de type Marceau Pivert, ne font que protéger cet appareil de la colère des masses. On ne peut sauver la situation que si l’on aide les masses en lutte, dans le processus de la lutte même, à créer un nouvel appareil, qui réponde aux nécessités du moment. C’est en cela que réside précisément la fonction des comités d’action ».
« Pendant la lutte à Toulon et à Brest, les ouvriers auraient sans hésitation créé une organisation locale de combat, si on les avait appelés à le faire... De tels cas se présentent et se présenteront à chaque pas. Plus souvent à l’échelle locale, moins souvent à l’échelle nationale. La tâche consiste en ce qu ’il ne faut pas manquer une seule de ces occasions. La première condition pour cela : comprendre clairement soi-même la signification des comités d’action, comme le seul moyen de briser la résistance antirévolutionnaire des appareils des partis et des syndicats.
« Cela signifie-t-il que les comités d’action remplacent les organisations des partis et des syndicats ? Il serait absurde de poser ainsi la question. Les masses entrent en lutte avec tous leurs idées, groupements, traditions et organisations. Les partis continuent de vivre et de lutter. Pendant les élections aux comités d’action, chaque parti tentera naturellement défaire passer ses partisans... Par rapport aux partis, les comités d’action peuvent être appelés des parlements révolutionnaires : les partis ne sont pas exclus, au contraire, ils sont supposés nécessaires ; en même temps, ils sont contrôlés dans l’action, et les masses apprennent à se libérer de l’influence des partis pourris » (26 novembre 1935).
Identifier la rupture avec la bourgeoisie à l’absence de ministres bourgeois, et la préparation de la classe ouvrière à la prise du pouvoir à une simple campagne de désistement entre partis ouvriers au cours d’élections parlementaires-bourgeoises, c’est jeter par-dessus bord plus de 60 années d’éducation léniniste-trotskyste sur la fonction et la dynamique du front unique dans la révolution prolétarienne. C’est révéler une conception profondément manipulatoire de la classe ouvrière. Cela laisse supposer que sans que celle-ci perde ses illusions parlementaires-bourgeoises et électoralistes, sans que celle-ci assimile la nécessité d’une destruction de l’appareil d’Etat bourgeois, sans qu’elle soit conquise à l’idée de construire des soviets et de lutter pour qu’ils prennent tout le pouvoir, elle puisse être manœuvrée par de savants tacticiens à « instaurer la dictature du prolétariat sans réellement s’en apercevoir ». Nous récusons pareille conception manipulatrice et manœuvrière de la révolution socialiste, comme indigne du trotskysme, du marxisme.
Mais les camarades de la FB. vont encore bien plus loin dans la conception manipulatrice à l’égard du mouvement des masses que les camarades du CORQI. Dans le livre de polémique que le camarade Moreno a consacré à la Dictature révolutionnaire du Prolétariat, deux chapitres entiers du Programme de Transition sont écartés d’un revers de la main. Le camarade Moreno se prononce clairement contre la légalisation de tous les partis pour lesquels les ouvriers et les paysans voteraient dans les soviets et notamment contre la légalisation de la social-démocratie - c’est-à-dire contre le droit des ouvriers et des paysans d’êtres aux soviets (dans une dictature du prolétariat stabilisée, en dehors des périodes de guerre civile, s’entend !) - tous ceux qu’il leur plaît d’élire. Nous lui promettons beaucoup de succès avec ce « radicalisme » auprès des ouvriers polonais, tchécoslovaques, hongrois, est-allemands ! Et il se prononce contre l’exercice du pouvoir par des soviets librement élus sous la dictature du prolétariat, disant ouvertement ce que les bureaucrates staliniens murmurent plus bas : la conception soviétique de la dictature du prolétariat développée par Lénine dans L’Etat et la Révolution, est une conception antédiluvienne, dépassée. La dictature sera exercée par le parti (trotskyste) et non par les soviets...
Le livre du camarade Moreno est le document le plus révisionniste qui ait jamais été rédigé au sein ou à la lisière de la IVe Internationale, le plus apologétique à l’égard de la bureaucratie. Il se permet de dire que les travailleurs en URSS, en Europe orientale et en Chine jouissent de mille fois plus de libertés démocratiques, et notamment de libertés syndicales (sic), que les travailleurs des pays impérialistes les plus démocratiques. Il se permet de dire, répétant Staline, qu’aussi longtemps que survit l’impérialisme, la répression dans les Etats ouvriers devra, pour des « raisons objectives », s’aggraver, la dictature se durcir (contre qui ?).
Nous posons deux questions aux camarades du CORQI. Etes-vous d’accord avec ces thèses, en comparaison desquelles les Isaac Deutscher pour ne pas dire Michel Pablo des années 1950, font figure d’antistaliniens enragés ? Si vous croyez compatible la coexistence dans une même organisation avec un courant qui défend des thèses aussi ouvertement révisionnistes, pourquoi mettez-vous en doute la possibilité d’une telle coexistence avec la IVe Internationale qui, sur la question des soviets, de la dictature du prolétariat, de la démocratie soviétique, défend les positions du Programme de Transition, auquel vous ne cessez de vous référer ?
Ajoutons, pour atténuer la gravité des péchés du camarade Moreno, que son livre n’est qu’un exercice de style à destination purement interne et fractionnelle. Au sein du mouvement trotskyste, il peut tonitruer à longueur de journée en faveur de la « dictature révolutionnaire (avec au moins 5 r) du prolétariat ». Dans sa pratique quotidienne en Argentine, il essaie de créer un parti social-démocrate unifié (comme il a essayé de le faire au Brésil) se basant sur le vieux programme de 1892, où l’on ne pipe mot de la dictature du prolétariat, avec ou sans l’adjectif révolutionnaire, même avec un seul r.
6. Les causes du retard dans l’émergence des nouveaux partis révolutionnaires de masse
II est incontestable que la construction de nouveaux partis révolutionnaires de masse, que la construction de la IVe Internationale, s’est effectuée à un rythme beaucoup plus lent que ce que Trotsky avait prévu à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, beaucoup plus lent que ce que l’ensemble des cadres trotskystes avaient prévu pendant et au lendemain de la même guerre. Ce fait lui-même, avec ses conséquences néfastes - l’échec de toutes les montées révolutionnaires qui se sont succédées dans les pays impérialistes, des débuts de révolutions politiques dans les Etats ouvriers bureaucratisés, et de la plupart des montées révolutionnaires dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, échec dans le sens d’absence de victoire de ces révolutions - a lourdement pesé sur les organisations révolutionnaires elles-mêmes. Il a été une des causes principales, sinon la cause principale, de leurs divisions et scissions successives.
L’explication fondamentale du retard de l’émergence de nouvelles directions révolutionnaires du prolétariat mondial, et du retard prolongé de la victoire de la révolution mondiale qu’il détermine, ne doit pas être recherchée dans la force (ou la capacité d’adaptation) plus grande que prévue du mode de production capitaliste, du système mondial impérialiste ou de la dictature bureaucratique dans les Etats ouvriers bureaucratisés. Au contraire, les événements qui se sont succédés depuis 1943 (depuis la chute de Mussolini, pour prendre un point de départ symbolique) ont entièrement confirmé que le capitalisme, le système impérialiste et la dictature bureaucratique dans les Etats ouvriers bureaucratisés, sont tous des régimes entrés dans des crises historiques de déclin, qui se traduisent périodiquement par des explosions de luttes de masse d’une ampleur propre à ouvrir des crises révolutionnaires, c’est-à-dire des situations qui mettent objectivement et immédiatement à l’ordre du jour la prise du pouvoir par le prolétariat.
L’explication ne peut pas non plus être trouvée dans la politique traître des appareils bureaucratiques au sein du mouvement ouvrier, qui sont bien sûr, la cause immédiate des défaites successives de la révolution. Cette politique traître est un facteur permanent de l’époque ouverte par la dégénérescence bureaucratique de l’URSS et de l’I.C. Elle n’est pas appelée à disparaître à l’avenir, aussi longtemps que ne triomphe la révolution politique en URSS. Elle n’a certainement pas été sous-estimée par Trotsky ou par les cadres marxistes révolutionnaires, avant ou après 1945. Il s’agit de savoir si cet obstacle majeur sur la voie de la victoire révolutionnaire peut être brisé, c’est-à-dire si malgré l’existence des appareils bureaucratiques et de leur politique de collaboration de classe, objectivement contre-révolutionnaire, des partis révolutionnaires de masse peuvent surgir qui réussissent à arracher à ces appareils le contrôle et la direction politique de fait de la majorité du prolétariat au cours des crises révolutionnaires qui se succèdent.
Expliquer le retard de l’émergence de ces nouveaux partis révolutionnaires par la simple existence des appareils bureaucratiques, avec tout ce qu’eue implique, est non seulement logiquement intenable mais aussi profondément défaitiste à l’égard du prolétariat et de la révolution, car cela aboutit en fait à conclure à l’incapacité du prolétariat de se libérer de l’emprise de ces mêmes appareils, à l’incapacité de l’avant-garde révolutionnaire de leur disputer le contrôle du mouvement de masse. Pour nous, l’explication du retard de l’émergence de nouveaux partis révolutionnaires réside fondamentalement dans l’interaction entre les conséquences cumulatives à long terme de vingt années de défaites de la révolution (1923-43) d’une part, et la faiblesse numérique, la discontinuité dans l’accumulation de cadres, des noyaux de futurs partis révolutionnaires de masse d’autre part.
Après vingt années de défaites de la révolution, sous les effets combinés du fascisme, du stalinisme et du réformisme s’abaissant à une nouvelle étape encore bien plus avancée d’intégration dans la société bourgeoise, la nouvelle montée révolutionnaire qui a débuté dès 1943, comme Trotsky et la IVe Internationale l’avaient correctement prévu, a trouvé une classe ouvrière qui, dans les pays décisifs, s’y est engagée avec un niveau de conscience de classe beaucoup plus bas (à quelques exceptions près) qu’en 1918, qu’en 1923 ou qu’en 1933. De ce fait, les luttes révolutionnaires gigantesques ont conduit à des ruptures conscientes avec le réformisme et le stalinisme qualitativement plus réduites que celles qui se sont produites entre 1916 et 1923 (dans quelques pays, entre 1933 et 1937) avec la social-démocratie. La montée révolutionnaire d’après la Deuxième Guerre mondiale a pu être, en gros, canalisée par les appareil traditionnels sur le plan organisationnel, alors que la social-démocratie n’a pu contrôler la radicalisation de millions de travailleurs de par le monde, après la Première Guerre mondiale.
La différence est certes, relative et non absolue. Après 1943 aussi, des milliers, sinon des dizaines de milliers de travailleurs d’avant-garde, ont perçu dans leur expérience et senti dans leur chair la trahison des appareils réformistes, staliniens et nationalistes-bourgeois ou petits-bourgeois au cours de grandes montées révolutionnaires de masse. Leur nombre était plus réduit qu’après 1916-17. Mais il aurait pu donner naissance à des organisations révolutionnaires qualitativement plus fortes que les sections de la IVe Internationale existant en 1945, 1948, 1953 ou 1956. Vu la faiblesse numérique de ces sections, vu leurs divisions successives - et dans quelques cas aussi vu les erreurs politiques qu’elles ont commises - elles n’ont pas pu servir de pôle d’attraction à l’immense majorité de ces militants d’avant-garde disponibles pour la construction du parti révolutionnaire, se dégageant de l’expérience des luttes de masse elles-mêmes. Ces militants se sont donc essentiellement dispersés, éparpillés, démoralisés. Ce phénomène a, à son tour, renforcé et le retard dans la construction du parti, et l’emprise des appareils sur les masses, car ces militants d’avant-garde disposaient souvent d’une influence non négligeable dans les syndicats et dans les entreprises, qui ébranlait à certains moments le contrôle de la bureaucratie.
Nous estimons qu’à partir de la nouvelle montée révolutionnaire de 1968 (mai 1968 en France + printemps de Prague + montée de la révolution vietnamienne), les causes objectives de la faiblesse des organisations révolutionnaires ont commencé à disparaître. La nouvelle génération - avant tout la jeunesse ouvrière et étudiante - qui était à l’origine et à l’avant-garde de ces luttes, n’était plus sous l’influence de défaites passées et du scepticisme qu’elles engendrèrent. Elle était au contraire portée par le souffle des révolutions victorieuses qui s’étaient succédées, fût-ce sous des directions centristes bureaucratiques. Elle échappa en masse au contrôle direct des appareils bureaucratiques traditionnels.
Contrairement à la période 1943-1948/9, la majeure partie de cette avant-garde combative n’a été captée nulle part par les PS ou les PC. Si ceux-ci ont conservé et conservent le contrôle sur la majorité de la classe ouvrière - ce qui s’applique en gros aussi à la bureaucratie syndicale des principaux pays semi-coloniaux, ainsi qu’aux les tendances nationalistes-bourgeoises ou petites-bourgeoises dans la plupart de ces derniers pays - leur orientation de collaboration de classe est contestée par une minorité importante au sein de la classe, au moins ponctuellement et sur des questions cruciales de la lutte de classe. Certes, cette minorité est loin d’avoir l’ampleur et le niveau de conscience politique de celle qui affluait en masse à l’I.C. au lendemain de la Première Guerre mondiale. Mais elle est qualitativement supérieure à ce qu’eue était dans la période 1943-48/9.
En outre, cette avant-garde se meut au sein d’une classe ouvrière et d’un mouvement ouvrier considérablement renforcés au cours des deux dernières décennies, beaucoup plus confiants en eux-mêmes qu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale dans les pays impérialistes (à l’exception des Etats-Unis, et encore), qui non seulement dans les phases offensives mais aussi dans les phases défensives sont capables d’affronter la bourgeoisie avec une obstination insolente bien supérieure à celle des années 1944-48
Dans ces conditions, les organisations révolutionnaires peuvent croître à un rythme beaucoup plus rapide que pendant les 25 années précédentes. C’est, en gros, ce qui est arrivé avec la IVe Internationale. Cette croissance est encore trop modeste pour résoudre, par elle-même, la question de la construction de nouveaux partis révolutionnaires de masse et d’une nouvelle Internationale de masse, dirigeant effectivement les luttes de masse de par le monde. Nulle part, nous ne sommes encore de tels partis. Nous n’en sommes toujours qu’un noyau, bien qu’un noyau beaucoup plus fort qu’en 1938, qu’en 1945, qu’en 1948, qu’en 1953 ou qu’en 1963. Mais le mécanisme de transformation de ce noyau en parti est maintenant visible. C’est la fusion successive avec les nouvelles avant-gardes qui se dégageront progressivement de chaque vague de lutte tumultueuse des masses, et qui échappent au contrôle des appareils traditionnels (y compris, dans une mesure croissante, au sein des PS et des PC eux-mêmes).
Cette explication du retard de l’émergence de nouveaux partis révolutionnaires de masse, et des moyens de le surmonter, part de la compréhension de la dialectique du facteur objectif et subjectif de l’histoire, dialectique qui englobe une compréhension des niveaux différents de la conscience de classe du prolétariat et de son avant-garde (avant-garde prise ici dans le sens social, immédiat, du mot, c’est-à-dire des militants qui, dans les entreprises et les syndicats, émergent comme dirigeants effectifs des luttes). Comme les dirigeants du « comité paritaire » rejettent toute cette dialectique, et comme ils ne peuvent quand même pas plaider la cause suicidaire selon laquelle la force des appareils suffirait en elle-même pour expliquer notre faiblesse à tous ; comme ils se refusent à juste titre à trouver une explication objectiviste à cette faiblesse, il ne leur reste qu’une seule issue, celle de la démonologie. La « révisionnisme » infiltré au sein de la IVe Internationale elle-même serait la cause fondamentale de sa faiblesse : « Le retard dans l’accomplissement dés tâches de construction de partis de la IVe Internationale, dont le révisionnisme pabliste est principalement responsable... » (Correspondance Internationale n°2, p. 105)
Il est vrai que les marxistes ont toujours expliqué le rôle de « courroie de transmission » Caissons de côté l’aspect simplificateur et insuffisant de ce concept) par des intérêts matériels bien précis de couches sociales bien précises : bureaucraties ouvrières, aristocraties ouvrières, couches intégrées dans l’appareil d’Etat bourgeois, couche ayant usurpé l’exercice du pouvoir (et donc le contrôle sur un énorme surproduit social) en URSS et en Chine, etc. On se demande en vain où se trouvent les bases matérielles de cette « courroie de transmission » au deuxième degré qui amènerait des révolutionnaires consacrant toute leur vie à la cause de la révolution prolétarienne, adversaires farouches de l’impérialisme, de la bourgeoisie et de la bureaucratie, persécutés et non point récompensés par l’ennemi, à « trahir » pour le seul plaisir de « trahir ». Le matérialisme historique obligerait cependant à expliquer la « trahison » autrement que par « l’inclination révisionniste ou par des considérations purement psychologiques à trahir ». Passons encore une fois.
Cela donne l’explication que voici de la faiblesse de la IVe Internationale : « Selon Pablo, sur qui Mandel s’alignera rapidement, la bureaucratie stalinienne et ses partis allaient dans des siècles de transition, construire le socialisme à leur manière. C’est là l’expression théorique et pratique de la capitulation devant le stalinisme. C’était là nier la nécessité et la capacité de la IVe Internationale et de son programme. C’est fouler aux pieds tous les enseignements du marxisme.
« Le mandélisme est l’élément le plus dangereux de ce révisionnisme, parce qu’il couvre son révisionnisme d’une rhétorique marxiste et du drapeau de la IVe Internationale. .. Mandel refuse de reconnaître que le pablisme a été et est un courant révisionniste liquidateur. « Nous affirmons pour notre part que le pablisme et le mandélisme sont des courants révisionnistes, le bernsteinisme et le shachtmanisme de notre époque. qui trouvent leur base sociale ni dans la classe ouvrière, ni dans la petite-bourgeoisie intellectuelle, impressionniste devant les phénomènes nouveaux de la lutte de classes tels qu ’ils sont rapportés par la presse bourgeoise ou les appareils bureaucratiques. Cela leur confère leur caractère tellement instable qui les conduit à perdre confiance dans la classe ouvrière elle-même et dans la IVe Internationale, et à chercher toutes sortes de raccourcis, qui évitent la lutte contre les appareils bureaucratiques et conduisent aussi à renoncer à la construction de partis ouvriers, révolutionnaires, trotskystes ». (Correspondance Internationale, n° 2, pp. 107-108).
C’est à la fois révélateur ridicule, odieux et contre-productif. La « personnalisation » de phénomènes idéologiques au sein du mouvement ouvrier - qui sont toujours des phénomènes sociaux, dès qu’ils ont plus qu’une signification purement anecdotique - est révélatrice de la conscience d’elles-mêmes que possèdent les fractions réunies dans le « comité paritaire ». Comme ce sont des cliques constituées autour d’un « chef » (« le Lénine de notre époque »), elles ne peuvent concevoir la IVe Internationale qu’à leur propre image : pablistes, mandélistes, etc. Ils ne comprennent pas que notre développement implique que se dégagent des directions collectives, nationales et internationales, au sein desquelles aucun individu ne joue un rôle central ou indispensable. Il ne peut d’ailleurs en être autrement, si l’on veut réellement construire des partis et une Internationale révolutionnaire de masse.
Le ridicule éclate dans la juxtaposition de « raisonnements qui s’excluent mutuellement, sans parler de mots qui sont utilisés à contre-sens manifeste. Le « mandélisme » serait le courant « révisionniste » le plus « dangereux » parce qu’il « renonce » à construire des partis trotskystes... tout en couvrant ce « refus » du drapeau de la IVe Internationale. Mais il ne faudrait quand même pas consacrer des milliers de pages de polémique à ce courant, si cette « renonciation » à la construction de la IVe Internationale ne se traduisait, dans les faits... par la construction de sections de la IVe Internationale de plus en plus fortes - dans la plupart des pays, 10 fois plus fortes qu’au moment de la scission de 1953 - et de plus en plus nombreuses. Pourquoi des « révisionnistes liquidateurs » qui ont « renoncé à la construction de partis trotskystes » se sont-ils obstinés pendant trois décennies à construire des partis trotskystes plus forts qu’auparavant ? Dans le seul but d’empêcher le CORQI de diriger la révolution mondiale ? Parce qu’ils sont des agents de « l’ennemi » qui ne peuvent réaliser leurs objectifs sordides qu’en les cachant soigneusement à tout le monde, à commencer par eux-mêmes ? Mais des agents pour quelles raisons ? « Parce qu’ils ont perdu confiance dans la classe ouvrière et dans la construction de la IVe Internationale ». Mais comment la « perte de confiance dans la IVe Internationale » se traduit-elle par... une obstination à construire des partis ouvriers de la IVe Internationale ? Un chat n’y retrouverait plus ses petits.
Ce courant « liquidateur » serait « petit-bourgeois intellectuel » qui agirait « impressionné » par les nouvelles diffusées par la presse bourgeoise et par les « appareils ». Mais il se fait que ces « liquidateurs petits-bourgeois » regroupent des milliers et des milliers de militants ouvriers et syndicaux de par le monde, qui ont dirigé de grandes grèves et mouvements, qui n’ont nul besoin de la « presse bourgeoise » ou des informations de « l’appareil » pour s’apercevoir de ce qui se passe dans les entreprises ou lors de luttes de masse, parce qu’ils y participent directement. Il suffît de jeter un coup d’œil sur la presse de la IVe Internationale elle-même pour s’apercevoir que lorsqu’elle traite des grèves au Brésil ou en Pologne, au Sri Lanka ou en Suède, des luttes de masse en Euskadi ou en Afrique du Sud, de la révolution portugaise ou de la révolution iranienne, du mouvement anti-guerre aux Etats-Unis ou de l’opposition contre la politique d’austérité dans la classe ouvrière italienne, des manifestations de masse en France ou au Pérou, ce ne sont ni des coupures de journaux bourgeois ni des rapports de bureaucrates qui sont relatés, mais des expériences vécues par des participants directs à toutes ces luttes qui sont centralisées.
Le « mandélisme » serait le bernsteinisme et le shachtmanisme, c’est-à-dire le révisionnisme, de notre époque. Mais à part le fait qu’il n’y a aucune commune mesure entre le bernsteinisme, qui a dominé des partis influençant des dizaines de millions de travailleurs, et le shachtmanisme qui n’a jamais influencé plus de mille personnes, une question embarrassante apparaît immédiatement : quelle est donc la partie de la théorie marxiste que le « mandélisme » aurait révisée ? Bernstein rompait avec la théorie marxiste de l’Etat, avec la théorie marxiste de la révolution prolétarienne et de la dictature du prolétariat, avec la théorie marxiste de l’aggravation progressive des contradictions internes du mode de production capitaliste, et de l’inévitabilité des crises de surproduction. Il mettait en question la théorie de la valeur-travail et de la plus-value et de la dialectique matérialiste. Tout cela se faisait clairement, ouvertement, avec franchise. Shachtman rompait d’abord avec la théorie marxiste de la nature de l’Etat soviétique, puis avec la théorie marxiste du rôle révolutionnaire de la classe ouvrière.
De nouveau, l’auteur de la révision du marxisme affichait clairement ses opinions. Mais les auteurs du document de Bogota ne peuvent trouver aucun élément du marxisme avec lequel la IVe Internationale, présentée comme « courant mandéliste », aurait rompu. Ils le reconnaissent d’ailleurs indirectement en affirmant que le « mandélisme couvre son révisionnisme par une rhétorique marxiste ». En bon français, cela veut dire qu’on ne peut découvrir le « révisionnisme mandéliste » qu’en attribuant à la IVe Internationale des idées qu’elle n’a jamais exprimées, des thèses qu’elle n’a jamais adoptées, des propos qu’elle a toujours rejetés (par exemple : nous mettons les auteurs du document de Bogota au défi de citer un seul document de la IVe Internationale ou de Mandel où se trouverait l’idée selon laquelle la bureaucratie stalinienne - dont nous avions prévu la crise et la chute par la révolution politique dès la mort de Staline - allait construire le socialisme à sa manière pendant des siècles de transition). C’est une vieille méthode caractérisée par Trotsky : le pape serait (secrètement s’entend) le chef d’une association d’athées, sans jamais dévoiler le « fond de sa pensée ». On sait sur quel fumier cette méthode polémique est éclose...
Elle n’est pas seulement ridicule. Elle est odieuse. Car pour pouvoir défendre de telles insanités, on doit élever l’amalgame, la falsification des textes, le mensonge, la calomnie au niveau de méthode polémique permanente (8). Cela donne les résultats que voici : « La candidature Krivine est une candidature crypto-stalinienne propulsée par la bourgeoisie » (le camarade Nemo, co-responsable de cette candidature, passera-t-il aux aveux publics à ce propos ?) - « Hugo Blanco a trahi la grève générale au Pérou » - « La LCR (espagnole) est mille fois plus à droite que le POUM » (qui, comme on le sait, a participé à un gouvernement bourgeois qui a dissout les comités des milices, c’est-à-dire les soviets) - « Les dirigeants du PSR (colombien) sont des ’gusanos’ (vers grouillants contre-révolutionnaires) - « Le PRT (mexicain) prend ses ordres au Ministère de l’Intérieur » - « Entre 1972 et 1978, la LCR (française) apportait de fait son soutien à l’Union de la Gauche » - « Mandel est un défenseur acharné de la collaboration de classes » - « La position sur le Nicaragua est la pire position dans l’histoire du trotskysme ».
Après la bordée d’injures, les auteurs de ces calomnies tournent brusquement un visage angélique vers nous et se plaignent, avec une pointe d’amertume, d’un « retour de sectarisme » de notre part à leur égard. Comment qualifier cet humour involontaire ? Tête de pierre et langue de bois...
La pantalonade n’est pas seulement ridicule et odieuse. Elle est surtout contre-productive. D’abord, parce qu’elle tend à introduire au sein des organisations qui utilisent la falsification, le mensonge et la calomnie comme méthode de polémique, un régime d’étouffement du débat libre et sincère, d’étouffement de la démocratie prolétarienne, d’interdiction de fait du droit de tendance. La même logique infernale qui a entraîné dans ce sens la fraction stalinienne propulse les dirigeants des fractions du « comité paritaire ». « Puisque » pablistes et mandélistes sont des traîtres, quiconque défend, dans leurs propres rangs, des positions qu’on pourrait accuser d’être « pro-mandelistes ». ou même faisant des concessions au « mandélisme », deviendrait automatiquement complice des « traîtres ». D’où la nécessitée d’obliger les militants à taire leurs objections, à parler (et surtout écrire) à deux voix. D’où des exclusions et des scissions en chaîne, marquées par des qualifications encore pires que celles dont on nous gratifie. Varga exclu du CORQI est dénoncé comme « agent du KGB et de la CIA ». Politica obrera en Argentine et Lora, longtemps fleurons choisis du CORQI, deviennent du jour au lendemain « complices de la dictature fasciste chilienne et argentine ». Avec des méthodes pareilles, on peut fanatiser pendant des années des étudiants et des lycéens. On ne peut construire des partis ouvriers réellement influents, sans parler d’équipes bolcheviques de direction stables.
Ensuite, parce qu’eue transforme la nécessité de l’autojustification de secte (sinon, pourquoi ces méthodes contraires à toute la tradition trotskyste ?) en critère principal sinon exclusif de jugement politique, ce qui conduit à l’accumulation des analyses et des prises de position erronées. Ce ne sont plus les nécessités objectives de la lutte de classes, les intérêts du prolétariat et d’autres couches sociales exploitées et opprimées, qui déterminent l’orientation politique, mais la nécessité de se « démarquer » à tout prix des « révisionnistes pablistes et mandelistes », de démontrer à chaque occasion leur « trahison ». D’où un subjectivisme de plus en plus prononcé, qui bloque toute possibilité de franchir un certain seuil dans la construction du parti (des sectes de quelques centaines ou même quelques milliers de membres peuvent évidemment survivre pendant longtemps. L’histoire du mouvement ouvrier est parsemée de tels résidus de sectes qui n’ont jamais réussi à effectuer leur transformation en véritables partis, et qui n’y parviendront nulle part).
Puis, parce que l’argumentation est manifestement une argumentation boomerang. Si vraiment, dans des conditions d’« imminence de la révolution », les « révises » sont le seul obstacle sur la voie de la conquête des masses, là où les révises sont faibles et inexistants, comment expliquer les victoires de la réaction ? En Argentine, la « fraction bolchevique » domine complètement la scène de ceux qui se revendiquent du trotskysme. Le « pablisme » et le « mandelisme » sont presque inexistants (pour le moment, le camarade Moreno ne perd rien pour attendre, y compris en Argentine, des retours de manivelle de sa scission irresponsable). Alors, pourquoi le PST argentin n’a-t-il pas pu empêcher le coup d’Etat réactionnaire, n’a-t-il pas engagé une lutte sérieuse pour l’empêcher ?
Finalement, parce qu’eue accule les dirigeants du « comité paritaire » à des acrobaties et des contradictions qui lui font perdre toute crédibilité devant l’avant-garde en général et devant ses propres membres (mais qui sont condamnés à se taire s’ils ne veulent pas risquer l’exclusion). Voici ce que nous expliquent les dirigeants du « comité paritaire » en France : « Le mouvement trotskyste doit être réunifié. l’Internationale doit être réorganisée. Sans exclusive ni préalable, ce combat concerne toutes les forces qui se réclament delà continuité de la IVe Internationale... le développement même de la crise politique, l’importance de leurs responsabilités face à la lutte de classes imposent aux trotskystes de tout faire pour unir leurs efforts. Quiconque s’y refuserai. se satisfaisant de la dispersion des forces qui combattent sur le terrain de la IVe Internationale, rendrait un fier service à l’ennemi de classe et aux appareils » (Correspondance Internationale, n° 2, p. 65).
On ne saurait mieux dire. Nous partageons de tout cœur ces nobles sentiments. Mais expliquez-nous, expliquez à vos membres, expliquez aux travailleurs d’avant-garde comment « la réunification du mouvement trotskyste » qui concernerait « toutes les forces qui se réclament de la continuité de la IVe Internationale sans exclusive » commence par exclure de ce processus la majorité de ces forces sous prétexte qu’elles sont des « révisionnistes pablistes et mandelistes » et que le « révisionnisme est incompatible avec le trotskysme ». A qui voulez-vous faire croire que vous désirez « unir vos forces » avec celles de « gusanos », de « traîtres », d’apôtres des Fronts Populaires de gens qui cherchent leurs instructions aux Ministères de l’Intérieur, de gens qui sont « mille fois à droite du POUM », c’est-à-dire du centrisme, qui croient « que la révolution mondiale n ’est pas à l’ordre du jour », qui « nient la nécessité de construire la IVe Internationale » (Correspondance Internationale, n°2, p. 113) ? Ne voyez-vous pas qu’en lançant ces exclusives et ces calomnies, en bloquant de ce fait toute possibilité d unification trotskyste vous rendez « un fier service à l’ennemi de classe et aux appareils », pour citer vos propres paroles ?
7. La construction de la IVe Internationale
La construction de la IVe Internationale en tant que parti mondial de la révolution socialiste est la priorité des priorités de notre époque. Elles l’est parce que sans la construction de nouvelles directions révolutionnaires, la révolution ne pourra triompher dans l’immense majorité des pays. Elle l’est parce que sans de nouveaux partis révolutionnaires unifiés à l’échelle mondiale, étant donné l’internationalisation sans cesse croissante de la lutte de classes, le prolétariat reste foncièrement désarmé, il l’est est parce que sans la pratique et l’expérience de l’internationalisme dans l’action, d abord au niveau des militants, des sympathisants, des travailleurs d’avant-garde ensuite de secteurs de plus en plus larges du prolétariat et des masses opprimées la création d’une Fédération Socialiste Mondiale impliquant des abandons réels de souveraineté, sur strict pied d’égalité et sans hégémonie d’aucune nation, d’aucune fraction du prolétariat, sera immensément difficile, vu la persistance des inégalités de développement et des préjugés chauvins et racistes pendant une longue période que Lénine avait correctement prévue. Et sans une telle Fédération Socialiste Mondiale aucun des problèmes-clé avec lesquels l’humanité est aujourd’hui confrontée - bannir la faim et la guerre ; satisfaire les besoins de base pour tous les hommes et toutes les femmes ; assurer les transformations technologiques qui assurent à la fois l’épanouissement plein et entier de la personnalité humaine et la permanence des ressources matérielles nécessaires à cette fin - ne pourra être résolu.
L’idée qu’il faudrait d’abord construire de puissants partis révolutionnaires à l’échelle nationale, avant de pouvoir construire une véritable organisation internationale, a été combattue avec acharnement par Léon Trotsky. Elle est irréaliste et impraticable. On dit qu’il faut d’abord construire les murs avant de construire le toit. Mais qu’on nous montre donc une seule maison couronnée d’un toit dont les murs auraient été construits indépendamment les uns des autres ! N’est-ce pas évident que la construction d’une maison est un projet d’ensemble, qui ne peut aboutir que s’il y a coordination dès le départ dans la construction des parties, que s’il y a plan d’ensemble préexistant, que respectent tous les maçons, où qu’ils soient employés ?
Espérer que des partis nationaux construits indépendamment les uns des autres aboutiront à s’intégrer plus tard dans une Internationale, c’est croire au Père Noël. Ces partis seront marqués par une hétérogénéité programmatique et une disparité de pratiques telles que leur unification ultérieure sera impossible, précisément dans la mesure où ils croîtront sur des voies de plus en plus divergentes. Au bout du chemin, il y a le « national-communisme », dont les résultats finaux s’apprécient dans le Sud-Est asiatique et le long de la frontière sino-soviétique. La construction simultanée de partis révolutionnaires nationaux et d’une Internationale révolutionnaire est la composante organisationnelle logique et indispensable de la théorie de la révolution permanente. Quiconque la rejette dans les faits, sous quelque prétexte que ce soit, fonde sa pratique sur le « socialisme dans un seul pays » et le messianisme national (qui est injustifiable en ce qui concerne n’importe quel pays), malgré tous les serments orthodoxes « trotskystes » affirmant le contraire. La construction de la IVe Internationale est d’ailleurs aussi une condition pour la jonction avec des courants révolutionnaires nouveaux qui ne surgissent en général qu’à l’échelle nationale - ou dans une région du monde - et que nous ne pouvons attirer vers notre programme qu’à l’échelle mondiale.
Justifier le refus de la construction simultanée de partis nationaux et d’une Internationale, c’est-à-dire refuser le centralisme démocratique international, sous prétexte de divergences politiques non préalablement réglées, c’est confondre construction de fractions avec construction de partis. Des partis révolutionnaires de masse politiquement homogènes sont par définition impossibles. Au sein du parti bolchevik, quand il n’était numériquement pas plus fort que la IVe Internationale d’aujourd’hui, les divergences politiques étaient plus larges et non plus réduites qu’au sein de ceux qui se revendiquent aujourd’hui du trotskysme. Au sein de l’Internationale Communiste, elles étaient dix fois plus fortes. Plus nous croîtrons, plus la fréquence et l’importance de divergences politiques conjoncturelles augmenteront par la force des choses, c’est-à-dire la diversité nationale et sectorielle des expériences de lutte. Réclamer un monolithisme préalable avant de construire une organisation internationale, c’est se contenter de construire des fractions (nationales et internationales), c’est opposer un projet de secte au projet de construire une nouvelle direction révolutionnaire du prolétariat.
Précisément pour cette même raison, nous faisons une distinction nette entre le fonctionnement du centralisme démocratique à l’échelle nationale et son fonctionnement à l’échelle internationale. L’expérience zinovieviste au sein du Komintern - sans parler même de l’expérience stalinienne - ont démontré l’effet désastreux d’une centralisation excessive sur la formation de cadres et de directions nationales mûres. De telles pratiques perpétuent le fractionnisme et freinent de manière décisive la construction du parti.
C’est pourquoi, dans notre conception du centralisme démocratique international, acquise depuis longtemps, codifiée depuis le Congrès de Réunification de 1963, les organes de direction internationale, démocratiquement élus, ont le droit d’exprimer leurs opinions, de donner des conseils, de peser sur la discussion concernant la tactique des sections. Ils n’ont pas le droit de décider en matière de tactique nationale au lieu et à la place des Congrès et des comités centraux, démocratiquement élus, des sections nationales. Ils n’ont pas non plus le droit de modifier la composition des organes de direction des sections nationales, qui reste du seul ressort des membres des sections.
Mais la réciproque est aussi vraie. Pour tout ce qui concerne l’orientation, la tactique et l’action internationales, les organes de direction internationale ont droit de décision et les sections nationales doivent appliquer ces décisions prises après discussion démocratique préalable ; elles sont tenues par la discipline internationale, conservant évidemment tout droit de contester la validité politique de ces décisions par la réouverture du débat, après que l’expérience a permis de soumettre au test la ligne de la majorité. Sinon, il n’y a pas de véritable organisation internationale, il n’y a pas de véritable action internationale commune. Et alors, nous allons tout droit à la situation que Rosa Luxembourg avait dénoncée de manière si éloquente par sa formule : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous en temps de paix, mais égorgez-vous les-uns les-autres en temps de guerre ».
Le véritable enjeu de la lutte, au sein de la IVe Internationale, qui a conduit à la scission de la « Fraction bolchevique », ce n’était pas les divergences sur le Nicaragua, divergences d’appréciation d’un processus révolutionnaire, d’une situation déterminée, qui seront vite tranchées par les faits comme indiqué plus haut, divergences sur lesquelles les camarades de la F.B. avaient d’ailleurs le droit d’exprimer leurs opinions au sein de la IVe Internationale, avant le XIe Congrès Mondial, y compris en public. Le véritable enjeu de la lutte - et la cause réelle de la scission de la F.B., de son refus de participer à ce Congrès et d’en reconnaître les décisions - ce fut le refus de la F.B. de cesser d’agir en tant que fraction publique c’est-à-dire de construire son propre appareil, sa propre presse et sa propre intervention publique internationales, indépendamment et en opposition aux décisions des instances de direction internationales démocratiquement élues (ce qui est autre chose que le droit du PST argentin de déterminer sa propre tactique nationale, droit que nous n’avons jamais mis en question).
C’est parce qu’ils n’étaient pas prêts à dissoudre cette fraction publique internationale - tout en conservant évidemment le droit de tendance et de fraction au sein de l’Internationale - ; parce qu’ils savaient que le Congrès Mondial allait décider cette dissolution, rendue absolument impérieuse par le scandale de la Brigade Simon Bolivar (9) qui succédait à l’attaque publique contre Hugo Blanco, que les dirigeants de la F.B. ont froidement décidé de rompre avec l’Internationale. Ce fut une scission irresponsable et sans principes, substituant cyniquement les intérêts d’une fraction et de sa clique dirigeante aux intérêts communs de tout le mouvement.
On pourrait nous rétorquer : pourquoi identifier la construction de nouveaux partis révolutionnaires, d’une nouvelle Internationale révolutionnaire, avec l’unification d’un prétendu « mouvement trotskyste mondial », alors que l’expérience enseigne - comme l’article présent le prouve - que diverses « composantes » de ce « mouvement » se caractérisent par de très graves déformations politiques et organisationnelles, alors que le mouvement de masse dégage périodiquement des courants centristes de gauche voire révolutionnaires qui, dans les faits, sont beaucoup plus proches de la IVe Internationale, des exigences d’une victoire révolutionnaire, que certaines sectes se revendiquant du trotskysme ?
Notre réponse à cette objection se situe à plusieurs niveaux. Nous n’avons jamais identifié et nous n’identifions pas la construction de nouveaux partis révolutionnaires et d’une nouvelle Internationale révolutionnaire de masse avec l’unification de ceux qui se réclament aujourd’hui du trotskysme ainsi qu’avec le recrutement d’individus ou de petits groupes d’individus autour de ce « noyau central ». Nous sommes profondément convaincus que la montée de la révolution mondiale dégage et dégagera de plus en plus, en dehors des organisations ouvrières traditionnelles, de nouveaux courants révolutionnaires avec lesquels il faudra fusionner, des courants au sein des partis ouvriers traditionnels qui se détacheront de ceux-ci et que nous pourrions et devrions gagner. La nouvelle Internationale révolutionnaire de masse sera le produit de tous ces regroupements (et inévitablement aussi de scissions qu’ils impliquent). Nous ne sommes aujourd’hui qu’au début de ce processus et non à la veille de sa conclusion.
Mais pour être un instrument valable de la révolution mondiale, cette Internationale révolutionnaire de masse devra avoir un programme et une orientation politique générale qui correspondent aux exigences des luttes de masse - et certainement des luttes révolutionnaires de masse - dans tous les secteurs du monde. Elle devra donc combiner le programme de la révolution prolétarienne dans les pays impérialistes, celui de la révolution permanente dans les pays semi-coloniaux, celui de la révolution politique dans les Etats ouvriers bureaucratisés. Elle devra se battre partout pour l’auto organisation des exploités, pour le pouvoir de soviets démocratiquement élus et mondialement fédérés. Cela n’est pas un dogme sorti de textes passés. Cela correspond aux besoins de la révolution, du prolétariat, de l’humanité aujourd’hui, tels qu’ils se dégagent à la fois d’une analyse scientifique objective et d’une systématisation de l’expérience de la lutte de classe des dernières décennies (qui confirment donc, et ne remettent nullement en question, les enseignements des luttes et révolutions précédentes).
Or, force est de constater qu’en dehors de la IVe Internationale, aucun courant qui a évolué pragmatiquement dans un sens révolutionnaire au cours des dernières années - et ces courants ne manquent pas - n’a accepté ni commencé à mettre en pratique ces exigences essentielles programmatiques et politiques. Le moment n’est donc pas encore venu de construire une organisation internationale commune avec eux, nécessité (qui fait aussi partie du programme) qu’ils récusent d’ailleurs eux-mêmes. Le jour où cela changera, nous leur ouvrirons largement nos portes, quitte même à être minoritaires au sein de l’Internationale de masse. Mais aussi longtemps qu’il n’y a pas cet accord sur l’ensemble du programme - c’est-à-dire ce refus d’assumer l’ensemble des tâches de la révolution mondiale - il est chimérique de vouloir construire une Internationale en commun avec ces forces. Et il est contre-productif de retarder ou d’arrêter la construction en commun d’une organisation internationale avec tous ceux qui sont d’accord sur ces tâches historiques.
Cela l’est d’autant plus que la force numérique et politique de l’Internationale qui existe déjà - la seule véritable organisation internationale de par le monde, ne l’oublions pas - est elle-même un facteur qui pèse sur le processus de différenciation et de progrès politiques d’autres courants, qui accélère le passage de l’assimilation pragmatique de parties du programme à l’assimilation théorique du programme dans son ensemble.
Ce n’est certes pas le seul facteur qui agit sur ces courants. Les pressions matérielles et sociales sont autrement importantes. Biles jouent encore dans un sens, en gros, défavorable, aussi longtemps que la révolution n’aura pas triomphé dans quelques pays industriellement avancés. Mais notre propre force (et faiblesse !) relative est elle-même devenue un facteur relativement autonome dans ce processus de regroupement plus vaste. Plus nous serons forts, et plus ce processus progressera dans la bonne direction. Plus nous serons faibles, et plus de forces d’avant-garde, disponibles pour le processus de construction du parti, se démoraliseront et se disperseront (la comparaison entre la France et l’Italie 1968-1978 est significative à ce propos !).
L’adhésion purement littéraire, formelle, - on serait presque enclin à dire « déclamatoire » - au programme de la IVe Internationale suffit-elle pour rendre une organisation politiquement supérieure à un courant évoluant pragmatiquement vers le marxisme révolutionnaire ? Evidemment que non. La pratique politique doit être en gros conforme à l’adhésion programmatique. SI, au cours de la révolution portugaise, il y avait eu un courant centriste de gauche prêt à combiner une politique de front unique à l’égard du PS et du PC avec une orientation intransigeante en faveur de l’extension, de la généralisation et de la centralisation des organes d’auto organisation des masses et de respect de la démocratie prolétarienne, il aurait été objectivement plus proche de la IVe Internationale, plus apte à être un interlocuteur privilégié voire un candidat privilégié pour un regroupement organisationnel, que le groupe du CORQI qui s’obstinait à appuyer l’offensive de Soares en faveur de la reconstruction de l’Etat bourgeois. Si le groupe du CORQI avait été un vrai parti, et s’il avait maintenu cette orientation aberrante, il aurait été objectivement un complice de la contre-révolution démocratique, de même que les Indépendants de droite au cours de la révolution allemande de 1918-19. Il n’aurait pu être question de s’unifier avec lui, pas plus qu’il ne pouvait être question pour Lénine et Trotsky d’admettre les Crispien et Dittmann dans la IIIe Internationale.
Mais justement, il n’y a eu au Portugal ni un courant centriste de gauche du type que nous venons de décrire, ni un vrai parti du CORQI appliquant au sein du mouvement de masse, avec des effets réels sur le déroulement de la lutte de classes, une ligne opportuniste droitière servant les desseins de la social-démocratie. Et ce ne fut pas par hasard.
Il y a de la place, au sein du mouvement ouvrier aujourd’hui, pour toutes sortes de sectes ossifiées appliquant toutes les variantes imaginables du sectarisme et de l’opportunisme sans effet réel sur la lutte de classes. Il y a de la place pour de vrais courants centristes de masse se détachant des organisations traditionnelles (c’est-à-dire évoluant de la droite vers la gauche) mais restant prisonniers de toutes sortes de confusions programmatiques et politiques. Mais il n’y a pas de place aujourd’hui - et certainement pas dans une crise pré révolutionnaire et révolutionnaire - pour des groupes d’origine trotskyste qui se développeraient rapidement et gagneraient des milliers de nouveaux membres, sur base d’une politique d’adaptation aux appareils réformistes, c’est-à-dire évoluant de gauche à droite. Le seul potentiel possible pour une telle croissance rapide, ce sont précisément les travailleurs d’avant-garde rompant avec le PS et le PC. Ceux-là n’accepteraient pas sans révolte une politique de complicité de fait avec la « contre-révolution démocratique ». De telles formations éclateraient rapidement, comme éclatèrent les « indépendants » allemands en 1918-1920.
On peut donc estimer que dans la mesure même où les forces du « comité paritaire » connaissent un développement tant soit peu important, surtout dans des phases de mobilisation ample de masse, la réalité objective, les forces sociales en présence, la lutte de classes, mettront des garde-fous multiples sur le chemin de leur dégénérescence potentielle, les soumettront à des tensions internes croissantes. Et si ces forces se réunifient auparavant avec la IVe Internationale, la pression qui s’exercera en leur sein dans le sens d’un respect effectif des principes du marxisme révolutionnaire sera encore plus forte, limitant d’autant plus les dégâts.
Ajoutons que le risque même de dégénérescence politique de ces groupes, qui est réel, est une raison supplémentaire qui plaide en faveur d’une orientation conséquente en faveur de l’unification des forces se réclamant du trotskysme et de la IVe Internationale. Car les forces rassemblées aujourd’hui autour du « comité paritaire » réunissent plusieurs milliers de membres et des centaines de cadres éduqués dans les principes généraux du marxisme révolutionnaire. Une dégénérescence politique de ces forces, leur perte définitive pour le projet de construction de partis et d’une Internationale révolutionnaires, serait un coup dur pour le trotskysme, représenterait un manque à gagner substantiel que nous avons tout intérêt à éviter.
La question de parachever le processus d’unification de notre mouvement, qui avait franchi une étape importante en 1963, se pose donc comme une tâche importante, même si elle ne s’identifie point avec celle de parachever la construction d’une nouvelle direction révolutionnaire du prolétariat mondial : ". C’est à la lumière de cette analyse que nous devons prendre position à l’égard de la « conférence ouverte » annoncée par le « comité paritaire » pour la fin de l’année 1980, et à laquelle celui-ci nous invite à participer. Nous croyons que ce projet ne sert en rien la construction, le renforcement ou l’unification de la IVe Internationale. C’est pourquoi nous n’avons pas la moindre intention de lui donner un quelconque appui. Surtout après le revirement passablement scandaleux du CORQI à l’égard de la IVe Internationale, qui s’est produit pendant l’année 1979 ; après la scission irresponsable organisée par la FB et la TLT (avec l’appui du CORQI) en automne de la même année.
Une « conférence ouverte », c’est-à-dire une simple discussion sans aucun engagement ni projet organisationnel précis, n’est point une contribution à la construction, pour ne pas dire à l’unification de la IVe Internationale. Dans le meilleur des cas, elle sert simplement à faire l’inventaire des divergences. Dans ce cas, elle est parfaitement inutile, perte d’énergies, de ressources et de temps. Cet inventaire peut être parfaitement réalisé sur la base des documents existants. Et personne ne croit sérieusement qu’en l’espace de six mois, ces divergences changeront de manière notable, dans un sens ou dans l’autre.
Dans la pire des hypothèses, elle sert à réaliser ce que le camarade Just, avec une candeur à laquelle il faut rendre hommage et à la hauteur de laquelle ni les autres dirigeants du CORQI ni ceux de la FB ne se sont élevés, avait proclamé comme but de la manœuvre « unitaire » des années ’70 : « Notre tactique souple vis-à-vis de tous les courants qui se prononcent pour l’Internationale, cherche à dissocier les groupes s’orientant ou susceptibles de s’orienter vers le programme de la IVe Internationale » . (La Vérité, n° 560, avril 1973) (nous soulignons)
C’est-à-dire que dans cette hypothèse-là, le but de la « conférence ouverte » serait de provoquer de nouvelles scissions au sein de la IVe Internationale. Nous refusons évidemment de participer à pareille entreprise, que les dirigeants français du « comité paritaire » caractérisent par ailleurs, à juste titre, comme nous l’avons vu, comme « rendant un fier service à l’ennemi de classe et aux appareils ».
A partir de 1978, une discussion avait été ouverte entre le CORQI et la IVe Internationale pour sonder les possibilités d’un rapprochement politique et organisationnel pouvant ouvrir un processus d’unification. Des engagements - fussent-ils initiaux - avaient été pris de la part des dirigeants du CORQI. Dans deux réunions publiques, en présence de plus de deux mille personnes, ceux-ci avaient affirmé que la IVe Internationale était une organisation révolutionnaire, quelles que soient les divergences politiques sérieuses qui la séparent encore par ailleurs du CORQI. Nous avions remarqué dès cette époque une étrange discordance entre ces déclarations publiques, le début d’actions communes, le début de rédaction de textes communs, et la poursuite, au sein de l’OCI, de campagnes « d’éducation » dans lesquelles les membres continuaient à être endoctrinés dans le sens que « trotskysme et révisionnisme sont incompatibles » et que le SU continue à être caractérisé par le « révisionnisme pabliste ».
Puis est venue la scission de la IVe Internationale, à laquelle le CORQI a donné un appui plein et entier avec la constitution du « comité paritaire ». Mieux : il a proclamé sur tous les toits que cette scission justifie son combat depuis 1953 contre le « révisionnisme », son refus de participer au Congrès d’Unification de 1963. Il est clair qu’il s’agit d’un comportement qui ne peut que renforcer la suspicion sur les motivations pour le moins ambiguës des approches « unitaires » du CORQI. Dans ce sens, la scission et le comportement irresponsable du CORQI à son égard entravent et retardent objectivement toute possibilité de réunification, comme nous en avions d’ailleurs averti les dirigeants du CORQI par avance. Ceci dit, nous maintenons notre position de principe en faveur d’un processus de réunification telle qu’elle a été re confirmée par le XIe Congrès Mondial.
Mais vu tout ce qui est arrivé, une telle perspective n’est concevable que si deux conditions préalables sont réunies : 1.— Une déclaration d’intention claire et sans équivoque, affirmant que tous ceux qui se réclament du programme de la IVe Internationale - c’est-à-dire des thèses et résolutions des quatre premiers congrès de l’I.C., de la théorie de la révolution permanente et du Programme de Transition - devraient pouvoir construire ensemble des organisations nationales et une organisation internationale fondées sur le centralisme démocratique (la différence d’application entre le centralisme démocratique à l’échelle nationale et internationale ayant été précisée plus haut).
Cette déclaration préciserait la résolution d’accepter loyalement le combat commun, d’appliquer et de respecter la règle que la majorité détermine la ligne et que la minorité jouit de tous les droits démocratiques de débat dès lors qu’elle accepte la discipline, et qu’il n’y ait point de fractions publiques avec leur discipline propre d’intervention et d’action extérieure, ni à l’échelle nationale, ni à l’échelle internationale.
2.— Des preuves claires et convaincantes, tant dans le comportement public que dans la formation interne des militants, préalables à l’unification, que les adhérents au « comité paritaire » ainsi que d’autres éventuels participants au processus d’unification considèrent les divergences existantes comme compatibles avec la coexistence dans une seule organisation révolutionnaire et avec l’acceptation de sa discipline, quel que soit le courant qui gagne la majorité aux congrès nationaux et international. Nous ne demandons aux composantes du « comité paritaire » ni une autocritique ni une modifications de leurs opinions politiques sur nos prétendues « erreurs » et « déviations ». Mais nous leur demandons une affirmation claire que ces « erreurs » et ces « déviations » sont le fait de courants révolutionnaires dont on peut accepter la discipline sans rompre avec le trotskysme, et une rééducation claire et nette de leurs membres dans ce sens. Personne ne croit, ni ne peut croire, que des militants s’appelant trotskystes sont prêts à accepter loyalement la discipline de courants qu’ils qualifient de « révisionnistes », « centristes », « flancs-gardes de la bureaucratie », voire carrément « traîtres et contre-révolutionnaires ».
Ces préalables doivent être compris comme découlant à la fois de l’expérience qui a abouti à une scission et non à une unification, et de la nécessité d’assurer pour tous les militants des organisations concernées la viabilité de toute unification qui résulterait éventuellement de la démarche proposée. Jusqu’ici, rien dans l’attitude du « comité paritaire » n’indique qu’une quelconque de ces conditions soit remplie. Lorsqu’elles le seront, confirmées dans la pratique - et une pratique assez prolongée - alors ce qui serait à l’ordre du jour serait un congrès d’unification et non une « conférence ouverte ». Il devrait être précédé par une discussion dans laquelle des documents seraient élaborés de part et d’autre, par l’engagement d’actions communes dans un certain nombre de pays et à l’échelle internationale, pour tester si les pratiques actuellement fort divergentes d’intervention dans le mouvement de masse peuvent se rapprocher. Puis viendrait la mise en place d’instances paritaires de contrôle qui assurent le respect des mêmes règles de recrutement, de discussion, de démocratie interne et de discipline publique dans toutes les organisations censées participer au congrès d’unification.
Mais il faut bien reconnaître que vu que le CORQI et la FB sont repris par tous leurs vieux démons de sectarisme fractionnel, cela paraît à présent nébuleux, pour ne pas dire plus. Il faudra sans doute des changements importants des conditions objectives - la « pression des masses » en lutte - pour que le processus de réunification soit remis sur ses rails. Quoi qu’il en soit, la balle est dans le camp des composantes du « comité paritaire ».
C’est à elles de dire si eues considèrent que l’unification de tous ceux qui se réclament du trotskysme et de la IVe Internationale, et qui acceptent un cadre contraignant commun, c’est-à-dire une discipline organisationnelle commune, est nécessaire. Si elles refusent de répondre clairement et sans ambiguïté à ces questions eues prendront la responsabilité grave de retarder le processus de construction du parti dans plusieurs pays où l’accélération de ce processus peut déterminer l’issue de luttes de classes d’importance mondiale, dans les années à venir. Elles (retarderont le renforcement de la IVe Internationale qui, dans la foulée de l’unification, pourrait d’ores et déjà rassembler des dizaines de milliers de membres, avec un potentiel de plusieurs millions d’électeurs. Elles travailleront dans ce cas pour le roi de Prusse c’est-à-dire l’ennemi de classe et les appareils, quelles que soient leurs intentions subjectives. Mais elles ne pourront pas nous empêcher de poursuivre avec obstination et avec un succès croissant l’œuvre de construction de la IVe Internationale, dont dépend le sort suprême de l’humanité.
Ernest Mandel, 1er août 1980