Les débats sur la nature et les perspectives de la révolution russe
Inprécor, décembre 1981
  • Le camarade Doug Jenness a publié dans le numéro de novembre de la revue International « Socialist Review » un article centré autour de l’idée qu’au cours de la période 1905-1917, il y eut deux conceptions différentes de la révolution russe parmi les socialistes de ce pays. Dans l’article qui suit, nous défendons la position traditionnelle de Léon Trotsky et de la IVe Internationale, selon laquelle les socialistes russes, pendant toute cette période, étaient partagés entre trois et non pas deux stratégies fondamentalement différentes.

    A partir des années 1870, la société russe fut secouée par une profonde crise sociale et politique. Les populistes de la « Narodnaïa Volia » (Volonté du peuple) ; s’organisèrent pour renverser le tsarisme. , Le 1er mars 1881, ils tuèrent le tsar 1 Alexandre II, celui-là même qui avait libé- ; ré, vingt ans plus tôt, en 1861, la paysannerie russe du servage, tout en lui imposant un terrible tribut économique pour cette libération. Le mouvement ouvrier international, au sein duquel des émigrés russes commençaient à agir, s’intéressa aux événements de Russie et s’efforça de s’informer davantage sur l’évolution des conditions sociales et des luttes politiques qui caractérisaient ce pays lointain. Ce faisant, il fut entraîné à participer aux débats sur la nature de la révolution russe à venir - que les révolutionnaires considéraient comme inévitable - et les perspectives qu’elle ouvrirait à l’Europe et au monde.

    Les positions de Marx et d’Engels

    Invité par une des principales figures du populisme russe, Vera Zassoulitch, à prendre position sur l’avenir de la Russie, Karl Marx, après quelques hésitations (1), prit une position sans ambages : selon lui, la Russie pouvait « sauter par-dessus l’étape du capitalisme ». Dans une lettre envoyée le 8 mars 1881 à la révolutionnaire russe, puis dans sa préface à la deuxième édition du Manifeste communiste en russe, datée de 1882, Marx affirmait :

    1. que sa thèse sur l’apparition inévitable du capitalisme ne s’appliquait qu’aux sociétés occidentales ;
    2. que la Russie avait la chance d’éviter « les maux désastreux du capitalisme » si la révolution y triomphait à temps (2) ;
    3. que le point de départ de l’évolution collectiviste, non capitaliste, de l’industrialisation russe pouvait être la propriété collective au sein de la collectivité villageoise (« l’obchtchina ») ;
    4. que cette éventualité ne pouvait cependant se réaliser que si les progrès de la propriété privée et du capitalisme - réels depuis l’abolition du servage en 1861 - n’étaient pas avancés jusqu’au point de décomposer de manière décisive cette collectivité villageoise ;
    5. qu’une deuxième condition pour que se réalise ce développement non capitaliste en Russie était la victoire de la révolution en Occident et l’aide que le prolétariat occidental pourrait ainsi accorder aux masses russes, à la modernisation et à l’industrialisation de la Russie.

    En fonction de cette analyse, Marx accorda son appui aux révolutionnaires de la « Narodnaïa Volia ». Il estimait que le groupe de Georghi Plekhanov, à Genève, qui s’était séparé d’eux, avait commis une erreur en les attaquant (3). Après la mort de Marx en 1883, Friedrich Engels maintint ces positions pendant plusieurs an-nées. Il développa une correspondance intense avec des populistes comme Nikolaï Danielson et Piotr Lavrov, et leur manifesta beaucoup de sympathie.

    Mais, entre la fin des années 1880 et le début des années 1890, Engels modifia sa position. Plus exactement, il constata que l’histoire avait répondu à la question posée par Marx et qu’elle lui avait apporté une réponse négative. Le retard de la révolution avait ouvert un processus de développement du capitalisme en Russie , qui était en train de détruire implacablement la base de survie de la communauté villageoise : « Vous vous rappelez que notre auteur (Marx) avait dit dans sa lettre concernant Joukovsky (la lettre à la rédaction de la revue « Otechestvenniyé Zapiski » mentionnée dans la note 2) que si l’évolution commencée en 1861 continuait, la « obchtchina » paysanne était condamnée à la ruine. Il me semble que c’est ce qui est en train de se produire à présent. » (Engels, lettre à Nikolaï Danielson du 15 mars 1892)

    Il considérait par conséquent que le développement du capitalisme était dorénavant devenu inévitable en Russie, qu’il en surgirait un prolétariat moderne comme seule classe pleinement révolutionnaire et capable de conduire le socialisme dans ce pays. Du même fait, il accorda à partir de ce moment un appui sans réserves au premier noyau de socialistes marxistes russes regroupé autour de Plekhanov. Il consolida toutes ces positions dans sa postface à « Soziales aus Russland » (janvier 1894).

    La polémique entre les populistes et les marxistes russes

    La décomposition de la « Narodnaïa Volia » avait donné naissance à diverses organisations populistes, puis au Parti socialiste-révolutionnaire (s-r) d’inspiration nettement populiste. Ce Parti s-r, qui allait rester l’organisation numériquement la plus importante et la plus influente en Russie jusqu’en 1917 (4), se distinguait de la jeune social-démocratie russe, fondée officiellement comme parti à Minsk en 1898, par une série de divergences analytiques et politiques.

    Il ne croyait pas que le capitalisme pouvait se développer largement en Russie, du fait de l’étroitesse du marché intérieur. Il ne croyait donc pas que le prolétariat jouerait un rôle prépondérant dans la révolution russe à venir, mais il attribuait plutôt ce rôle à la paysannerie. Il n’admettait pas que la paysannerie, entraînée dans la petite production marchande et aspirant à la propriété privée de la terre, ne pourrait pas être une force sociale susceptible de lutter pour une société socialiste. Il prônait pour cette raison la socialisation des terres en tant que plate-forme pour la transition immédiate vers un socialisme (communisme) agraire. Il allait d’ailleurs abandonner progressivement cette dernière position - sous la pression de sa propre base paysanne - en faveur d’un programme de partage des terres.

    Les marxistes russes, avec l’appui des marxistes occidentaux, ouvrirent une polémique résolue contre ces thèses populistes. Ils affirmaient que le développement du capitalisme était devenu irréversible et prédominant en Russie. Au développement du capitalisme correspondait le développement du prolétariat et de son parti, la social-démocratie russe, partie intégrante de la social-démocratie internationale. Comme celle-ci, la social-démocratie devait lutter pour le renversement du capitalisme par la dictature du prolétariat et l’appropriation collective des moyens de production.

    A cette fin, il fallait organiser le prolétariat sur le plan politique en complète indépendance par rapport à toutes les autres classes de la société. Pour cette raison, les marxistes russes considéraient que les populistes (le Parti socialiste-révolutionnaire), qui mélangeaient les forces ouvrières, paysannes, plébéiennes semi-prolétariennes et petites-bourgeoises urbaines, étaient objectivement une force démocratique petite-bourgeoise et non prolétarienne.

    Par ailleurs, les populistes étaient opposés à tout appui politique au mouvement oppositionnel de la bourgeoisie libérale qui, selon eux, n’était qu’une querelle interne des classes dominantes. Les marxistes, au contraire, étaient favorables à un appui critique et même à des accords temporaires avec des mouvements d’opposition de la bourgeoisie libérale, tout en maintenant l’indépendance politique du prolétariat et tout en avertissant les masses laborieuses que la bourgeoisie libérale était incapable de mener une lutte conséquente, radicale, jusqu’au bout, contre l’absolutisme.

    Cette position des marxistes résultait du fait qu’ils estimaient, pour citer le programme du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) adopté au IIe Congrès (1903) et rédigé par Plekhanov et Lénine :

    « Sur la voie de réaliser leur but commun ultime, qui est déterminé par la domination du mode de production capitaliste dans tout le monde civilisé, la social-démocratie des différents pays est obligée de poursuivre différentes tâches immédiates à la fois parce que ce mode de production n’est pas développé partout au même degré, et parce que son développement mûrit dans différents pays sous une variété de conditions socio-politiques.

    « En Russie, où le capitalisme est dé-jà devenu le mode de production prédominant, il y a encore de très nombreuses survivances de l’ancien ordre pré-capitaliste, basé sur l’asservissement des masses laborieuses par les propriétaires fonciers, l’Etat ou le monarque. Ces survivances sont jusqu’à un point très considérable des obstacles au progrès économique, et des obstacles à un développement total (all-rounded) de la lutte de classe du prolétariat.

    « Elles contribuent au maintien et à la consolidation des formes les plus barbares d’exploitation de millions de paysans par l’Etat et les classes possédantes, et au maintien de tout le peuple dans l’ignorance et dans l’absence de droits.

    « La plus importante de ces survivances et la forteresse la plus puissance de toute cette barbarie, c’est l’autocratie tsariste. Par sa nature, elle est l’ennemie de tout progrès social et ne peut être que l’ennemi le plus maléfique de tous les efforts d’émancipation du prolétariat.

    « Pour cette raison, le POSDR considère que sa tâche politique la plus immédiate, c’est le renversement de l’autocratie tsariste et son remplacement par une République démocratique... »

    En d’autres termes, le programme du POSDR, celui des marxistes russes, distinguait clairement deux étapes de la révolution russe :

    • une étape immédiate, qui était la révolution démocratique (ou démocratique-bourgeoise), dont le but était le renversement de l’autocratie tsariste et non celui du capitalisme. Au contraire, le but de la révolution démocratique était le développement sans entraves du capitalisme et, simultanément, le développement maximum du prolétariat, de la lutte de classe prolétarienne et du parti du prolétariat :
    • une étape ultérieure, celle de la révolution sociale aboutissant à la dictature du prolétariat, au renversement du capitalisme et à la construction de la société socialiste.

    Les tâches de la première étape étaient donc des tâches démocratiques, la République démocratique-bourgeoise et la révolution agraire ; les tâches de la deuxième étape étaient des tâches socialistes.

    La grande majorité des marxistes russes - avant tout Plekhanov, Lénine, Martov, Pavel Axelrod et Léon Trotsky - était d’accord sur cette distinction jusqu’en 1904, malgré leurs divergences sur les questions d’organisation qui avaient éclaté au Ile Congrès du POSDR en 1903. Cela ressortait clairement des débats politiques au IIe Congrès et surtout des débats sur la question agraire. Citons quelques interventions particulièrement significatives :

    • Lénine : « A la campagne, nous poursuivons deux buts de nature différente : d’abord, nous voulons assurer la liberté pour les rapports bourgeois ; en deuxième lieu, nous voulons conduire la lutte prolétarienne. »
    • Trotsky : « Notre programme minimum général représente le maximum que nous pouvons exiger de l’ordre capitaliste. Notre programme agraire réclame c l’élimination des obstacles féodaux sur la voie de cet ordre capitaliste pris dans son y ensemble. (...) Nous abordons les paysans polonais avec la partie démocratique générale de notre programme ; nous abordons les pauvres a la campagne avec notre propagande pour le socialisme. »
    • Lénine : « Le camarade Lieber a oublié la différence entre la partie démocratique et la partie socialiste de notre programme. Ce qu’il prend pour de l’ "étroitesse", c’est l’absence de tout ce qui s est socialiste dans la partie démocratique du programme ... Seuls les s-r, avec leur manque de principes caractéristique, sont capables de confondre et confondent régulièrement les revendications démocratiques et les revendications socialistes. Mais le parti du prolétariat a le devoir de les séparer et de les distinguer de la manière la plus stricte. »
    • Plekhanov : « Pareil mouvement en faveur du partage (dit partage noir des terres) serait certainement un mouvement en faveur de la bourgeoisie. Evidemment, nous ne sommes pas obligés de favoriser activement un programme pour la bourgeoisie. Mais si, au cours de la lutte contre la survivance de rapports de servage, la paysannerie devait emprunter cette voie, ce n’est pas à nous de retenir (hold back) ce mouvement progressiste. (5) »

    La même clarté régnait quant à la nécessité d’appuyer la lutte politique de la bourgeoisie libérale contre l’autocratie absolutiste. Le IIe Congrès du POSDR adopta deux résolutions à ce propos, l’une soumise par Starover et contresignée par Trotsky, qui affirmait : « Le parti ne refuse pas de conclure, et au besoin, conclura, à travers ses organes centraux, des accords temporaires avec des tendances libérales ou libérales-démocratiques. » L’autre, soumise par Plekhanov et contre-signée par Lénine, qui affirmait : « La social-démocratie doit appuyer la bourgeoisie dans la mesure où elle est révolutionnaire ou même simplement oppositionnelle dans sa lutte contre le tsarisme. » Les deux résolutions soulignent le caractère limité et inadéquat de l’opposition bourgeoise (6). Le programme du parti contient d’ailleurs des formules analogues.

    Les divergences entre bolcheviks et mencheviks à partir de 1905

    Les divergences entre bolcheviks et mencheviks ont semblé d’abord se limiter aux seuls problèmes d’organisation, certains mencheviks adoptant au Ile Congrès du POSDR une position même plus « extrémiste » (en réalité semi-économiste, semi-ouvriériste) à l’égard de la bourgeoisie libérale que celle des bolcheviks.

    Mais il est rapidement apparu que des divergences profondes quant à la tactique à utiliser au cours de la révolution russe séparaient également bolcheviks et mencheviks. La révolution russe de 1905, ses lendemains, et le Congrès d’unification de Stockholm du POSDR, allaient jouer le rôle de révélateur à ce propos.

    Mencheviks et bolcheviks étaient d’accord sur la nature bourgeoise de la révolution russe à venir et dans un double sens :

    • les tâches immédiates de la révolution devaient être le renversement de l’autocratie tsariste et l’élimination des survivances semi-féodales à la campagne. C’étaient là manifestement des tâches historiques de la révolution démocratique-bourgeoise et non des tâches de la révolution socialiste ;
    • la victoire de la révolution russe devait déboucher sur un développement accéléré et sans entraves du capitalisme en Russie, et non sur la socialisation de l’économie.

    Mais les mencheviks tirèrent de ces prémisses la conclusion que la révolution ne pouvait vaincre que sous la direction de la bourgeoisie. Le parti du prolétariat devait, d’une part, pousser l’épée dans les reins de la bourgeoisie pour l’obliger à accomplir ses tâches révolutionnaires, ce qu’elle hésitait à faire ; il devait, d’autre part, lutter pour arracher le maximum de réformes politiques et économiques en faveur du prolétariat (journée de huit heures, enseignement obligatoire pour (tous les enfants avec nourriture gratuite distribuée dans les écoles, etc.). Mais cette opposition devait rester raisonnable et modérée afin d’éviter que la bourgeoisie n’abandonne prématurément le camp de la révolution et ne passe dans celui de la contre-révolution, condamnant de ce fait la révolution à la défaite.

    Lénine défendit un point de vue diamétralement opposé à celui des mencheviks. Il rappela que - déjà - la Révolution française de 1789 n’avait pu mener à bien ses tâches historiques que parce que la petite bourgeoisie jacobine avait chassé de l’exercice du pouvoir les différentes fractions de la bourgeoisie qui étaient prêtes, les unes après les autres, à capituler devant la contre-révolution, ou à ne pas s’opposer radicalement à elle par peur du peuple. Il rappela que, lors de la Révolution de 1848, la bourgeoisie allemande s’était comportée de manière encore plus contre-révolutionnaire, conduisant la révolution à la défaite, et qu’après cette expérience, Marx avait remarqué que plus on allait vers l’Est, plus la bourgeoisie devenait lâche...

    Dès lors, tout indiquait qu’avec un capitalisme bien plus développe en Russie en 1905 qu’en Allemagne en 1848 - pour ne pas parler de la France en 1789 -, la bourgeoisie serait absolument incapable de diriger une révolution démocratique et agraire radicale, et ne le désirait d’ailleurs pas. Dès lors, sous direction bourgeoise, la révolution russe était condamnée à sa perte. Elle ne pouvait triompher que sous l’équivalent d’une direction jacobine, d’une dictature jacobine. Dans la société russe de 1905, avec les classes sociales en présence dans ce pays à ce moment précis, cette direction ne pouvait être que le pro-duit de l’alliance entre le prolétariat et la paysannerie : la dictature démocratique des ouvriers et des paysans.

    Deux questions clés - l’une stratégique, l’autre tactique - cristallisèrent alors les divergences entre bolcheviks et mencheviks concernant la nature et les perspectives de la révolution russe. Les mencheviks tendaient à réduire de plus en plus le contenu de la révolution démocratique (démocratique-bourgeoise) aux seules questions politiques : élections libres, représentation parlementaire, libertés démocratiques, etc. Pour Lénine, au contraire, c’était la question agraire qui était la question clé de la révolution démocratique. C’est parce que la bourgeoisie avait peur d’une révolution agraire radicale - d’un soulèvement généralisé de la paysannerie, d’une saisie révolutionnaire des terres par les paysans - qu’elle refusait de s’engager dans une lutte résolue contre l’autocratie, son armée et son appareil d’Etat, garants en dernière instance de toute la propriété privée. Toute politique conciliatrice à l’égard de la bourgeoisie libérale impliquait donc à la fois le refus d’une lutte radicale et jus-qu’au bout pour la terre, et le refus d’une lutte radicale et jusqu’au bout pour la liberté.

    En fonction même de cette conception réductrice de la révolution démocratique, les mencheviks, après quelques hésitations, penchèrent de plus en plus en faveur d’un bloc politique avec les partis bourgeois. Lénine rejeta ce bloc avec la dernière énergie, parce qu’il le considérait comme un obstacle insurmontable au déclenchement et au triomphe de la révolution agraire.

    Mais Lénine et les bolcheviks n’avaient pas modifié leur point de vue quant à la perspective ouverte par la victoire de la révolution russe. Il s’agissait toujours pour eux d’ouvrir la voie à un développement sans entraves du capitalisme en Russie, non de l’ouverture d’une économie socialisée et collectivisée (nous dirions aujourd’hui : non d’une société de transition entre le capitalisme et le socialisme). Cela ressort clairement du dis-cours que Lénine prononça au Ve Congrès (celui de Londres) du POSDR, le 12 mai 1907 :

    « Parlant objectivement, du point de vue non pas de nos désirs mais du développement économique présent de la Russie, la question fondamentale de notre révolution est celle de savoir si elle assure le développement du capitalisme par la victoire complète des paysans sur les propriétaires fonciers, ou par la victoire des propriétaires fonciers sur les paysans. Une révolution démocratique-bourgeoise est absolument inévitable dans les conditions économiques de la Russie. Aucune force au monde ne peut l’empêcher. Mais cette révolution peut s’effectuer de deux manières : à la manière prussienne, si l’on peut dire, ou à la manière américaine. Cela veut dire ce qui suit : les propriétaires fonciers peuvent gagner, peuvent imposer les paiements d’indemnisations ou d’autres petites concessions aux paysans, ils peuvent s’unir avec une poignée de paysans riches, paupériser les masses et convertir leurs fermes en fermes capitalistes du type de celles des Junker. Pareille révolution serait démocratique-bourgeoise, mais elle serait la moins avantageuse du point de vue des paysans, la moins avantageuse sous l’angle de la rapidité du développement capitaliste. Ou, au contraire, la victoire complète de l’insurrection paysanne, la confiscation de tous les domaines des propriétaires fonciers et leur partage égalitaire signifieront le développement le plus rapide du capitalisme, la forme de révolution démocratique-bourgeoise la plus avantageuse pour les paysans. » (Lénine, Collected Works (CW), tome 12, p. 465.)

    Ce texte ne permet aucune équivoque : développement du capitalisme à l’américaine : développement le plus rapide du capitalisme : c’est clair et net. On trouve d’ailleurs de nombreux passages analogues dans les écrits de Lénine, de 1905 à 1916, notamment dans « Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique » (1905) :

    « Cela signifie que les transformations sociales et économiques dont la Russie éprouve la nécessité, loin d’impliquer par elles-mêmes la remise en cause du capitalisme, de la domination de la bourgeoisie, déblaieront, au contraire, véritablement la voie d’un développement large et rapide, européen et non asiatique, du capitalisme en Russie : pour la première fois, elles rendront possible dans ce pays la domination de la bourgeoisie comme classe. »

    Et dans sa lettre à Maxime Gorki du 3 janvier 1911, il écrit :

    « II y a capitalisme et capitalisme. Il y a le capitalisme des octobristes et des cent-noirs et le capitalisme des populistes (le capitalisme "réaliste, démocratique, plein d’activité"). Plus nous démasquons le capitalisme aux yeux des ouvriers comme "rapace et féroce", et moins le capitalisme du premier type pourra se maintenir, et plus sûre est sa transition vers le capitalisme du deuxième type. Cela ne peut que nous convenir, à nous, le prolétariat.

    « (...) En Europe occidentale, il n’y a déjà presque plus de capital octobriste, presque tout le capital est démocratique. Le capital octobriste a émigré d’Angleterre et de France vers la Russie et l’Asie. La révolution russe et les révolutions en Asie sont la lutte pour refouler le capital octobriste par le capital démocratique. Mais le capital démocratique vient tard. Son chemin ne conduit pas plus loin. Après cela, il est fini. »

    L’insurrection, le gouvernement et l’Etat

    La social-démocratie et la démocratie bourgeoise révolutionnaire (c’est-à-dire paysanne) doivent, ensemble, mener jus-qu’au bout la révolution bourgeoise contre la bourgeoisie, afin de permettre un développement sans entraves du capitalisme en Russie. Telle était, résumée, la position de Lénine et des bolcheviks dans la révolution russe de 1905 et au lendemain de celle-ci, jusqu’au lendemain des « Thèses d’avril ».

    Logique avec lui-même, Lénine réclamait, contrairement aux mencheviks, une participation de la social-démocratie à un gouvernement révolutionnaire insurrectionnel, voire un processus insurrectionnel parachevé par un gouvernement révolutionnaire sous direction social-démocrate :

    « Dans le but de compléter la révolution, la tâche urgente à laquelle le prolétariat est désormais confronté est celle d’aider à imposer l’insurrection ensemble avec les démocrates révolutionnaires et de créer un organe pour l’unifier, sous la forme d’un gouvernement révolutionnaire provisoire. » (Lénine, CW, volume 10, p. 155.)

    L’idée de la prise du pouvoir par un gouvernement révolutionnaire dominé par la social-démocratie était-elle contradictoire avec celle du caractère bourgeois de la révolution et de ses tâches, du refus constant et obstiné de Lénine de confondre, c’est-à-dire de combiner, les tâches démocratiques et les tâches socialistes, le programme minimum et le programme maximum ?

    A notre avis, dans l’esprit de Lénine - c’est-à-dire subjectivement - il n’y avait pas une telle contradiction. C’est pour-quoi toutes ces positions de Lénine sont souvent affirmées simultanément dans le même écrit, dans le même article, dans le même rapport, dans la même brochure. Du point de vue de la logique formelle, la contradiction n’existe pas non plus. On peut être partisan de la prise du pouvoir par un gouvernement provisoire et en même temps souligner que ce gouvernement sera justement... provisoire, c’est-à-dire que le pouvoir devra être abandonné ou perdu par la suite, vu la nature bourgeoise de la révolution.

    C’est ce qui ressort de l’analogie que faisait Lénine avec le pouvoir des jacobins au cours de la Révolution française. Dans la tradition marxiste, Danton, Marat et Robespierre avaient pour fonction de pousser la révolution jusqu’au bout, jus-qu’à un point où la bourgeoisie elle-même ne voulait et ne pouvait pas la pousser. Mais, ayant achevé avec succès cette tâche, les jacobins étaient condamnés à perdre le pouvoir. Ce qui était à l’ordre du jour historiquement, en France, c’était le développement du capitalisme, non le développement d’une société égalitaire fondée sur la petite propriété privée - l’utopie poursuivie par les jacobins -, pour ne pas dire la construction d’une société socialiste.

    C’est ce qui ressort encore plus nettement des formules mêmes que Lénine utilisait en rapport avec la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans », soulignant le caractère transitoire, provisoire, de cette dictature, de ce gouvernement :

    « En russe pur et simple, un organe de pouvoir du peuple, qui assume temporairement l’autorité d’un gouvernement qui s’est effondré, s’appelle un gouvernement révolutionnaire provisoire. Pareil gouvernement est appelé à être provisoire, car son autorité expire avec la convocation d’une Assemblée constituante représentant le peuple tout entier. »

    ( Lénine, « L’autocratie mourante et les nouveaux organes de pouvoir populaire », CW, volume 10, p. 67).

    C’est ce qui ressort de l’insistance mi-se par Lénine sur la question de l’inévitabilité de la contre-révolution politique, de la « restauration politique », s’il n’y a pas de victoire de la révolution socialiste en Occident. Et c’est ce qui ressort de même de l’insistance mise par Lénine sur la question de la nature bourgeoise de l’Etat qui émergera de la victoire de la révolution russe :

    « La révolution bourgeoise est une révolution qui ne sort pas du cadre du régime économique et social bourgeois, c’est-à-dire capitaliste. La révolution bourgeoise exprime le besoin de développement du capitalisme ; bien loin de ruiner les bases du capitalisme, elle les élargit et les approfondit. (...)La domination de la bourgeoisie sur la classe ouvrière étant inévitable en régime capitaliste, on peut dire à bon droit que la révolution bourgeoise traduit moins les intérêts du prolétariat que ceux de la bourgeoisie.

    Mais l’idée qu’elle ne traduit pas du tout les intérêts du prolétariat est franchement absurde. Cette idée absurde se résume dans l’ancestrale théorie populiste selon laquelle ... nous n’avons pas besoin d’une liberté politique bourgeoise. Ou bien encore elle se résume dans l’anarchisme, qui condamne toute participation du prolétariat à la politique bourgeoise, à la révolution bourgeoise, au parlementarisme bourgeois. » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Oeuvres choisies en 3 volumes, tom-me I, p. 567.)

    Et cette insistance était si forte que Lénine non seulement rejeta radicalement toute idée de « communes révolutionnaires », toute idée d’un Etat (à l’opposé d’une insurrection) fondé sur des soviets, mais allait même jusqu’à affirmer :

    « La tâche réelle de la Commune (de Paris) était de réaliser avant tout le parachèvement de la dictature démocratique et non socialiste, de mettre en pratique notre "programme minimum". » (Lénine, CW, volume 9, p. 141.)

    Toutes ces positions étaient donc logiquement cohérentes. Mais l’étaient-elles du point de vue de la dialectique des classes sociales engagées dans le combat ? C’est là une autre question, à laquelle Trotsky (et l’histoire) ont donné une réponse en gros négative. Il n’en reste pas moins vrai qu’en soulignant cet aspect contradictoire de la position de Lénine, il faut en même temps souligner ses effets contradictoires, et non pas unilatéralement négatifs.

    En éduquant sa fraction, puis son parti, dans l’esprit d’une distinction nette entre « programme minimum » et « programme maximum », dans l’esprit d’une limitation de la « première étape » de la révolution à des tâches purement démocratiques, dans l’esprit d’une participation social-démocrate à un gouvernement révolutionnaire provisoire, Lénine a facilité la confusion des premières semaines de la révolution de février 1917, au cours desquelles tous les dirigeants et tous les cadres bolcheviques ont prôné l’appui « critique », voire la collaboration avec le gouvernement provisoire de coalition, rejetant comme « utopique », « semi-anarchiste », etc., toute idée d’une prise de pouvoir par la classe ouvrière, d’un « gouvernement ouvrier », voire de la dictature du prolétariat fondée sur les soviets.

    Mais, en éduquant sa fraction, puis son parti, dans l’esprit de la nécessaire prise de pouvoir, Lénine a facilité le « tournant » engagé d’abord spontanément par les cadres ouvriers d’avant-garde vers un pouvoir soviétique, puis l’adoption par le parti du même tournant vers la dictature du prolétariat. L’éducation dans l’esprit d’une stricte indépendance de classe a fait le reste. Cette double éducation correcte a pris le dessus sur le dogme - faux - des « deux étapes », du « programme minimum » séparé du « programme maximum », de la « dictature démocratique » s’opposant à la dictature du prolétariat, des « soviets » en tant qu’organes insurrectionnels « sans parti » dans lesquels les sociaux-démocrates devaient agir mais qu’ils ne pouvaient « substituer » au gouvernement révolutionnaire « provisoire » ni à l’Etat émergeant de la révolution.

    Les soviets sont devenus dans les faits des organes de pouvoir, non provisoires et non bourgeois : des organes de la dictature du prolétariat, les fondements d’un nouvel Etat, d’un Etat non bourgeois, d’un Etat ouvrier.

    Les positions originales développées par Trotsky

    A partir de 1904, d’abord dans une petite brochure publiée à la veille des journées de janvier 1905, dans Bilan et Perspectives paru en 1906, puis dans un article moins connu paru en 1908 dans la revue social-démocrate polonaise Przeglad Social-demokratyczny et, enfin, dans son livre 1905 (publié en 1909), Trotsky a développé une position absolument nouvelle et originale sur la nature et les perspectives de la révolution russe, position qu’il devait être le seul, avec ses partisans, à défendre à la fois face aux mencheviks et face aux bolcheviks. Cette position résultait de sa découverte de la loi du développement inégal et combiné, son apport sans doute fondamental au marxisme.

    Partant de la position commune à tous les marxistes, à savoir que la révolution russe avait des tâches de la révolution démocratique-bourgeoise à résoudre, avant tout la conquête de la démocratie politique et la conquête de la terre, Trotsky posait tout de suite une question que Plekhanov et Lénine n’avaient pas, ou in-suffisamment, formulée : dans quel contexte socio-économique national et international concret se développerait cette révolution ? Quelles en seraient les forces motrices principales ? Quelle serait la corrélation de force des classes sociales qui y seraient engagées ?

    Trotsky répondait : du fait de la particularité du développement inégal et combiné en Russie, le développement du prolétariat dépassait de loin celui de la bourgeoisie russe, parce qu’il résultait non seulement du développement « organique » du capitalisme russe, mais encore de l’intervention du capital étranger et surtout du rôle de l’Etat comme stimulant de l’industrialisation. Paradoxalement, par son degré de concentration dans la grande industrie, le prolétariat russe - apparu dans un pays « arriéré » - était plus combatif, plus avancé sous bien des aspects, que le prolétariat de pays beaucoup plus développés.

    Il en résultait tout d’abord que, dans la mesure où ce prolétariat avait déjà ses propres organisations de classe indépendantes et qu’il agissait déjà comme une force indépendante sur la scène politique, la bourgeoisie dans son ensemble passerait dans le camp de la contre-révolution, par peur du prolétariat plus encore que par peur des soulèvements paysans. Aucune alliance avec la bourgeoisie ou avec des partis bourgeois ne pouvait donc conduire à la victoire de la révolution. Sur ce point, il n’y avait pas de divergences entre Trotsky et Lénine (7). Ils s’opposaient en commun aux mencheviks.

    Il en résultait ensuite qu’une victoire révolutionnaire remportée sous la direction du prolétariat, unissant toutes les classes opprimées de la nation derrière lui, ne pouvait pas se limiter à l’accomplissement des seules tâches de la révolution démocratique-bourgeoise. Il était inconcevable qu’un prolétariat aussi centralisé, aussi unifié, aussi conscient et aussi combatif que le prolétariat russe, accepte de se laisser exploiter par le patronat capitaliste après s’être armé et après avoir conquis le pouvoir à la tête d’une insurrection. Sur la nécessité d’une telle insurrection, il n’y avait évidemment pas non plus de divergences entre Trotsky et Lénine. Le prolétariat ayant assuré la victoire de la révolution agraire - la conquête des terres par les paysans - passerait sans interruption, sans désemparer, sans solution de continuité, au début de collectivisation, au début de confiscation de la grande propriété capitaliste elle aussi. Dans ce sens, la révolution serait permanente, la conquête des objectifs historiques de la révolution démocratique-bourgeoise se combinant dans les faits, sans période intermédiaire de développement capitaliste, avec la conquête des objectifs historiques de la révolution socialiste.

    Le prolétariat russe, minoritaire dans un océan de petits producteurs marchands, pouvait-il conserver le pouvoir après l’avoir conquis ? A cette question Trotsky répondait non. Il ne pouvait le conserver que la révolution russe était le signal d’une révolution socialiste en Occident. Sur cette question - contrairement à une légende qui a la vie dure -, la position de Trotsky n’était pas originale ; elle était partagée par Karl Kautsky, Rosa Luxemburg et Lénine lui-même, avec ceci de plus étonnant que Lénine et les autres représentants de la gauche marxiste affirmaient que même la révolution démocratique-bourgeoise était condamnée au re-flux (c’est-à-dire à la victoire politique de la réaction) s’il n’y avait pas de victoire socialiste en Occident :

    « La seule garantie complète contre la restauration en Russie après une victoire de la révolution, c’est la révolution socialiste en Occident. Il n’y a pas d’autre garantie, et il ne peut pas y en avoir. De ce point de vue, la question est la suivante : comment la révolution démocratique-bourgeoise en Russie peut-elle faciliter, accélérer, la révolution socialiste en Occident ? La seule réponse concevable, c’est : si le misérable Manifeste du 17 octobre donne déjà une impulsion puissante au mouvement ouvrier en Europe, alors la victoire complète de la révolution bourgeoise en Russie suscitera presqu’inévitablement (ou dans tous les cas très probablement) un nombre de bouleversements politiques tel en Europe qu’il donnera une impulsion puissante à la révolution socialiste. » (Lénine, « Rapport sur le Congrès d’unification du POSDR », CW, volume 10, p. 334.).

    Sous quelle forme politique le prolétariat, à la tête de toute la nation, peut-il réaliser les tâches historiques de la révolution démocratique-bourgeoise en Russie ? Puisque la bourgeoisie est condamnée à passer dans le camp de la contre-révolution, il n’y a que deux possibilités : soit l’alliance entre une force politique paysanne (ou des forces politiques) et le parti du prolétariat , soit par la conquête du pouvoir par le prolétariat (dirigé par son parti) appuyé par la paysannerie. La première de ces éventualités était exclue par Trotsky, du fait de l’incapacité de la paysannerie à constituer une force politique autonome dans le cours même d’une révolution. Ne restait donc que la deuxième solution : la révolution russe ne pouvait triompher que par l’établissement de la dictature du prolétariat entraînant la paysannerie sous sa direction. La loi du développement inégal et combiné impliquait que le prolétariat pouvait conquérir le pouvoir dans un pays arriéré avant même de le conquérir dans les pays les plus avancés. Ce pronostic, Trotsky l’a formulé dès 1906. On connaît la suite.

    Les divergences entre Lénine et Trotsky

    Les divergences entre Lénine et Trotsky quant aux perspectives de la révolution russe portaient essentiellement sur quatre points :

    a) L’impossibilité, dans le contexte social et économique, d’assurer la modernisation et l’industrialisation de la Russie par un « développement rapide du capitalisme », et notamment un développement « à l’américaine » de l’agriculture russe. Pareille éventualité, à laquelle Lénine s’est accroché avec obstination jusqu’en 1916, sous-estimait à la fois le poids de l’impérialisme, du marché mondial (sur lequel il n’y avait pas de place pour une seconde Amérique) et de la crise agraire en Russie même, qui ne pouvait plus trouver de solution dans un cadre capitaliste.

    Il faut souligner que le seul marxiste qui a timidement fait quelques pas dans cette même direction a été, à la stupéfaction de tous les marxistes russes, à commencer par Lénine lui-même, Kautsky (8) qui affirmait, dans son bilan de la révolution russe de 1905, la nécessité de confisquer non seulement les grands domaines fonciers mais encore les grands monopoles industriels capitalistes pour résoudre la question agraire. Mais Lénine ne le suivit pas dans cette voie (9) et Kautsky lui-même s’est vite effrayé de son audace et re-cula à partir de 1910 vers des positions centristes traditionnelles.

    b) L’impossibilité, pour la paysannerie, de constituer un parti politique ou une force politique indépendante à la fois de la bourgeoisie et de la classe ouvrière. Pour Trotsky, cette impossibilité était certaine. Pour Lénine, au contraire, il était certain que la paysannerie révolutionnaire devait prendre le pouvoir politique :

    « Comment une révolution paysanne peut-elle vaincre si la paysannerie révolutionnaire ne prend pas le pouvoir ? Plekhanov a poussé sa propre argumentation jusqu’à l’absurde. S’étant engagé sur cette pente, il est en train de rouler irrésistiblement vers le fond. D’abord, il a nié qu’il soit possible pour le prolétariat de prendre le pouvoir dans la révolution pré-sente. Maintenant, il nie qu’il soit possible pour la paysannerie révolutionnaire de prendre le pouvoir dans la révolution présente. Mais, si ni le prolétariat ni la paysannerie ne peuvent prendre le pouvoir, logiquement, ce pouvoir restera dans les mains du tsar et de Dubasov. Les Cadets devraient-ils peut-être prendre le pou-voir ? Mais les Cadets ne veulent pas prendre le pouvoir eux-mêmes, car ils sont en faveur de conserver la monarchie, l’armée permanente, la Chambre haute et autres délices. » (Lénine, « Rapport sur le Congrès d’unification du POSDR », CW, volume 10. p. 340-341.)

    Et à ceux qui affirmaient qu’il n’y avait pas de « démocrates bourgeois révolutionnaires » en Russie pour diriger la révolution avec les représentants du prolétariat, Lénine répondait non moins claire-ment :

    « Sans une coordination des activités des démocrates ouvriers et des démocrates bourgeois, la révolution démocratique-bourgeoise ne peut être victorieuse. C’est une vérité d’Evangile.

    « (...) Il vous semble qu’il n’y a pas de démocrates bourgeois révolutionnaires en Russie, que les Cadets sont les seules forces de la démocratie bourgeoise en Russie, ou en tout cas sa force principale. Mais cela vous semble seulement en être ainsi parce que vous êtes myopes. (...) Il y a des démocrates bourgeois révolutionnaires en Russie, et il doit y en avoir, aussi longtemps qu’il y a une paysannerie révolutionnaire qui, par des milliers, des millions de liens, est également liée aux classes plus pauvres dans les villes. » (Lénine, « La victoire des Cadets et les tâches du parti ouvrier », CW, volume 11. p. 260-263.)

    Lénine tendait d’ailleurs à donner un contenu concret à cette formule algébrique des « démocrates bourgeois révolutionnaires » dirigeant la paysannerie : c’étaient les trudoviks (le parti d’Alexandre Kerenski) et les s-r. Dans son article « Le groupe paysan ou trudovik et le POSDR », du 11 mai 1906, Lénine écrit :

    « Aujourd’hui, il n’y a rien de plus important pour le succès de la révolution que cette organisation, cette éducation et cet entraînement politique des démocrates bourgeois révolutionnaires. Le prolétariat socialiste, tout en démasquant sans merci l’instabilité des Cadets, fera tout ce qu’il peut pour promouvoir cette grande œuvre. » (Lénine, CW, volume 11, p. 413).

    c) La capacité du prolétariat russe de commencer à résoudre des tâches socialistes de la révolution. Pour Trotsky, cette capacité était évidente. Elle se dégageait de toutes les grandes luttes ouvrières (avant tout des grèves de masse, de la grève générale de 1905 et de la constitution des soviets). Pour Lénine, cette capacité n’existait pas :

    « Notons enfin que la résolution (du Ile Congrès du POSDR, », en assignant au gouvernement révolutionnaire provisoire la tâche d’appliquer ce programme minimum, écarte par là-même l’idée absurde, semi-anarchiste, de l’application immédiate du programme maximum, de la conquête du pouvoir pour la révolution socialiste. Le degré de développement économique de la Russie (condition objective) et le degré de conscience et d’organisation des grandes masses du prolétariat (condition subjective indissolublement liée à la condition objective) rendent impossible l’émancipation immédiate et totale de la classe ouvrière. Seuls les gens les plus ignares peuvent méconnaître le caractère bourgeois de la révolution démocratique en cours ; seuls les optimistes les plus naïfs peuvent oublier que la masse des ouvriers ne sait encore que bien peu de choses des objectifs du socialisme et des moyens de le réaliser. » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Oeuvres choisies en 3 volumes, tome I, p. 461.)

    Pour Lénine, « l’auto-limitation du prolétariat », c’est-à-dire le refus d’aller au-delà de la réalisation des revendications démocratiques-bourgeoises les plus radicales, même dans le cas d’une participation social-démocrate à un gouvernement insurrectionnel révolutionnaire, correspondait donc à une nécessité objective. C’est seulement par une longue période d’expérience de la démocratie politique, par un long travail d’organisation et d’éducation des masses censé correspondre précisément au « développement du capitalisme sans entraves », que le prolétariat pourrait acquérir la capacité de réaliser des tâches de la révolution socialiste.

    d) Logiquement, la position de Lénine aboutissait à la formule de « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » opposée à la formule « dictature du prolétariat ». Les deux formules concernant non pas des slogans mais des perspectives stratégiques de la révolution : la nature de l’Etat et de la société qui émergeraient de la victoire révolutionnaire :

    « Sans dictature, il serait impossible de briser cette résistance, de faire échouer les tentatives de la contre-révolution. Cependant, ce ne sera évidemment pas une dictature socialiste, mais une dictature démocratique. Elle ne pourra pas toucher (avant que la révolution ait franchi diverses étapes intermédiaires) aux fondements du capitalisme. Elle pourra, dans le meilleur des cas, procéder à une redistribution radicale de la propriété foncière au profit de la paysannerie, introduire la démocratie de façon totale et conséquente jusque et y compris la proclamation de la République ; extirper non seulement de la vie des campagnes, mais aussi de la vie des usines, les survivances du despotisme asiatique : commencer à améliorer sérieuse-ment la condition des ouvriers et à élever leur niveau de vie ; enfin, last but not least, étendre l’incendie révolutionnaire à l’Europe. Cette victoire ne fera encore nullement de notre révolution bourgeoise une révolution socialiste ; la révolution démocratique ne sortira pas directement du cadre des rapports sociaux et économiques bourgeois : mais cette victoire n’en aura pas moins une portée immense pour le développement futur de la Russie et du monde entier. » (Lénine, Oeuvres choisies en 3 volumes, tome I, p. 483-484.)

    Et de manière encore plus nette et péremptoire :

    « Pas la dictature socialiste du prolétariat, mais la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie. » (Lénine, CW, volume 11, p. 374.)

    Il apparaît donc clairement que, parmi les marxistes russes, il y avait trois et non pas deux conceptions de la révolution russe, de ses perspectives et des tâches stratégiques qu’elle soulevait (10).

    Le verdict de la révolution de 1917

    Sur trois de ces quatre questions, Lénine a modifié de manière explicite sa position à partir des Thèses d’avril de 1917, rejoignant à partir de ce moment, de fait, les positions défendues par Trotsky à partir de 1904.1906 :

    a) Contrairement à ce qu’il avait développé jusque là, il affirma dès lors que l’expérience de toutes les révolutions modernes avait démontré l’incapacité de la paysannerie à se constituer en force politique autonome de la bourgeoisie et du prolétariat. Toutes les illusions concernant un rôle indépendant des trudoviks (Kerenski) ou des s-r avaient disparu. Ces derniers sont apparus comme des suivistes de la bourgeoisie, comme tout aussi incapables que les libéraux bourgeois de réaliser une révolution agraire radicale. Dans la mesure où une aile des s-r participait à la victoire révolutionnaire, elle le fit sous la direction des bolcheviks et du prolétariat, et non en tant que force à égalité de pouvoir - ou même principale force de pouvoir - aux côtés du prolétariat.

    « Notre expérience nous a appris - et nous en trouvons la confirmation dans le développement de toutes les révolutions du monde, si l’on considère la nouvelle époque, disons les cent cinquante dernières années - que partout et toujours il en a été de même : toutes les tentatives faites par la petite bourgeoisie en général et par les paysans en particulier, pour prendre conscience de leur force, pour diriger à leur manière l’économie et la politique, ont abouti à un échec. Ou bien ils doivent se placer sous la direction du prolétariat, ou bien sous celle des capitalistes. Il n’y a pas de milieu. Ceux qui rêvent d’un moyen terme sont des rêveurs, des songe-creux. » (Lénine, Discours au Congrès des ouvriers des transports du 27 mars 1921, Oeuvres choisies en 2 volumes, tome II, p. 839.)

    b) Contrairement à ce qu’il avait développé auparavant, la révolution socialiste a bel et bien été mise à l’ordre du jour avant même que n’ait été réalisée la révolution agraire. Il ne faut pas oublier que Lénine a commencé son discours, dans la nuit du 26 octobre 1917, devant le Ile Congrès des soviets, celui-là même qui prit le pouvoir, par cette phrase : « Nous commençons la construction du socialisme ! » Le fait que, dans un premier temps, le gouvernement révolutionnaire se soit contenté de réaliser le contrôle ouvrier sur l’industrie et non sa nationalisation n’avait plus rien à voir avec une quelconque conception sur « l’immaturité socialiste » du prolétariat. Il concernait exclusivement une programmation chronologiquement et économiquement rationnelle des tâches socialistes de la révolution.

    On peut multiplier les références. Il suffit de signaler que, dans un texte du 7 mars 1918, Lénine (CW, volume 27, p. 89-90) a explicitement caractérisé la révolution d’Octobre comme une révolution socialiste.

    c) Contrairement à ce qu’il avait développé auparavant, l’Etat qui devait résulter de la victoire révolutionnaire était bel et bien présenté comme un Etat ouvrier, comme la dictature du prolétariat et non comme un Etat bourgeois. C’est pourquoi, dans tous les écrits de Lénine postérieurs aux polémiques autour des Thèses d’avril, et à plus forte raison dans toutes les références à la révolution d’Octobre postérieures à sa victoire, il n’est jamais question de la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans », et toujours question de la dictature du prolétariat. Il en va de même des documents de l’Internationale communiste concernant la révolution russe.

    Dans son rapport sur la révolution russe de 1905, prononcé en janvier 1917, Lénine affirmait encore :

    « Cette révolution était une révolution démocratique-bourgeoise parce que le but auquel elle aspirait dans l’immédiat et qu’elle pouvait atteindre pour l’heure par ses propres forces était la République démocratique, la journée de huit heures, la confiscation des immenses propriétés foncières de la haute noblesse. » (Lénine, Oeuvres, volume 23, p. 262.)

    Mais quelques semaines plus tard, dans ses Lettres de loin, il voit déjà dans les soviets « l’embryon d’un gouvernement ouvrier » et proclame la nécessité d’un Etat comme celui de la Commune de Paris, c’est-à-dire d’un Etat ouvrier (Lénine, Oeuvres complètes, volume 23, p. 354-354). Et si, dans ce texte, il continue à affirmer qu’il ne s’agirait pas encore de la dictature du prolétariat mais de la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans », cette formule est abandonnée dès les « Thèses d’avril » et la dictature du prolétariat sera « codifiée » dans « l’Etat et la Révolution ».

    Il est clair que, dans l’esprit de Lénine comme dans celui de Trotsky, « dictature démocratique des ouvriers et des paysans » et « dictature du prolétariat » étaient des formules antithétiques, qui s’excluaient mutuellement. L’une impliquait un Etat bourgeois, l’autre un Etat ouvrier. Lénine a tranché, dès avril 1917, dans le sens d’un Etat ouvrier.

    Le 8 mars 1918, Lénine caractérisait l’Etat russe comme résultant d’une révolution au cours de laquelle « /es ouvriers ont créé leur propre Etat » (Lénine, CW, volume 27, p. 126). Le 9 mars de la même année, il formulait sa position de manière encore plus nette : « La révolution du 25 octobre (7 novembre) 1917 en Russie a produit la dictature du prolétariat qui a été appuyée par les paysans pauvres ou semi-prolétaires. » (Lénine, C IV, volume 27, p. 153).

    Notes :

    1. On trouve différents brouillons successifs de la lettre à Véra Zassoulitch dans les Oeu-l vres complètes de Marx-Engels.
    2. Déjà auparavant, en 1877, Marx avait écrit à Nikolai Mikhailowski, alors rédacteur de la revue « Otechestuennié Zapiski » (« Annales de la patrie »), que la Russie avait « la plus grande chance jamais offerte par l’histoire à une nation » d’éviter les maux du capitalisme.
    3. Cf. la lettre de Marx à Jenny Longuet, 11 avril 1881 ; et aussi la lettre d’Engels à Vera Zassoulitch, le 23 avril 1885.
    4. Il ne faut pas oublier que, même au lendemain de la révolution d’Octobre, lors des élections pour l’Assemblée constituante, le Parti socialiste-révolutionnaire obtint encore la majorité absolue des voix et des mandats. Il est vrai qu’il fut battu dans les villes par le Parti bolchevique, et que cette majorité reflétait surtout l’immense poids de la paysannerie en Russie. Il est vrai aussi qu’il s’était déjà scindé en deux, la droite s-r s’opposant farouchement à la prise du pouvoir par les soviets, la gauche s-r s’appuyant et entrant même, temporairement, dans un gouvernement de coalition avec les bolcheviks. Cette coalition fut rompue par les s-r de gauche lors de la signature de la paix de Brest-Litovsk, le 3 mars 1918.
    5. Cf. le compte-rendu officiel du IIe Congrès du POSDR, édition en anglais, New Park Publications, Londres, 1978 (traduit du russe par Brian Pearce), p. 273, 254-255 256-257,267.
    6. Ibid. p. 19-20.
    7. « II faut être d’accord avec le fait que ’ l’amendement de Trotsky n’est pas menchevique. qu’il exprime la même idée, c’est-à-dire l’idée bolchevique. Mais Trotsky exprime cette idée d’une manière qui est rarement meilleure. » (Lénine, « Objection aux amendements de Trotsky sur la révolution bolchevique et sur l’attitude à adopter envers les partis bourgeois, au Ve Congrès du PSDOR », CW, volume 12, p. 479.)
    8. Sous l’influence de la révolution russe de 1905, Kautsky adopta les positions politiques les plus avancées de sa carrière pendant les années 1906-1909, notamment avec ses commentaires sur la révolution russe, et son ouvrage « Der Weg zurMacht ».
    9. Karl Kautsky, « Les forces motrices et les perspectives de la révolution russe », in Die « Neue Zeit », 1906. Lénine lui-même dit de ce texte qu’il va beaucoup plus loin que les bolcheviks les plus extrêmes (CW, volume 11, p. 369).
    10. Le camarade Trotsky a admirablement résumé sa position sur l’existence de trois et non de deux conceptions de la révolution dans son texte « Trois conceptions de la révolution russe », annexé à son livre Staline.