La grande grève de 1960-‘61 était-elle un combat d’arrière-garde, la dernière révolte du « vieux » prolétariat d’Europe, dont le prolétariat wallon était un représentant typique ? Etait-ce au contraire l’annonce d’une vague d’avenir, qui allait toucher progressivement tous les pays industrialisés ?
La question fut posée dès le lendemain de la grève. Non seulement par des sociologues, mais encore par de nombreux idéologues du mouvement ouvrier. N’oublions pas que « l’adieu au prolétariat », de nouveau à la mode ces jours-ci, était déjà un grand thème à la fin des années ’50 et tout au long des années ’60.
La société de consommation aurait « intégré » la classe ouvrière dans le « grand public ». Les formes de luttes classiques du prolétariat auraient été dépassées. Et puis, par rapport aux pays du « tiers-monde », la classe ouvrière occidentale n’était-elle pas devenue une vaste aristocratie ouvrière, profitant de la surexploitation des peuples coloniaux et, de ce fait, incapable d’une véritable lutte anti-capitaliste, objectivement révolutionnaire ?
Les plus « raffinés partisans de cet « adieu au prolétariat occidental » trouvèrent des arguments quasi « trotskystes » (disons plutôt « pseudo-trotskystes » ou « trotskoïdes » : car Léon Trotsky était aux antipodes de ces sophismes-là) pour justifier le rejet de toute perspective révolutionnaire en Occident. Pour qu’une crise révolutionnaire aboutisse, il faut une direction révolutionnaire adéquate. Or, en Occident, les organisations ouvrières sont toutes réformistes, totalement incapables de conduire un combat ouvrier anticapitaliste vers la victoire. Donc, tout combat de cet ordre est condamné à la défaite.
Mais la défaite engendre la démoralisation. Donc, il est irresponsable de pousser à la charrette et de vouloir favoriser de grandes grèves généralisées, des affrontements frontaux avec la bourgeoisie, qui aboutiront inévitablement à la défaite. C’est ce que nous avons entendu dire, plus d’une fois, par le principal dirigeant d’Amada. C’est aussi ce que Brejnev disait à Dubcek lors de leur dernière rencontre avant l’entrée des troupes du Pacte de Varsovie en République socialiste tchécoslovaque. On voit comment krouchtchéviens et maoïstes s’étaient retrouvés sur la même ligne stratégique : la révolution prolétarienne est impossible en Occident, du moins pour cinquante ans. C’est que la source était commune : elle s’appelait Staline...
Des explosions spontanées sont inévitables
La thèse que nous n’avons cessé de défendre est toute à l’opposé de ces affirmations-là. Les marxistes révolutionnaires affirment qu’à notre époque les sociétés impérialistes sont périodiquement secouées par des crises graves, politiques, économiques, sociales, financières, voire idéologiques et morales, qui, dans un contexte déterminé de montée des luttes ouvrières, de confiance croissante de la classe ouvrière dans ses propres forces, déboucheront inévitablement sur des explosions spontanées que personne ne pourra empêcher.
Confrontés à de telles explosions, les socialistes révolutionnaires, les communistes ont le devoir de faire tout le possible pour que la classe ouvrière atteigne le maximum d’auto-organisation, le maximum d’unité dans la lutte, le maximum d’audace dans le combat, le maximum de lucidité quant aux objectifs anticapitalistes à atteindre. Le reste dépend des rapports de forces, à la fois sur le plan social et sur le plan politique.
Si la défaite engendre la démoralisation, celle-ci est bien moindre, après un combat bien organisé qu’après un combat désordonné, avec de nouveaux cadres qui émergent grâce à l’auto-organisation, qu’avec une dispersion totale des forces, avec une conscience claire de l’enjeu de la lutte et des conditions de sa victoire, qu’avec une conception stratégique fausse ou la confusion sur ce qu’on peut atteindre et dans quelles circonstances. Elle est surtout moindre après un grand combat qu’après une défaite découlant d’une capitulation sans combat.
Nous croyons que les événements nous ont donné raison depuis 1956. Ils continueront à nous donner raison. Il y a eu notre « grande grève » de ‘60-‘61. Il y a eu mai ‘68 en France. Il y a eu « l’automne chaud » d’Italie en ‘69. Il y a eu le Portugal de ‘74-‘75. Il y a eu le premier semestre 1976 en Espagne, avec cent millions de journées de grève. Il y a eu l’explosion de combativité du prolétariat brésilien, centrée autour de la ceinture industrielle de Sao Paulo en ‘79-‘80. Il y a eu l’été et l’automne 1980 en Pologne.
Un phénomène universel
Ces deux derniers exemples indiquent d’ailleurs que la racine du phénomène est plus profonde que la seule crise qui secoue périodiquement les pays impérialistes. Elle touche aussi un nombre croissant de pays dépendants semi-industrialisés (avant tout en Amérique latine et en Asie, mais l’Afrique du Sud et l’Egypte prendront place de plus en plus dans la même catégorie). Elle touche aussi les Etats ouvriers bureaucratisés. Dans les « trois secteurs de la révolution mondiale », pour reprendre le jargon de la IVème Internationale, a émergé un prolétariat numériquement bien plus nombreux que par le passé dans plusieurs pays, il constitua déjà plus de 90 % de la population active ; dans bien d’autres entre 75 et 90 % ; dans tous les pays concernés, la majorité absolue de la population.
Contrairement à un mythe répandu par des sociologues superficiels, ce prolétariat est plus homogène et non moins homogène que par le passé. Il est capable, bien plus que jadis d’intégrer dans ses luttes d’ensemble employés, techniciens, fonctionnaires et cadres inférieurs et moyens. Il a acquis un niveau de qualification et de culture beaucoup plus élevé. Lorsque la crise sociale est profonde — et elle l’est dans les « trois secteurs de la révolution mondiale » — ce prolétariat a périodiquement tendance à chercher à résoudre à sa manière par la prise en main des moyens de production, de communications, d’échange ; par la réorganisation de toute la société d’après ses propres valeurs qui sont, fondamentalement, des valeurs socialistes.
Il ne peut réussir que s’il joint à cet effort instinctif, auquel personne ne peut s’opposer avec un succès rapide, la conquête du pouvoir politique par les mêmes instruments qu’il forge dans le combat direct avec la société bourgeoise : les organes de représentation de la masse dans son ensemble au niveau des entreprises et des quartiers et de leur centralisation par une voie strictement démocratique. Nous les appelons conseils ouvriers, conseils des travailleurs, conseils populaires. On peut les appeler autrement. Ils peuvent même résulter, comme actuellement en Pologne, de structures syndicales autonomes et autogérées.
Mais le fond du problème est toujours le même : l’organisation des travailleurs sur les lieux de travail, des ménagères, des étudiants et d’autres alliés du prolétariat (comme les petits paysans et ouvriers agricoles au Brésil et en Pologne) sur la base du quartier et du village, où tous les rouages du monde moderne tombent sous le contrôle et la gestion de ceux qui les mettent en mouvement, jour après jour, mais normalement sous le commandement d’autrui, au service d’autrui, au profit d’autrui. Ce n’est que la prolongation de ce que toutes les révolutions prolétariennes du passé nous avaient enseigné : de la Commune de Paris à la révolution russe, de la révolution allemande de 1918-‘19 à la révolution espagnole de 1936-‘37.
Aux sources de mai ’68
A nous, militants du mouvement ouvrier dans l’Etat belge — avant tout à ceux de Wallonie, mais aussi à ceux d’Anvers, de Gand et des services publics de Bruxelles — revient l’honneur d’avoir inauguré, avec notre grande grève de 1960-‘61, ce formidable réveil de la mémoire ouvrière collective, cette reprise de continuité avec la tradition de la révolution prolétarienne internationale que les défaites ouvrières des décennies précédentes, qu’un quart de siècle de fascisme et de stalinisme, semblait avoir ensevelie, la « prospérité » de la période d’après-guerre mettant une couche de vernis sur les décombres.
Pour la première fois depuis 1936, une grève générale dans un pays occidental, prospère, avec une classe ouvrière prétendument intégrée, malgré une direction réformiste classique, remettait audacieusement en question la domination du patron dans les entreprises, la domination de la bourgeoisie dans l’Etat. Ce mérite historique, rien ni personne ne pourront jamais nous l’enlever.
La manière dont les générations successives de militants du mouvement ouvrier « perçoivent » décembre 1960 - janvier 1961 change selon les circonstances. En 1970-‘71 ou en 1975 on était moins compréhensif qu’en 1980, ne fut-ce que parce que les travailleurs sont confrontés aujourd’hui avec une nouvelle « loi unique », et peuvent donc saisir d’instinct le contexte de l’époque. Mais quelles que soient ces fluctuations des réactions conjoncturelles, notre grande grève vit et vivra dans la mémoire de la classe ouvrière de ce pays comme la preuve tangible de sa force potentielle, comme le sommet de ce qu’elle a jusqu’ici atteint dans la lutte.
Dans ce sens, loin d’avoir été un combat arrière-garde, déclenché par l’angoisse des mineurs de Wallonie, des ouvriers et des ouvrières du textile de Flandre de voir s’écrouler leurs industries — angoisse réelle, écroulement qui s’est produit — de l’inquiétude des « gros bataillons » de la sidérurgie de voir se répéter dans leur branche la tragédie des mines et du textile — inquiétude dont la base s’est avérée tout aussi réaliste —, notre grande grève de 1960-‘61 a été un combat de pionnier, l’annonce de mai ‘68, l’annonce de l’explosion italienne et polonaise.
Des traits fondamentaux y sont apparus, renvoyant à la réalité sociologique de la classe ouvrière d’aujourd’hui, centrée sur la grande usine et l’impossibilité pour les travailleurs de réaliser toute leur force de classe autrement que par un combat extraparlementaire généralisé. Trotsky, Rosa Luxembourg, Gramsci, Lénine et bien d’autres encore y avaient attiré l’attention dès avant et dès les lendemains de la première guerre mondiale. L’histoire leur redonne raison, avec éclat, depuis vingt ans, n’en déplaise à tous les sceptiques et à tous ceux à qui la déception ferme les yeux et les oreilles pour tout ce qui n’éclate pas immédiatement sur les écrans de la télévision ou dans les colonnes des quotidiens.
Faiblesse d’organisation
Certes, en tant que combat de pionnier, la grande grève de 1960-‘61 a eu des faiblesses intrinsèques, pour ainsi dire organiques, qui se sont d’ailleurs en partie retrouvées dans la grève générale française de mai ‘68, et que le prolétariat international ne surmonte que lentement, vu la faiblesse de l’avant-garde révolutionnaire organisée avant la lutte, vu l’influence désorganisatrice (on pourrait ajouter : l’oeuvre de division délibérée) des appareils bureaucratiques politiques et syndicaux.
Les comités de grève élus démocratiquement par des assemblées générales de grévistes, pour lesquelles nous nous sommes battus tout au long de la grève, ont pu se constituer par-ci, par-là (surtout dans le Hainaut). Ils ne se sont pas généralisés, et, surtout, ils ne se sont pas réalisés à Liège, centre névralgique de la grève. Les délégués syndicaux, élus par l’ensemble du personnel, grande conquête de notre mouvement syndical au moment de la libération — et qui ont pu, en Italie, dans les grandes usines du Nord, suppléer à la carence de la division et de la dispersion syndicales, apparaître comme la conquête principale de l’automne chaud de 1969, diriger la grève homérique de la FIAT de 1980, l’Espagne, le Brésil suivant par la suite la même tradition — n’ont pas réussi à remplir le rôle que des organismes plus larges et mieux contrôlés par la base devaient jouer. Ils ne pouvaient centraliser leur organisation, leur représentativité, leurs légitimité.
Et faiblesse politique
Surtout, le débouché politique du mouvement était bloqué dès le départ par le fait que la seule direction de rechange présente dans la lutte, crédible aux yeux de tous les grévistes (qu’on se rappelle la formidable ovation qui avait accueilli André Renard à Anvers pendant la grève !) était celle du courant renardiste. Or, ce courant, qui avait été acquis à l’idée de la grève générale, qui l’avait partiellement préparée, fût-ce à un rythme que ne correspondait plus à la montée de fièvre réelle au sein de la classe ouvrière, n’avait pas de perspectives politiques d’ensemble.
Il était obsédé par l’idée d’une majorité parlementaire de gauche en Wallonie. Il croyait que la majorité catholique flamande bouchait toute possibilité de percée vers le socialisme dans ce pays. Il détourna, pour cette raison, le formidable sursaut de lutte ouvrière anticapitaliste vers l’objectif fédéraliste. Au lieu de comprendre qu’il fallait abattre le capitalisme pour arrêter le déclin industriel de la Wallonie et réaliser le fédéralisme, il espérait arriver au socialisme par deux étapes : celle du fédéralisme d’abord ; celle du renouveau industriel wallon ensuite. Il combinait de ce fait les faiblesses du syndicalisme « pur » avec des illusions électoralistes d’origine social-démocrates, le tout arrosé d’une bonne dose de chauvinisme wallingant.
Le bilan, aujourd’hui, est clair et lamentable. La majorité électorale parlementaire ouvrière en Wallonie a disparu, et pour longtemps. Le nationalisme wallon a fait le jeu de la récupération d’une fraction importante de l’électorat socialiste en Wallonie (et à Bruxelles) par des forces politiques bourgeoises. André Renard a joué à l’apprenti sorcier, le renégat Perin se chargeant de poursuivre l’opération de reconquête d’une majorité bourgeoise durable en Wallonie jusqu’au bout.
Au lieu du fédéralisme, nous avons une « régionalisation » misérable et impuissante. Le déclin économique de la Wallonie, loin de s’arrêter, s’est accéléré. L’avant-garde ouvrière wallonne, celle qui a « porté » la grève de 1960-‘61, comme elle avait porté tous les grands combats depuis 1956, a été broyée dans l’opération, la liquidation des délégués de l’aciérie d’Ougrée jouant le rôle-clé dans l’affaire. En Flandre (et dans les quelques secteurs modernes wallons) n’a pas encore émergé une avant-garde nouvelle pour prendre la relève de celle que les lendemains ultérieurs de la grève de 1960-‘61 a détruite.
Nous disons : les lendemains ultérieurs de la grève de 1960-‘61. Car la grève elle-même malgré l’absence de succès apparent, n’a pas été source de démoralisation mais source de prise de conscience. Jamais, dans ce pays, la classe ouvrière, le mouvement ouvrier, l’avant-garde ouvrière, n’ont été plus forts qu’en 1961 et qu’en 1962. Jamais le contrôle de l’appareil réformiste n’a été davantage ébranlé.
La démoralisation est venue par la suite. Elle fut le produit de l’échec du MPW, du vote des lois sur le maintien de l’ordre, de l’impuissance du renardisme à faire naître une gauche syndicale au niveau de toute la FGTB, Flandre et Bruxelles compris, de la faillite du gouvernement Lefèvre-Spaak, de l’abandon par la social-démocratie wallonne des ses objectifs fédéralistes, du refus des successeurs d’André Renard de défendre avec fermeté et intransigeance l’emploi de tous dans la sidérurgie liégeoise, comme il l’aurait certainement fait lui-même. Cela donne la ligne du recul à partir de 1964-‘66.
Mais la grève elle-même, et ses lendemains immédiats, restent et resteront sources de confiance de la classe en elle-même, source de conscience de tout ce dont elle est capable, si elle se forge une lucidité et une direction politiques à la hauteur de ses possibilités illimitées. C’est à cela qu’ont oeuvré, qu’oeuvrent et qu’oeuvreront, envers et contre tous, les marxistes révolutionnaires de ce pays.