Pourquoi la bureaucratie n’est pas une nouvelle classe dominante
Revue Quatrième Internationale, n°3, 38e année, juillet-août-septembre 1980
  • Paul Sweezy a finalement été amené à débattre de l’interprétation trotskyste de la révolution russe et de son destin ultérieur. Il est vrai qu’il rejette encore cette interprétation. Mais il accepte pour la première fois depuis quarante ans de la discuter, et ses premiers commentaires, contenus dans un article paru dans Monthly Review (octobre 1978), n’ont qu’un caractère manifestement provisoire (1). En répondant aux défis principaux qu’il soulève, nous espérons mener avec lui, avec les rédacteurs de Monthly Review et avec ses lecteurs, un débat constructif sur ce qui reste la question-clé pour l’avenir du mouvement ouvrier international.

    I.

    Sweezy nous attaque parce que nous répétons, 40 ans après que Trotsky l’eût formulée en 1939, la thèse selon laquelle le sort de l’Union soviétique n’est pas encore définitivement tranché, ce qui implique que la bureaucratie n’a pas, elle non plus, pris la forme définitive d’une nouvelle classe sociale. La formule de Trotsky avait un sens, affirme Sweezy, puisqu’elle était placée dans une perspective à court terme. Sa répétition par Mandel se fait sans que celui-ci ne se rende compte que le changement du cadre temporel sape la crédibilité de cette interprétation.

    Ce qui semble échapper à Sweezy, c’est que l’analyse de Trotsky ne fut point liée à un cadre temporel déterminé, mais bien à un jugement sur les tendances de développement fondamentales de notre époque. Reproduisons les deux passages de l’article de Trotsky « L’URSS en Guerre » que Sweezy a cités au début de son article dans Monthly Review :

    « Cependant, si on admet que la guerre actuelle ne provoquera pas la révolution mais le déclin du prolétariat, alors il y a une autre alternative : une décomposition progressive du capitalisme des monopoles, sa fusion progressive avec l’Etat, et le remplacement de la démocratie là où elle survit encore par un régime totalitaire. L’incapacité du prolétariat de prendre en ses mains la direction de la société pourrait conduire, dans ces conditions, à la croissance d’une nouvelle classe exploiteuse, à partir de la dictature bonapartiste fasciste ».

    « Si contrairement à toutes les probabilités, la révolution d’octobre ne se prolonge pas, pendant ou au lendemain immédiat de cette guerre, dans un quelconque des pays avancés ; si, au contraire, le prolétariat est rejeté partout et sur tous les fronts - alors nous devrions incontestablement revoir notre conception de l’époque contemporaine et de ses forces motrices. Dans ce cas, il ne s’agirait pas tant de mettre une étiquette sortie des manuels sur l’URSS ou sur la bande stalinienne mais de réévaluer la perspective de l’histoire mondiale pour des décennies voire des siècles à venir : sommes-nous entrés dans l’époque de la révolution sociale et de la société socialiste, ou au contraire dans l’époque de la société décadente d’une bureaucratie totalitaire ? »

    Or, affirme Sweezy, il n’y a pas eu de nouvelle victoire de la révolution prolétarienne dans un quelconque pays avancé, au cours ou au lendemain immédiat de la deuxièmeme guerre mondiale. C’est exact. Mais il oublie le second terme de l’alternative.

    Y a-t-il eu un déclin du prolétariat ? En nombre ? En qualification ? En niveaux d’organisation et d’activité militante ? Comment pourrait-on affirmer cela après mai 68, qui a vu trois fois plus de grévistes occuper les usines qu’en juin 36 ? Après l’automne 1969 en Italie qui a vu huit fois plus de grévistes que la fameuse vague de grèves de novembre 1920 ? Après le premier semestre 1976 en Espagne, qui a vu trois fois plus de grévistes qu’au cours de la révolution de 1936 ? Sans parler de la Grande-Bretagne, du Japon, du Portugal, d’autres pays capitalistes plus petits où au cours des deux dernières décennies, les luttes ouvrières étaient beaucoup plus amples que celles des années vingt et trente. Le prolétariat a-t-il été « rejeté partout et sur tous les fronts » ? Manifestement pas. La démocratie bourgeoise a-t-elle été supprimée par un régime totalitaire, partout où elle subsistait encore en 1939 ? De nouveau, ce n’est évidemment pas le cas.

    Ce n’est donc pas par pure routine ou par piété excessive à l’égard de la Parole du Maître que nous répétons encore aujourd’hui le dilemme formulé par Trotsky en 1939. C’est en nous basant sur le bilan de ce qui est réellement arrivé dans le monde au cours des quarante dernières années. A l’échelle historique, la question reste celle que Trotsky a posée en 1939. Mais le « cadre temporel » était erroné. C’est pourquoi une variante intermédiaire s’est produite, qui explique justement pourquoi le dilemme posé en 1939 n’a pas encore été tranché par l’histoire.

    Il y eut une montée de la révolution mondiale pendant et au lendemain de la 2ème guerre mondiale. Il y eut - et il y a encore - une montée et non un déclin des luttes ouvrières. Mais par la suite des effets de vingt années de défaites de la révolution sur la conscience de classe moyenne du prolétariat, cette montée a été seulement partielle. Elle a donc pu être canalisée en gros par des forces politiques issues des appareils bureaucratiques traditionnels du mouvement ouvrier (PC français, italien, grec ; Labour Party britannique ; titoïsme ; maoïsme etc.)

    Dans certains pays moins développés, cela n’a pas empêché la victoire de nouvelles révolutions socialistes renversant le capitalisme, fût-ce des révolutions bureaucratisation encadrées et déformées dès le départ (Yougoslavie, Chine, Vietnam). Mais dans les pays industriellement avancés, cela a conduit à l’étouffement du potentiel anticapitaliste de puissantes luttes de masse, non sans que le prolétariat puisse conquérir de nouvelles réformes importantes au sein de la société bourgeoise, et puisse empêcher que la bourgeoisie n’eût recours à de nouvelles dictatures sanglantes dans les pays-clé du monde impérialiste.

    Pour des raisons sur lesquelles nous ne pouvons nous étendre ici (2), il y eut une nouvelle période de croissance économique accélérée dans les pays impérialistes, conduisant à un renforcement numérique et organique considérable du prolétariat, ce qui a débouché sur une nouvelle actualité de la révolution prolétarienne à l’Ouest à partir de mai 1968.

    En d’autres termes : le prolétariat ne fut point « rejeté partout et sur tous les fronts », malgré le fait que la révolution prolétarienne ne fut pas victorieuse à l’Ouest. Il y eut une montée de luttes révolutionnaires, insuffisante pour renverser le capitalisme, mais suffisante pour empêcher que le capitalisme ne se transforme en « la société décadente de la bureaucratie totalitaire ». Mais après « l’onde longue » expansionniste de l’après-guerre, le capitalisme retomba inévitablement dans une nouvelle « onde longue » à tendance dépressive, à partir de la fin des années ’60, « onde longue » marquée par une succession de crises profondes, économiques, monétaires, sociales, politiques, militaires, qui replacent le dilemme historique exactement dans les termes dans lesquels Trotsky l’avait formulé en 1939.

    Ajoutons que l’article de Trotsky de 1939 ne fut qu’une première ébauche d’une perspective historique par rapport à la 2ème Guerre Mondiale. Dans un document au caractère plus programmatique - son véritable testament politique- le « Manifeste de la Conférence d’Alarme de la IVe Internationale » (mai 1940), - Trotsky corrigea le cadre temporel de l’article de 1939 d’une manière bien plus réaliste :

    « La révolution ne sera-t-elle pas trahie cette fois encore par suite du fait qu’il existe deux Internationales au service de l’impérialisme, tandis que les éléments véritablement révolutionnaires constituent une toute petite minorité ?... Pour répondre à cette question correctement, il est nécessaire de la poser correctement.

    Naturellement, tel ou tel soulèvement peut se terminer et certainement se terminera par une défaite, par manque de maturité de la direction révolutionnaire. Mais il n’est pas question d’un simple soulèvement. Il est question d’une époque révolutionnaire tout entière... Il est nécessaire de se préparer à de longues années sinon à des décades de guerres, de soulèvements, de brefs intermèdes, de trêves, de nouvelles guerres, et de nouveaux soulèvements. Un jeune parti révolutionnaire doit se baser sur une telle perspective. » (nous soulignons). Dans ce sens, l’ensemble de la période d’après-guerre - et non ses lendemains immédiats - constitue bien le cadre temporel dans lequel le dilemme de Trotsky de 1939 reste valable.

    On pourrait se demander ce que tout cela a à voir avec la nature de classe de la bureaucratie soviétique. Ici, nous sommes au cœur historique du « trotskysme », c’est à dire du marxisme révolutionnaire de notre époque. Les ouvriers et les paysans pauvres peuvent et doivent prendre le pouvoir partout où des occasions favorables se présentent à ce propos. A l’époque impérialiste, ces occasions favorables peuvent se présenter dans des pays moins développés avant de se produire dans les pays industriellement avancés. Mais la prise du pouvoir, le renversement du capitalisme, la suppression de la propriété privée des moyens de production, sont des conditions nécessaires mais insuffisantes pour la construction du socialisme. Ce processus réclame beaucoup d’autres conditions pour être mené à terme. Celles-ci ne sont présentes qu’à l’échelle internationale.

    Le stalinisme, la victoire de la bureaucratie en URSS, c’est le résultat des défaites partielles de la révolution mondiale. La révolution ne s’est pas encore étendue victorieusement vers des pays avancés. Mais elle n’a pas non plus été écrasée au point où le capitalisme pût être restauré en Russie (l’impérialisme s’est efforcé de réaliser cette restauration, d’abord en 1918 -1921, ensuite en 1941-1944, finalement, de manière indirecte en 1947-51). Le sort final de l’Union soviétique dépend de l’issue finale de la lutte de classe entre le Capital et le Travail à l’échelle mondiale. Si le prolétariat mondial est définitivement écrasé, la bureaucratie deviendra une classe dominante (autre chose est de savoir s’il s’agit dans ce cas d’une « nouvelle classe dominante » ou d’une bourgeoisie plus ou moins classique). Si par contre la révolution mondiale triomphe en Occident, ou si la révolution politique triomphe en Europe orientale, il ne faudra pas beaucoup de temps au prolétariat soviétique pour renverser la dictature de la bureaucratie, avant que celle-ci n’ait pu se constituer en nouvelle classe.

    Nous avons dit ; « ou la révolution politique triomphe en Europe orientale ». Car le deuxième argument-massue de Sweezy - l’idée selon laquelle la classe ouvrière des pays de l’Est accepte le régime existant, fût-ce avec rogne et grogne - est contredit par des événements spectaculaires auxquels il ne fait point allusion : l’insurrection des ouvriers de la RDA de juin 1953 ; la révolution hongroise d’octobre-novembre Ï956, le printemps de Prague 1968, les soulèvements répétés des travailleurs en Pologne. L’idée « abstraite » d’une révolution politique, lancée par Trotsky et la Quatrième Internationale il y a 45 ans, n’a-t-elle pas reçu un contenu fort concret par ces événements ?

    II.

    L’hypothèse selon laquelle la bureaucratie soviétique serait une nouvelle classe dominante n’est pas compatible avec une analyse sérieuse du développement réel de l’économie et de la société soviétiques au cours du demi-siècle qui vient de s’écouler et de ses contradictions internes - du moins si elle implique qu’un nouveau mode de production exploiteur a surgi dans ce pays (ce qu’elle impliquerait forcément dans le cadre du matérialisme historique).

    Tout d’abord, nous serions confrontés pour la première fois dans l’histoire des sociétés de classe, avec une « classe dominante » dont le comportement général et les intérêts matériels (qui dictent ce comportement) s’opposent aux besoins et à la logique interne du système socio-économique donné (à ses lois de développement).

    En fait, une des caractéristiques et une des contradictions principales de l’économie soviétique, c’est l’impossibilité de concilier les besoins de la planification, d’une « optimisation » de la croissance économique tant soit peu harmonieuse (non pas d’un point de vue « absolu » mais dans le cadre de la logique du système), avec les intérêts matériels de la bureaucratie, tout entière tournée vers la seule défense et consolidation de ses privilèges matériels. Toutes les réformes économiques successivement introduites en URSS – du système du khozrashot (rentabilité individuelle des entreprises) sous Staline à l’aventure des sovnarkhozes de Khrouchtchev, aux réformes dites de Liberman de rétablissement du profit en tant qu’indicateur synthétique de la performance des entreprises, jusqu’à la contre-réforme Kossyguine de l’été 1979 - essayent de surmonter cette contradiction sans y parvenir le moins du monde.

    On peut facilement résoudre cette difficulté en mettant l’accent sur le caractère parasitaire de la bureaucratie, qui agit à rencontre de la logique du plan d’une économie largement socialisée. On peut aussi ajouter qu’une planification réélement socialiste (globale pour toute la société, à l’opposé de la planification à l’intérieur de chaque entreprise ou de chaque trust pris à part, caractéristique du capitalisme) ne peut fonctionner de manière harmonieuse et effective que sous le règne des producteurs associés, intéressés matériellement aux « dividendes sociaux » et non aux avantages sectoriels de groupe, opposant les travailleurs usine par usine, secteur par secteur, région par région.

    Mais tout cela implique que la bureaucratie, qui recherche précisément de tels avantages particuliers, n’est pas encore une nouvelle classe dominante, aussi longtemps que l’économie continue à être planifiée et socialisée, fût-ce avec des distorsions et des dysfonctionnements croissants. La gestion bureaucratique ne gaspille pas seulement de plus en plus de ressources matérielles et humaines. Elle empêche un fonctionnement normal de l’économie planifiée fondée sur la propriété socialisée des moyens de production. Ce fait suffirait en lui-même pour rejeter toute idée que la bureaucratie serait une nouvelle classe dominante, d’un nouveau mode de production dont les lois de développement n’ont d’ailleurs jamais été précisées (3).

    Peut-on s’imaginer une économie féodale qui ne peut fonctionner normalement parce que la noblesse recherche de nouvelles terres et de nouveaux serfs à exploiter ? Peut-on concevoir le mode de production capitaliste sapé par la recherche de profits supérieurs au profit moyen par des firmes capitalistes individuelles ? Une chose est de dire que de tels comportements provoquent périodiquement des crises inévitables ; autre chose, c’est d’affirmer qu’ils sont en contradiction avec la logique du système, alors qu’ils en sont justement l’expression concentrée. Et c’est exactement ce qu’on ne peut pas dire de la recherche et de la défense par la bureaucratie soviétique de ses privilèges matériels dans la société soviétique.

    En deuxième lieu, nous serions confrontés, de nouveau pour la première fois dans l’histoire des sociétés de classe, avec une classe dominante incapable de perpétuer sa domination à travers le fonctionnement du système socio-économique lui-même. Le bureaucrate n’a aucune garantie qu’il restera bureaucrate. Il a encore moins de garanties que ses fils et ses filles feront partie de la bureaucratie.

    Il est vrai que la mobilité sociale verticale, qui fut une des principales soupapes de sûreté à l’époque stalinienne, a diminué notablement en URSS au cours des deux dernières décennies. La « gérontocratie » du Présidium est, à ce propos, symbolique de ce qui se passe dans toute la société. Le bureaucrate individuel ne doit plus craindre pour sa vie ou pour sa liberté comme à l’époque de Staline. Mais cela débouche seulement sur des tensions sociales croissantes (notamment en rapport avec l’accès à l’Université), mais pas sur une solution réelle de garanties quant au maintien des positions et des privilèges, qui continuent à être liés à l’exercice de fonctions précises et qui dépendent de décisions politiques.

    Nikita Krouchtchev, premier secrétaire du Présidium, était un des hommes les plus puissants du monde, ayant accès à des ressources illimitées. Nikita Khrouchtchev démis de ses fonctions devenait simple locataire d’un appartement à trois pièces, digne d’un petit-bourgeois moyen en Occident. Ce sont la Nomenklatura et les décisions de la commission de cadres du Parti et non le rôle général dans le processus de la production sociale, qui décident du sort de chaque bureaucrate individuel (4).

    D’où la pression constante de larges couches de la bureaucratie en vue de conquérir un degré qualitativement supérieur d’autonomie au niveau de l’entreprise, de la branche industrielle ou de l’administration que celle dont elles jouissent aujourd’hui. D’où leur pression afin d’obtenir des liens permanents avec des usines, des branches ou des administrations spécifiques, c’est à dire de rétablir la propriété privée, au sens économique du terme, avant de l’obtenir au sens juridique également. D’où leur tendance à l’accumulation primitive du capital, à travers les pots de vin, la concussion, la corruption, le népotisme, les opérations du marché noir et « gris », la thésaurisation de devises étrangères et d’or etc... D’où aussi une « symbiose » croissante avec des « corespondants » dans l’Occident capitaliste, y compris l’établissement de comptes en banque dans des pays impérialistes, (phénomène surtout valable pour la bureaucratie des « démocraties populaires »).

    Tout cela indique que l’émergence d’une « classe dominante » est certes possible et inscrite dans les contradictions de la société soviétique. Cela reflète d’ailleurs bien plus le comportement d’une classe bourgeoise que d’une « nouvelle classe dominante » d’un type différent de celui des capitalistes. C’est dans la propriété privée, et son extension, qu’elle cherche la garantie ultime de ses privilèges.

    Mais avant que ce processus ne puisse aboutir, deux obstacles formidables doivent être renversés. La résistance de la classe ouvrière doit être brisée ; le prolétariat soviétique reste conscient de ce qu’il risque de perdre dans le parachèvement du processus restaurationniste : l’emploi pratiquement garanti, et, ce qui découle de cette stabilité de l’emploi, un rythme et une intensité du travail bien plus réduits qu’en Occident.

    De même, la résistance de secteurs-clé de l’appareil d’Etat doit être brisée (voyez la manière dont Tito a frappé les « milliardaires socialistes » dans la grande crise de 1969-1971. lorsque le danger de la restauration du capitalisme en Yougoslavie commençait à prendre des contours précis). Affirmer qu’il y a déjà pouvoir d’une nouvelle classe dominante déforme de ce fait la véritable dynamique sociale de ces pays. Cela signifie présenter comme déjà tranchée par des luttes dans le passé une épreuve de force qui s’annonce encore pour l’avenir.

    En troisième lieu, l’hypothèse d’une nouvelle domination de classe en URSS nous confronterait, de nouveau pour la première fois dans l’histoire, avec une « classe dominante » représentant un « mode de production » dont le « renversement » laisserait intacte la structure économique de base.

    Dans un passage fameux du troisième tome du Capital, Marx a souligné que chaque mode de production se caractérise par une forme spécifique d’appropriation du surproduit social. En URSS, le surproduit social est approprié sous une forme double et contradictoire (ce qui fait toute la différence avec le capitalisme, où il est approprié sous une forme monétaire, par la réalisation de la plus-value). Sous la forme de valeurs d’usage, dans la mesure où il est composé en majeure partie de machines et de matières premières additionnelles qui circulent à l’intérieur du secteur d’Etat, sont réparties d’office, et ne prennent une « forme » monétaire que pour de simples fins de vérification comptable et de comparaisons économiques. Sous la forme de valeurs d’échange, de marchandises, dans la mesure où il s’incarne dans des produits de luxe consommés par la bureaucratie (une partie importante de ces privilèges de consommation se réalise d’ailleurs, elle aussi, sous forme d’avantages en nature et non sous forme de marchandises achetées avec des revenus supérieurs aux salaires des travailleurs).

    Or, que va-t-il se passer après le renversement de la dictature bureaucratique et l’établissement du pouvoir direct des producteurs associés ? Cette forme double et contradictoire de l’appropriation du surproduit social ne sera pas changée. Les machines resteront de simples valeurs d’usage ; sinon nous serions en présence d’une contre-révolution capitaliste triomphante, et non d’une révolution politique victorieuse.

    Et « l’excédent » des biens de consommation continuera à être en grande partie distribué sous forme de marchandises, car même après la victoire de la révolution politique, les travailleurs soviétiques ne pourront pas réaliser le « socialisme dans un seul pays », c’est-à-dire abolir complètement la production marchande, l’économie monétaire et l’inégalité sociale qui y est inévitablement liée. Ainsi apparaît clairement l’image d’une structure socio-économique qui restera fondamentalement inchangée, c’est-à-dire une société de transition entre le capitalisme et le socialisme, avec toutes les caractéristiques et toutes les contradictions qui lui sont propres.

    Certes, le renversement de la dictature de la bureaucratie modifiera de fond en comble le fonctionnement de l’économie soviétique. L’ampleur de l’inégalité sociale sera radicalement réduite. La réduction du gaspillage et de l’indifférence à l’effort permettra conjointement un accroissement considérable du niveau de vie et une réduction importante de la durée du travail. Le pouvoir des producteurs associés libérera les énergies créatrices, réduira l’écart entre le travail manuel et le travail intellectuel, permettra à la masse du prolétariat, sinon des citoyens, de décider démocratiquement des priorités dans les projets d’investissements, dans l’échantillonnage de la production, dans l’organisation, ainsi que des choix technologiques alternatifs. Mais pour reprendre la formule de Marx : la forme spécifique d’appropriation du surproduit social, révélatrice de la structure socio-économique, ne sera pas qualitativement changée.

    En quatrième lieu, l’hypothèse selon laquelle la bureaucratie soviétique serait une nouvelle classe dominante, nous confronterait, de nouveau, pour la première fois dans l’histoire (5), avec une « classe dominante » qui n’existe pas en tant que classe avant de prendre le pouvoir. D’où sort-elle ?

    Sweezy répond : « La nouvelle classe exploiteuse est engendrée par les conditions mêmes que la révolution a créées ». Mais cela ne représente qu’une simple pétition de principe. Les classes sociales sont des groupes d’êtres humains qui nouent entre eux des rapports spécifiques enracinés dans le processus social de production (des « rapports de production »). Des révolutions sociales peuvent transformer ces rapports de production. Mais elles ne peuvent faire surgir de nouveaux rapports, ni de nouvelles classes, ex nihilo.

    En réalité, toute théorie cohérente d’une « nouvelle classe exploiteuse » en URSS n’est possible que si l’on postule que des secteurs de la classe ouvrière (la bureaucratie ouvrière, l’aristocratie ouvrière), ou la petite-bourgeoisie (l’intelligenstia, les technocrates, les politiciens), ou une combinaison entre les deux, constituent le noyau de cette future classe dominante déjà au sein de la société bourgeoise (6). Mais cela conduit à des conclusions « explosives », qui touchent pratiquement tous les aspects de la lutte de classe dans le monde contemporain, qui sapent pratiquement tous les éléments constitutifs de la théorie marxiste. Et sans pareil postulat, l’hypothèse d’une « nouvelle classe exploiteuse » surgissant « du processus historique », de la « révolution elle-même » (sans médiation par des luttes sociales spécifiques ?) ne résiste pas à la logique élémentaire. Après tout, la bureaucratie a pris le pouvoir en URSS. Cette prise de pouvoir ne présuppose-t-elle pas son existence antérieure ? Si l’on affirme qu’elle a pris le pouvoir en tant que classe, ne faut-il pas au moins admettre qu’elle était déjà une classe potentielle avant d’avoir pris le pouvoir ?

    III.

    L’idée selon laquelle la bureaucratie soviétique (de même que la bureaucratie syndicale en Occident) n’a pas encore coupé son cordon ombilical avec la classe ouvrière, et que ses intérêts matériels spécifiques, ainsi que les décisions politiques et l’idéologie particulière qui leur correspondent, peuvent être compris dans le cadre de ces rapports parasitaires avec le prolétariat, conduit à la conclusion que la lutte de classe dans tes pays capitalistes continue à être essentiellement un processus bipolaire la lutte du Travail contre te Capital (en laissant de côté le rôle particulier de la petite-bourgeoisie oscillant entre l’un et l’autre). La bureaucratie opère, dans ces conditions, en gros, comme « l’agence de la bourgeoisie au sein du prolétariat », pour reprendre la célèbre formule du marxiste américain Daniel De Léon, que Lénine approuva chaleureusement (labor lieutenants of Capital).

    Mais l’idée selon laquelle la bureaucratie soviétique est une nouvelle classe dominante et exploiteuse, et la conclusion inévitable qui s’en dégage, à savoir que l’appareil dirigeant des Partis Communistes n’exerçant pas le pouvoir dans les pays capitalistes est pour le moins un noyau potentiel, un embryon d’une telle classe exploiteuse, impliquent forcément une révision totale de la manière d’aborder l’histoire des luttes sociales au 20ème siècle. La lutte de classe devient maintenant une affaire tripolaire : le Capital contre le Travail, la Bureaucratie contre le Capital et contre le Travail, le Travail contre le Capital et contre la Bureaucratie.

    Il ne s’agit pas seulement d’une révision de l’analyse et de la perspective historique du marxisme, qui, sur base des données dont nous disposons, apparaît totalement irréaliste et irréalisable. Il s’agit surtout d’une révision aux implications politiques les plus lourdes de conséquence. Car nous sommes dès lors confrontés avec le choix entre deux maux, chacun desquels conduirait les avocats de la « nouvelle classe exploiteuse » à des positions heurtant de front les luttes émancipatrices fondamentales des exploités du monde capitaliste. Car il n’y a que deux manières de concevoir cette « nouvelle classe dominante et exploiteuse ».

    Ou bien il s’agit d’une classe qui est globalement et essentiellement progressiste par rapport à la classe bourgeoise, c’est-à-dire qui se trouve dans la même position à l’égard de la bourgeoisie que celle que la bourgeoisie occupa par rapport à la noblesse semi-féodale, dans tous les pays où mûrissait une révolution démocratique-bourgeoise. Pareille hypothèse n’impliquerait évidemment pas que les marxistes devraient cesser un seul instant leurs critiques par rapport au caractère exploiteur et oppresseur de cette classe. Mais elle impliquerait, certes, que dans les conflits directs entre la bourgeoisie et cette « nouvelle classe dominante potentielle », il faudrait accorder à cette dernière le même genre d’« appui critique » que le Manifeste Communiste envisage pour la bourgeoisie dans la révolution allemande qui s’annonce. Et l’on devrait dès lors restreindre - du moins partiellement - les luttes anti-bureaucratiques de la classe ouvrière de manière telle à ne pas entraver la victoire de la bureaucratie « progressiste » sur la bourgeoisie réactionnaire.

    Mais ainsi, la possibilité même d’une révolution socialiste et d’une conquête du pouvoir par la classe ouvrière devient pour le moins hypothétique, si elle n’est pas fondamentalement remise en question. Il est vrai qu’on pourrait arguer que le capitalisme en déclin peut conduire soit au socialisme, soit à l’établissement d’une nouvelle société de classe « progressiste » par rapport au règne du Capital. Mais vu le fait que toutes les révolutions victorieuses qui se sont produites jusqu’ici devraient dès lors être redéfinies comme des « révolutions bureaucratiques » et non des révolutions prolétariennes, l’idée qu’une transition directe du capitalisme au socialisme grâce à la victoire du prolétariat s’avérerait, après coup, comme une erreur conceptuelle de Marx, acquerrait pas mal de crédibilité, pour ne pas en dire d’avantage.

    Si la « nouvelle classe exploiteuse » incarne un progrès par rapport au capitalisme, cela impliquerait également que la société de classe en tant que telle n’aurait pas encore épuisé tout son potentiel de progrès, contrairement à ce que Marx avait pensé ; qu’un nouveau développement impétueux des forces productives - conduisant à la longue à un développement qualitativement supérieur de « l’individu social » - serait encore possible sans la suppression des classes sociales. Le socialisme, c’est-à-dire la société sans classes, devient alors une simple préférence morale, non une nécessité historique pour éviter la rechute de l’humanité dans la barbarie et le déclin de toute la civilisation humaine.

    Ainsi, tout en partant d’une condamnation sévère de la bureaucratie comme de nouveaux exploiteurs, des sangsues, des tyrans, des despotes, des ennemis de la classe ouvrière et de la liberté humaine etc. - et 99% des motifs réels pour lesquels Sweezy, Bettelheim et leurs partisans appellent la bureaucratie une nouvelle classe sociale relèvent d’une telle indignation morale (qui leur fait évidemment honneur, même si elle est un peu tardive) et non d’une analyse scientifique sobre - on finit paradoxalement par justifier cette même bureaucratie, sinon par fournir des excuses pour ses crimes.

    Ceci n’est pas l’effet du hasard. Dans le cadre du marxisme classique, les classes sociales, y compris les classes dominantes, exercent une fonction historique indispensable, donc progressiste, du moins pendant une phase déterminée de leur existence (6). Si la bureaucratie soviétique est une nouvelle classe sociale, qui incarne un progrès historique par rapport à la bourgeoisie, on ne peut éviter la conclusion qu’elle eût joué un rôle nécessaire et progressiste en URSS et ailleurs, du moins pendant une certaine période.

    De cette façon, par un long détour, on revient à son bon vieux point de départ stalinien ou stalinisant. Certes, le Goulag est détestable. Le code de travail stalinien le plus dur du monde fut difficile à avaler. Le massacre des cadres bolcheviques fut un « terrible excès ». Mais y avait-il vraiment une autre voie ? Les circonstances internes et externes n’étaient-elles pas si défavorables qu’on n’avait pas le choix ? Peut-on faire une omelette sans casser des œufs ?

    Peut-on dépasser des conditions d’arriération autrement que par des moyens barbares ? Hier, « nous » appelions cela « construire le socialisme par des moyens barbares ». Aujourd’hui nous l’appelons « construire une nouvelle société de classe exploiteuse mais progressiste par rapport au capitalisme, à l’aide de moyens barbares ». Mais aujourd’hui comme hier, « nous » considérons ce despotisme comme historiquement prédéterminé et inévitable, - même si nous l’appelons comme Rudolf Bahro, « la voie non-capitaliste vers l’industrialisation » qui était seule ouverte à certains pays. Et ainsi de suite, jusqu’à la nausée...

    L’adoption de la position marxiste, c’est-à-dire trotskyste, sur la question de l’URSS, évite évidemment ce piège analytique. Tout ce qui est réellement progressiste dans te développement de la Russie, de la Yougoslavie, de la Chine, est le produit d’une révolution socialiste, c’est-à-dire en dernière analyse le produit du prolétariat. Tout ce qui est réactionnaire, c’est le produit de l’usurpation du pouvoir par une bureaucratie parasitaire, produit de la survie du capitalisme à l’échelle internationale.

    Il n’ y a aucune interconnections entre ce qui est progressiste et ce qui est réactionnaire dans ces sociétés. Bien au contraire, le règne de la bureaucratie est le produit d’une contre-révolution, fût-elle jusqu’ici seulement politique, c’est-à-dire partielle. Cela implique que la bureaucratie n’est pas une nouvelle classe, mais une excroissance cancéreuse sur le corps du prolétariat ; que la société soviétique n’est pas un nouveau mode de production despotique mais une société de transition entre le capitalisme et le socialisme - enlisée, gelée à mi-chemin entre les deux, à cause de la dictature bureaucratique, et qui ne peut avancer vers le socialisme que par le renversement de cette dictature par une révolution politique.

    Mais si l’hypothèse que la bureaucratie, en tant que « nouvelle classe exploiteuse », est progressiste par rapport à la bourgeoisie conduit déjà à des conclusions graves, l’hypothèse selon laquelle elle serait une nouvelle classe dominante réactionnaire par rapport au règne du Capital a des implications bien plus désastreuses encore. Car elle impliquerait que dans un conflit entre la bourgeoisie et la « nouvelle classe », il faudrait accorder un appui critique à la première contre la seconde.

    Cette conclusion logique fut tirée par les premiers initiateurs américains du concept de la « nouvelle classe », James Burnham et Max Shachtman. Ayant rompu avec le trotskysme, ces deux idéologues sont allés jusqu’au bout de la route, le premier terminant comme avocat de la guerre froide et du Maccarthysme, le second appuyant « l’aile d’extrême gauche » des contre-révolutionnaires cubains lors de l’invasion de Playa Giron organisée par l’impérialisme américain contre la révolution cubaine (car il s’agissait de renverser coûte que coûte le règne de la « nouvelle classe despotique et réactionnaire »).

    Il est vrai que tous les avocats du « collectivisme bureaucratique » ne poussent pas l’art d’être logiques avec eux-mêmes jusqu’à ces extrêmes, et c’est tant mieux. Mais au point de vue de la généralisation historique, ils se placent dans une situation intermédiaire impossible et totalement contradictoire. Leur position dite « du troisième camp » s’appuie (pas toujours consciemment) sur l’hypothèse absurde qu’il y aurait à une même époque historique deux règnes de classe, deux modes d’exploitation, à la fois totalement différents l’un de l’autre et exactement équivalents et également réactionnaires du point de vue du développement à long terme des forces productives, de la civilisation humaine, ou de quelqu’autre critère qu’on choisisse pour mesurer plus ou moins scientifiquement le progrès humain. Pareille hypothèse est difficilement défendable.

    Sweezy s’en tire par une pirouette : pourquoi ne pas choisir dans chaque occasion précise une position correspondant à une analyse spécifique ? Lorsqu’elle aide la révolution vietnamienne, la « nouvelle classe » est progressiste ; lorsqu’elle opprime les ouvriers ou étouffe le printemps de Prague, elle est réactionnaire (7). Pareil éclectisme peut paraître satisfaisant du point de vue du pragmatisme anglo-saxon. Il ne résiste pas à une analyse théorique plus approfondie et cohérente. La politique extérieure est la continuation de la politique intérieure. Les intérêts de classe ne sont pas divisibles. Si sur l’arène internationale, la « nouvelle classe » a contribué à l’émancipation des peuples colonisés (la grande majorité du genre humain) du joug impérialiste, c’est manifestement parce que son règne de classe constitue un progrès par rapport à l’impérialisme, même si elle exploite les ouvriers de sa propre zone d’influence, y compris, à l’occasion, par des actions militaires comme l’invasion de la République Socialiste Tchécoslovaque.

    Une classe historiquement réactionnaire ne peut pas contribuer à l’émancipation de centaines de millions d’êtres humains. Lorsque la bourgeoisie, sans doute après de longues hésitations et une longue complicité, finissait quand même par abolir l’esclavage (y compris à l’aide d’une guerre civile comme aux Etats-Unis), c’était le signe le plus clair que son rôle historiquement progressiste était loin d’être terminé. Marx n’a guère hésité quant à la signification historique de l’événement.

    Burnham et Shachtman ne furent que des amateurs marginaux sans importance. Aujourd’hui nous sommes confrontés avec des tenants autrement importants de la thèse selon laquelle la bureaucratie soviétique représente une « nouvelle classe dominante réactionnaire » par rapport à la bourgeoisie impérialiste classique. Il s’agit, bien entendu, des ex-staliniens (ou faudrait-il dire des ex-maoïstes ?) au pouvoir à Pékin et de leurs partisans de l’extérieur de la RP de Chine.

    Si Moscou est plus réactionnaire (ou, ce qui revient au même, « plus dangereux ») que Washington, pourquoi ne pas s’allier avec l’empereur d’Ethiopie, le shah d’Iran, le tyran Mobutu, Messieurs Franz-Joseph Strauss et Raymond Barre, Mme Thatcher, le régime d’apartheid d’Afrique du Sud et tes tenants de la « manière forte » à l’égard du Kremlin aux USA (de Richard Nixon au sénateur Jackson), - c’est-à-dire avec tous les gens qui ne sont pas prêts à « apaiser les nouveaux tsars », qui seraient les pires ennemis du genre humain (7) Et n’est-ce pas exactement ce qu’ils sont en train de faire ? N’est-ce pas la conclusion logique de l’hypothèse que ceux qui règnent à Moscou représentent une « nouvelle classe dominante » réactionnaire par rapport à la bourgeoisie impérialiste ? Les implications contre-révolutionnaires de cette hypothèse sont manifestes.

    Dans les pays capitalistes, il n’y a pas de lutte de classe « tripolaire », mais une lutte entre te Capital et le Travail (8). Toute définition erronée de la nature de classe des principales forces en présence entraîne le risque d’adopter des positions politiques carrément antiouvrières, antisocialistes, pro capitalistes, dans les lutte » de classe en cours.

    Prenons un exemple récent, celui de la révolution portugaise. Ou bien on supposait qu’il s’agissait d’une révolution prolétarienne en train d’émerger, et alors on jugeait les forces politiques en présence du point de vue exclusif de la manière dont elles freinèrent, entravèrent ou favorisèrent le mûrissement de cette révolution prolétarienne. Nous avons sévèrement critiqué la direction Cunhal du PC portugais exclusivement de ce point de vue de classe. Elle a entravé, objectivement empêché, la généralisation d’une situation de dualité de pouvoir qui pouvait aboutir à la prise du pouvoir par le prolétariat. Ou bien on partait de l’hypothèse absurde qu’il y avait une lutte « triangulaire » pour le pouvoir, entre la bourgeoisie, le prolétariat et « la nouvelle classe dominante » en train de naître (à savoir essentiellement l’appareil du PC, allié au « non-appareil » de Gonzalves qui a pu être éliminé sans une heure de résistance) (9).

    Qu’aurait dû être l’attitude d’un partisan résolu de la thèse de la « nouvelle classe dominante globalement réactionnaire par rapport à la bourgeoisie nationale » ? S’opposer évidemment de toutes ses forces à tout risque de « prise du pouvoir » par le PC. Appuyer la campagne contre-révolutionnaire de Mario Soares, et de ses acolytes dans l’armée, contre « l’anarcho-spontanéisme » (c’est-à-dire l’auto-organisation du prolétariat et de ses alliés, contre l’émergence d’une situation de double pouvoir). S’opposer à toute politique de Front Unique PC - PS - extrême-gauche, qui risquait d’aboutir rapidement au renversement du pouvoir bourgeois. C’est ce qu’ont fait les maoïstes portugais les plus « conséquents », concentrant leurs feux sur te « social-fasciste » Cunhal, « agent de l’étranger », - et non sur la contre-révolution « démocratique » en cours. La thèse implicite est claire : la révolution prolétarienne n’était pas à l’ordre du jour, - du moins pour un demi-siècle (dixit Brejnev. Mais oui « on » se trouve en bien étrange compagnie !). Le rôle potentiellement révolutionnaire du prolétariat dans la société bourgeoise est tout entier remis en question.

    IV.

    Et cela non plus n’est pas l’effet du hasard. Car si la société bourgeoise n’a pas conduit, ne conduit pas, et ne conduira pas - du moins dans un avenir prévisible - à une révolution prolétarienne mais à l’émergence d’une « nouvelle classe dominante bureaucratique » ; s’il y a aujourd’hui dans le monde non pas une douzaine d’Etats ouvriers fussent-ils lourdement bureaucratisés, mais douze pays où le règne d’une nouvelle classe dominante despotique a succédé à celui du Capital, alors il n’y avait pas seulement quelque chose de fondamentalement faux dans les perspectives et projections historiques de Marx et d’Engels, mais encore dans leur analyse sociale, économique et politique de la société bourgeoise elle-même, de ses contradictions internes de ses lois de développement, et surtout dans leur analyse de la nature même du prolétariat.

    La conception de Marx du socialisme - partagée par tous ceux qui se revendiquaient de lui jusqu’à la fin des années 1920 au moins- était celle d’une société libre et sans classes de producteurs associés, résultant précisément des caractéristiques spécifiques économiques, sociales, politiques, culturelles et même psychologiques du prolétariat tel qu’il était formé par l’essor du capitalisme lui-même. Si l’on croit que le capitalisme peut conduire à une nouvelle société de classe autant ou même plutôt que le socialisme ; si l’on croit que le prolétariat lui-même peut donner naissance à cette « nouvelle classe exploiteuse » plutôt que de conduire vers un processus général d’émancipation humaine, alors la question se pose : l’analyse de Marx quant au potentiel révolutionnaire et émancipateur du prolétariat n’était-elle pas fausse dès le départ ? Certains théoriciens ont déjà fait les premiers pas résolus dans cette voie. Le dernier chapitre du « Capitalisme des Monopoles » de Baran-Sweezy était une tentative dans ce sens. Rudolf Bahro a gâché son oeuvre, par ailleurs remarquable, « L’Alternative », par des jugements encore plus catégoriques qui vont dans le même sens : « Spontanément, le prolétariat ne se bat que pour participer au mode de vie de la bourgeoisie, du moins de la petite » (10). Et feu Herbert Marcuse a évidemment applaudi de toutes ses forces à cette découverte sensationnelle, comme on aurait pu s’y attendre (11).

    Ne nous attardons pas sur la question de savoir si pareil rejet de l’analyse marxiste classique de la classe ouvrière - celle des pays impérialistes comme celle de l’URSS - n’implique pas automatiquement que le socialisme et la société sans classes deviennent eux-mêmes impossibles. Les tentatives diverses de trouver un autre « sujet révolutionnaire » que le prolétariat, capable d’instaurer une telle société sans classes - les paysans des pays semi-coloniaux, les étudiants révolutionnaires, l’intelligenstia d’avant-garde voire les couches marginalisées infra prolétariennes et lumpen-prolétariennes des pays impérialistes - ne répondent guère au critère décisif que Marx a pu utiliser pour passer du socialisme utopique au socialisme : démontrer qu’il s’agit de couches sociales qui détiennent un pouvoir économique et social potentiel, une capacité de coopération sur grande échelle, apprise de leur existence et de leur travail même, qui les rend matériellement capables de renverser le pouvoir du Capital et d’organiser une société à un niveau supérieur de solidarité et de civilisation.

    On retombe alors dans te rêve d’une révolution fondée essentiellement sur l’indignation morale, la révolte individuelle ou la violence aveugle, dont l’efficacité anticapitaliste pour ne pas dire communiste, ne s’avère guère convaincante, à la lumière de l’histoire, c’est le moins qu’on puisse dire. Il sera difficile de démontrer qu’une quelconque des couches sociales susmentionnées, ou qu’un quelconque rassemblement d’individus sur la simple base de convictions personnelles, disposerait d’un potentiel de puissance matérielle et sociale supérieure à celui du prolétariat contemporain.

    Mais est-il exact que 150 années de luttes de classe de ce prolétariat moderne (laissant de côté les révoltes de la faim initiales, que Bahro, à juste titre, met entre parenthèses dans son analyse) se laissent résumer dans la formule « recherche spontanée de participation au mode de vie de la bourgeoisie » ? Quel aveuglement devant le témoignage de l’histoire réelle du siècle qui vient de s’écouler - pour ne pas remonter plus loin dans le passé - se cache derrière pareil jugement péremptoire et irresponsable !

    Ne cherchèrent-ils que de participer au mode de vie de la bourgeoisie, les combattants de la Commune de Paris, les héroïques combattants de la révolution de février et d’octobre 1917 et de la guerre civile en Russie, les ouvriers allemands des années 1918, 1919, 1920, 1921,1923, et les centaines de milliers d’entre eux qui réclamèrent en vain de leurs dirigeants criminels la grève générale immédiate contre les nazis en 1932 et en 1933, même après la nomination d’Hitler au poste de chancelier du Reich ? Ne cherchèrent-ils que le confort bourgeois, les héros du Schutzbund autrichien de 1934, les héroïques combattants du prolétariat espagnol d’octobre 1934 et de juillet 1936, les combattants yougoslaves de 1941-45 qui se levèrent presque nus contre l’armée la plus puissante du monde, les combattants de la révolution vietnamienne et cubaine, les travailleurs hongrois soulevés de 1956, les 10 millions de grévistes de mai 1968 en France et du mai rampant de l’automne 1969 en Italie, ceux du Portugal en 1974-75, ceux d’Euzkadi, de 1975-76 qui, pour la première fois dans l’histoire, sous une dictature fasciste, il est vrai, décadente mais tout de même encore dotée d’un appareil de répression intact réussirent plusieurs grèves générales politiques régionales pour cette revendication relevant du « mode de vie bourgeois » typique qu’est la libération de tous les prisonniers politiques ? Et cette liste est loin d’être exhaustive, et laisse hors du compte d’innombrables exemples supplémentaires de courage et d’abnégation (pensons aux multiples grèves générales du prolétariat argentin culminant dans le Cordobazo).

    En présence de cette histoire réelle des luttes de classe prolétariennes, la question réelle qui se pose n’est pas « n’est-ce pas démontré que le prolétariat n’a aucun potentiel révolutionnaire, du moins dans les pays industrialisés » mais bien « comment se fait-il qu’en dépit d’efforts périodiques impressionnants d’héroïsme et d’abnégation, une suite impressionnante de luttes périodiquement et potentiellement révolutionnaires de ce prolétariat n’ont pas encore abouti à la victoire d’une révolution socialiste en Occident ? »

    La réponse à cette question doit alors être cherchée dans les difficultés intrinsèques formidables de l’entreprise, dans le rôle du facteur subjectif, dans la nécessité d’une direction révolutionnaire, dans le développement inégal de la conscience de classe du prolétariat, c’est à dire dans la dialectique historique réelle des pré conditions objectives et subjectives pour la victoire mondiale du socialisme, qui ne peut résulter que d’un effort conscient d’une force sociale objectivement et matérielle-ment capable de la réaliser. Il n’y a pas d’autre force que le prolétariat qui dispose de cette capacité dans la société bourgeoise.

    Les marxistes ne sont pas des croyants. Notre conviction concernant le potentiel révolutionnaire du prolétariat résulte d’une analyse scientifique et d’un réexamen attentif et critique des données empiriques de l’histoire contemporaine - non d’une foi irrationnelle et aveugle, de syllogismes scolastiques ou d’une simple référence aux textes sacrés. S’il y avait des preuves historiques irréfutables et définitives qui conduiraient à la conclusion que Marx s’était trompé à ce propos, alors il faudrait tirer cette conclusion, quelque douloureuse qu’elle soit. C’est cela le sens du dilemme formulé par Trotsky en 1939. C’est la seule manière de rester fidèle à l’esprit de Marx qui non par simple boutade, affirmait que son adage préféré était « de omnibus dubitandum » (il faut douter de tout).

    Ce sont les idéologues qui rationalisent leurs propres déceptions et leur propre mauvaise conscience, au lieu d’examiner sobrement les faits historiques dans leur ensemble, qui abordent le problème avec un esprit irrationnel non-scientifique Les faits empiriques confirment non seulement le potentiel révolutionnaire du prolétariat moderne. Ils confirment surtout que c’est le capitalisme et la dictature de la bureaucratie qui sont en crise, - et non le marxisme. La fatigue ou la démoralisation personnelle ne sont pas une justification pour jeter le manche après la cognée, perdre tout sens des proportions, et « clore » un chapitre décisif de l’histoire en 1928 en 1945 en 1953 ou à une quelconque autre date (l’une plus arbitraire que l’autre) plutôt que de dire : regardons ce que les travailleurs sont en train de faire et vont faire dans les décennies, voire dans le demi-siècle devant nous, avant de tirer des conclusions prématurées.

    Surtout ne nous contentons pas de regarder et d’attendre passivement mais aidons-les de toutes nos forces pour que leurs luttes périodiquement révolutionnaires finissent par renverser le règne du Capital. S’ils triomphent dans quelques pays-clé de l’Occident, c’en sera vite fini du cauchemar de la bureaucratie soviétique et d’une quelconque « nouvelle classe ». Et s’ils finissent par être définitivement battus ce sera un cauchemar autrement terrifiant que celui de Brejnev ou même de Staline qui nous attend : la rechute de toute l’humanité dans la barbarie, voire la destruction de toute vie humaine sur terre.

    Nous voilà revenus à notre point de départ. Oui, la question de savoir si la bureaucratie soviétique est une « nouvelle classe exploiteuse » est directement et indissociablement liée à la question du potentiel socialiste-révolutionnaire du prolétariat c’est à dire celle du socialisme scientifique en tant que tel. Cette question est le fondement même de l’analyse et de la perspective de Marx. Il n’y a aucune indication aujourd’hui que l’histoire lui infligera un démenti, pas plus qu’au moment où Marx et Engels la formulèrent pour la première fois de manière intégrale dans le Manifeste Communiste.

    Ernest Mandel, le 20 mars 1980

    Notes :

    1. L’article que voici a été rédigé, dans sa première version, le 20 janvier 1979. Paul Sweezy y a répondu dans le n° de juillet-août 1979 de Monthly Review. Nous n’incluons dans cette deuxième version de notre article que deux allusions à cette réponse. Nous traiterons de quelques autres arguments dans un deuxième article consacré à l’hypothèse que la bureaucratie soviétique est une nouvelle classe dominante, intitulé « Un mode de production étatique ? », qui paraîtra cette année, aux Editions La Brèche à Paris, dans un recueil qui réunira l’ensemble de nos écrits des vingt-cinq dernières années concernant la nature de l’URSS, de la bureaucratie et du stalinisme.
    2. Nous les avons analysées en détail dans notre livre Le Troisième Age du Capitalisme, Paris, Editions 10-18.
    3. Sweezy a eu la main malheureuse en mentionnant à ce propos les efforts de Charles Bettelheim de préciser de telles lois de développement. Outre le fait que cet auteur s’accrocha au mythe de la nature « socialiste » de la société soviétique jusque tard dans les années cinquante, voir jusqu’au début des années soixante, ses premières analyses « dissidentes » (à ce moment maoïstes) s’appuyèrent sur l’hypothèse selon laquelle l’économie et la société soviétiques étaient capitalistes. Pareille hypothèse ne résiste pas à un examen sérieux des faits qui se sont déroulés dans ce pays au cours du dernier demi-siècle. Peut-on sérieusement affirmer que la RFA et la RDA évoluent selon les mêmes lois de développement, représentent la même structure socio-économique ? Pourquoi l’URSS, la RDA, la Tchécoslovaquie étaient-ils les seuls pays industrialisés du monde à ne connaître ni en 1974-75, ni en 1980 une chute absolue de la production industrielle et une augmentation substantielle du chômage, c’est-à-dire à échapper à la crise de sur-production qui frappa tous les pays capitalistes industrialisés ?
    4. La Nomenklatura comporte, en gros, trois parties : la liste des postes qui impliquent l’exercice d’un certain pouvoir et auxquels des individus ne peuvent être nommés qu’en accord avec le comité compétent du parti, c’est-à-dire un comité à un niveau déterminé de la hiérarchie ; la liste des postes pour lesquels la nomination reste à la disposition de n’importe quel comité de base du parti ; et la liste des personnes parmi lesquelles doit s’effectuer ce choix. Il faut cependant ajouter que cette liste n’est pas exhaustive (des personnes non mentionnées dans la Nomenklatura peuvent être nommées avec l’accord d’un comité du parti) ; qu’elle change souvent ; qu’il n’y a pas pour le moment la tendance à y inclure fils ou filles de personnes précédemment incluses et que l’ensemble de ces postes ne concerne que 20-25% des postes de commande administratifs et un pourcentage encore plus réduit des postes de commande « techniques » (voir notamment : A.Nove : « Is there a ruling class in the USSR ? », in Soviet Studios, 1975, n°6 ; Victor Zasiavsky, « La Struttura di Classe dela Societa Sovietica », in Mondo Opérais, mai 1979 ; M.N.Rutkevic, « Tendensii izmenija sotsiainoj struktury sovetskogo obscestva », m Sotsiologiceskie Issiedovanfja, 1975, n°l). Il est donc difficile d’y voir la preuve de l’existence d’une « classe dominante » au sens marxiste classique du terme.
    5. Dans sa réponse au présent article paru dans Monthly Review de juillet-août 1979, Sweezy ironise sur nos multiples références à la nature exceptionnelle de la bureaucratie - si on la considère comme une nouvelle classe - par rapport à toutes les autres classes dominantes connues au cours de l’histoire. Mais il est obligé lui-même de constater que « nous avons besoin d’une théorie des classes soigneusement articulée qui va au-delà du point de vue marxiste habituel...selon lequel "les classes sont de larges groupes de gens, distinctes du fait de la place qu’elles occupent dans un système historiquement défini de production sociale, de leurs rapports... avec les moyens de production, de leur rôle dans l’organisation sociale du travail, et des moyens d’obtenir la part de la richesse sociale dont elles disposent, ainsi que de l’importance de cette part" -la formule est de Lénine – (c’est nous qui avons souligné). C’est n’est qu’une paraphrase de ce que nous avons affirmé : pour pouvoir définir la bureaucratie comme « nouvelle classe dominante », on est obligé de modifier la définition marxiste traditionnelle de ce qu’est une classe en général, et une classe dominante en particulier.
    6. La bureaucratie n’a pas simplement « surgi des conditions crées par la révolution elle-même ». Sa prise de pouvoir résulte d’une contre-révolution politique, c’est à dire d’une lutte politique concrète qui a duré une décennie, au cours de laquelle certaines forces politiques ont été vaincues et d’autres ont triomphé, chacune d’elle incarnant des intérêts sociaux différents. La formule de Sweezy sert à masquer son refus – et celui de Bettelheim, et celui de tant d’ex-staliniens et d’ex-maoïsants – de prendre clairement position en faveur du combat mené par l’Opposition de gauche (et par Lénine) contre la bureaucratie montante. Du moins après coup, ils devraient admettre que cette lutte fut historiquement justifiée, et qu’ils se sont trompés à ce propos. Mais même dans les « Luttes de classes en URSS », Bettelheim n’a pas eu le courage de formuler cette conclusion. Et cela débouche sur une conséquence politique des plus importantes : c’est ce qu’ils ne comprennent toujours pas que la seule garantie tant soit peu solide contre la bureaucratisation (nous ne disons pas : suffisante), c’est l’exercice du pouvoir politique par la classe ouvrière (et dans les pays arriérés : par la classe ouvrière et les paysans pauvres), c’est à dire un système de soviets démocratiquement élus, et le contrôle réel et centralisé du suproduit social par les travailleurs. Par obsession de rejeter « l’économicisme trotskyste », cet aspect politique de la lutte antibureaucratique leur a totalement échappé. Ils ont ainsi été victimes de toutes les mystifications selon lesquelles la lutte contre la bureaucratisation se déroulerait essentiellement sur le terrain de l’idéologie, de la morale, du degré d’endoctrinement politique etc… La fonction clé tant politique qu’économique, de la démocratie socialiste dans la lutte contre la bureaucratisation, leur a totalement échappé. Ils ont donc connu la mésaventure de devoir constater que la bureaucratie (la « bourgeoisie d’Etat ») ait triomphé en Chine également, après qu’une simple « révolution de palais » eût éliminé la « bande des quatre »…
    7. L’argument est avancé dans la réponse de Sweezy au présent article, paru dans Monthly Review, juillet-août 1979.
    8. . Nous ne sommes évidemment pas partisans d’une théorie des « deux camps » grossièrement simplifiée, chère aux staliniens et aux apologistes du stalinisme. La lutte de la bureaucratie contre la révolution politique montante en RDA 953, en Hongrie 1956, eb Tchécoslovaquie 1968, etc. n’avait pas pour but d’y rétablir le capitalisme mais d’y maintenir son propre monopole de pouvoir et ses propres privilèges qui sont liés, dans le cadre d’un Etat non-capitaliste. La lutte des masses n’avait pas non plus pour but (ou « conséquence objective ») cette restauration. Ce n’était donc pas une lutte directe entre le Capital et le Travail. Mais elle s’insérait dans la lutte mondiale entre le Capital et le Travail de manière particulière vu que les intérêts des travailleurs de tous les pays sont uns et indivisibles. Tout ce qui avance la révolution prolétarienne dans tes pays capitalistes favorise la révolution politique en URSS, dans les démocraties populaires. Tout ce qui avance la révolution politique antibureaucratique dans ces pays favorise la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes.
    9. Autre paradoxe qui apparaît ainsi : la « nouvelle classe » potentielle se refuse obstinément à prendre le pouvoir quand cela est objectivement possible. En fait, le bilan des PC français, espagnol, italien, portugais est un bilan de sauvetage de la propriété privée et du pouvoir de la vieille classe dominante bourgeoise au moins dans une demi-douzaine de cas : 1936-37 en Espagne et en France ; 1948 en Italie et en France ; mai 68 en France ; 1974-75 au Portugal...
    10. Rudolf Bahro, Die Alternative, Europaische Versiagsanstalt, Frankfurt a/M,1977, p. 174.
    11. Herbert Marcuse : « Ueber Bahro, den Protosozialismus und den Spatkapitalismus », article paru dans la revue ouest-allemande Kritik, n019, 1978, Berlin. Il est frappant jusqu’à quel point Marcuse épouse dans cet article une série de thèses réformistes classiques, notamment sur la capacité du capitalisme de sur-monter ses contradictions économiques les plus aiguës, sur sa capacité « d’intégrer » la majorité de la classe ouvrière dans la société bourgeoise, etc... A la lumière de la longue crise que nous sommes en train de vivre, qui a déjà pro-duit plus de 20 millions de chômeurs dans les seuls pays impérialistes, d’une offensive universelle d’austérité, du démantèlement du Welfare State (état du bien-être) etc., toutes ces affirmations sonnent un tantinet irréaliste...