La conception marxiste de l’État
La conception marxiste de l’Etat. - Bruxelles, Documents Socialistes, 1965. - 29 pp. - (Documents socialistes : Numero special)
  • Première partie : Origine et developpement de l’état dans l’histoire des sociétés

    a) La société primitive et les origines de l’état

    L’État n’a pas toujours existé. Certains sociologues et autres représentants de la science politique académique commettent une erreur quand ils parlent de l’État dans les sociétés primitives. En réalité, ils identifient l’État avec la collectivité, avec la communauté. De ce fait, ils enlèvent à l’État ses caractéristiques particulières : l’exercice de certaines fonctions est enlevé à la collectivité dans son ensemble pour être réservé entièrement à une petite fraction des membres de cette collectivité.

    En d’autres termes, l’apparition de l’État est un produit de la division sociale du travail. Aussi longtemps que cette division sociale du travail n’est que rudimentaire, tous les membres de la société exercent à tour de rôle pratiquement toutes les fonctions. Il n’y a pas d’État. Il n’y a pas de fonctions d’État particulières.

    Au sujet de la tribu des Bushmen, le R. P. Victor Ellenberger écrit qu’elle ne connût ni propriété privée, ni tribunaux, ni autorité centrale, ni organismes spéciaux d’aucune sorte ("La fin tragique des Bushmen ", pp. 70-73 ; Paris, Amiot-Dumont, 1953) . Un autre auteur écrit au sujet de cette même tribu : « Chez les Bushmen, la vraie autorité est représentée par le clan et non par la tribu dans son entier : les affaires du clan, en général, sont réglées par les chasseurs habiles ou par les hommes les plus âgés, gens d’expérience le plus souvent » (I. Shapéra : " The Khoisan Peoples of
    South Africa ", 1930) .

    Même constatation pour les peuples d’Égypte et de Mésopotamie, dans la haute antiquité : " Pas plus que pour un groupement politique vraiment centralisé, les temps ne sont pas encore révolus pour une famille patriarcale avec autorité paternelle... Les sujets actifs et passifs des obligations sont collectifs dans le régime du clan totémique. Le pouvoir comme la responsabilité y ont encore un caractère indivis. Nous sommes en présence d’une société communautaire et égalitaire au sein de laquelle la participation au même totem qui fait l’essence de chacun et la cohésion de tous place tous les membres du clan sur le même rang " (A. Moret et G. Davy : " Des Clans aux Empires ", Paris, La Renaissance du Livre, 1923, p. 17) .

    Mais au fur et à mesure que se développe la division sociale du travail, que la société se divise en classes, l’État apparaît et sa nature se précise : l’ensemble des membres de la collectivité se voit refuser l’exercice d’un certain nombre de fonctions ; une petite minorité détient, seule, l’exercice de ces fonctions.

    Deux exemples illustreront cette évolution qui consiste à retirer à une majorité des membres de la société certaines fonctions qu’ils exerçaient antérieurement, et à l’origine collectivement, pour les attribuer à un petit groupe d’individus.

    Premier exemple : l’armement.

    C’est une fonction importante. Engels disait que l’État, en dernière analyse, n’est rien d’autre qu’un groupe d’hommes armés. Dans la collectivité primitive, tous les membres masculins du groupe sont armés (et parfois, même, tous les adultes). Il n’est pas question, dans une telle société, de concevoir l’armement comme étant l’apanage particulier d’un " quelque chose " qui s’appelle l’armée, la police ou la gendarmerie. Tous les hommes qui ont atteint l’âge adulte ont le droit de porter des armes. (Dans certaines sociétés primitives, la cérémonie d’initiation, qui reconnaît l’âge adulte, confère ce droit de porter des armes.)

    Le phénomène est identique dans des sociétés encore primitives mais déjà proches du stade de leur division en classes. C’est le cas, par exemple, pour les populations germaniques qui vont se lancer à l’assaut de l’Empire romain : tous les hommes libres ont le droit de porter des armes et ils peuvent s’en servir pour défendre leur personne et leurs droits. L’égalité de droits entre hommes libres que nous voyons dans les sociétés germaniques primitives est en fait une égalité entre soldats qu’illustre très bien l’anecdote du vase de Soissons. Dans la Grèce et la Rome antiques, les luttes entre patriciens et plébéiens ont souvent pour objet cette question du droit de porter des armes.

    Deuxième exemple : la justice

    La société primitive ignore généralement l’écriture et ne connaît pas de droit écrit. Mais, en outre, l’exercice de la justice n’y est pas l’apanage d’individus particuliers ; ce droit est exercé par la collectivité. Au-delà des querelles qui sont tranchées par les familles ou les individus eux-mêmes, seules les assemblées collectives sont habilitées à rendre des jugements. Dans la société germanique primitive, le président du tribunal populaire ne juge pas ; sa fonction consiste à faire respecter certaines règles, certaines formes.

    L’idée qu’il puisse y avoir des hommes détachés de la collectivité, à qui serait réservé ce droit de porter des jugements, paraîtrait aux citoyens d’une société fondée sur le collectivisme du clan ou de la tribu, un non-sens aussi grand que paraît l’inverse à la plupart d’entre nous.

    Résumons : à un certain moment du développement de la société, avant qu’elle ne se soit divisée en classes sociales, certaines fonctions comme le droit de porter des armes ou de rendre la justice sont exercées collectivement par tous les membres adultes de la communauté. C’est seulement au fur et à mesure du développement ultérieur de cette société, au moment où apparaissent les classes sociales, que ces fonctions sont enlevées à la collectivité pour être réservées à une minorité qui les exerce d’une manière particulière. Comment caractériser cette manière particulière ?

    Examinons par exemple notre société occidentale, à l’époque où le système féodal commence à être son trait dominant. L’indépendance, non pas formelle, juridique, mais effective et quasi totale des grands domaines s’exprime par le fait que le seigneur exerce seul sur son domaine toutes les fonctions énumérées plus haut et qui étaient dévolues à la collectivité adulte dans les sociétés primitives.

    Ce seigneur féodal est maître absolu sur son domaine ; il est le seul qui ait le droit de porter des armes en permanence ; il est le seul policier, le seul gendarme ; il est le seul juge ; il est le seul qui ait le droit de battre monnaie ; il est le seul ministre des finances. Il exerce sur son domaine les mêmes fonctions classiques que remplit un État tel que nous le connaissons aujourd’hui.

    Puis, une évolution va se produire. Aussi longtemps que le domaine reste peu étendu, que sa population est réduite, que les fonctions" étatiques " du seigneur restent très rudimentaires, et très peu complexes, et tant que leur exercice lui prend peu de temps,il peut se satisfaire de cette situation et exercer en personne toutes ces fonctions.

    Mais lorsque le domaine s’agrandit et que le mouvement démographique s’amplifie, les fonctions que détient le seigneur deviennent de plus en plus complexes et de plus en plus fastidieuses. Il devient impossible à un seul homme d’exercer toutes ces fonctions. Que fait alors le seigneur féodal ? Il va partiellement déléguer ses pouvoir à d’autres hommes. Mais pas à d’autres hommes libres ; ceux-ci font partie d’une classe sociale qui est en opposition avec la classe seigneuriale. Le seigneur délègue des parties de son pouvoir à des gens qu’il a entièrement sous son contrôle : des serfs qui font partie de ses domestiques (l’origine servile se retrouve dans tous les titres : le ministre est le serf ministrable ; le connétable est le comes stabuli, le chef des écuries ; le maréchal est le serf qui s’occupe des équipages, des chevaux, etc...). C’est dans la mesure où ces gens, ces non-libres, ces domestiques, sont entièrement sous son contrôle, que le seigneur leur délègue partiellement ses pouvoirs.

    Cet exemple nous amène à cette conclusion qui est la base même de la théorie marxiste de l’État : L’État est un organe particulier qui est né à un certain moment de l’évolution historique de l’humanité et qui est condamné à disparaître au cours de cette même évolution. Il est né de la division de la société en classes et disparaîtra en même temps que cette division. Il est né comme instrument entre les mains de la classe possédante pour maintenir sa domination sur la société et il disparaîtra avec cette domination d’une classe.

    Pour en revenir à la société féodale, il faut signaler que les fonctions d’État qu’exerce la classe dominante ne concernent pas seulement la sphère la plus immédiate du pouvoir (armée, justice, finances :..) . L’idéologie, le droit, la philosophie, les sciences, les arts... sont aussi sous la coupe du seigneur. Ceux qui exercent ces fonctions sont des gens pauvres qui, pour subsister, doivent vendre leurs capacités à un seigneur qui peut subvenir à leurs besoins. (Il faut inclure les chefs de l’Église dans la classe des seigneurs féodaux, pour autant que l’Église était propriétaire d’immenses domaines.)

    En outre, du moins quand la dépendance est totale, le développement de l’idéologie est entièrement contrôlé par la classe dominante : elle seule commande la production" idéologique" ; elle seule est capable de subvenir aux besoins des "idéologues ".

    Voilà les rapports de base qu’il faut constamment garder à l’esprit, si l’on ne veut pas se perdre dans un fouillis de complications et de nuances. Bien sûr, au cours de l’évolution de la société, la fonction de l’État devient beaucoup plus complexe, beaucoup plus nuancée qu’elle ne l’est dans un régime féodal tel que celui qui vient d’être très schématiquement expliqué.

    C’est néanmoins de cette condition transparente qu’il faut partir pour comprendre la logique de l’évolution, l’origine de cette division sociale du travail qui s’opère, et le processus à travers lequel ces différentes fonctions deviennent de plus en plus autonomes et commencent à apparaître comme étant de plus en plus indépendantes par rapport à la classe dominante.

    b) L’état bourgeois moderne

    Origine bourgeoise de l’État moderne.

    Ici aussi, les conditions sont assez transparentes. Le parlementarisme moderne trouve son origine dans un cri de guerre lancé par la bourgeoisie anglaise au monarque : " No taxation without representation », ce qui signifie d’une manière très crue : " Vous n’aurez pas notre argent tant que nous n’avons pas le droit de décider et de contrôler vos dépenses ».

    Remarquons immédiatement que ceci n’est pas beaucoup plus subtil que le rapport entre le seigneur féodal et le serf préposé aux étables. Et un roi d’Angleterre, Charles Stuart, périt sur l’échafaud pour n’avoir pas suivi cette loi qui devenait la règle d’or à laquelle ont dû se plier tous les représentants, directs ou indirects, de l’appareil d’État, dès l’apparition de la société bourgeoise moderne (2) .

    L’État bourgeois, État d’une classe.

    Cette société nouvelle est dominée non plus par les seigneurs féodaux, mais par le capitalisme, par les bourgeois modernes. Comme on sait, l’État moderne, le nouveau pouvoir central, monarchie plus ou moins absolue, a, dès le XV-XVIe siècle, des besoins d’argent de plus en plus importants. C’est l’argent des capitalistes, des banquiers entrepreneurs et commerçants qui remplit en grande partie les caisses de l’État. Dès lors, dans la mesure où les capitalistes paient l’État, ils vont exiger que celui-ci se mette à leur totale dévotion. Cela, ils vont clairement le faire sentir et entendre par la nature même des lois qu’ils font voter et des institutions qu’ils font apparaître.

    Quelques institutions qui apparaissent aujourd’hui comme de nature tout à fait démocratique, par exemple, l’institution parlementaire, révèlent d’une façon évidente cette nature de classe de l’État bourgeois. Ainsi, dans la plupart des pays où le parlementarisme s’était instauré, seuls les bourgeois disposaient du droit de vote. Cet état de chose dura jusqu’à la fin du siècle dernier. Le suffrage universel est, on le voit, une invention relativement récente dans l’histoire du capitalisme. Comment expliquer cela ?

    Facilement. Quand, au XVIIe siècle, les bourgeois anglais proclament : « no taxation without representation", c’est uniquement la représentation de la bourgeoisie qu’ils considèrent. Car l’idée que des gens qui ne possèdent rien et qui ne paient pas d’impôts puissent voter leur paraît absurde et ridicule : le but du Parlement n’est-il pas, précisément, de contrôler les dépenses faites avec l’argent des contribuables ?

    Cette argumentation extrêmement valable du point de vue de la bourgeoisie, a été reprise et développée par notre bourgeoisie doctrinaire au temps de la revendication du suffrage universel. Pour cette bourgeoisie, le rôle du Parlement consiste à contrôler les budgets et les dépenses. Et seuls ceux qui paient des impôts peuvent valablement exercer ce contrôle ; car ceux qui ne paient pas d’impôts auraient constamment tendance à faire augmenter les dépenses, puisqu’ils n’auraient pas à supporter le poids de celles-ci.

    Par la suite, la bourgeoisie a envisagé ce problème d’une manière différente. Avec le suffrage universel est née aussi la taxation universelle qui pèse de plus en plus lourdement sur les travailleurs. Par ce moyen, la bourgeoisie rétablissait la "justice" immanente du système...

    L’institution parlementaire est un exemple typique du lien très direct, très mécanique, qui existe même pour l’État bourgeois entre la domination de la classe dominante et l’exercice du pouvoir d’État. Il y a d’autres exemples. Ainsi le jury, en matière de justice. Celui-ci nous apparaît comme une institution de caractère éminemment démocratique, surtout comparée à l’exercice de cette fonction par des juges inamovibles, tous membres de la classe dominante et sur qui le peuple n’a aucune prise. Mais dans quel milieu social étaient - et sont encore aujourd’hui dans une très large mesure - choisis les membres d’un jury ? Parmi les bourgeois. Il y eut même des dispositions spéciales, comparables à celles concernant le système électoral censitaire, pour pouvoir faire partie d’un jury (être propriétaire de maison, payer un certain chiffre d’impôt, etc...) .

    On peut encore citer, pour illustrer ce lien très direct entre l’appareil d’État et la classe dominante à l’heure bourgeoise, la célèbre loi Le Chapelier, votée pendant la Révolution française, qui, sous prétexte d’établir l’égalité entre tous les citoyens, interdit à la fois les associations patronales et ouvrières. Ainsi, sous prétexte d’interdire les corporations patronales - quand la société industrielle a dépassé le stade corporatif - on interdit les syndicats ouvriers. On rend ainsi impuissants les ouvriers devant les patrons, seule l’organisation ouvrière permettant de faire, dans une certaine mesure (beaucoup trop limitée d’ailleurs) , contrepoids à la richesse des patrons.

    Deuxième partie : l’état bourgois : visages d’une réalité qoutidienne

    A travers la lutte du mouvement ouvrier, certaines institutions de l’État bourgeois deviennent à la fois plus subtiles et plus complexes. Le suffrage universel s’est substitué au suffrage censitaire ; le service militaire est devenu obligatoire ; tout le monde paie des impôts. Alors le caractère de classe de l’État devient un peu moins transparent. La nature de l’État, en tant qu’instrument de classe dominante, est moins évidente qu’au temps du régime bourgeois classique, où les rapports entre les différents groupes qui exerçaient des fonctions d’État étaient tout aussi transparents qu’à l’époque féodale. Aussi, l’analyse devra-t-elle être un peu plus complexe.

    Établissons d’abord une hiérarchie entre les différentes fonctions de l’État.

    Plus personne aujourd’hui, sauf le plus naïf, ne croit que c’est vraiment le Parlement qui gouverne, qui est le maître de l’État basé sur le suffrage universel (notons pourtant que cette illusion est plus répandue là où le Parlement est d institution assez récente).

    Le pouvoir de l’État est un pouvoir permanent. Ce pouvoir est exercé par un certain nombre d’institutions isolées et autonomes de l’influence si mouvante du suffrage universel. Ce sont ces organes qu’il faut examiner pour trouver où est le véritable pouvoir. « Les gouvernements viennent et s’en vont, mais la police et l’administration restent".

    L’État, c’est avant tout ces institutions permanentes : l’armée (la partie permanente de l’armée : état-major, troupes spéciales. ..), la police, la gendarmerie, l’administration, les ministères, la Sûreté de l’État, les juges, etc..., tout ce qui est" libéré" de l’influence du suffrage universel.

    Ce pouvoir exécutif se renforce sans cesse. Au fur et à mesure qu’apparaît le suffrage universel et que se développe une relative démocratisation, toute formelle d’ailleurs, de certaines institutions, on constate un glissement du pouvoir réel de ces institutions-là vers d’autres qui sont de plus en plus soustraites à l’influence du Parlement.

    Si une série de droits passent du roi et de ses fonctionnaires au Parlement, au cours de la phase ascendante du parlementarisme, à l’opposé, avec le déclin de celui-ci, qui commence avec la conquête du suffrage universel, une série continue de droits échappent au Parlement et sont repris par les administrations permanentes et inamovibles de l’État. Ce phénomène est général, partout en Europe occidentale. La Ve République française est actuellement l’exemple le plus frappant et le plus achevé de ce phénomène.

    Faut-il voir dans ce retournement un complot diabolique des méchants bourgeois contre le suffrage universel ? Il s’agit d’une réalité objective beaucoup plus profonde : les pouvoirs réels sont transférés du législatif vers l’exécutif, le pouvoir exécutif se renforce d’une manière permanente et ininterrompue, à cause de transformations qui s’effectuent aussi au sein de la classe bourgeoise
    elle-même.

    Ce processus a commencé dès la première guerre mondiale dans la plupart des pays belligérants et s’est poursuivi depuis sans interruption. Mais le phénomène existe parfois beaucoup plus tôt. Ainsi, dans l’Empire allemand, cette préséance de l’exécutif sur le législatif est apparue le même jour que le suffrage universel. Bismarck et les Junkers ont octroyé le suffrage universel pour pouvoir utiliser, dans une certaine mesure, la classe ouvrière comme masse de manoeuvre contre la bourgeoisie libérale, et assurer ainsi dans cette société déjà essentiellement capitaliste, l’indépendance relative du pouvoir exécutif, exercé par la noblesse prussienne.

    Ce processus montre bien que l’égalité politique n’est qu’apparente et que le droit du citoyen-électeur n’est rien d’autre que le droit de mettre un petit papier dans l’urne tous les quatre ans. Il ne va pas plus loin, et surtout il ne va pas jusqu’aux véritables centres de décision et de pouvoir.

    Les monopoles prennent le relais du Parlement.

    L’époque classique du parlementarisme, c’est celle de la libre concurrence. Alors, le bourgeois individuel, l’industriel, le banquier, est très fort individuellement. Il est très indépendant, très libre dans les limites de la liberté bourgeoise, et il peut risquer à sa guise son capital sur le marché. Dans cette société bourgeoise atomisée, le Parlement joue un rôle objectif très utile, indispensable même pour la bonne marche quotidienne des affaires.

    En effet ce n’est qu’au Parlement que peut se déterminer le dénominateur commun des intérêts de la bourgeoisie. On dénombre des dizaines de groupes bourgeois séparés, opposés par une multitude d’intérêts sectoriels, régionaux : corporatifs. Ces groupes ne se rencontrent nulle part de manière articulée, sinon au Parlement (ils se rencontrent bien sur les marchés, mais là, c’est avec des couteaux !) . C’est uniquement au Parlement que peut se dégager une ligne médiane qui soit l’expression de l’intérêt de la classe bourgeoise tout entière. Car telle était alors la fonction du Parlement : servir de lieu de rencontre commun où se formule l’intérêt collectif de la bourgeoisie.

    Rappelons qu’à l’époque héroïque du parlementarisme, ce n’est pas seulement à coups de langue et de votes que se dégageait cet intérêt collectif, mais aussi à coups de poignard et de pistolet. Combien ? à qui ne manquaient que quelques voix, la Convention - ce gouvernement bourgeois classique - n’envoya-t-elle pas à la guillotine ? Mais la société capitaliste ne va pas rester atomisée.

    Peu à peu, on la voit s’organiser et se structurer de façon de plus en plus concentrée, de plus en plus centralisée. La libre concurrence s’efface ; elle est remplacée par les monopoles, les trusts et autres groupements patronaux.

    Une centralisation du pouvoir capitaliste apparaît en dehors du Parlement. C’est la véritable centralisation du capital financier, des grandes banques et groupes financiers, qui s’organise. Si « l’Analytique" du Parlement exprimait la volonté de la bourgeoisie belge il y a un siècle, aujourd’hui c’est avant tout le rapport annuel de la Société Générale, ou celui de la Brufina préparant l’assemblée générale des actionnaires de ces sociétés, qu’il faut étudier pour connaître l’opinion réelle des capitalistes. Là s’exprime la conviction des bourgeois qui comptent, c’est-à-dire celle des grands groupes financiers qui dominent la vie du pays.

    Ainsi, le pouvoir capitaliste s’est concentré en dehors du Parlement et des institutions issues du suffrage universel. Devant une concentration aussi poussée (rappelons qu’en Belgique, une dizaine de groupes financiers contrôlent la vie économique de la nation), le rapport entre le Parlement, les fonctionnaires, les commissaires de police... et ces gens qui gagnent des milliards, est un rapport qui s’embarrasse peu de théorie. C’est un lien immédiat et pratique : il se fait par le paiement.

    Les chaînes d’or visibles de la bourgeoisie… les dettes de l’État

    Le Parlement, et plus encore le gouvernement d’un État capitaliste aussi démocratique soit-il en apparence, sont liés par des chaînes d’or à la bourgeoisie. Ces chaînes d’or portent un nom : la dette publique. Aucun gouvernement ne saurait durer plus d’un mois sans devoir aller frapper à la porte des banques pour pouvoir payer ses dépenses courantes. En cas de refus des banques, le gouvernement fait faillite. Les origines de ce phénomène sont doubles. Les impôts ne rentrent pas tous les jours ; les rentrées sont concentrées à une époque de l’année, tandis que les dépenses, elles, sont continues.

    C’est de là que provient la dette publique à court terme. On pourrait résoudre ce problème, on pourrait imaginer un "joint technique", mais il y a un autre problème, bien plus important. Tous les États capitalistes modernes dépensent plus qu’ils ne reçoivent, c’est la dette publique pour laquelle les banques et autres établissements financiers peuvent le plus facilement avancer l’argent. Il y a là, pour l’État, un lien de dépendance direct et immédiat, quotidien, par rapport au Grand Capital.

    La hiérarchie dans l’appareil d’État.

    D’autres chaînes d’or, invisibles, font que l’appareil d’État est un instrument aux mains de la bourgeoisie. Si l’on examine, par exemple, le mode de recrutement des agents des services publics, on constate que pour devenir apprenti sous-clerc dans un ministère, il faut passer un examen. La règle paraît très démocratique. D’un autre côté, n’importe qui ne peut se présenter à n’importe quel examen, pour n’importe quel échelon. L’examen n’est pas le même pour accéder au poste de secrétaire général de ministère ou de chef d’état-major de l’armée, que pour devenir apprenti sous clerc dans une petite administration. Cela aussi semble normal, à première vue.

    Mais voilà, il y a une progression dans ces examens qui leur donne un caractère sélectif. Il faut posséder certains diplômes, il faut avoir suivi certaines études pour pouvoir se présenter comme candidat à certains postes, surtout à des postes de direction. Pareil système exclut énormément de gens qui n’ont pu suivre un enseignement universitaire ou équivalent, car la démocratisation des études reste à réaliser dans les faits. Si le système des examens est apparemment égalitaire, il est aussi un instrument de section.

    …miroir de la hiérarchie dans la société capitaliste.

    Ces chaînes d’or invisibles se retrouvent également dans les rétributions des membres de l’appareil d’État. Toutes les administrations, l’armée y comprise, développent cet aspect de pyramide, de hiérarchie qui caractérise la société bourgeoise. Nous sommes tellement influencés, tellement imprégnés par l’idéologie de la classe dominante, que nous approuvons qu’un secrétaire général de ministère ait une rétribution dix fois plus élevée que celle de l’apprenti sous-clerc du même ministère ou celle de la femme de ménage qui y nettoie les bureaux. L’effort physique de cette femme de ménage est certes beaucoup plus important, mais le secrétaire général du ministère, lui, "pense" !, ce qui, comme chacun sait, est beaucoup plus fatigant. De même, la solde du chef d’état major (encore un qui "pense" !) est de loin plus importante que celle allouée au soldat de deuxième classe.

    Cette structure hiérarchique de l’appareil d’État nous amène à souligner ceci : on y trouve des secrétaires généraux, des généraux, des évêques, etc. qui se situent à un même niveau de rétribution, donc à un même niveau de vie, qui les inclut dans le même climat social et idéologique que les grands bourgeois. Puis viennent les fonctionnaires moyens, les officiers moyens, qui se trouvent dans les conditions sociales et gagnent des revenus qui sont ceux de la petite et moyenne bourgeoisie. Et enfin la masse des petits employés, des sans grades, des femmes de ménage, des ouvriers communaux qui bien souvent gagnent moins que des manoeuvres d’usine. Leur niveau de vie correspond nettement à celui du prolétariat.

    L’appareil d’État n’est pas un instrument homogène. Il comporte une structure qui correspond d’une manière assez nette à la structure de la société bourgeoise, avec une hiérarchie de classe et des différences identiques. Cette structure pyramidale correspond à un besoin réel de la bourgeoisie. Elle veut entre ses mains un instrument qu’elle peut manier à son gré. On comprendra aisément que la bourgeoisie ait essayé pendant longtemps, et avec acharnement, d’interdire le droit de grève aux travailleurs des services publics.

    L’État ? … un surveillant !

    Cet argument est important. Il y a dans la conception même de l’État bourgeois -et quelle que soit par ailleurs sa forme plus ou moins "démocratique" -un point fondamental, d’ailleurs lié à l’origine même de l’État : par sa nature, l’État reste hostile, ou plutôt non adapté, aux besoins de la collectivité. L’État est, par définition, un groupe d’hommes qui exercent des fonctions qui, à l’origine, étaient exercées par tous les membres de la collectivité. Ces hommes ne fournissent aucun travail productif mais sont entretenus par les autres membres de la société.

    En temps normal, nous n’avons pas beaucoup besoin de surveillants. Ainsi, à Moscou, dans les autobus, il n’y a personne qui occupe la fonction de receveur ; les usagers déposent en entrant leur kopeck sans que qui que ce soit les surveille. Dans des sociétés où le niveau de développement des forces productives est peu élevé, où la lutte de tous contre tous est intense pour s’approprier un revenu social insuffisant pour donner satisfaction à tout le monde, il faut un appareil de surveillance important. Ainsi, pendant l’occupation, on a vu proliférer quantité de services de surveillance spécialisés (polices dans les gares, surveillance des imprimeries, du rationnement, etc...).

    A pareille époque, la surface de conflit est telle qu’un imposant appareil de surveillance s’avère indispensable. Si on réfléchit au problème, on voit que tous ceux qui exercent des fonctions d’État, qui font partie de l’appareil d’État, sont d’une manière ou d’une autre des surveillants. Les gendarmes et les policiers sont des surveillants, mais aussi les contrôleurs des contributions, les juges, les paperassiers de ministère, les receveurs d’autobus, etc. En définitive, toutes les fonctions de l’appareil d’État se réduisent à cela : surveiller, contrôler la vie sociale dans l’intérêt de la classe dominante.

    On dit souvent que l’État contemporain joue un rôle d’arbitre ; on pourrait rapprocher cette affirmation de celle que nous venons de faire : « surveiller » et « arbitrer », n’est-ce pas au fond la même chose ?

    Deux remarques s’imposent. D’abord, l’arbitre n’est pas neutre. Comme nous l’avons expliqué plus haut, les sommets de l’appareil d’État sont profondément intégrés dans la grande bourgeoisie. En- suite, l’arbitrage ne se fait pas dans le vide : il se fait dans le cadre du maintien de la société de classes existante. Certes, des concessions peuvent être faites aux exploités par les " arbitres" ; cela dépend essentiellement des rapports de force. Mais le but essentiel de l’arbitrage, c’est de maintenir l’exploitation capitaliste en tant que telle, s’il le faut en lâchant du lest sur des questions secondaires.

    L’État-surveillant, témoin de la pauvreté de la société.

    L’État est un corps sécrété par la société pour surveiller le fonctionnement quotidien de la vie sociale et qui est au service de la classe dominante pour maintenir la domination de cette classe. Il y a nécessité objective de ce corps de surveillance, nécessité liée très étroitement au degré de pauvreté, à la masse de conflits sociaux qui existent dans la société.

    D’une manière historique plus générale, l’exercice des fonctions d’État est intimement lié à l’existence de conflits sociaux, ceux-ci, à leur tour, étant intimement liés à l’existence d’une certaine pénurie de biens matériels, de richesses, de ressources. des moyens propres à satisfaire les besoins humains. Il faut souligner ce fait : aussi longtemps qu’existera l’État, il sera démonstration du fait que les conflits sociaux (donc aussi la pénurie relative de biens et de services) subsistent. Avec les conflits sociaux disparaîtront également les surveillants, devenus inutiles et parasites, mais pas avant ! La société, en effet, paie ces hommes pour exercer des fonctions de surveillance, aussi longtemps qu’une partie de la société y trouve son intérêt. Mais il est tout à fait évident que dès le moment plus aucun groupe dans la société ne trouve intérêt à ce que s’exercent des fonctions de surveillance, la fonction disparaîtra, avec son utilité. En même temps disparaîtra l’État.

    Le seul fait de la survie de l’État prouve que des conflits sociaux subsistent, que subsiste cet état de pénurie relative des biens, qui marque cette vaste période de l’histoire humaine qui s’insère entre l’état de pauvreté absolue, qui est la situation du communisme clanique ou tribal, et la situation d’abondance qui sera celle de la société socialiste. Aussi longtemps que nous sommes dans cette phase de transition qui couvre dix mille ans de l’histoire humaine, phase qui englobe aussi la société de transition entre le capitalisme et le socialisme, l’État survivra, les conflits sociaux subsisteront, et il faudra des gens pour arbitrer ces conflits dans l’intérêt de la classe dominante.

    Si l’État bourgeois reste fondamentalement un instrument au service des classes dominantes, est-ce à dire que les travailleurs doivent être indifférents à la forme particulière que prend cet État - démocratie parlementaire, dictature militaire, dictature fasciste ? Évidemment non ! Plus les travailleurs jouissent de libertés pour s’organiser eux-mêmes et défendre leurs idées, plus naissent au sein de la société bourgeoise les germes de la future démocratie socialiste, et plus l’avènement du socialisme est historiquement facilité. C’est pourquoi les travailleurs doivent défendre leurs libertés démocratiques contre toute tentative de les limiter (lois antigrève, État fort) ou de les écraser (fascisme).

    Troisième partie : le prolétariat au pouvoir

    Ce qui précède conduit à répondre à quelques questions qui se posent au sujet de l’État et du socialisme.

    La classe ouvrière a-t-elle besoin d’un État ?

    Quand on dit que l’État subsiste, y compris dans la société de transition entre le capitalisme et le socialisme, la question se pose de savoir si la classe ouvrière, quand elle prend le pouvoir, a encore besoin d’un État. Ne pourrait-elle pas, du jour au lendemain, dès qu’elle prend le pouvoir, abolir cet État ? La réponse à cette question a déjà été donnée. Bien sûr, sur le papier, la classe ouvrière peut supprimer l’État. Seulement voilà : il s’agit alors d’un acte purement formel, juridique, dans la mesure où la prise du pouvoir par la classe ouvrière ne s’effectue pas -cela ne s’est jamais réalisé dans le passé et il est peu vraisemblable que le cas se présente jamais dans une société qui est déjà tellement riche, qui jouit déjà d’une telle abondance de biens et de services matériels, que les conflits sociaux en tant que tels, c’est-à-dire tournant autour de la répartition de ces produits, aient disparu. Et que la nécessité d’avoir des arbitres, des surveillants, des policiers pour contrôler tout ce chaos ait disparu en même temps que la pénurie relative de biens.

    Dans la mesure où la classe ouvrière prend le pouvoir dans un pays qui connaît encore une semi-pénurie de biens, où subsiste une certaine misère, elle prend le pouvoir à un moment où la société ne peut pas encore fonctionner sans État. Une masse de conflits sociaux subsiste.

    On peut toujours avoir recours à une attitude hypocrite, comme le font certains anarchistes : abolissons l’État et appelons les gens qui exercent les fonctions d’État d’un autre nom. Mais c’est là une opération purement verbale, une "abolition" de l’État sur le papier

    Tant que les conflits sociaux subsistent, il faut des gens qui, dans la réalité, règlent ces conflits. Or, des gens qui règlent des conflits, c’est cela, l’État. Il est impossible que l’humanité collective puisse les régler dans un état d’inégalité réelle et d’incapacité réelle de satisfaire les besoins de chacun.

    L’égalité dans la misère.

    A cela, il y a une objection qu’on pourrait soulever, quoique un peu absurde, et que plus personne n’avance aujourd’hui. On peut concevoir une société où l’abolition de l’État serait liée à la réduction des besoins humains ; on pourrait établir dans une telle société une égalité parfaite, qui ne serait que l’égalité dans la misère. Ainsi, en supposant que la classe ouvrière prenne le pouvoir demain en Belgique, on pourrait donner du pain sec à tout le monde... et même un peu plus.

    Mais il est impossible de nier artificiellement des besoins humains produits par le développement de la production, et qui sont apparus du fait que notre société a atteint un certain stade de développement. Quand, pour toute une série de biens et de services, la production ne suffit pas à couvrir les besoins de tout le monde, l’interdiction de ces productions sera toujours inopérante. On ne fait alors que créer des conditions idéales pour un marché noir et pour la production noire de ces produits, quand le but visé est simplement d’interdire toute une gamme de produits.

    Ainsi, toutes les sectes communistes qui, au cours du moyen âge et des temps modernes, ont voulu organiser immédiatement la société communiste parfaite, basée sur l’égalité parfaite de ses membres, ont interdit la production de luxe, de confort -y compris d’ailleurs l’imprimerie. Toutes ces expériences ont échoué parce que l’homme est ainsi fait qu’à partir du moment où il a pris conscience de certains besoins, on ne peut pas les réprimer artificiellement.

    Savonarole, prêchant le repentir et l’abstinence, pouvait fulminer pour qu’on brûlât tous les tableaux, produits de luxe ; il n’aurait pu empêcher que l’un ou l’autre incorrigible, épris de beauté, peigne en cachette. Le problème de la répartition de ces produits "noirs", beaucoup plus rares qu’antérieurement, se reposerait toujours, inévitablement.

    La gageure du prolétariat

    A ce qui a été exposé au début de ce chapitre, il faut ajouter une autre raison, bien qu’elle soit moins importante. Quand le prolétariat se hisse au pouvoir, il le fait dans des conditions bien particulières, différentes de la prise du pouvoir par n’importe quelle autre classe sociale avant lui.

    Dans le cours de l’histoire, toutes les autres classes sociales, quand elles s’emparèrent du pouvoir de l’État, détenaient déjà dans leurs mains le pouvoir effectif, économique, intellectuel et moral dans la société. Il n’y a pas un seul exemple, avant celui du prolétariat, d’une classe sociale qui ait pris le pouvoir, alors qu’elle était encore opprimée des points de vue économique, intellectuel et moral.

    En d’autres termes, c’est presque une gageure, que d’envisager que le prolétariat puisse prendre le pouvoir, parce que, collectivement, en tant que classe, dans le système capitaliste, ce prolétariat est dégradé. Car on ne saurait développer pleinement ses capacités intellectuelles et morales quand on travaille huit, neuf et dix heures dans un atelier, une usine, un bureau. Et telle est la condition prolétarienne.

    Dès lors, le pouvoir de la classe ouvrière, quand elle arrive au pouvoir, est très vulnérable. Sur tous ces plans, il faut défendre le pouvoir de la classe ouvrière contre une minorité qui continuera, pendant toute une période historique transitoire, à jouir d’avantages énormes sur le plan intellectuel et sur celui des biens, du moins des réserves de biens de consommation, par rapport à la classe ouvrière.

    Une révolution socialiste normale exproprie la grande bourgeoisie en tant que détentrice des moyens de production ; mais elle ne dépossède pas les bourgeois détenteurs de réserves de biens ou de diplômes, encore moins en tant que propriétaires de cerveaux et de connaissances qui, pendant toute la période précédant la prise du pouvoir par la classe ouvrière, détenaient un privilège quasi exclusif dans ce domaine.

    Ainsi, dans la société où le prolétariat détient depuis peu le pouvoir (le pouvoir politique, celui des hommes armés) , une série de leviers du pouvoir réel sont et restent aux mains de la bourgeoisie. Plus exactement, aux mains d’une partie de la bourgeoisie, qu’on peut appeler l’intelligentsia ou la bourgeoisie intellectuelle et technique (technocratique) .

    Pouvoir ouvrier et techniciens bourgeois

    Lénine a fait à ce sujet des expériences amères. En fait, on constate que, quel que soit le sens dans lequel on tourne le problème, quelles que soient les lois, les décrets, les institutions que l’on édicte à ce sujet, si on a besoin de professeurs, de hauts fonctionnaires, d’ingénieurs, de hauts techniciens, à tous les niveaux des rouages sociaux, il est très difficile de placer à ces endroits des prolétaires du jour au lendemain, et même cinq ou dix ans après la conquête du pouvoir.

    Lénine, pendant les premières années de pouvoir soviétique, s’armant d’une formule théoriquement juste, bien qu’un peu incomplète, disait : les ingénieurs travaillent aujourd’hui pour la bourgeoisie, demain, ils travailleront pour le prolétariat ; pour cela, on les payera et, s’il le faut, on les contraindra. L’essentiel, c’est qu’ils soient contrôlés par les travailleurs. Mais quelques années plus tard, à la veille de sa mort, Lénine, faisant le bilan de l’expérience, s’est posé la question : qui contrôle qui ? Les spécialistes sont-ils contrôlés par les communistes, ou est-ce l’inverse qui se passe ?

    Quand on étudie ce phénomène, quotidiennement et concrètement, dans des pays sous-développés, quand on voit ce que cela signifie en pratique dans un pays comme l’Algérie - le monopole, le privilège de connaissances universitaires, et même de connaissances tout court, pour une infime minorité de la société, tandis qu’une masse de gens qui ont combattu d’une façon héroïque pour conquérir d’abord l’indépendance, puis le pouvoir, mais qui au moment d’exercer celui-ci se trouvent confrontés avec le problème des connaissances qu’ils ne possèdent pas, qu’ils doivent seulement commencer à acquérir et qu’en attendant ils doivent abandonner complètement le pouvoir à ceux qui possèdent le savoir - on se rend bien compte qu’il s’agit de choses qu’on peut facilement résoudre par quelques formules passe-partout sur le papier, mais que le problème est tout différent quand il faut le résoudre sur le terrain, dans la vie réelle.

    L’expérience la plus héroïque, la plus radicale, la plus révolutionnaire jamais entreprise en ce domaine dans l’histoire de l’humanité, est celle de la révolution cubaine. Celle-ci, tirant les leçons de tous les avatars du passé, a entrepris de résoudre largement ce problème en un minimum de temps, en menant une campagne extraordinaire d’alphabétisation et d’éducation (3) , de transformer des dizaines de milliers d’ouvriers et de paysans analphabètes en autant d’instituteurs, de professeurs et d’universitaires, et cela en un minimum de temps. Au bout de cinq à six ans d’efforts, les résultats obtenus sont considérables.

    Et pourtant, il suffit d’un seul ingénieur ou d’un seul agronome dans un district où habitent des dizaines de milliers de travailleurs pour que, malgré cet admirable souffle révolutionnaire qui anime le peuple cubain, ce spécialiste soit pratiquement le maître dans ce district, s’il dispose d’un monopole de connaissances sans lesquelles la vie technique ne peut durer. Là encore, la fausse solution serait de revenir à une simplicité telle que l’on pourrait se passer de techniciens. C’est là une utopie réactionnaire.

    L’État, gardien du pouvoir ouvrier

    Toutes ces difficultés impliquent la nécessité pour le prolétariat, nouvelle classe dominante, d’exercer un pouvoir d’État contre tous ceux qui peuvent lui arracher le pouvoir, soit par lambeaux, soit d’un seul coup, dans cette société nouvelle et transitoire dans laquelle il possède le pouvoir politique, et les principaux leviers du pouvoir économique, mais où il reste freiné par toute une série de faiblesses et d’ennemis qui viennent d’être évoqués. De là découle l’obligation pour la classe ouvrière de maintenir un État après sa conquête du pouvoir, et l’impossibilité de supprimer celui-ci du jour au lendemain. Mais cet État ouvrier doit être d’une nature bien particulière.

    Nature et caractéristiques de l’État prolétarien.

    La classe ouvrière, par sa situation particulière dans la société, telle qu’elle vient d’être décrite, est obligée de maintenir un État. Mais pour maintenir son pouvoir, elle doit maintenir un État qui soit radicalement différent de celui qui, par le passé, a maintenu le pouvoir de la bourgeoisie, d’une classe féodale ou esclavagiste. L’État prolétarien à la fois est un État et n’est plus un État ; il devient de moins en moins un État, il est un État qui commence à dépérir au moment même où il commence à naître, comme le disaient justement Karl Marx et Lénine. Marx, développant la théorie de l’État prolétarien, État qui dépérit, lui a donné plusieurs caractéristiques, dont l’illustration se trouvait dans la Commune de Paris de 1871. Il y a trois caractéristiques essentielles :

    • Pas de séparation nette entre les pouvoirs de l"exécutif et du législatif : il faut des organismes qui à la fois légifèrent et appliquent les lois. En somme, il faut en revenir à l’État tel qu’il est issu du communisme du clan et de la tribu, tel qu’on le retrouve encore dans l’ancienne assemblée populaire athénienne.
      Ceci est important. C’est le meilleur moyen de réduire le plus fortement possible le clivage entre le pouvoir réel, de plus en plus concentré entre les mains d’organismes permanents, et le pouvoir de plus en plus fictif qui est celui laissé aux assemblées délibérantes. Ce clivage est le propre du parlementarisme bourgeois. Il est insuffisant de remplacer une assemblée délibérante par une autre si on ne change rien d’essentiel à ce clivage. Les assemblées délibérantes doivent disposer d’un pouvoir exécutif réel.
    • Éligibilité maximum dans la fonction publique : il n’y a pas que les membres des assemblées délibérantes qui doivent être élus. Les juges, les hauts fonctionnaires, les commissaires de milice, les dirigeants dans l’enseignement, les directeurs dans les travaux publics dans les circonscriptions territoriales, doivent être élus eux aussi. Cela peut choquer dans nos pays de tradition napoléonienne ultra-réactionnaire. Mais certaines démocraties spécifiquement bourgeoises, les États-Unis, la Suisse, le Canada ou l’Australie par exemple, ont conservé ce caractère électif pour un certain nombre de fonctions publiques. C’est ainsi qu’aux États-Unis, le shérif est élu par ses concitoyens.
      Dans l’État prolétarien, cette éligibilité générale doit être accompagnée d’une révocabilité générale. Il faut donc qu’un contrôle permanent et très large du peuple sur ceux qui exercent des fonctions d’État soit possible ; et que la séparation entre ceux qui exercent le pouvoir d’État et ceux au nom desquels il est exercé soit la plus petite possible. C’est pourquoi il faut assurer un renouvellement constant des élus, pour empêcher que des gens n’occupent des fonctions d’État en permanence. Les fonctions d’État doivent, sur une échelle toujours plus vaste, être exercées à tour de rôle par la masse de la population prise collectivement.
    • Pas de rétribution abusive : aucun fonctionnaire, aucun membre des organismes représentatifs et législatifs, aucun individu qui exerce un pouvoir d’État, ne doit toucher un salaire supérieur à celui d’un ouvrier qualifié. C’est là le seul moyen valable pour empêcher la chasse à l’exercice des fonctions d’État comme moyen d’arriver et de vivre aux crochets de la société, pour supprimer les arrivistes et les parasites qu’ont connus toutes les sociétés passées.

    Ces trois règles prises ensemble précisent bien la pensée de Marx et de Lénine concernant l’État. Celui-ci ne ressemble plus à aucun de ses prédécesseurs, parce qu’il est le premier État qui commence à dépérir au moment même de son apparition, parce qu’il est un État dont l’appareil est composé de gens qui ne disposent plus d’aucun privilège par rapport à la masse de la société, parce qu’il est un État dont les fonctions sont de plus en plus exercées par l’ensemble des membres de la société, et qui se substituent progressivement les uns aux autres, parce qu’il est un État qui ne se confond plus avec un groupe de gens détachés de la masse et exerçant des fonctions séparées de la masse, mais qui se dissout au contraire dans la masse du peuple, de la population laborieuse, parc qu’il est un État qui dépérit au fur et à mesure que dépérissent les classes sociales, les conflits sociaux, l’économie monétaire, la production marchande, les marchandises, l’argent, etc.

    Ce dépérissement de l’État doit être conçu comme l’auto-gestion et l’auto-gouvernement des producteurs et des citoyens qui s’étendent de plus en plus jusqu’à ce que, dans des conditions d’abondance matérielle et de haut niveau de culture de toute la société, celle-ci se structure en communautés de producteurs-consommateurs se gouvernant elles-mêmes.

    Et l’Union Soviétique ?

    Quand on considère l’histoire de l’U. R. S. S. au cours de ces trente dernières années, la conclusion que l’on peut tirer concernant l’État est simple : un État où existe une armée permanente ; où l’on trouve des maréchaux, des directeurs de trusts, et même des auteurs de théâtre ou des ballerines qui gagnent cinquante fois plus qu’un ouvrier manoeuvre ou qu’une femme de ménage ; où s’est établie une sélectivité énorme pour certaines fonctions publiques, qui rend pratiquement impossible l’accès à ces fonctions à l’immense majorité de la population ; où le pouvoir réel est exercé par de petits comités de gens dont le renouvellement s’accomplit par des voies mystérieuses et dont le pouvoir reste inamovible et permanent pendant de longues périodes historiques ; un tel État, manifestement, n’est pas en train de dépérir.

    Pourquoi ?

    L’explication en est simple. L’État, en Union Soviétique, n’a pas dépéri parce que les conflits sociaux n’ont pas dépéri. Les conflits sociaux n’y ont pas dépéri parce que le degré de développement des forces productives n’en a pas permis le dépérissement, et cela parce que la situation de semi-pénurie qui caractérise les pays capitalistes même les plus avancés, continue à caractériser la situation de l’État soviétique. Et tant que perdurent ces conditions de semi-pénurie, il faut des contrôleurs, des surveillants, des gendarmes.

    Ceux-ci, bien sûr, dans un État prolétarien, devraient être au service d’une meilleure cause, du moins dans la mesure où ils défendent l’économie socialiste. Mais il faut aussi reconnaître qu’ils sont séparés du corps de la société, qu’ils sont, dans une large mesure, des parasites. Leur disparition est directement liée au niveau de développement des forces productives, qui seules peuvent permettre le dépérissement des conflits sociaux et la suppression des fonctions liées à ces conflits.

    Et dans la mesure où ces surveillants, ces contrôleurs, monopolisent de plus en plus l’exercice du pouvoir politique. ils peuvent évidemment s’assurer des privilèges matériels croissants, les morceaux de choix dans cette pénurie relative qui domine la distribution : ils se constituent ainsi en une bureaucratie privilégiée soustraite en fait au contrôle des travailleurs et portée à défendre par priorité ses propres privilèges.

    L’argument du cordon sanitaire.

    A cela, on a voulu objecter, en invoquant la menace que faisait peser l’entourage extérieur, capitaliste, et on argumente : aussi longtemps qu’existe un danger extérieur, il faut un État, a dit Staline, ne serait-ce que pour défendre le pays contre son entourage hostile.

    Cet argument est basé sur un quiproquo. La seule chose que puisse démontrer l’existence d’un entourage capitaliste menaçant, c’est la nécessité d’un armement et d’une institution militaires ; mais cela ne justifie pas l’existence d’institutions militaires séparées du corps de la société.

    L’existence de telles institutions militaires séparées du corps de la société indique qu’à l’intérieur de cette société subsiste un important état de tension sociale, qui empêche les gouvernants de se permettre le luxe de mettre des armes entre les mains de tout le monde, qui fait que les dirigeants n’osent pas faire confiance au peuple pour qu’il règle à sa façon les questions militaires d’auto-défense, ce qu’il pourrait accomplir si la collectivité avait vraiment ce degré de supériorité extraordinaire qu’aurait une société réellement socialiste par rapport à la société capitaliste.

    En réalité, le problème de l’entourage extérieur n’est qu’un aspect secondaire d’un phénomène beaucoup plus général : le niveau de développement des forces productives, la maturité économique du pays, sont loin du niveau qui devrait être celui d’une société socialiste. L’Union Soviétique est restée une société transitoire, dont le niveau de développement des forces productives est comparable à celui d’une société capitaliste. Elle doit donc se battre avec des armes comparables.

    Ne connaissant pas la suppression des conflits sociaux, l’U. R. S. S. doit maintenir tous les organes de contrôle et de surveillance de la population, et, de ce fait, maintient et même renforce l’État au lieu de le laisser dépérir. Cela a provoqué, dans cette société de transition et pour de nombreuses causes spécifiques, des déformations et des dégénérescences bureaucratiques qui ont causé un tort énorme à la cause du Socialisme, surtout dans la mesure où l’on a commis l’erreur d’y coller l’étiquette « socialiste », par peur de dire la vérité : nous sommes encore trop pauvres et trop arriérés pour pouvoir créer une véritable société socialiste. Et, dans la mesure où l’on a voulu, pour des raisons de propagande, donner à tout prix l’étiquette « socialiste », il faut par après expliquer qu’il existe des purges socialistes, des camps de concentration socialistes, le chômage socialiste, etc., etc.

    Garanties contre la bureaucratie.

    Quelles garanties peuvent être introduites pour éviter dans l’avenir l’hypertrophie de la bureaucratie, telle qu’elle est apparue en U. R. S. S. à l’époque stalinienne ?

    Respecter scrupuleusement les trois règles mentionnées plus haut concernant le début de dépérissement de l’État ouvrier (et notamment celle qui limite la rémunération de tous les dirigeants économiques et politiques) .

    Respecter scrupuleusement le caractère démocratique de la gestion de l’économie : comités d’auto-gestion des travailleurs élus dans les entreprises ; congrès des producteurs ( « Sénat économique ») élu par ces comités, etc. Ceux qui contrôlent le surproduit social, contrôlent toute la société.

    Respecter scrupuleusement le principe que, si l’État ouvrier doit forcément restreindre l’exercice des libertés politiques pour tous les ennemis de classe qui s’opposent à l’avènement du socia- lisme (restriction qui doit être proportionnelle à la violence de leur résistance) , il doit en même temps étendre l’exercice de ces mêmes libertés pour tous les travailleurs : liberté pour tous les partis qui respectent la légalité socialiste, liberté de presse pour tous les journaux qui font de même, liberté de réunion, d’association, de manifestation sans restriction pour les travailleurs.
    Respecter le caractère démocratique, contradictoire et public de toutes les assemblées délibératives.

    Respecter le principe d’un droit écrit.

    Théorie et pratique

    La théorie marxiste concernant le dépérissement de l’État est au point depuis maintenant plus d’un demi-siècle. En Belgique, il ne nous manque qu’un petit détail qu’il nous reste à accomplir : sa réalisation pratique.

    Notes :

    1. Sur la révolution bourgeoise en Angleterre, voir l’article de Perry Anderson, Les origines de la crise présente, paru dans « Les Temps Modernes », n° 219-220, août-septembre 1964, et spécialement le chapitre « Histoire et structure de classe ; trajectoire », pp. 403.421.
    2. La délégation cubaine participant à la Conférence de l’Éducation et du Développement Économique qui se tenait à Santiago du Chili en mars 1962, déclarait : « Il suffit, pour comparer l’efficacité des méthodes cubaines et celles adoptées par la Conférence, de voir que les auteurs de la prétendue Alliance pour le Progrès offrent de prêter 150 millions de dollars par an à dix-neuf pays, ayant une population de 200 millions d’habitants, alors qu’un seul pays - Cuba avec 7 millions d’habitants - a accru son budget culturel et d’enseignement de 200 millions de dollars par an sans avoir à rembourser d’intérêts à qui que ce soit ». A Cuba, au cours de la seule année 1961, 707.000 adultes ont appris à lire et à écrire, ce qui ramenait le pourcentage des analphabètes à 3,9. Cuba s’est fixé les buts suivants pour renseignement dans la période 1961-1964 : a) élever au niveau moyen d’instruction primaire le degré d’Instruction de ceux qui ont récemment appris à lire et à écrire ; b) compléter l’Instruction primaire de un demi-million de travailleurs ne possédant que trois années d’études élémentaires ; c) assurer une éducation secondaire de base à 40.000 travailleurs qui ont complété leur Instruction primaire. Ceci a été réalisé malgré le blocus et les besoins de la défense, et en dépit des attaques des États-Unis.