Introduction au Programme de transition
Trotsky, Leon : Programme de transition : l’agonie du capitalisme et les tâches de la IVe Internationale / Leon Trotsky. Introd. d’Ernest Mandel. Pref. de Pierre Frank. - [Paris] : Ed. de la Taupe rouge, 1977. - 112pp. - (Cahier « Rouge » : Nouvelle serie ; 8)
  • L’idée d’un programme de transition est aussi vieille que le mouvement communiste contemporain. Elle surgit de la constatation de la contradiction fondamentale de notre époque : la contradiction entre la maturité des conditions objectives nécessaires à la victoire de la révolution socialiste (et dans les conditions objectives, il faut inclure également les grands mouvements des masses prolétariennes qui mettent périodiquement à l’ordre du jour immédiat la conquête du pouvoir par le prolétariat) et l’immaturité des conditions subjectives nécessaires à cette victoire : le niveau de conscience du prolétariat et de sa direction.

    La fonction du programme de transition consiste à dépasser les deux insuffisances du « facteur subjectif ». Des luttes d’un type déterminé - déclenchées par des revendications déterminées et organisées de façon déterminée - permettant aux masses, à travers leur propre expérience, d’arriver à la compréhension de la nécessité du renversement immédiat du capitalisme.

    Le noyau du parti révolutionnaire (incarnant la continuité du marxisme révolutionnaire, c’est-à-dire l’ensemble des positions programmatiques, malgré les déformations bureaucratiques et révisionnistes de ce programme, d’abord par la bureaucratie social-démocrate et syndicale, ensuite par la bureaucratie stalinienne) se transforme en parti révolutionnaire de masse à mesure que la conscience de classe communiste, que la compréhension de la nécessité du renversement révolutionnaire du capitalisme s’étendent à des couches toujours plus larges des masses laborieuses,

    L’initiative, l’action, le rôle dirigeant de ce parti sont nécessaires pour que se réalise ce processus, Mais, de la même façon, ce processus présuppose l’élévation réelle de la conscience de classe d’une avant-garde toujours plus massive du prolétariat. Pour cette raison, les luttes de masse ne sont pas, en elles-mêmes ni automatiquement génératrices d’une solution à la crise historique de notre époque, la crise de la conscience et de la direction prolétariennes. Les luttes les plus massives pour des revendications immédiates n’engendrent pas nécessairement une conscience anticapitaliste.

    C’est la raison pour laquelle la dichotomie de la social-démocratie classique (reprise aujourd’hui par les partis communistes, aussi bien pro-Moscou que pro-Pékin) entre le « programme minimum » et le « programme maximum » - dichotomie entre les luttes pour les revendications immédiates et la simple propagande du programme maximum - ne permet pas de résoudre cette contradiction. Pour la même raison, le simple renforcement des organisations de masse traditionnelles - surtout les syndicats - ne conduit pas en soi à une solution de la crise de la direction ouvrière.

    Il faut des luttes pour des objectifs transitoires (c’est-à-dire apparaissant aux travailleurs comme nécessaires à la solution de leurs problèmes, mais irréalisables dans le cadre du fonctionnement normal du régime capitaliste, c’est-à-dire débouchant sur une situation pré-révolutionnaire, voire sur la création d’organismes de dualité de pouvoir) pour permettre à la conscience de classe de faire un saut qualitatif en avant. De même. il faut, à côté des syndicats et des partis, des organismes démocratiques d’auto-organisation des luttes ouvrières, véritables embryons de soviets, pour transformer, tant dans la pratique que dans la conscience des masses, ce qui n’est encore qu’escarmouches - même si elles sont dures et massives - entre le Capital et le Travail, en un assaut général du prolétariat contre l’État bourgeois et contre les rapports de production capitalistes.

    L’Internationale communiste, assimilant les leçons principales des révolutions russes de 1905 et de 1917 et des grandes explosions révolutionnaires après la Première Guerre mondiale, s’était engagée, dès son IIIe Congrès, dans la voie de la formulation d’un programme de transition et en avait exprimé clairement la nécessité dans une résolution adoptée à son IIe Congrès. Trotsky n’a fait que poursuivre cette tradition léniniste en élaborant, pour la conférence de fondation de la IVe Internationale en 1938, le Programme de transition qui est resté le sien jusqu’à aujourd’hui.

    Ce programme représente avant tout une analyse globale de la situation historique, née de l’époque de déclin du capitalisme ainsi qu’une méthode pour résoudre des contradictions fondamentales de notre époque. S’en tenir, à chaque instant, à la lettre de chaque paragraphe de ce texte, vouloir lancer les masses dans la lutte contre le chômage ou contre le fascisme, y compris dans des situations con joncturelles passagères dans lesquelles ces phénomènes ne sont absolument pas présents dans les préoccupations immédiates de ces masses, c’est aller à l’évidence contre l’esprit du Programme de transition.

    Comprendre en quoi les contradictions du capitalisme sont irréductibles et insolubles sans le renversement de ce régime, tel est le point de départ essentiel. Comprendre que les masses se lancent périodiquement dans des combats de grande envergure contre les manifestations concrètes de ces contradictions -qui diffèrent forcément selon le pays et selon la période -telle est la deuxième constatation fondamentale. Et l’objectif : insérer les organisations révolutionnaires dans ces combats de façon à pouvoir les transformer en assauts victorieux contre le régime capitaliste.

    Tout le reste est tactique et analyse de situations particulières. Pour le Programme de transition, comme pour le léninisme en général, la vieille formule de Lénine conserve tout son sens : l’art de la politique révolutionnaire part toujours de l’analyse concrète d’une situation concrète. Mais la différence entre le léninisme, d’un côté, et le centrisme ou l’opportunisme sans principe, de l’autre, consiste en ce que cette analyse n’a jamais comme objectif de conduire les révolutionnaires à s’adapter à une situation de fait. Au contraire, elle doit les armer davantage pour transformer cette situation dans un sens précis : celle qui permet au prolétariat l’accomplissement de ses tâches historiques.

    Il n’y a aucune contradiction entre le fait de défendre énergiquement - d’abord par la propagande, ensuite par l’agitation et dans l’action- un programme de transition face aux masses travailleuses et la nécessité de défendre chaque revendication immédiate, aussi minime soit-elle, à partir du moment où elle est nécessaire pour la défense des intérêts du prolétariat et des autres couches travailleuses et exploitées de la population. Les marxistes-révolutionnaires ont le devoir de participer à toutes les luttes, de défendre non seulement les revendications économiques, mais aussi les revendications démocratiques des masses, de même qu’ils ont le devoir de renforcer les organisations de masse comme les syndicats.

    Mais à la différence des réformistes d’hier et d’aujourd’hui, ils ne se contentent pas de reprendre les revendications surgies du prolétariat lui-même, pas plus qu’ils ne conçoivent comme leur mission essentielle une surenchère sur ces revendications (15 % d’augmentation de salaire au lieu de 1 2 % réclamés par les syndicats ; semaine de 35 heures au lieu de la semaine de 40 heures réclamée par les organisations de masse). Les marxistes-révolutionnaires, s’efforçant d’injecter la propagande - et l’agitation, si possible - pour des revendications transitoires dans les luttes, jouent le véritable rôle d’avant-garde historique. Ils rendent le mouvement spontané conscient des seuls objectifs qui offrent des solutions durables et non passagères aux maux provoqués par le régime capitaliste. Ils représentent le futur dans le présent et orientent le mouvement de masse vers ses objectifs historiques définitifs.

    Plusieurs des points de notre programme de transition sont aujourd’hui vivants dans une large avant-garde de masse de nombreux pays impérialistes (pour ne pas parler des pays semi-coloniaux et des États ouvriers bureaucratisés). L’échelle mobile des salaires et le contrôle ouvrier sont les exemples les plus significatifs. Mais, de la même façon que le marxisme en général, le programme de transition ne peut pas être assimilé ni « réalisé » morceau par morceau.

    Il constitue un tout cohérent, qui a précisément pour fonction de conduire le prolétariat à mettre en question et renverser la société bourgeoise dans son ensemble. La construction des sections de la IVe Internationale depuis 1968 est la meilleure démonstration que la conscience de cette nécessité augmente dans une avant-garde toujours plus large dans tous les pays du monde.

    Remarque : La présente introduction est contenue dans l’édition espagnole du Programme de transition publiée par la LCR-ETA VI en janvier 1973, Il ne s’agit pas du texte original, écrit en français, mais d’une traduction à partir du texte espagnol.