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Une pensée souple et ouverte

Ernest Mandel - Archives internet

Entretien avec Alain Meynen. Propos recueillis par David Dessers

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La Gauche n°14-15, 18 août 2000

Alain Meynen, chercheur à la VUB, connaît comme sa poche l'oeuvre d'Ernest Mandel et travaille à un livre sur l'héritage intellectuel de notre camarade. Nous avons eu une discussion passionnante avec lui, dans les locaux de la rédaction.  

Alain Meynen: C'est en 1939-40 que Mandel est devenu membre de IVe Internationale. Il avait alors 16 ans. Il est donc devenu membre à peu près au moment où Trotski a été assassiné. Et c'est à Trotski qu'il a consacré sont dernier ouvrage: "Trotski comme alternative". Sans point d'interrogation, comme il aimait à le préciser. Pourtant, au cours de la période où il écrivit "Power and Money" (ouvrage non traduit en français à ce jour, NDT) Mandel avait pas mal de critiques contre Trotski. Je me souviens d'une interview dans « De Internationale », dans laquelle il allait fort loin dans ces critiques. A cette époque, il insistait beaucoup sur le fait que Trotski était co-responsable de la création d'un certain nombre de conditions institutionnelles et organisationnelles qui allaient ensuite favoriser la dégénérescence bureaucratique de l'Union soviétique. Mais son dernier livre est une fois de plus une forte défense de Trotski. Ce livre avait été écrit à la demande du PDS allemand. Ainsi, la boucle était bouclée: la vie politique d'Ernest Mandel s'achevait comme elle avait commencé, sur Trotski. 

A travers l'oeuvre de Mandel on note souvent des évolutions et de petits glissements de ce genre. C'est pourquoi il est légitime de se demander comment il aurait évolué après 1995, mais ce n'est évidemment que de la spéculation. Mandel a critiqué le substitutionnisme de Trotski, c'est-à-dire la tendance du parti à agir à la place de la classe ouvrière. Certes, quand on estime que la libération de la classe ouvrière ne peut être l'oeuvre que de la classe ouvrière elle-même, la question se pose: quel est encore le rôle d'un parti? Il est frappant que Mandel dans ses derniers textes ne dise rein du parti, notamment dans le texte paru dans le livre américain "Marxism in the postmodern Age". Mandel est bien conscient du fait que le mouvement ouvrier a la mauvaise habitude de parler au nom de la classe ouvrière ou à la place de celle-ci, sans laisser à la classe elle-même la possibilité de s'exprimer. Mais quand on fait cette critique on doit dire quelque chose du rôle des organisations du mouvement ouvrier.  

On en vient ainsi à une première critique: ce qui manque selon moi dans l'oeuvre très vaste de Mandel (plus de 2.000 titres), c'est une théorie élaborée des organisations du mouvement ouvrier. Lui-même l'a d'ailleurs reconnu, à plusieurs reprises. Je sais qu'il avait l'intention d'écrire quelques chose à ce sujet, mais ce projet n'a jamais été concrétisé. C'est une lacune dans son oeuvre.

Comment l'expliques-tu?

A.M.: Je n'ai pas d'explication en bonne et due forme. Mandel est très lié à une tradition qui met la question de l'organisation en lien avec la question de la conscience de classe. Il a écrit un certain nombre de choses à ce sujet, mais sans aborder la relative autonomie, le point spécifique de la question organisationnelle. Sa préoccupation est plutôt de savoir comment l'action et l'expérience peuvent se transformer en conscience. Cela a à voir avec une certaine tradition dans le marxisme. Une tradition qui remonte à Rosa Luxemburg, dont la pensée glissait un peu vite de la situation de grève générale à la situation de double pouvoir, en    sautant quelques étapes organisationnelles. Mandel est sans nul doute un représentant très luxembourgiste du trotskisme. On retrouve cette tendance chez le jeune Trotsky avant 1917, lui aussi peu soucieux des questions d'organisation. 

Et, dans les années 50, 60 et 70, Mandel est pleinement actif au sein du mouvement ouvrier au sein desquels il est directement confronté à la question de la conscience de classe dans les sociétés capitalistes développées. Ceci dit, à la fin des années 50 - début des années '60, il n'était pas du tout évident de prétendre que la classe ouvrière conservait une conscience de classe révolutionnaire dans les pays capitalistes développés. Il y avait une forte domination des théories réformistes affirmant que la classe ouvrière  était  intégrée  au capitalisme. Certains mettaient tous leurs espoirs dans les mouvements révolutionnaires du tiers-monde. A cela s'ajoutaient les théories sur la contre-culture, de Marcuse, de l'école de Francfort etc.  Dans ce contexte, la première question pour Mandel était de savoir si la classe ouvrière des pays développés pouvait encore accéder à une conscience de classe révolutionnaire. La question des organisations révolutionnaires n'occupait pas le premier plan des préoccupations. Tous ces faits aussi ont joué un rôle. 

Dans un de ses tous premiers articles dans Quatrième Internationale, en 43 ou en 44, Mandel aborde déjà la question de la conscience de classe révolutionnaire. Immédiatement, il fut critiqué par d'autres tortskistes, notamment français, qui l'accusèrent de révisionnisme. Il s'agissait de militants d'une génération plus âgée, quasiment obsédés par la question de la crise de la direction du prolétariat, par la question du remplacement des directions staliniennes par de nouvelles directions. Cette préoccupation était d'ailleurs au centre du congrès de fondation de la IVe Internationale en 1938. Face à cela, donc, Mandel mit l'accent sur la question de la conscience. Pour lui, le facteur subjectif n'avait pas à voir seulement avec la crise de la direction du prolétariat, mais aussi avec la crise de la conscience. 

Enfin, on ne peut pas oublier que Mandel a été de longues années militant au sein d'autres organisations. Il a été longtemps militant au sein de la FGTB et du Parti Socialiste Belge, dans la perspective d'en sortir avec une nouvelle avant-garde radicalisée. En pratique, les choses se sont passées différemment. Mais quoiqu'il en soit, Mandel s'est préoccupé de développer des tendances au sein des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier. Cela aussi a joué un rôle. 

Comment situerais-tu l'oeuvre de Mandel?

A.M.: Mandel se situait lui-même au sein de la tradition du rationalisme critique, de la pensée révolutionnaire. Il a même déclaré à plusieurs reprises qu'il se considérait comme faisant partie de la tendance de gauche de la révolution française, des Lumières. Cette dimension est en effet très présente chez lui. Non pas la tradition bourgeoise des Lumières, mais sa tradition jacobine. Ce n'est pas une critique. La seule question est de savoir dans quelle mesure ce genre de pensée est encore opérationnel. Ce sont en tout cas des questions qui se posent aujourd'hui.

Selon Trotsky, le mode de production capitaliste était entré dans une phase de décadence, d'agonie. Le terme de décadence revient fréquemment chez Trotsky.   Une chose est donc certaine pour Trotsky:  le capitalisme est près de sa fin. Les forces productives ont cessé de croître, elles se transforment en forces destructives. Une sorte d'anticipation de l'écologisme, en fait. Trotsky faisait souvent des comparaisons avec la fin de l'empire romain. Il allait donc plus loin que Lénine en disant que l'impérialisme n'était pas seulement le stade suprême mais aussi le dernier stade du capitalisme. Et la perspective pour les années immédiatement au-delà était la barbarie. Ce n'était pas ridicule: Trotski mourut en 1940 au moment où les camps de concentration étaient une réalité. Mais le socialisme, pour Trotsky, n'était pas inévitable. C'était une possibilité qui ne se réaliserait pas automatiquement. C'est une première dimension dans cette pensée trotskiste.

Une autre idée est que, d'une manière ou d'une autre, il y a un progrès historique. L'humanité progresse. Elle s'est libère de la religion, elle s'est libérée des forces naturelles.  Ensuite, il constate que l'humanité aujourd'hui est victime de ses propres créations, notamment technologiques. Dans une phase ultérieure, il s'agit donc pour l'humanité de dominer ses propres créations, sa propre technologie. Et cela doit se faire de façon planifiée. Cet optimisme du progrès est très présent par exemple dans « Littérature et Révolution ». Trotsky était par exemple très positif par rapport à la psychanalyse parce qu'il y voyait la possibilité pour l'être humain de dominer son propre inconscient. C’est de cet optimisme historique que je veux parler quand j’évoque l’aile gauche des Lumières. De fait, en ces années 2000, il ne manque pas d'arguments pour souligner la barbarie sans précédent du capitalisme.

Mais: pouvons-nous dire pour autant que le mode de production capitaliste est en train de chuter ? Cette métaphore soulève un ensemble de problèmes. Le capitalisme est fort, puissant. Il est possible de le vaincre, mais il est plus puissant que jamais. De plus il faut mettre en doute certaines technologies aujourd'hui. Trotski était très positif par rapport à l'énergie nucléaire. Chacun sait aujourd'hui qu'elle est écologiquement intenable.

Comment situes-tu le marxisme de Mandel?

A.M.: Mandel a toujours été un marxiste orthodoxe créatif. Sur toute une série de questions, il n'a pas craint de suivre son propre chemin. Mais en fin de compte il est resté toujours fidèle au paradigme fondamental, au cadre de référence. Son livre le plus important, « Le Capitalisme tardif », peut être lu de différentes manières. Il peut être vu comme une tentative d'expliquer la longue phase d'expansion de l'après-guerre. Mais il peut être lu aussi comme une livre qui veut faire exactement le contraire et montrer que ces golden sixities ne constituaient en fait qu'une phase très temporaire du capitalisme d'après-guerre. Et que, en dernière instance donc, le capitalisme est un mode de production en déclin, que la tendance à la chute du taux de profit se poursuit. Cette tendance peut être contrecarrée, mais ces contre-tendances ne peuvent avoir que des effets temporaires.

Pour une part, Mandel reprend Trotski. Mais, en même temps, il élargit le cadre analytique. Il dit lui-même que le "capitalisme tardif" était une tentative d'examiner de quelle manière les lois générales de développement du capitalisme sont liées à l'histoire empirique concrète de ce capitalisme. Pour lui, l'analyse ne se limite donc pas à la formulation de quelques règles générales, au contraire. Cette démarche demande souplesse et ouverture d'esprit. C'est pourquoi il se revendiquait d'un "marxisme ouvert'". Le cadre de référence général était maintenu. C'est sa force mais aussi, parfois, sa faiblesse. Il va très loin dans son ouverture, mais cette ouverture a ses limites. C'est pourquoi il y a un certain nombre de nouvelles questions qu'il n'a pas pu vraiment intégrer dans son travail. La question écologique, par exemple. Attention: Mandel avait de l'attention pour cette question. Mais dans son « Capitalisme tardif », il ne l'a pas vraiment intégrée.

Mandel n'a jamais mis en doute le noyau dur du marxisme. Je dirais volontiers: à juste titre! Tous ceux qui ont mis le marxisme lui-même en doute sont partis de la gauche pour finir à la droite, dans presque tous les cas. Pensons à André Gorz, ou à Stéphane Courtois, 

 

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