Dans notre précédent numéro, nous avons
publié plusieurs textes inédits ou peu connus d'Ernest
Mandel. Nous avions prévu de poursuivre cet hommage par la
publication de différents écrits et témoignages. Mais une
actualité particulièrement remuante (ce dont nul ne saurait
se plaindre) nous oblige à reporter à une prochaine
livraison ces contributions. La continuité de ce travail sera
toutefois maintenue dans ce numéro avec l'article qu'a bien
voulu nous donner Jean-Marie Vincent. Cette étude critique de
la pensée d'Ernest Mandel constitue une réflexion stimulante
et sans complaisance. Nous y voyons un bel hommage à la mémoire
du penseur militant qu'il a été au long de sa vie.
Il n'est pas facile de séparer, chez Ernest
Mandel, le théoricien et le militant politique et, au fond, il
est bien qu'il en soit ainsi. Le militant a posé beaucoup de
questions au théoricien et ce dernier a beaucoup réfléchi sur
des pratiques multiples pour les faire parler. Ernest Mandel n'a
jamais voulu se laisser aller au gré des événements, il a au
contraire voulu réagir avec vigueur conformément à des stratégies
intellectuelles et politiques clairement définies. C'est
pourquoi il apparaît logique de s'interroger et de
l'interroger, au-delà des inévitables discontinuités, sur ce
qui constitue l'unité de son parcours et de ses engagements.
De façon
explicite, il a toujours voulu se situer dans la continuité du
marxisme, plus précisément du marxisme révolutionnaire qui
irait de Marx et Engels jusqu'à la IVe Internationale. Il s'est
voulu en particulier l'héritier d'une tradition en perpétuel
renouvellement, toujours menacée de s'enliser et de devenir
infidèle à elle-même, mais qu'il devrait toujours être
possible de défendre contre ses ennemis et contre ses propres
aveuglements. Ernest Mandel n'a jamais pensé que cette
continuité pouvait être simple à établir et donnée une fois
pour toutes par des références et des points de repère
immuables. Il a souvent insisté sur le fait qu'il fallait la
construire en sélectionnant ce qu'il y avait de positif (action
et réflexion) dans les épisodes majeurs de la lutte des
classes.
Il a toutefois en permanence postulé, et cela
ne manque pas d'être problématique, qu'à chaque grand
tournant historique il y aurait toujours des acteurs collectifs,
si faibles soient-ils au départ, capables d'interpréter
correctement le cours des événements et de réagir en
proposant des issues. Implicitement, il excluait que les revers
et les blocages dans les luttes puissent produire des régressions
de longue durée et altérer profondément la dynamique de la
transformation révolutionnaire de la société. Il écartait
ainsi l'idée que des erreurs puissent se cumuler sur une longue
période et soient susceptibles de conduire à des impasses,
voire à des désorientations de portée stratégique même dans
des minorités critiques se réclamant du marxisme révolutionnaire.
RETOUR SUR OCTOBRE.
Après l'effondrement du « socialisme réel
», ces questions doivent pourtant être posées et affrontées
sans faux-fuyants. Comme on le sait, le marxisme révolutionnaire
d'Ernest Mandel s'est forgé dans une confrontation
ininterrompue et opiniâtre avec le « marxisme-léninisme »
codifié à partir de 1923, 1924 par l'élite dirigeante de
l'Union soviétique. Ce combat théorique et pratique a été au
premier chef un combat autour de la révolution d'octobre 1917
et de ce qu'elle pouvait représenter dans le monde
d'aujourd'hui. Pour Ernest Mandel, il s'agissait de la restituer
dans toute sa force innovatrice et simultanément de faire
comprendre le pourquoi et le comment de sa déviation et de sa dégénération
bureaucratique. Il fallait montrer, contre toutes les défigurations,
combien cette révolution avait été exemplaire afin de saisir
toutes les virtualités de régénération qu'elle pouvait
encore receler malgré des décennies de stalinisme.
Il n'est guère étonnant que, sur ce complexe
de problèmes, il ait largement suivi Trotsky, notamment celui
qui a écrit l'Histoire de la Révolution russe et exalté le rôle
que les masses sont censées y avoir tenu. Or, s'il faut rejeter
sans hésitation les vues qui font d'octobre 1917 un coup d'Etat
blanquiste, on ne doit non plus ignorer tout ce qu'il y a de révolution
passive (terminologie de Gramsci) dans l'ensemble des processus
qui ont conduit à la conquête du pouvoir et à la victoire
dans la guerre civile. La ligne insurrectionnelle que Lénine a
imposée à partir de septembre 1917 a privilégié les
interventions de type militaire au détriment des batailles
politiques (rapports avec les organisations du mouvement
ouvrier, efforts pour les amener sur d'autres positions, etc.).
Le nouveau pouvoir soviétique, peu mobile, n'a entretenu
d'ailleurs que des relations faibles, souvent conflictuelles,
avec les masses. On peut certes souligner que les bolcheviks ont
été soutenus contre les blancs par des secteurs importants de
la société, mais tout cela s'est fait sans enthousiasme, dans
un climat de suppression des libertés et par voie de conséquence
de suppression de toute dialectique politique.
Le Xe congrès du Parti communiste soviétique,
en 1921, a bien mis en lumière les effets catastrophiques de ce
type d'orientations autoritaires et paternalistes. Après la défaite
militaire des blancs, les rapports avec la classe ouvrière et
la paysannerie sont devenus si tendus et si exécrables que des
révoltes armées se produisaient un peu partout. Lénine réagit,
certes, en souplesse en ouvrant la voie à la NEP et en préconisant
d'accorder plus de marges de manœuvre aux syndicats mais, en même
temps, il pousse à une interdiction dite temporaire des
fractions qui porte un coup fatal à la discussion politique et
à la démocratie, bien au-delà du parti, dans tout le système
des institutions soviétiques. Dès lors, les conditions sont réunies
(surtout à partir de la maladie de Lénine quelque temps après)
pour la victoire de la fraction stalinienne et de la
bureaucratie du parti-Etat.
L'ANALYSE DU « SOCIALISME
RÉEL ».
A partir de 1924, la « construction du
socialisme dans un seul pays » ouvre la voie à des processus
contre-révolutionnaires de caractère tout à fait inédit. Au
cours des épisodes de la collectivisation agraire et de
l'industrialisation par les plans quinquennaux, la société se
trouve à la fois déstructurée dans son ancienne composition
de classe (classe ouvrière, paysannerie) et restructurée en
classes amorphes en raison d'une tutelle étatique permanente et
parce qu'elles sont dépouillées de toute possibilité
d'organisation autonome. La couche dominante (la nomenklatura)
se présente comme l'agent d'exécution de la classe ouvrière
mais, sous couvert de rémunérer les salariés de l'industrie
selon le travail fourni, elle renouvelle sans cesse, dans le
cadre de la planification, des dispositifs pour exploiter la
force de travail.
Ernest Mandel a certainement eu raison
d'affirmer que le régime issu de la contre-révolution
stalinienne n'était pas un régime de restauration du
capitalisme, mais bien une formation sociale hybride fondée sur
des rapports de production spécifiques, ni capitalistes ni
socialistes. On peut même avancer à la rigueur que la société
soviétique avait certaines caractéristiques post-capitalistes
(affaiblissement du rôle de la valeur et des processus dans l'économie,
limitation des mécanismes de marché dans la sphère de la
production). Mais il s'agissait là d'un post-capitalisme précaire
accompagné d'aspects massivement proto-capitalistes (despotisme
d'entreprise, grande inégalité des rémunérations, etc.). En
outre, il ne faut pas oublier que l'URSS et les sociétés du «
socialisme réel » ont été insérées dans l'ordre mondial
capitaliste et dans la division internationale du travail de façon
subordonnée. A leur manière, elles ont participé à la
conservation et à la reproduction globale du capitalisme.
En fonction de leurs traits « bureaucratiques
totalitaires » (Trotsky dans la « Révolution
trahie ») et de leur complicité avec le vieil ordre des
choses, l'URSS et les pays du «socialisme réel » n'ont
en fait jamais été des Etats ouvriers dégénérés et des
sociétés de transition vers le communisme. C'est pourquoi, il
était particulièrement chimérique de tabler sur une résurgence
(ou une restauration) d'une démocratie ouvrière, sinon d'une
faible consistance et de façon très passagère, en Russie soviétique
et de fonder sur elle une stratégie politique. En mythifiant
l'Octobre rouge et les sociétés qui en sont issues, on ne
pouvait que s'aveugler soi-même et s'interdire de saisir la véritable
dynamique du mouvement communiste international.
Ernest Mandel en a-t-il eu l'intuition ? On
peut le penser puisque, dans plusieurs textes, il est revenu très
clairement sur les erreurs et les fautes commises par les
bolcheviks pendant la révolution d'Octobre et la guerre civile
(le communisme de guerre) en insistant plus particulièrement
sur les restrictions aux libertés et sur les atteintes au
pluralisme politique.
Cela ne l'a toutefois pas empêché de faire
encore et toujours référence au modèle d'Octobre, vu surtout
sous l'angle de la dualité de pouvoir (soviets, comités
d'usine) et censé avoir une portée universelle. En d'autres
termes, il ne s'est pas demandé, dans le cadre de ses réexamens
critiques, s'il n'y avait pas dans le mouvement des conseils des
faiblesses qui ne leur permettaient pas de se présenter véritablement
comme des solutions de rechange à l'Etat et comme des forces
propres à changer les relations de pouvoir à l'intérieur de
la société. Il ne s'est pas notamment demandé si les
insuffisances de la culture politique de la Russie tsariste, si
le poids des mœurs autocratiques et bureaucratiques qui y prédominaient
n'avaient pas eu une influence retardatrice négative sur les
capacités d'auto-détermination des masses et sur leur
possibilité d'affronter des appareils solides sur des durées
relativement longues.
Il a, par la suite, continué à concevoir les
difficultés de la révolution d'Octobre non comme des difficultés
essentielles, majeures, pouvant conduire au naufrage, mais comme
des difficultés en partie contingentes et surmontables, bien
que sérieuses, en procédant à des corrections d'orientation
politique au somment du parti. Grâce à cette transfiguration,
il a pu ainsi jouer sur un double registre, aussi bien celui de
la critique du « socialisme réel » que celui de la prédiction
d'une reprise du processus révolutionnaire dans cette sphère
du monde. Dans la perspective qu'il développait, la crise
latente des pays de l'Est devait un jour ou l'autre aboutir à
une rectification révolutionnaire de structures sclérosées et
à un renouvellement radical du mouvement communiste à l'échelle
internationale. Depuis 1989, les événements ont montré que ce
recours à une orthodoxie ouverte, véritable contradiction en
acte, d'un côté référence à des mythes fondateurs
(l'Octobre rouge, l'Internationale communiste), de l'autre côté
corrections successives des interprétations et des
orientations, n'avait pas été d'un bon conseil.
UNE DIALECTIQUE DE LA PRISE
DE CONSCIENCE.
A l'arrière-plan de cette fixation sur une
phase historique particulière, conçue comme paradigmatique, il
y a bien évidemment une vision du monde contemporain et les
analyses qui viennent l'étayer. Ernest Mandel, de ce point de
vue, a prolongé tout en les renouvelant les conceptions de Lénine
et de Trotsky sur la maturité des conditions objectives pour le
socialisme à l'époque de l'impérialisme. Il n'a, certes, pas
retenu l'idée d'une stagnation des forces productives présente
chez le Trotsky de la fin des années trente, mais il n'a en
revanche jamais rejeté la thématique de la crise révolutionnaire
naissant des contradictions économiques du capitalisme (crises
d'accumulation et incapacité à satisfaire les aspirations des
masses à vivre autrement). Malgré des reculs et des défaites
plus ou moins graves, les prémisses objectives de montées révolutionnaires
étaient, pour lui, toujours en mesure de se reproduire et, pour
peu que les appareils répressifs aient été ébranlés, il
devait suffire de renforcer le facteur subjectif pour ouvrir la
perspective révolutionnaire.
Pour cela, il était nécessaire que
l'avant-garde fût prête par ses interventions, ses mots
d'ordre à faciliter l'unification du prolétariat et à
permettre l'acquisition par celui-ci, à travers la lutte, d'une
claire conscience des objectifs à poursuivre. La dialectique de
la transformation sociale devenait, en ce sens, une dialectique
de la prise de conscience, une dialectique du passage des réactions
spontanées plus ou moins dispersées à l'action collective
consciente. C'est cela qui donnait aux revendications
transitoires toute leur importance aux yeux d'Ernest Mandel :
établissant un pont entre les objectifs immédiats et limités
et les objectifs de la conquête du pouvoir, elles devaient
faire mûrir la conscience de classe par l'expérience des
obstacles et des résistances à vaincre dans les luttes pour
les imposer et leur donner des lendemains.
Ce schéma, séduisant à bien des égards,
repose toutefois sur des hypothèses qu'il faut radicalement
aujourd'hui remettre en question. En premier lieu, rien ne
permet d'affirmer que les contradictions économiques du
capitalisme ont forcément des effets négatifs, déstabilisants
sur son équilibre politique et social. Loin de pouvoir être
prises isolément, elles entrent dans les mécanismes d'ensemble
de la reproduction sociale et leurs effets ne peuvent être séparés
des effets des contradictions dans les autres sphères de la vie
sociale. Dans un système qui trouve son équilibre dynamique à
travers la production de déséquilibres et ne connaît pas
vraiment de normalité, les ébranlements apparaissent seulement
quand les relations de pouvoir présentes dans les rapports
sociaux sont altérées et fragilisées (relations de pouvoir
entre les sexes, entre les générations, relations de pouvoir
dans le travail) de façon cumulative.
Dans ces processus, il y a une très forte
dimension symbolique qui se manifeste comme rejet des croyances
en la naturalité et la pérennité des rapports sociaux. Le
capital n'apparaît plus comme tout-puissant, parce qu'il perd
beaucoup de son pouvoir de suggestion et de fascination sur les
esprits. Le monde enchanté de la marchandise et des feux médiatiques
(la société du spectacle) se donne de plus en plus à voir
comme dérision, comme substitut dé-réalisant à des relations
plus développées aux autres et au monde, parce que des
dispositifs de domination et de contrôle ont été déplacés
et ont ouvert de nouveaux espaces aux échanges symboliques. A
proprement parler, il n'y a pas là de prise de conscience, mais
bien des transformations ramifiées, étendues des conditions de
l'agir pour les individus et les groupes sociaux et cela grâce
à des modalités nouvelles d'échange et de pratique des
rapports sociaux.
Cela conduit à souligner, en second lieu,
qu'il faut récuser toute séparation fétichiste entre objectif
et subjectif, ou encore entre infrastructure et superstructure
pour reprendre une métaphore souvent employée. Les subjectivités
des individus s'élaborent et s'inscrivent dans des formes de
vie, dans des réseaux d'interaction et dans des structures de
pouvoir qui ont l'objectivité du social. Mais, en retour, il ne
peut y avoir d'objectivité sociale sans les actions et les
pratiques des individus, aussi préformées soient-elles par les
cultures ou sous-cultures de classe ou de groupe. Il s'ensuit
que la conscience des individus ne peut être considérée comme
une capacité intemporelle d'analyse et d'engagement confrontée
à une réalité qui leur serait extérieure, elle doit être
vue au contraire comme un pouvoir variable de symbolisation inséré
dans des champs de force qui facilite ou, à l'opposé, entrave
son travail, c'est-à-dire détermine largement ses possibilités.
QUEL EST LE STATUT DE LA
CRITIQUE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE ?
En définitive, lorsqu'on néglige cet enchevêtrement
de l'objectif et du subjectif, on s'expose aux dangers complémentaires
de l'objectivisme et du subjectivisme, un objectivisme qui
consiste à surévaluer les régularités et les invariants
sociaux en se laissant impressionner par des apparences fétichisées,
un subjectivisme qui postule une effectivité des volontés à
partir d'une sorte de transparence de l'action et d'une adéquation
simple des moyens aux fins. Il est certain qu'Ernest Mandel a eu
conscience de ce type de problème, et il n'est pas exagéré de
dire qu'une grande partie de son œuvre économique est dirigée
contre l'objectivisme et le positivisme dominant chez les économistes
d'inspiration stalinienne. Le « Traité d'économie
marxiste » (1962) est en grande partie consacré à une
critique des vues mécanistes sur les crises, sur les phénomènes
de paupérisation, sur la loi de la baisse tendancielle du taux
de profit, etc.
Grâce à ce travail qui dépasse de loin la
simple vulgarisation, beaucoup ont eu accès à un marxisme
ouvert aux évolutions du monde contemporain et décidé à
rompre avec quelques vieilleries dogmatiques. Mais c'est surtout
dans le « Troisième Age du capitalisme » (1972)
qu'il a fait réellement œuvre novatrice, en introduisant la
lutte des classes dans les cycles économiques et dans les
mouvements à moyen et à long terme de l'accumulation du
capital. C'est d'ailleurs à partir de cette thématique qu'il a
été capable de réfuter les interprétations les plus « économistes
» des cycles Kondratieff ou ondes longues.
Pourtant, on ne peut manquer d'être frappé
par le fait qu'il ne pose jamais la question du statut épistémologique
de l'entreprise marxienne de critique de l'économie politique
(voir par exemple le livre de 1967, « La Formation de la
pensée économique de Karl Marx »). Avec constance, il a
dit faire de l'économie marxiste ou de la théorie économique
marxiste en vue de construire une science marxiste de l'économie
qui avait et aurait à démontrer sa supériorité explicative
sur les différentes écoles bourgeoises. Les hypothèses, les
théorèmes, les lois qu'il faut formuler n'avaient pas à être
d'un ordre différent sur le plan conceptuel, mais tout
simplement meilleurs en établissant des relations plus
pertinentes et étroites entre théorie et empirie, entre théorie
et faits observables. Tout se passant comme si, pour lui, Marx
n'avait pas complètement déplacé le champ théorique et
l'objet économie, et comme si la compétition avec les économistes
se produisait sur un même terrain et à partir de référents
communs.
A la décharge d'Ernest Mandel, on peut
rappeler bien sûr qu'il est tout à fait dans la tradition
marxiste du XIXe siècle et du XXe siècle et qu'il a eu un
illustre prédécesseur en la personne de Friedrich Engels.
Certes, ce dernier s'est efforcé de son mieux de porter à la
connaissance du public l'œuvre de Marx mais, sur plusieurs
points essentiels, ses positions étaient différentes de celles
de son partenaire intellectuel et ami. C'était le cas notamment
de la théorie de la valeur où les divergences, pour ne pas être
explicites, étaient néanmoins importantes. Si l'on consulte
les différents écrits qu'Engels à consacré au Capital, on
constate qu'il a largement repris la théorie ricardienne de la
valeur-travail en faisant du travail un réfèrent naturel de la
valeur. Pour lui, le travail était avant tout une réalité
anthropologique fondamentale en tant qu'activité de
transformation du monde et des situations indispensables à
toute société. Il avait connu beaucoup de transformations au
cours de l'histoire, mais il était resté un travail dominé et
exploité, même sous la forme du « travail » libre de la société
capitaliste. Ce qui était en jeu, c'était donc de le mener à
son plein épanouissement et de reconnaître son rôle essentiel
dans la production sociale et dans la production des hommes par
eux-mêmes.
Pour Marx, en revanche, le travail dont il était
question dans la société capitaliste n'avait pas à être
saisi comme un réfèrent naturel, entravé dans son développement
historique, mais bien comme un rapport social tout à fait spécifique
qui s'imposait aux activités humaines les plus importantes en
les captant et en les conditionnant.
C'est ce qui donnait, à ses yeux, toute sa
portée à l'opposition entre travail abstrait et travail
concret, opposition qu'il analysait comme une opposition entre
des opérations d'absorption des activités de production en vue
de les transformer en activités mesurées abstraitement et
interchangeables, d'un côté, des dépenses de force de travail
effectuées par des individus concrets, obligés de faire
abstraction d'une partie d'eux-mêmes et, d'un autre côté, de
se soumettre aux impératifs de l'accumulation du capital. Le
travail immédiat utilisé dans la production pouvait bien se présenter
de prime abord comme pure activité instrumentale, comparable
par exemple à l'activité d'un artisan, il n'était en réalité
que le support d'une production de travail abstrait et le moyen
d'insérer la force de travail dans des dispositifs d'extraction
de plus-value. Le travail comme rapport social ne pouvait donc
être réduit à ce qui se passait dans les entreprises, mais
devait être conçu comme s'étendant à tous les mécanismes de
production et de reproduction de la force de travail et à tout
ce qui pouvait assurer sa soumission au commandement du capital.
Dans son « Traité d'économie marxiste »,
Ernest Mandel a suivi de très près, de trop près, la pensée
d'Engels, notamment sur la genèse de la valeur à travers la
production marchande simple. Il ne s'est pas ainsi rendu compte
qu'il se trouvait en contradiction avec Marx qui, dans ses
remarques méthodologiques sur « L'Introduction à la
critique de l'économie politique », stipulait que les antécédents
historiques du capitalisme se trouvaient réaménagés dans le
rapport social de production et subordonnés à lui, perdant par
là une grande partie de leurs caractéristiques antérieures.
Sous la domination des rapports capitalistes,
il ne pouvait y avoir, selon Marx, de rapport direct entre temps
de travail et valeur marchande, parce que le travail socialement
nécessaire était la résultante de toute une série
d'estimations sociales sur ce que pouvaient être le travail
simple et le travail complexe, la qualification et la formation.
Loin d'être seulement une moyenne sociale à partir des caractéristiques
individuelles et locales des activités de production, le
travail socialement nécessaire devait en outre être rapporté
à la circulation des marchandises et du capital comme processus
de reconnaissance des dépenses de travail (il y a un travail
qui se perd). Il s'ensuivait que la dépense physique et
nerveuse des individus effectuée dans le laps de temps concret
ne pouvait être que le rapport de temporalités sociales
abstraites de la marchandise, du capital et du rapport salarial.
Ernest Mandel n'ignorait pas, bien sûr, ces
thèmes de Marx sur la mesure du travail (très éloignés de l'économie
classique), mais il croyait pouvoir les concilier avec l'idée
d'une présence forte de la subjectivité et de la temporalité
ouvrières dans le procès de production. Il a en quelque sorte
postulé que l'activité dans la production, bien que brisée,
pouvait être une activité téléologique virtuellement pleine
et signifiante, en tant qu'elle est l'activité des individus
produisant la richesse sociale.
Or, s'il est un fait sur lequel Marx a
beaucoup insisté, c'est bien sur le fait que les travailleurs
devenaient des « ingrédients du capital productif » dès leur
entrée dans la production. Comme il l’a dit aussi avec force
dans les passages du Capital sur le machinisme et la grande
industrie, les ouvriers sont dépouillés, dans le processus même
de dépense de la force de travail, des puissances sociales et
intellectuelles de la production. Le sujet de la production
sociale, qui est en premier chef une production de valeur, est
en réalité le capital.
Les salariés, pour leur part, sont obligés
d'adapter leurs rythmes vitaux aux rythmes de la technologie et
des rotations du capital, c'est-à-dire de plier leur temporalité
à des temporalités dominantes. En même temps, leur
subjectivité est tiraillée entre des exigences
contradictoires: se reproduire comme force de travail efficace
tout en cherchant une sphère privée pour échapper à la
valorisation, se soumettre à l'organisation du travail tout en
se donnant des moyens pour lui résister, affronter la
concurrence sur le marché du travail tout en trouvant des
formes de solidarité avec les autres salariés contre les
pressions du capital, augmenter des gains monétaires pour
consommer plus tout en préservant son intégrité physique et
psychique, trouver du sens à la vie de travail malgré les déconvenues
et les souffrances qu'elle suscite.
Cette subjectivité est d'autant plus fragmentée
qu'elle est, de plus, dissociée de ses propres présuppositions
sociales (les connexions avec les autres et avec le monde). Les
formes de vie dans lesquelles elle est inscrite sont en fait des
formes de valorisation (réussite ou échec scolaire, réussite
ou échec professionnel, valorisation ou non de la sexualité,
ascension ou descente sociale) ; ce qui revient à dire que les
individus sont, bon gré mal gré, contraints de recourir à des
formes plus ou moins prononcées d'auto-affirmation ou
d'auto-conservation, c'est-à-dire de différenciation par
rapport aux autres.
LA CLASSE N'EST PAS UN
SUJET COLLECTIF.
Il est donc exclu que les subjectivités des
travailleurs salariés entrent d'emblée de plain-pied dans une
opposition conséquente et radicale au capital, malgré des
formes multiples de résistance à l'exploitation et à
l'oppression. Les travailleurs s'efforcent avant tout de vendre
leur force de travail dans les meilleures conditions possibles,
et cela grâce à la coalition et au syndicalisme. Ils dépassent
par là la confrontation individuelle avec le capital et
l'atomisation sociale, mais cela ne supprime pas les
ambivalences dans leurs comportements. Dans certaines luttes, il
est vrai, beaucoup d'ambiguïtés peuvent être levées lorsque
les grévistes découvrent, par exemple, d'autres façons de
vivre et des pratiques de solidarité plus fortes. Il y a là
des formes de contre-valorisation qui préfigurent d'autres
relations sociales et la fin de la subsomption réelle des
salariés exploités sous les machineries et les férules du
capital, mais force est de constater que, jusqu'à présent, ces
processus n'ont jamais été systématisés (en pratique comme
en théorie) et, surtout, n'ont pas trouvé leur expression
politique adéquate (comme politique de contre-valorisation).
Dans ses différentes composantes radicales,
le mouvement ouvrier était si intimement persuadé du caractère
positif de la subjectivité des exploités porteurs et hérauts
de la valeur travail qu'ils ont fait de la classe ouvrière une
sorte de substance-sujet, une classe en soi et pour soi qui
serait l'agent historique de la transformation révolutionnaire
de par sa position dans les relations sociales. C'était
occulter le fait que la pratique révolutionnaire, l’
« unwalzen de Praxis » de Marx, doit être constituée
des multiples processus émancipateurs qui auraient pour premier
effet de transformer les individus et leurs subjectivités face
au procès de valorisation. L'action collective ne doit pas être
opposée à la libération individuelle, elle doit au contraire
s'en nourrir pour dépasser les obstacles et freins
bureaucratiques et, surtout, pour se donner plus de force et
d'inventivité.
Si l'on veut bien se déprendre de cette fétichisation
de la valeur-travail et de la classe substance-sujet, il faut
alors s'orienter vers une conception tout à fait différente de
la classe des exploités, la conception de la classe-mouvement,
de la classe-processus (et cela en opposition avec la tradition
marxiste). Cette classe qui n'est pas un sujet collectif n'est
pas distincte des groupes sociaux et des individus qui la
composent, des oppositions qui la traversent (sexes, générations)
et des cultures qui la divisent. Elle est mouvement parce que,
sans cesse confrontée au changement capitaliste, à ses effets
de structuration et de déstructuration. Elle est le lieu où
les formes de vie, les modalités de sociabilité, les rapports
à l'espace (habitat et transport par exemple), à la temporalité
(vacuité ou trop plein) sont soumis sans discontinuer à des
bouleversements.
Le capital ne peut laisser les exploités au
repos parce qu'il ne connaît pas lui-même de repos et ne peut
jamais se satisfaire des résultats obtenus à un moment donné.
Il déséquilibre ses propres équilibres sans se soucier outre
mesure des répercussions. C'est ce changement sans direction définie,
cette agitation sans objet précis qui jettent une lumière crue
sur les failles du système et appellent en retour la
contestation et la révolte. La classe des exploités est déplacée
en permanence et ne peut, par conséquent, éviter d'être
remise en question dans tout ce qui la constitue. Les rapports
de pouvoir dans lesquels il lui faut vivre (pouvoir d'un sexe
sur l'autre, dispositifs disciplinaires, dispositifs de contrôle,
etc.) sont presque toujours en phase de recomposition et elle ne
peut pas ne pas réagir en opposant au capital ses propres
mouvements.
Il faut toutefois se garder d'idéaliser ces réactions
: elles peuvent très bien être segmentaires, dispersées,
affectées à la défense d'un impossible « statu quo », voire
régressives et tournées contre des boucs émissaires (immigrés,
jeunes, etc.). Aussi, pour qu'elles deviennent des réactions
d'antagonisme au capital, il est nécessaire qu'elles se pénètrent
de réflexibilité et aillent au-delà de l'immédiat en
revenant de façon critique sur les expériences vécues. Les
processus de résistance doivent devenir simultanément des
processus de mise en question des divisions entre exploités et
leur substrat social (les relations de pouvoir entre hommes et
femmes notamment). Ils doivent se faire processus de
totalisation et d'unification de situations diverses. Cela
implique en particulier qu'ils soient capables de s'opposer au
culte et à la sacralisation du spontané, conçu dans la
tradition marxiste comme première étape du conscient, mais en
fait lourdement chargé de préjugés ou de stéréotypes.
C'est pour cela que les processus de lutte
contre le capital doivent se donner comme une culture politique
critique qui sache opérer les discriminations entre ce qu'il
faut retenir et développer et ce qu'il faut au contraire
rejeter. Cette culture, même si elle doit être une culture du
quotidien, des formes de vie et de la construction de nouveaux
liens sociaux, ne peut être particulariste, c'est-à-dire
l'expression du quant-à-soi de groupes sociaux exploités ou de
leur recherche d'une position originale dans la société. Elle
doit, sans relâche, démonter et dénoncer la culture du
capital comme culture de la subordination du vivant au mort (les
mégamachines du capital, les automatismes sociaux), comme
culture de l'esthétique et de l'éthique de la marchandise,
comme culture de la dissociation et de l'indifférence, comme
culture de l'hallucination et du rêve (la fantasmagorie
marchande et médiatique).
UNE VISION UNILATÉRALE DE
LA POLITIQUE.
A partir de cette nouvelle culture, les
pratiques politiques, sans se laisser enfermer dans les formes
actuelles de la représentation (avec son centrage sur les
superstructures étatiques), devront mettre en question les
modalités diverses d'assujettissement (aux dispositifs
disciplinaires ou de contrôle) et d'asservissement (à la
dynamique de la valorisation) qui, bien au-delà des entreprises
proprement dites, structurent le rapport social de travail (le
travail domestique par exemple). De telles luttes sont
indispensables pour contrer la violence ordinaire qui parcourt
toute la société, suscite la haine de l'autre et l'agressivité
et rend plus difficiles les actions solidaires, voire
impossibles. Elles sont en outre nécessaires pour modifier les
formes d'organisation héritées du mouvement ouvrier et
s'assurer qu'elles ne seront plus des instruments pour refouler
ou canaliser les processus d'émancipation.
Dans son livre sur le roman policier, « Meurtres
exquis », Ernest Mandel a bien perçu la place très
importante que la violence, l'agressivité et la peur prenaient
dans les rapports sociaux du capitalisme, mais il n'est pas allé
jusqu'à en faire des éléments essentiels d'une réflexion de
stratégie politique et d'une analyse en profondeur des formes récurrentes
de mobilisation politique régressive (racisme, extrémisme de
droite, sectes, etc.). Encore une fois, il faut se dire que la
politique était chez lui unilatéralement dirigée sur la
production et l'Etat et que, dans ses formulations les plus intéressantes,
elle n'allait pas au-delà d'une politique de la grève de
masse, du contrôle ouvrier et de l'autogestion appuyée sur une
perspective de dualité de pouvoir.
D'une certaine façon, sa conception de la
crise révolutionnaire est restée marquée par l'idée que l'ébranlement
de l'Etat pourrait donner le signal de l'autodétermination des
travailleurs à partir des lieux de production, en laissant de côté
des questions aussi importantes que la nécessaire mise en crise
des relations de domination à l'intérieur des rapports sociaux
et des formes d'auto-asservissement chez les exploités et
opprimés. Il est vrai que, pour lui, l'organisation révolutionnaire
devait être là pour pallier les insuffisances ou les retards
du mouvement de masse et lui fournir des orientations efficaces.
Mais on peut émettre de très forts doutes sur un tel
avant-gardisme, toujours guetté par les dangers de l'élitisme.
Si l'organisation révolutionnaire est sélectionnée de façon
unilatérale par rapport aux luttes, si sa compréhension des
rapports de domination est limitée, elle ne peut être qu'en
porte-à-faux et toujours en retard par rapport aux exigences de
la situation tout en cherchant à se donner raison contre les
circonstances.
Ernest Mandel a échoué dans sa tentative de
construire un marxisme révolutionnaire à la hauteur de l'époque.
Mais son échec n'est pas dérisoire, parce qu'il a voulu
penser, sans compromission et sans reculer devant les difficultés
de la tâche, la lutte des exploités et des opprimés. Ce
faisant, il a laissé une œuvre multiforme, pleine d'élaborations
théoriques remarquables qu'il faudra savoir utiliser. On peut même
beaucoup apprendre de ses erreurs et de ses méprises, parce
qu'elles n'étaient pas le fruit d'une pensée bureaucratique, désireuse
de justifier le cours des choses ou le fait accompli. L'homme
Ernest Mandel n'était pas un homme de la soumission.
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