Au cours des décennies postérieures à la Seconde
Guerre mondiale, le capitalisme a acquis des traits sensiblement
différents de ceux qu'il avait non seulement à l'époque de Marx,
mais également durant la période d'entre-deux-guerres. Les
mutations qu'avait subies le système exigeaient une analyse
globale de la forme concrète acquise par le mode de production
capitaliste. Cependant, l'asphyxie de la théorie provoquée par
le stalinisme ainsi que les erreurs véhiculées par le «marxisme
occidental » faisaient obstacle à une telle tâche. Ernest Mandel
a modifié cette situation. Se réappropriant la « méthode » et
les catégories fondamentales mises en œuvre par Marx, en y
incorporant les avancées théoriques ainsi que l'expérience
pratique intervenues jusqu'au tout début des années
soixante-dix, il réalisa une interprétation du capitalisme
d'après-guerre, le « capitalisme tardif ». Ce travail a
représenté un progrès considérable pour le marxisme. Nous
analyserons ici les caractéristiques fondamentales de l'économie
politique développées par Ernest Mandel, tout comme les aspects
les plus importants de sa théorie du capitalisme du troisième
âge.
1. La réappropriation de la
méthode de Marx
Les changements qui se sont produits dans le
capitalisme à la suite de la Seconde Guerre mondiale n'auraient
pas dû constituer un obstacle insurmontable pour le marxisme. Ce
dernier disposait d'une méthode et d'un arsenal théorique
suffisants pour les comprendre. Toutefois, dans la pratique, le
marxisme ne se trouvait pas dans un contexte favorable pour
réaliser une telle tâche. D'un côté, depuis les années trente du
XXe siècle, il avait été hégémonisé par le soi-disant « marxisme
soviétique », c'est-à-dire la variante dogmatique et
apologétique construite par le stalinisme. De l'autre, depuis
les années trente aussi, l'axe fondamental des ana-lyses et
recherches marxistes s'était déplacé de l'économie politique
vers la philosophie. Enfin, l'économie politique marxiste avait
subi une lente rupture avec l'approche de Marx, qui, en fait,
remontait à une période précédant même la domination du
stalinisme.
Le résultat en fut que le marxisme en général et
l'économie politique marxiste en particulier s'étaient sclérosés
à tel point de se révéler incapables de saisir dans sa totalité
les formes que le capitalisme acquérait au cours de la seconde
moitié du XXe siècle. Un fossé s'était donc creusé entre les
origines du marxisme et son évolution sous les coups de boutoir
de l'histoire. Ernest Mandel, en quelque sorte, érigea un pont
au-dessus de ce fossé. Il le fit en plaçant l'économie, au sens
large, au centre de l'analyse et en récupérant la méthode ainsi
que les catégories fondamentales de l'économie politique de
Marx. Ainsi, ce retour au marxisme classique, originel, devenait
un élément dans l'élaboration d'une explication de la situation
et de l'évolution du capitalisme. Cela lui permit d'asseoir les
fondements d'une analyse du système, dans ses formes concrètes
acquises après la Seconde Guerre mondiale.
1.1
Un marxisme ouvert
Le marxisme, tel que conçu par Ernest Mandel,
n'est pas un système immuable et dogmatique. En effet, il «
apprend » de la pratique, est influencé par elle et se trouve en
constant développement. Il est le produit d'une synthèse
multiple qu'il est nécessaire de réaliser à chaque phase d'une
période. En premier lieu, il représente une synthèse des
principales sciences sociales ; ici, Ernest Mandel s'inscrit
dans la continuité d'une approche présentée par Lénifie ou
Trotsky. Marx et Engels ont conçu le marxisme comme une synthèse
de la philosophie allemande, de l'économie politique anglaise et
de l'historiographie politique française. Cependant, à l'instar
de tout corpus théorique non dogmatique et en évolution
permanente, il se doit d'intégrer sans cesse la progression de
toutes les sciences sociales pouvant contribuer à comprendre le
monde et à le trans-former, dans le but de libérer l'humanité de
l'exploitation et de l'oppression. En second lieu, c'est une
synthèse des principaux projets émancipateurs existants. Marx et
Engels doivent beaucoup au socialisme utopique de leur époque,
bien qu'ils l'aient dépassé (Aufhebung) en constituant ce qu'ils
nommèrent alors « socialisme scientifique ».
À chaque époque historique, le marxisme doit
agir de même. Il ne possède ni le monopole de l'émancipation ni
celui de la critique. La domination sexuelle, la crise
écologique ou encore le phénomène de luttes de libération
nationale sont des exemples de problèmes d'envergure qui,
insuffisamment traitées par le marxisme, doivent être intégrés à
un ensemble sans que leurs spécificités soient gommées. Une
élaboration marxiste se doit donc d'assimiler tous les apports
émancipateurs existants, et cela grâce à un dialogue constant où
peut s'établir une influence réciproque. En fait, ce marxisme
consiste plutôt en un point de rencontre qu'en un. système
abouti. Enfin, un marxisme ouvert doit s'efforcer de traduire et
synthétiser les mouvements émancipateurs propres à chaque
période historique. Marx et Engels, eux-mêmes, sont partis du
mouvement ouvrier tel qu'il existait à leur époque. Ils ont
lutté pour son auto-organisation, pour son indépendance
vis-à-vis de la bourgeoisie, afin de le doter d'un programme
révolutionnaire. Ils ont appris de lui.
Dans un monde encore plus complexe, à l'instar
de celui du capitalisme de la deuxième moitié du XXe siècle, il
n'est pas possible de faire l'économie d'une telle tâche. Le
marxisme contemporain doit donc tirer profit à la fois de
l'expérience, des préoccupations du mouvement ouvrier, et des
apports des différents mouvements sociaux. Ses propositions
doivent être soumises au verdict de la pratique. Marx et Engels
ont ainsi édifié un système qui, tout en conservant ses
caractéristiques fondamentales, aurait dû évoluer parallèlement
au système socio-économique et politique qu'il s'agissait
d'analyser et de combattre. Garder présentes l'historicité de la
société capitaliste ainsi que la concrétisation des lois de son
mouvement aurait dû servir de fil conducteur au marxisme. En
réalité, la recherche de formules magiques, expliquant tout, est
étrangère à un marxisme ouvert. Rien ne pouvait et ne peut
justifier le refus, de fait, d'opérer une analyse de la réalité
dans ses multiples dimensions, à chaque période historique.
Cependant, cette conception du marxisme comme système ouvert a
été abandonné, très largement, à partir des années trente.
Le « marxisme soviétique », variante dogmatique
et apologétique fondée sur le stalinisme, a revêtu durant
presque six décennies le caractère de doctrine officielle dans
les pays dits du «socialisme réel ». Il a étendu sa domination
presque complète sur les partis communistes des pays
occidentaux. Paralysie théorique et césure avec la pratique sont
le résultat, le plus explicite, de cette hégémonie du
stalinisme. Le marxisme ne s'est plus occupé de sa partie
économique, si l'on considère les divers catéchismes et «
présentation résumée des idées économiques de Marx » comme
n'ayant pas droit de cité dans un corpus théorique véritable.
Dès lors, le marxisme s'est engouffré dans la fenêtre
philosophique qu'ouvrait le fameux paragraphe de la préface à la
Contribution à la critique de l'économie politique : « Dans la
production sociale de leur existence, les hommes nouent des
rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ;
ces rapports de production correspondent à un degré donné de
développement de leurs forces productives matérielles.
L'ensemble de ces rapports de production forme la structure
économique de la société, la fondation réelle sur laquelle
s'élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent
des formes déterminées de la conscience sociale. [...] À un
certain degré de leur développement, les forces productives
matérielles de la société entrent en collision avec les rapports
de production existants, ou avec les rapports de propriété au
sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors, et qui n'en sont
que l'expression juridique. Hier encore formes de développement
des forces productives, ces conditions se changent en lourdes
entraves. Alors commence une ère de révolution sociale (1). »
C'est ainsi que les concepts de « structure
économique », de « superstructure », de « mode de production »,
etc. et leurs relations réciproques ont été transformés en
points de doctrine cardinaux. Y compris lorsqu'apparaissait
quelque dissidence, comme dans le cas d'Althusser, et bien qu'il
n'ait pas été l'unique cas, elle se situait sur ce terrain.
Cette perspective n'était d'aucun secours pour analyser les
mutations du capitalisme. Elle ne servait qu'à développer une
dite culture et une pensée marxistes à chaque fois plus
éloignées des nécessités de la lutte des classes. Au mieux, elle
apportait un soulagement moral à la gauche qu'elle confortait
dans l'idée que le socialisme était inévitable, tout en
dessinant une fausse fenêtre sur les avancées potentielles
qu'offrait ce marxisme. Simultanément, dans les pays
impérialistes, le développement du Welfare State réduisait
l'urgence de la lutte anticapitaliste. Cela se justifiait
d'autant plus que la fin (l'écroulement) du système capitaliste
était garantie théoriquement et historiquement.
Dans cette conception dominante alors du
marxisme, l'économie occupait toujours un rôle subordonné. Les
théories de la valeur et de l'exploitation se sont converties en
un ensemble de dogmes universels. Dans leur formulation
générale, ils n'apportaient rien à la compréhension de la
complexité de l'économie capitaliste : intervention croissante
de l'État dans l'économie, société de consommation, expansion du
secteur des services, changements aux plans de la technologie et
de l'organisation du travail, néocolonialisme et échange inégal,
etc. Ils ne permettaient pas plus de saisir la forme concrète
que prenaient les lois de développement du capitalisme (baisse
tendancielle du taux de profit, accroissement de la composition
organique du capital, etc.). Les concepts fondamentaux du
marxisme se sont alors sclérosés. Ils avaient comme unique
fonction de démontrer une fois de plus la fin inévitable du
capitalisme avec comme finalité, d'une part, de contenter une
certaine gauche dominante et, d'autre part, d'installer une
distance entre la pensée et les tâches posées par les formes
concrètes de la lutte des classes. Les progrès énormes réalisés
dans les sciences sociales, particulièrement en théorie
économique, étaient considérés comme bourgeois et, comme tels,
dépréciés. Seuls les auteurs provenant de l'économie
traditionnelle, ou ayant des trajectoires particulières, ont
fait exception, tels que Sweezy, Baran, les représentants de
l'École de Cambridge, etc. Mais ils passaient comme suspects
auprès des partis communistes.
Les progrès réalisés dans la sociologie, dans la
science politique et dans le reste des sciences sociales ont
connu le même sort. Ce marxisme clos était imperméable à toute
réalité sociale ne coïncidant pas avec la vision des partis
communistes occidentaux, alignés sur celle du stalinisme. Dans
ce contexte, il était fort difficile de saisir les
caractéristiques marquantes du capitalisme dans la deuxième
moitié du XXe siècle et il était encore plus difficile de les
combattre. Ernest Mandel a participé à la modification de cette
situation figée. En 1962, date de la publication de la première
édition française du Traité d'économie marxiste (2), Mandel
puise dans l'économie politique marxiste originelle, disparue,
de la littérature pendant des décennies, l'enrichit d'apports
postérieurs issus soit de certains auteurs marxistes, soit d'une
abondante recherche empirique externe. Ce travail, qui a une
profondeur historique, aboutit à l'analyse du capitalisme
contemporain, et des sociétés dites socialistes. Il en tire
aussi quelques leçons politiques. Ne serait-ce qu'avec la
production de ce Traité, Mandel pourrait être considéré comme un
théoricien classique du marxisme. Il s'inscrit directement dans
la lignée des fondateurs. L'importance de cette œuvre ne se
situe pas au seul plan théorique. En effet, ce Traité a été
traduit dans de très nombreuses langues et est devenu le livre
de chevet de militants politiques et syndicaux dans divers
continents.
Toutefois, c'est à partir du Troisième âge du
capitalisme (3), dont la première édition allemande est parue en
1972, et suite aux multiples articles et livres qui lui firent
suite, que Mandel développa et modernisa pleinement l'économie
politique marxiste, pour aboutir à une analyse d'ensemble du
capitalisme d'après la Seconde Guerre mondiale. Son marxisme
ouvert lui a permis d'intégrer non seulement tout l'arsenal
théorique de l'économie marxiste qui était à sa portée, mais les
éléments utilisables dans les travaux d'économistes classiques
d'autres écoles (Keynes, Schumpeter, Kaldor, Kalecki,
Kindelberger, Tinbergen, Robinson...). Dans les pages du Traité
d'économie marxiste, du Troisième âge du capitalisme, ainsi que
dans de nombreux articles et livres, on peut trouver
l'exposition exhaustive d'une bonne partie des débats qui ont
traversé le champ de l'économie académique durant les dernières
décennies. On y trouve sa critique ainsi que les éléments de ces
débats qu'il considérait qu'une élaboration marxiste pouvait
incorporer dans une cohérence d'ensemble.
Ainsi, dans de nombreuses universités
occidentales, plus d'un professeur d'économie fut surpris de la
vigueur, de la richesse et de l'acuité avec les-quelles étaient
traités dans son œuvre divers thèmes qui les occupaient. Les
mêmes qualificatifs peuvent être appliqués à ses contributions
ayant trait à la pertinence de la théorie économique marxiste.
Les introductions à la nouvelle édition anglaise du Capital (4)
montrent qu'il n'y a pas eu un seul débat sur l'économie
marxiste, dans ou hors de la famille (ricardiens, sraffiens,
keynésiens, etc.), qui lui était étranger. En particulier, ses
positions, dans le débat avec les néo-ricardiens (5) sur la
théorie de la valeur, sont éclairantes. Chez Mandel, la théorie,
sans nier un degré d'autonomie, a toujours été liée à la
pratique de la lutte des classes à laquelle il a sans cesse
participé en tant que militant du mouvement syndical d'un parti
de masse et en tant que membre du collectif de direction de la
IVe Internationale.
Ainsi, avec sa théorisation du capitalisme
tardif, il ne s'est pas attaché à réaliser un exercice
académique. Avant tout, il s'est efforcé de comprendre et de
percer les secrets du système pour mieux le combattre. Son
internationalisme l'a conduit à ne point se limiter à l'horizon
étroit d'un seul pays et d'une seule culture. Il s'est impliqué
dans la lutte et les débats politiques de nombreux pays. Il a
certes payé un prix personnel pour cela (interdiction de séjour
dans divers pays: R.F.A., Etats-Unis, Suisse...), mais cette
pratique a contribué à enrichir « son » marxisme. Il put relier
les analyses et la théorie aux vicissitudes de la lutte des
classes. Il revalorisa le rôle de l'économie politique au sein
du « matérialisme historique ». Sans doute, peut-on aujourd'hui
trouver, dans l'œuvre de Mandel, des manques, des faiblesses,
dans la mesure où la synthèse qu'il chercha à réaliser n'a pas
intégré une série de phénomènes sociaux. Il manifesta la
conscience de ces carences et il les énumère, en quelque sorte,
dans un de ses derniers écrits, qui présente le programme de
recherche (écologie, féminisme, « mondialisation et
financiarisation de l'économie », etc.) que les marxistes
devraient s'assigner dans cette fin de siècle (6). De plus, il
avait initié un travail historique et théorique sur la
complexité des facteurs subjectifs qui peuvent affecter la
force, l'organisation et la combativité du salariat à l'échelle
internationale. Sa propre expérience comme ses pronostics
politiques (à tonalité souvent « optimiste ») l'avaient rendu
sensible aux lacunes de l'analyse marxiste sur ce terrain.
1.2. L'économie politique, axe central de
l'analyse
À partir de la décennie 1850, Marx concentra son
travail sur l'économie politique. Celle-ci acquit alors une
dimension totalement différente de celle qu'elle avait eue chez
les économistes classiques et devint dès lors un élément central
de son analyse de la société capitaliste. De ce point de vue, il
intégra la philosophie allemande comme la pensée et
l'historiographie politiques françaises. On pourrait dire que
les Grundrisse et avant tout le Capital impliquent une certaine
rupture avec l'œuvre antérieure de Marx. Cela fait que le Livre
1 du Capital est, selon nous, l'écrit révolutionnaire le plus
important de tous les temps, entre autres grâce à la façon de
dévoiler le fonctionnement de l'économie capitaliste, de «
révéler » les modalités de la production de l'exploitation des
travailleurs, et de mettre en lumière ses contradictions
internes. Ainsi, est fondée l'affirmation selon laquelle il est
impossible d'en terminer avec l'injustice sociale au sein de ce
système.
Néanmoins, dans l'histoire récente du marxisme,
l'économie politique n'a pas toujours joué le rôle qui lui
correspond. Perry Anderson (7) soutient que les changements dans
la lutte des classes expliquent le déplacement du marxisme de
l'économie politique vers la philosophie. Comme conséquence des
défaites du mouvement ouvrier depuis la Révolution russe
(écrasement des montées révolutionnaires en Europe centrale
entre 1918 et 1923, défaites en France et en Espagne dans les
années trente, incapacité des forces sociales radicales ayant
mené la lutte contre le fascisme au cours de la Seconde Guerre
mondiale d'affirmer une hégémonie politique durable), le
développement du marxisme s'est déplacé des syndicats et des
partis politiques aux universités. Après la Seconde Guerre
mondiale, la large majorité des théoriciens marxistes
disposaient d'une position académique. Et peu parmi eux étaient
directement engagés dans la lutte sociale et politique. Cette
séparation entre le marxisme et les conflits socio-politiques se
serait reflétée, selon Perry Anderson, dans le changement de
centre d'intérêt des élaborations marxistes.
Alors que chez Marx, l'économie politique
constituait la colonne vertébrale sur laquelle s'articulaient
philosophie, sociologie et politique, dans le marxisme qui
domine après les années trente, la philosophie acquiert une
place prédominante. La paralysie du marxisme provoquée par la
dégénérescence staliniste explique aussi la perte de centralité
de l'économie politique. Dans un contexte où le marxisme
soviétique était hégémonique, beaucoup d'auteurs ont voulu se
démarquer de la doctrine officielle des partis communistes et
ont cherché une version plus subtile du marxisme dans les écrits
du jeune Marx, ce qui les a conduits à se centrer sur les
problèmes de méthode. La théorie de la valeur et de
l'exploitation, les lois du développement du capitalisme ainsi
que les concepts fondamentaux de l'économie marxiste se sont
complètement dogmatises. Le point de départ de l'analyse du
capitalisme n'était plus la production matérielle, conditionnant
la distribution et la demande, mais des problèmes tels que le
sujet, la structure économique, la relation avec la
superstructure, la formation de la conscience de classe, etc.
L'économie politique de Marx s'est trouvée dès
lors sclérosée et l'espace fut occupé par des élaborations
philosophiques - ayant certes enrichi l'arbre touffu du marxisme
et marqué quelques avancées dans certains domaines - qui
aboutissaient à éviter, de fait, l'analyse du cœur du système,
pour le combattre. Comme indiqué précédemment, ce statu quo
commença à se rompre avec le Traité d'économie marxiste de
Ernest Mandel, mais la reconquête de la place de l'économie
politique dans le marxisme ne s'opéra pas avant la fin des
années soixante, lorsque le contenu des Grundrisse fut
réapproprié par un courant d'économistes marxistes. Les
Grundrisse furent publiés pour la première fois en 1939.
Toutefois, en Occident il ne fut pas possible d'en prendre
connaissance avant leur réimpression à Berlin en 1953, un siècle
après avoir été écrits. Or, c'est un des « instruments »
fondamentaux pour approfondir l'économie politique développée
par Marx dans Le Capital. Mais la diffusion des Grundrisse,
étant donné la domination du Diamat soviétique, ne s'effectua
pas avant la fin des années soixante. Une accélération se
produisit dès 1967, avec la publication de la première édition
en allemand du livre posthume de Roman Rosdolsky (1898-1967)
(8).
Rosdolsky, qui n'était pas un économiste mais un
historien, se proposa de reconstruire la pensée économique du
Marx de la maturité, à partir d'une analyse étendue des
Grundrisse et de leur relation avec Le Capital. Il voulait ainsi
consolider les fon-dations nécessaires à une avancée de
l'économie marxiste face aux questions posées par le
développement du capitalisme de l'après-guerre. Cinq ans plus
tard, en 1972, paraît la première édition allemande du Troisième
âge du capitalisme de Mandel. Ce dernier utilise le corpus
théorique développé par Rosdolsky, avec lequel il eut de
nombreux échanges. Bien qu'écrit avant la récession de
1974-1975, le Troisième âge du capitalisme intègre la dimension
de l'onde longue dépressive, que Mandel met en lumière dès 1967
dans un article publié dans l'annuaire dirigé par Ralph Miliband,
Socialist Register. Le Troisième âge du Capitalisme a joué un
rôle fondamental dans la relance de l'économie politique
marxiste.
1.3. L'analyse concrète de la situation
concrète
Marx utilisa l'économie politique non pas afin
de construire un édifice théorique, mais pour comprendre le
système qu'il avait sous les yeux et, de la sorte, viser à le
combattre. Pour lui, le capitalisme ne consistait pas en un
système abstrait, mais en une forme sociale concrète avec des
différences entre chaque pays. Ses lois d'évolution exigeaient
donc une recherche progressant en permanence. L'objectif du
système, la production marchande généralisée, restera le même,
quand bien même le système connaîtra d'importants changements.
La loi de la valeur ou les lois du développement capitaliste
demeureront, en substance, les mêmes ; par contre, la forme que
revêtira le système, à chaque phase, sera sans doute différente,
dans la mesure même où le mode de production capitaliste connaît
des mutations.
Comprendre le système et le combattre exigeaient
donc de ne pas séparer l'analyse théorique et les données
empiriques, c'est-à-dire réclamaient d'intégrer la théorie et
l'histoire. Quand on lit aujourd'hui Le Capital, on a
l'impression dans de nombreux passages de synthèse où sont
dégagées des dynamiques de fond que le système qui est analysé
correspond plus au capitalisme de la fin du XXe siècle qu'à
celui qui existait concrètement à l'époque de Marx (9). En ce
sens, le marxisme n'est pas un savoir du XIXe siècle, ce qui
démontre la puissance de son analyse de même que son caractère «
anticipateur ». Marx concevait le capitalisme comme un système
en mouvement. Par conséquent, la théorie devait entrer en
syntonie avec la forme concrète acquise par le système. En un
mot, Marx considérait que théorie et histoire étaient
inséparables. Pourtant, après Marx, la synthèse entre l'analyse
théorique et les données empiriques ne s'est produite qu'en de
rares occasions. Ce fut un obstacle à une compréhension des
phases successives du mode de production capitaliste. En partie,
on peut y voir le résultat de la paralysie momentanée de la
théorie provoquée par le marxisme soviétique et par le
déplacement de l'économie à la philosophie.
Cependant, l'économie politique marxiste a
également sa part de responsabilité. En effet, elle s'est
développée selon une logique interne qui l'empêchait de formuler
les théories adéquates servant à expliquer les phénomènes
concrets. Dans le premier chapitre du Troisième âge du
capitalisme ainsi que dans les introductions à l'édition
anglaise du Capital, Mandel signale les aspects spécifiques à
cette logique interne à l'économie politique marxiste qui ont
joué un rôle fonda-mental dans son incapacité à intégrer
correctement théorie et histoire. Les plus significatifs lui
apparaissent les suivants. D'une part, se manifeste une
utilisation abusive des schémas de reproduction afin d'expliquer
les lois de mouvement du capital. La fonction des schémas de
reproduction est de vérifier que le mode de production
capitaliste est apte à exister, à se « reproduire ». Ils
démontrent comment un système fondé sur l'anarchie du marché
peut fonctionner normalement, comment des équilibres (et des
déséquilibres) se manifestent périodiquement, etc.
Néanmoins, même les crises ne sont pas
explicables à partir de la seule disproportion de la valeur
entre les différentes branches de la production. Les lois de
développement du capitalisme ne peuvent point être « extraites »
des schémas de reproduction. Cette erreur a dominé une grande
partie de la littérature marxiste depuis ses débuts. Celle-ci
fut commise d'une manière ou d'une autre par Rudolf Hilferding
(10), Rosa Luxemburg (11) ou Nicolas Boukharine (12), par
exemple. Une «erreur » analogue a été emblématique du marxisme
soviétique. Les schémas de reproduction furent utilisés à
profusion afin de déterminer les lois du capital,
fondamentalement de la part de tous les auteurs provenant du
keynésianisme. En résumé, durant longtemps le Livre I du Capital
occulta complètement les Livres 1 et II.
Une analyse mono-causale du développement du
mode de production capitaliste s'est imposée. Très souvent, la
dynamique du capitalisme s'est déduite essentiellement d'une
seule variable, de telle sorte que toutes les autres « lois »
mises en lumière par Marx dérivaient de celle-ci. Cette cause
unique qui mettait en mouvement toutes les lois de développement
capitaliste a été différente selon les auteurs. La
suraccumulation est le moteur fondamental de la dynamique
capitaliste chez Henryk Grossmann; la difficulté de réaliser la
plus-value (problème de la réalisation) l'est chez Rosa
Luxemburg (13) ou chez Paul Sweezy (14), la concurrence chez
Hilferding (15), etc. À l'opposé de ce que pensait Marx,
l'économie marxiste a pratiqué un réductionnisme excessif, dû
peut-être à l'influence de la méthode d'analyse cartésienne de
la théorie économique conventionnelle.
Aujourd'hui encore, il est courant de réduire
l'analyse mandélienne du capitalisme tardif aux ondes longues,
qui seraient déterminées par une seule variable, le taux de
profit. Ernest Mandel n'a cessé de répéter que le capitalisme
tardif était un phénomène complexe qui ne pouvait pas se réduire
aux ondes longues, que celles-ci consistaient en des phénomènes
historiques concrets, eux-mêmes complexes, que le taux de profit
n'était rien de plus qu'un indicateur synthétique renvoyant à
beaucoup d'autres phénomènes. Ainsi, l'économie marxiste s'est
révélée incapable de formuler des théories plus complexes en
adéquation à la réalité. Le plus souvent, les économistes
marxistes abordaient de manière unilatérale et simplificatrice
la thématique des lois de développement du capital. Ils ont
dédié leurs efforts à la recherche inutile d'une réponse
universelle qui aurait dû expliquer le cours entier de
l'histoire. Pour rompre avec cette situation, il fallait opérer
un changement radical de perspective; Ernest Mandel l'a fait.
L'objet de l'analyse n'est plus un capitalisme
abstrait, mais la forme concrète acquise par le système depuis
la Seconde Guerre mondiale. La nature du capitalisme était la
même que celle décrite par Marx, bien que des transformations
profondes dans divers domaines (technologiques, rap-ports de
forces entre classes, institutionnels-étatiques, restructuration
de l'économie mondiale et « échange inégal » entre centre et
périphérie, système monétaire, politique keynésienne et
idéologie dominante, économie d'armement, rôle d'une puissance
hégémonique, etc.) se soient produites. Le plein-emploi,
l'accroissement des salaires, le volume de marchandises mis à
disposition des salarié(e)s ainsi que l'État social donnaient au
système une légitimité certaine comme jamais auparavant. Dans
l'analyse mandelienne du capitalisme tardif, l'économie
politique redevient la colonne vertébrale autour de laquelle
viennent se greffer la politique et la philosophie. Les schémas
de reproduction jouent le rôle qui leur revient, celui de
montrer comment fonctionne le système capitaliste, au sein
duquel les dépenses d'armement ont acquis une importance
croissante, et comment s'instaurent périodiquement des
équilibres.
Le développement du mode de production
capitaliste n'est pas le résultat de l'évolution d'une seule
variable, mais de l'interaction de plusieurs : l'évolution de la
composition organique du capital et sa distribution sectorielle,
l'évolution de la distribution du capital constant entre capital
fixe et circulant, le développement des taux d'exploitation et
d'accumulation, le cycle de rotation du capital, les relations
d'échange entre les secteurs I et II, etc. En outre, la lutte
des classes joue un rôle clef à travers ses effets sur le taux
d'exploitation et le taux de profit. Il ne se produit pas un
nivellement (alignement) effectif des taux de profit, ce qui est
décisif non seulement pour divers débats théoriques - comme
celui relatif à de la valeur en prix de production - mais
également pour comprendre quelques traits fondamentaux du
système, tels que le changement de structure du capital
monopoliste, l'accentuation des différences entre le centre et
la périphérie, etc.
1.4. La dynamique du capitalisme: avancer à
partir de Marx
Dans la littérature marxiste traditionnelle, la
dynamique du capitalisme se trouvait définie par deux mouvements
différents. D'un côté, le cycle vital en tant que régime social,
déterminé par les lois de développement du mode de production
(croissance de la composition organique du capital, formation de
l'armée de réserve industrielle, chute tendancielle du taux de
profit, progrès technologique). De l'autre, les mouvements à
court terme, déterminés par les crises périodiques. Pour Marx,
les deux mouvements n'étaient pas indépendants et, surtout, ne
pouvaient se concevoir comme des phénomènes mécaniques. À long
terme, la chute du taux de profit était inévitable, mais une
série de facteurs (l'augmentation du taux d'exploitation,
l'impérialisme, l'augmentation de la vitesse de rotation du
capital, etc.) pouvait contrecarrer cette chute pendant un
certain laps de temps, de sorte que les lois de développement
capitaliste ne pouvaient être utilisées telle une « pierre
philosophale » pour comprendre le capitalisme à chaque période
historique. À nouveau, l'analyse concrète de la réalité concrète
s'avérait incontournable.
Dans ce contexte, les cycles conjoncturels -
c'est-à-dire les crises industrielles périodiques - devenaient
une expression de la forme acquise par ces lois du mouvement du
capital à chaque moment de leur déroulement dans le temps, mais
également la manifestation de beaucoup d'autres facteurs qui,
bien que non déterminants dans l'analyse des tendances générales
du capitalisme, pouvaient avoir des répercussions très
importantes à chaque période historique. Il n'était donc pas
possible de formuler une « théorie générale des crises
industrielles périodiques » servant aussi bien pour le
capitalisme de la première moitié du XIXe siècle, par exemple,
que pour celui postérieur à la Seconde Guerre mondiale.
Cependant, au cours de la « longue marche » du
marxisme, une utilisation rigide et codifiée des concepts et des
analyses de Marx a débouché sur des conceptions erronées -
défendues par des appareils politiques puissants et intéressés -
ayant trait à l'étude de la dynamique du développement du
capitalisme. D'un côté, la loi de la chute tendancielle du taux
de profit a été utilisée de façon abusive pour justifier la «
théorie de l'écroulement du capitalisme », autrement dit pour
démontrer que le mode de production socialiste remplacerait
inévitablement le mode de production capitaliste. Or,
l'important pour comprendre et combattre le système ne consiste
pas à opérer de tels raisonnements déductifs généraux et
anhistoriques. Mais, au contraire, il faut comprendre que
peuvent exister - en tant qu'effets des causes contrecarrant
cette loi (elles sont décrites par Marx dans la Livre 1 du
Capital) - de larges périodes où le taux de profit se relève.
Partir du présupposé que le capitalisme s'écroulera tôt ou tard,
en faisant abstraction des caractéristiques concrètes acquises
par le système à chaque période donnée, est totalement contraire
à l'esprit de la méthode appliquée par Marx. De l'autre côté,
s'est produit un processus analogue avec l'analyse des cycles
courts.
Au moins trois versions différentes des crises
périodiques ont été formulées à partir de la détermination de
leurs causes. La première renvoie à la disproportion entre les
secteurs 1 et II (Tugan-Baranovski, Rudolf Hilferding); la
seconde, à la sous-consommation des masses salariées (Rosa
Luxemburg, Paul Sweezy; la troisième fait référence à la
suraccumulation du capital. En de rares occasions, l'idée a été
développée que ces crises courtes devaient être inscrites dans
chaque période historique. Ces dernières étant déterminées non
seulement par la forme qu'acquièrent les lois de mouvement du
mode de production capitaliste, mais également par de nombreux
autres facteurs : l'idéologie dominante, la puissance
hégémonique, les degrés de développement technologique, le
niveau d'organisation et de conscience des classes s'affrontant,
la structure du marché mondial capitaliste, le système
monétaire, etc.
En effet, entre la tendance générale et les
crises périodiques, il est nécessaire d'intercaler un troisième
mouvement : les ondes longues du développement capitaliste. Marx
n'a pas pu formuler une théorie des ondes longues, car lorsque
le Livre 1 du Capital a été publié, seul s'était déroulé ce que
l'on reconnaît être l'onde longue de la première moitié, du XIXe
siècle. Toutefois, il n'y a aucune raison pour ne pas dépasser
les analyses de Marx, tout en inscrivant cette élaboration dans
la conception léguée par Marx. Les ondes longues avaient déjà
soulevé au siècle passé l'intérêt d'auteurs marxistes ou
néoclassiques. levons (1884), Wicksell (1894), Casel (1918) et
van Gelderen (1913), entre autres, acceptèrent l'existence de
ces cycles longs.
Mais ce fut Kondratieff (16) qui, dans les
années vingt, fit la première étude statistique sur la base de
séries concernant la France, l'Angleterre et les États-Unis. Ces
chiffres, qui couvraient la période allant de la fin du XVIIIe à
1920, suggéraient l'existence d'« ondes longues » ayant une
durée moyenne de 50 ans. Kondratieff considérait les ondes
longues comme une expression de forces internes au capitalisme,
c'est-à-dire, selon ses propres termes, « émanant de causes
inhérentes à la nature propre de l'économie capitaliste ». Le
fonctionnement en serait « endogène » et non « exogène »,
autrement dit le comportement cyclique de l'économie capitaliste
serait déterminé par des forces internes et non par
l'intervention d'un facteur externe quelconque. Ainsi, pour
Kondratieff, ce ne sont pas les innovations technologiques qui
sont à l'origine des ondes longues. Ces dernières sont
l'émanation de forces plus profondes qui façonnent le
développement de l'économie capitaliste.
En outre, Kondratieff observait un large
éventail de phénomènes sociaux et économiques ayant une
dynamique endogène d'agrégation: guerres et découvertes de
gisements d'or, expansion géographique des marchés, etc. Les
innovations technologiques exercent une grande influence sur le
développement capitaliste. Toutefois, elles surgissent en tant
que réponse à des facteurs endogènes. Elles ne constituent pas
la cause de ce développement. Il est évident que les notions d'«
endogénéïté » et d'« exogénéïté » ne doivent pas faire référence
à la société capitaliste dans son ensemble - car, dans ce cas de
figure, tout serait endogène - mais elles renvoient aux
mécanismes économiques de base de son fonctionnement. En ce
sens, l'explication de Kondratieff n'est pas correcte, et
Trotsky l'a clairement indiqué dans un article bref, mais
pénétrant, écrit au moment où Kondratieff formula sa théorie des
ondes longues (17). Le caractère exogène des ondes longues a été
ensuite défendu à partir de points de vue très différents. Le
premier, dont Joseph Schumpeter (18) est le représentant le plus
important, part de l'idée que les cycles longs sont suscités par
les processus d'innovations technologiques.
La seconde position part de l'idée que les ondes
longues sont déterminées par des facteurs externes, qui ne se
confondent pas avec les innovations technologiques, mais qui
relèvent de phénomènes extra-économiques non systémiques et non
périodiques. De plus, ces facteurs auraient été différents selon
les différentes phases du capitalisme. Walt Whitman Rostow peut
être classé dans ce courant. Toutefois, au cours des années
cinquante et soixante, l'hégémonie acquise, dans le champ de
l'économie conventionnelle, par le keynésianisme et, dans le
champ de l'économie marxiste, par le marxisme soviétique, firent
disparaître l'étude des ondes longues de la littérature
économique.
Dans ce contexte, Ernest Mandel (19) reprend la
théorie des ondes longues pour en faire la pièce qui manquait
entre la loi de la chute tendancielle du taux de profit et les
cycles industriels périodiques. Le taux de profit chute de
manière tendancielle, tout en connaissant des oscillations
pendant de longues périodes. Chacune de ces oscillations
détermine une onde longue, elle-même composée de phases
ascendantes et descendantes. Et dans sa phase initiale ainsi
qu'au long de son développement, de multiples facteurs externes
interviennent qui déterminent comment fonctionnent les lois du
développement capitaliste à chaque période historique.
L'évolution du taux de profit résume tous ces phénomènes
internes et externes, mais chaque onde longue doit être
considérée comme une période singulière, avec ses
caractéristiques spécifiques. En outre, les ondes longues ne
consistent pas en des mouvements pouvant être expliqués
mécaniquement, à la manière dont le fait la théorie des cycles
dans l'économie conventionnelle ou par des mécanismes endogènes
comme l'a présenté Kondratieff, ou aujourd'hui les tenants de
l'École de la régulation (Aglietta, Boyer...).
Au début d'une phase d'expansion de longue
durée, des facteurs externes, dans le sens défini plus haut,
interviennent. Le plus significatif s'avère être celui de la
lutte des classes. Par conséquent, la théorie des ondes longues
ne relève pas de la construction d'un modèle théorique abstrait
; elle participe de l'élaboration d'une théorie et d'«
instruments » visant à pouvoir analyser l'évolution des lois du
développement capitaliste. Dans ce sens, toutes les ondes
longues ont été différentes puisque leur concrétisation affirme
leur singularité.
2. L'onde longue du
capitalisme tardif
La théorie des ondes longues du développement
capitaliste d'Ernest Mandel a été considérée, non sans raison,
comme son principal apport au marxisme contemporain. Celle-ci
fournit un cadre conceptuel capable de mettre en relation de
multiples facteurs et variables économiques, politiques,
technologiques et sociaux dans le contexte de la dynamique
interne du capitalisme à chaque période historique, s'insérant
par là même dans les préoccupations et les objectifs du marxisme
originel et classique. Toutefois, l'importance de la théorie des
ondes longues d'Ernest Mandel ne réside pas tant dans sa
capacité à expliquer l'évolution passée du capitalisme, que dans
sa capacité à clarifier la dynamique du capitalisme postérieur à
la Seconde Guerre mondiale.
Dans le capitalisme tardif (Spatkapitalismus),
les lois du développement du mode de production capitaliste
prennent une forme concrète qui ne coïncide pas proprement avec
la tendance du cycle vital de ce système social. Les causes
déterminant cette « séparation » sont multiples. Elles jouèrent
un rôle très différent durant les décennies (l'expansion qui se
situent dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale et au
cours de celles qui suivront la crise économique qui se
déclenche au début des années soixante-dix. Lors des décennies
d'expansion, ces facteurs confluent et débouchent sur une hausse
soutenue du taux de profit. Celle-ci ne fut que le reflet de ce
qui s'est passé durant toute une période. De la même manière, la
phase récessive débuta par une chute du taux de profit, bien que
cette chute, comme les événements qui suivirent, résulte du jeu
de multiples éléments. Aussi, analyser l'onde longue du
capitalisme tardif exige de le démonter pièce par pièce.
Ernest Mandel analyse minutieusement chacune de
ces pièces, critique les erreurs mécanistes commises par le
marxisme, applique la méthode de Marx à chaque aspect concret
d'un capitalisme plus « évolué », intègre les avancées
théoriques qui ont pu se produire dans les sciences sociales
conventionnelles. Et, avec tout cela, il brosse les tableaux de
chaque aspect concret du capitalisme tardif. Ensuite, il intègre
l'ensemble des tableaux au cadre conceptuel de l'onde longue. De
l'ensemble, il résulte la théorie du capitalisme tardif,
l'interprétation marxiste par Ernest Mandel du capitalisme
contemporain, que le lecteur trouve dans le Troisième âge du
capitalisme.
3. Le capitalisme tardif et la
phase récessive actuelle
La première édition du Troisième âge du
capitalisme a été publiée en 1972 lors-qu'étaient déjà présents
les éléments « déclencheurs » de la phase récessive (20).
Toutefois, la crise n'était pas encore apparue dans toute sa
vigueur et la quasi-totalité des économistes dissertaient sur la
« fin des cycles » ou des « crises ». Depuis lors, un quart de
siècle de phase récessive s'est déroulé pendant lequel le
capitalisme et la classe ouvrière en particulier ont souffert
des transformations considérables. Aussi, vouloir transposer
mécaniquement la théorie du capitalisme tardif au monde
d'aujourd'hui reviendrait à commettre une des erreurs de la
théorie marxiste que Mandel a souvent critiquée: la dissociation
entre l'analyse théorique et les données empiriques. Toutefois,
cela ne signifie pas qu'il soit nécessaire de tout « recommencer
de zéro». Se pose donc un problème d'adaptation de la théorie
aux changements survenus. La propre théorie du capitalisme
tardif fournit les instruments nécessaires à la compréhension de
ces mutations et du cours emprunté par le capitalisme sous
l'hégémonie de la doctrine néo-libérale.
3.1. La production, l'accumulation et
l'organisation du travail
Pendant les années d'expansion, l'industrie
s'est convertie en moteur fondamental de l'économie, tirant
l'activité des autres secteurs. Or, au début des années
soixante-dix, la donne se modifia profondément. D'un côté, la
généralisation de la troisième révolution technologique alliée à
l'accumulation du capital finit par provoquer une augmentation
exorbitante de la capacité productive relative à la demande. De
l'autre, la croissance des salaires combinée à celle des prix
des matières premières et de l'énergie éleva considérablement
les coûts avec, comme conséquence, des excédents de production
tout comme des pertes dans la plupart des secteurs industriels.
À partir de là, la crise se transmettait aux autres pans de
l'économie (21).
Les capitalistes adoptèrent des mesures visant à
rétablir la rentabilité de leurs entreprises. La politique
économique et sociale fut instruite afin de répondre à cet
objectif. Cela revenait à rompre les « cercles vertueux » qui
avaient soutenu l'expansion. Ainsi, si la croissance des
salaires avait servi à étayer la demande, désormais leur
réduction devenait un « passage obligé » pour relancer la
«profitabilité » du Capital. Antérieurement, l'accumulation
était le gage de l'accroissement de l'emploi; dans la nouvelle
période un impératif s'affirmait: restructurer l'appareil
productif par la suppression d'effectifs. Auparavant
l'augmentation des dépenses étatiques permettait de soutenir la
demande ; dorénavant il fallait les réduire dans le but de
faciliter la diminution de la charge fiscale sur les bénéfices
et gains, etc. En résumé, une politique récessive se mit en
marche. Elle ne parvint pas à l'objectif final de récupérer les
niveaux passés du taux de profit, mais elle a réduit la demande
des produits industriels. De la sorte, la crise industrielle
s'exporta à l'ensemble de l'économie.
Tous les secteurs industriels n'ont pas été
affectés de la même manière. En premier lieu, le poids des
salaires dans l'ensemble des coûts était très différent. Il
dépendait du taux d'intensité du travail ainsi que du niveau
salarial obtenu par les travailleurs du secteur en question. Il
en découla donc que le tassement du taux de profit s'est traduit
inégalement suivant les secteurs. Alors que quelques secteurs
connurent une réduction très marginale de leur rentabilité, dans
d'autres, comme la sidérurgie, la construction navale ou le
textile, les pertes devinrent rapidement importantes, rendant la
situation insoutenable. En deuxième lieu, l'impact des coûts des
matières premières et de l'énergie était également très
divergent selon les branches. L'expansion de l'industrie s'est
effectuée sur la base d'une énergie bon marché. L'augmentation
très forte de son coût, suite à l'élévation du prix du pétrole,
a fait que des secteurs à utilisation intensive d'énergie, et
qui ne surent opérer des reconversions rapides, virent leur
poids économique décliner.
En troisième lieu, la crise économique
impliquait une « pause » dans le processus d'accumulation de
capital (investissements), les secteurs productifs de biens de
capitaux traditionnels étaient directement affectés. Enfin, la
réduction dans la croissance de la consommation frappa les
branches qui l'approvisionnaient. Elles se trouvaient face à une
demande atone. En outre, l'essor du chômage, la stagnation des
salaires ou le frein appliqué à leurs hausses (relativement au
passé proche), ainsi que le changement dans les prix relatifs
qu'a supposé l'augmentation du prix de l'énergie, ont altéré la
structure de la consommation. Pendant la phase d'expansion
industrielle, la croissance rapide de la production combinée à
l'intégration des innovations technologiques et à la
généralisation de l'organisation « fordiste » du travail -
travail à la chaîne, semi-automatisation du procès productif,
etc. - produisit une croissance rapide de la productivité
industrielle. Cela assura le maintien d'un taux de profit élevé
et, à la fois, une croissance des salaires qui dynamisait la
demande.
Avec l'apparition de la crise, la croissance de
la production fut freinée et, de concert, celle de la
productivité. Une relance du taux de profit exigeait que la
productivité redémarre à la hausse; toutefois dans un contexte
de demande étouffée, cela ne pouvait s'obtenir que par le biais
de la rationalisation de l'appareil productif, introduisant par
là des changements dans l'organisation du travail. Comme cela se
produit dans toutes les phases récessives de longue durée, la
majeure partie des investissements effectués ne le furent pas à
l'élargissement de la capacité productive. Ils se sont insérés
dans le processus dit de rationalisation productive. Dans une
première étape, une restructuration de l'appareil productif se
produisit aux dépens de l'emploi. Au sein de secteurs tels que
la sidérurgie, le textile, la construction navale, l'automobile,
etc., fut mise en place une reconversion fonctionnelle face à
une réduction de la capacité de production excédentaire et,
simultanément, face à l'intensification de l'utilisation de la
force de travail, en vue d'augmenter la productivité.
Néanmoins, au cours de toute la phase récessive,
ce furent les investissements d'intensification qui dominèrent
dans l'éventail des branches industrielles. L'automatisation,
l'informatisation et la micro-électronique furent introduites de
manière croissante dans les industries de procès en continu -
chimie, certaines branches de l'alimentation etc. Les mêmes
caractéristiques se retrouvent dans les segments industriels où
« règne » la chaîne de montage, l'automobile étant emblématique
à cet égard. Dans les autres industries à configuration
productive éloignée des précédentes - comme la production de
grands transformateurs, moteurs de bateaux, la construction
navale - dans lesquelles ces changements du processus productif
sont beaucoup plus difficiles, leur progression s'est toutefois
opérée.
Le résultat d'un point de vue d'ensemble fut
clair: les augmentations de la production qui ont été
enregistrées furent accompagnées de réductions parallèles
d'emplois dans la plupart des secteurs industriels, bien que de
manière inégale (22). Quant au modèle d'organisation du travail,
le modèle « fordiste » était très utile pour le maintien de
rythmes de production élevés nécessaires à l'approvisionnement
de débouchés s'élargissant. Une fois la crise survenue, le
problème était d'élever la productivité avec des marchés en
stagnation relative. Le développe-ment de la robotisation, de
l'informatique et des réseaux de transmission de données
s'avérait un instrument précieux pour l'obtenir. Tout d'abord,
il permettait la décentralisation productive entre pays, entre
régions d'un même pays, ou entre les diverses filiales d'une
même firme. Le capital pouvait fuir les concentrations
industrielles traditionnelles, généralement plus conflictuelles,
et s'installer dans les zones rurales, ou encore dans d'autres
pays offrant des salaires plus bas et de plus grandes
possibilités d'exploitation de la main-d'œuvre. Il disposait des
instruments techniques aptes à une « déconcentration »
productive en sous-traitant une partie de la production, ou même
encore en accroissant le travail à domicile, etc.
Ensuite, étant donné des marchés moins porteurs,
les nouvelles technologies permettaient - tout en le stimulant -
que l'effort concurrentiel s'exerce sur le terrain de la
diversification des produits. Ainsi, on passa du modèle
synthétisé par la célèbre déclaration de Ford selon laquelle il
pouvait satisfaire la demande des clients chaque fois que
l'automobile demandée était de couleur noire, à un mixte de
carrosseries, de moteurs, de couleurs, etc., offrant sur le
marché une ample gamme de produits. Enfin, l'informatique et la
micro-électronique permettaient une meilleure et plus « économe
» gestion des stocks. Cela suppose une utilisation plus
efficiente des matières premières et un approvisionnement plus
flexible des marchés potentiels, quel que soit le lieu où la
marchandise est produite. Tout cela exigeait un emploi plus
flexible, la mobilité fonctionnelle et géographique, le
changement dans les conditions de travail, etc.
Le changement dans l'organisation du travail
s'imposa, dans un premier temps, de manière très empirique.
Puis, par la suite, elle eut tendance à trouver une
formalisation nouvelle des normes de travail, qui constituent
sans doute une des sources les plus importantes de
l'augmentation de la productivité. Les effets objectifs sur la
classe ouvrière des pays industrialisés ont été considérables:
le taux d'occupation s'est réduit, l'emploi a stagné, le chômage
n'a cessé de croître, la population active s'est redistribuée
aux dépens de l'industrie et en faveur des dits services, la
précarité est entrée dans l'ordre du normal, etc. Il en découle
donc une division et à une division très importante de la classe
ouvrière (23).
3.2. L'État, l'idéologie et l'« économie
politique du capitalisme tardif »
Pendant la phase d'expansion post-Seconde Guerre
mondiale, l'idéologie ainsi que l'« économie politique
capitaliste » elle-même ont joué un rôle décisif dans la
fixation du taux d'exploitation et, y compris, dans la mise en
forme du fonctionnement du système. Ernest Mandel les
considérait comme parmi les éléments les plus caractéristiques
du capitalisme tardif. C'est un des terrains sur lesquels le
changement intervenu au cours de la phase récessive s'est révélé
le plus considérable. Depuis le début de la crise des années
soixante-dix, l'idéologie keynésienne, qui inspira la politique
économique pendant la période d'expansion, a progressivement
perdu du terrain aux dépens d'une conception néo-libérale
(néo-libériste). En effet, cette dernière apparaissait aux yeux
de la classe dirigeante comme la modalité la plus efficace de
mettre en place une politique qui ouvrirait la possibilité d'une
sortie de la période récessive. Afin d'imposer une telle
politique, il était nécessaire que les idées fondamentales qui
avaient été enracinées solidement dans le mouvement ouvrier
commencent à être extirpées (24).
D'un côté, l'idée du socialisme, en tant que
forme d'organisation sociale alternative à celle du marché,
devait perdre du terrain dans la conscience des salariés. En
effet, ils ne seraient conduits à « accepter » des mesures
portant atteinte à leurs intérêts que si l'économie de marché
s'impose comme l'unique système possible et si la crise se
présente sous la forme étriquée d'une difficulté momentanée
exigeant, pour être surmontée, des sacrifices de tous. Dès lors,
il fallait présenter l'économie de marché comme l'unique système
d'organisation sociale efficient.
Pour le néolibéralisme, le marché est un
mécanisme quasi parfait qui permet d'allouer les ressources
productives rares de telle sorte que la production en soit
maxi-misée et qu'elle soit la plus adéquate aux besoins de la
société. Si le marché fonctionne librement, toute perturbation
survenant aura tendance à être corrigée. Si un entrepreneur se
trompe dans ses choix de production - offrant un produit pour
lequel il n'y a pas de demande suffisante sur le marché - il
subira des pertes. Soit il corrigera son offre, soit il
disparaîtra. S'il existe du chômage, cela est seulement dû à
l'insistance des travailleurs à revendiquer un salaire supérieur
à celui qui détermine le plein emploi, etc. L'économie de marché
constitue donc un mécanisme presque parfait permettant d'allier
l'efficacité maximale aux nécessités des individus tout en leur
garantissant l'entière liberté (25). De l'autre côté, les idées
keynésiennes, qui avaient inspiré la politique économique au
cours des dites « Trente Glorieuses », devaient être mises au
rancart.
La relance du taux de profit n'exigeait-elle pas
une forte régression de l'État social ? Pour le néolibéralisme,
l'hégémonie du keynésianisme pendant les années d'expansion a
renforcé la position de l'État dans l'économie. Dans la majorité
des pays industrialisés, les dépenses publiques se situent à
hauteur de 40% à 50% du P.I.B. Selon le dogme néo-libéral, cet
État social aurait engendré une protection sociale excessive,
démotivant les travailleurs et aboutissant à des prélèvements
fiscaux élevés. Si l'on veut sortir de la crise, il est donc
nécessaire de changer cette situation en rendant au marché ce
qui lui appartient en propre. La politique économique doit
cesser d'être interventionniste. Elle doit se limiter à garantir
les conditions d'un fonctionnement efficace du marché (entretien
des équilibres de base, élimination des obstacles au bon
fonctionnement du marché du travail, etc.).
Il est nécessaire de rendre au marché son rôle,
en réduisant le poids de l'activité étatique dans l'économie
grâce à la privatisation des services publics et des
entre-prises publiques rentables. Finalement, l'État social doit
être réduit à un seuil minimal tout en assurant dans la mesure
du possible que n'explosent pas des conflits sociaux (26). Le
néolibéralisme et l'économie néoclassique n'étaient pas l'unique
alternative, et de fait ils ne l'ont pas été durant les
premières années de l'onde longue récessive. Toutefois, ils
s'imposèrent définitivement avec l'élection de Reagan en 1980 et
l'arrivée au pouvoir de Thatcher en Grande-Bretagne.
Aujourd'hui, ils fondent la politique économique et sociale de
tous les gouvernements quelle que soit leur étiquette politique.
La crise du soi-disant « socialisme réel » est venu renforcer
par la suite le projet néo-libéral. Ainsi, l'idéologie
dominante, l'«économie politique capitaliste » et le rôle dévolu
à l'État depuis vingt-cinq ans de phase récessive ont connu de
fortes modifications par rapport à la phase expansive
d'après-guerre. Les conséquences en sont gigantesques, à
l'échelle nationale ou à l'échelle internationale.
3.3. La globalisation
Au cours de la phase d'expansion, la recherche
de débouchés économiques allant bien au-delà des marchés
internes de chaque pays fut permanente (27). Les négociations
successives du GATT, la naissance et l'évolution du Marché
Commun ainsi que la création de l'Association Européenne de
Libre-Échange (AELE) en constituent des preuves. D'une part,
l'expansion accentuée d'après-guerre a rapidement révélé les
limites que l'existence d'États nationaux imposait au
développement capitaliste. L'étroitesse des marchés internes de
chaque pays interdisait la production à grande échelle.
Simultanément, elle freinait les investissements nécessaires
pour s'engager dans une concurrence internationale et pour
satisfaire des marchés en voie d'extension qui requéraient des
avances significatives de capital impliquant des risques ne
correspondant pas à la capacité d'assurance de pays pris
isolément. D'autre part, GATT, Marché Commun, etc. répondaient
aux attentes des multinationales, la forme organisationnelle du
grand capital à l'étape présente du capitalisme.
Ces multinationales - dont le périmètre
d'activité outrepasse de beaucoup celui du marché intérieur
national - sont très intéressées à pouvoir organiser leurs
activités dans un marché réel, c'est-à-dire celui dans lequel
elles agissent. Dans ce but, elles sont favorables à gommer les
frontières économiques qui créent des obstacles à la circulation
internationale de marchandises et de capital. Néanmoins, ce
processus butait contre la limite imposée par l'hégémonie du
keynésianisme dans tous les gouvernements. Aucun d'eux n'avait
intérêt à hypothéquer les possibilités d'action de la politique
économique intérieure et cela rendait nécessaire la restriction
des mouvements internationaux de capitaux, le maintien de
protections douanières, etc. Avec la crise économique et
l'hégémonie du néo-libéralisme, les choses ont radicalement
changé.
Le néolibéralisme conçoit le marché comme la
meilleure manière d'organiser l'activité économique de la
société et cela a des implications au plan international. Pour
le néolibéralisme, le libre-échange entre tous les pays
constitue le fondement de la prospérité économique, car il
permet que chacun d'eux puisse se spécialiser dans la production
la plus avantageuse et obtenir au coût le plus bas ce qui lui
manque. Tous les pays peuvent bénéficier de ce libre-échange,
mais à une condition : aucun obstacle ne doit entraver le
libre-échange à l'échelle internationale. Dès lors, tous les
droits de douane et les restrictions quantitatives, qui font
obstacle au fonctionnement libre du marché mondial, doivent être
éliminés. De manière analogue, rien ne doit faire écran à la
mobilité totale des capitaux, afin que les ressources
productives puissent être allouées de manière efficace et
facile.
Le néolibéralisme conçoit par conséquent le
monde comme un grand marché au sein duquel les marchandises et
le capital ont la possibilité de se mouvoir sans restrictions.
L'OMC (Organisation mondiale du commerce) tout comme des
multiples accords entre pays et espaces économiques (par exemple
le marché unique et le Traité de Maastricht, ou encore l'Accord
de libre-échange nord-américain/Alena) s'activent à le
promouvoir. La dynamique combinée de l'élimination de tout type
de tarifs douaniers et de la liberté de mouvement des capitaux
possède un impact décisif sur les politiques économiques de
chaque pays. Vu qu'aucune barrière ne protège les marchés
intérieurs et que la concurrence se convertit en régulateur
suprême du système, une lutte de tous contre tous se met en
place pour améliorer la compétitivité et pour offrir les
conditions optimales de rentabilisation du capital.
Il en découle une contraction de la marge de
manœuvre de tous les gouvernements pour répondre aux problèmes
économiques de leur pays. Cela les contraint à adopter des
poli-tiques économiques fondées sur des atteintes aux conditions
de vie et de travail des salariés, ce qui tend à comprimer la
demande. En effet, la compétitivité dépend de plusieurs facteurs
- taux de capitalisation de l'économie, niveau de développement
technologique, formation des travailleurs, dotation en
infrastructures et en services sociaux, place des entreprises
transnationales, pénétration sur les marchés étrangers, etc. -
dont aucun d'entre eux ne peut être modifié à court terme.
Dès lors, une fois que les gouvernements
admettent « le village global » et sont acquis à l'idéologie
néo-libérale, il ne reste plus qu'à réduire les salaires
(directs et indirects, parce que les prestations sociales
constituent aussi une partie des « coûts » pour le patronat, par
le biais de sa participation aux cotisations sociales et par
celui des impôts) et à augmenter la productivité par le
truchement de la flexibilisation du marché du travail. Par là,
la nécessité de la politique néo-libérale est renforcée, au même
moment ou la concurrence sert de chantage afin que l'austérité
et ses manifestations dérivées soient acceptées par les
travailleurs. Cette concurrence sert de même à susciter des
rivalités entre les travailleurs du monde entier. Toutefois,
cette orientation comprime la demande (donc les débouchés) ; et
dans la mesure où ce processus est cumulatif (un pays après
l'autre), une spirale dépressive s'enclenche tendant à aggraver
la crise.
La libéralisation produit des effets dans
d'autres domaines de la politique économique. Les pays moins
compétitifs verront apparaître un déficit dans leur balance des
paiements (balance des opérations courantes). Cela les poussera
à mettre en œuvre des politiques monétaires et budgétaires
récessives afin que la baisse de l'inflation ainsi que la chute
de l'activité économique freinent les importations et augmentent
les exportations. Avant que ces politiques aient des effets, ces
pays devront financer leurs déficits. Or, dans un monde où règne
pour le capital une liberté de mouvement presque absolue, ces
derniers n'entreront dans le pays que si les taux d'intérêt
servis sont plus hauts que dans d'autres pays, que si le taux de
change est stable, et que s'ils reçoivent un traitement fiscal
favorable. Autrement dit, le pays devra consolider une politique
économique récessive, une politique budgétaire identique et un
système de redistribution de la richesse très inégalitaire.
À nouveau, ce processus va se répéter de pays en
pays. On en connaît le résultat : les dévaluations compétitives
ont tendance à réduire la demande de tous les pays concernés par
de tels ajustements. Aucun d'eux ne peut sortir de la norme,
parce qu'une politique distincte favorisant la croissance
engendrerait des problèmes insoutenables: inflation et déficit
extérieur s'accroîtraient, les capitaux sortiraient, l'emploi se
réduirait, etc. La globalisation prend la forme d'un piège
auquel « on » ne peut échapper, du moins les pays moins
productifs (« faibles », « sous-développés ») et des
travailleurs.
3.4. L'argent et l'inflation permanente
L'inflation permanente constitue une
caractéristique du capitalisme tardif qui contribue à expliquer
aussi bien l'intensité et la durée de la phase ascendante de
l'onde longue que les traits essentiels de la phase récessive.
Ernest Mandel, dans l'esprit de Marx, affirme que la loi de la
valeur n'est ni invalidée ni mise hors jeu par les
caractéristiques de la monnaie en circulation. Les prix relatifs
entre les marchandises (y compris l'or, dans sa dimension
monétaire) restent déterminés par la valeur ou, dit autrement,
par le temps de travail sociale-ment nécessaire à sa production.
Néanmoins, l'explosion du volume du papier-monnaie non
convertible en or ainsi que la croissance de la monnaie de
créance font que l'expression monétaire des prix des
marchandises et des services a tendance à s'élever, suscitant un
processus d'inflation permanente. Cette tendance à l'élévation
continue des prix, liée à des facteurs monétaires, s'exprime
avant l'affirmation du capitalisme d'après-guerre. Mais cette
tendance acquiert avec lui une allure naturelle.
En effet, la poussée inflationniste se perpétue
lors de récessions (du moins jusqu'au tournant des années
quatre-vingt-dix), à l'opposé de ce qui était survenu durant les
autres étapes du capitalisme lorsque les crises étaient
accompagnées de chutes des prix (exprimées en monnaie) des
marchandises. Mandel fixe le point de départ de cette tendance
inflationniste lors de la grande dépression du début des années
trente. À cette occasion, d'une part, l'État commence à exercer
un rôle actif dans l'économie afin d'amortir la crise (suscitant
des déficits qui, monétarisés, augmentent la masse monétaire en
circulation), et d'autre part, il passe outre les règles
orthodoxes de la gestion monétaire pour ce qui a trait au volume
de la masse monétaire émise. Les défenseurs de l'orthodoxie
monétaire, plus préoccupés par la rupture de leurs modèles
théoriques que par les dangers que traversait le capitalisme,
rejetaient comme irresponsable d'un côté le non-respect des
règles de création monétaire se fondant sur l'étalon or (la
quantité de monnaie en circulation dépendait du volume des
réserv d'or de la banque centrale) et, de l'autre, l'altération
des lois immanentes du système qui faisait obstacle aux
ajustements imposés (« naturellement ») par les forces libres du
marché.
Ils étaient d'avis que modifier «
artificiellement » le procès réel de la production moyennant des
facilités de crédit et l'expansion monétaire aboutirait à
déséquilibrer le système et à freiner, ou empêcher, la saine
récupération de l'activité économique et de l'emploi. Cette
politique étranglerait l'assainissement du système, car elle
interdirait la destruction du capital provoquée par les crises
si les mécanismes purs du marché peuvent fonctionner sans
entraves. Ernest Mandel concédait qu'il y avait un grain de
raison dans cette approche. Le combat entre les néoclassiques et
les keynésiens s'engage alors dans des conditions
socio-économiques et politiques peu favorables aux premiers, car
la crise du capitalisme mine une théorie néoclassique qui n'a su
la prévoir, ni l'éviter, ni la combattre, lors de son acmé
historique. Pendant la période de guerre, la distance s'est
accrue à l'égard des postulats économiques orthodoxes
(néoclassiques): une forte intervention économique s'effectuait
sous la forme de l'économie de guerre.
La croissance de la masse monétaire a été
impulsée, accompagnée d'une monétarisation des déficits publics
afin de couvrir les dépenses militaires. La guerre mondiale
terminée, le nouveau rôle économique et social joue par l'État -
objectif de plein emploi, activité anticyclique, développement
de l'État social, envol d'activités productives à rentabilité
basse, larges périodes de maturation ou d'intérêt stratégique,
etc. - a donné lieu à une pression continue en faveur de la
création de monnaie. Cela se fit en rupture avec tout critère ou
discipline orthodoxes, lorsqu'il s'est agi de déterminer la
masse monétaire par les autorités compétentes. Les gouvernants
s'éloignaient des compromis imposés par le système monétaire
international de Bretton Woods visant à maintenir des taux de
change fixes par rapport au dollar. Ce système a représenté à
l'échelle internationale le modèle en vigueur jusqu'à la crise
de 1971 qui voit les États-Unis déclarer que le dollar n'est
plus convertible en or.
Ce système impliquait la possibilité d'augmenter
les liquidités sans respecter les règles de l'étalon-or et de
faciliter de la sorte l'expansion de l'économie et du commerce
international (28). La nouvelle situation et la nouvelle
orientation de la politique économique, entrant en syntonie avec
le keynésianisme dominant, ont laissé profondément leurs
empreintes lors de la phase ascendante de l'onde longue,
stimulant la croissance, amortissant les récessions, soutenant
le taux de profit et repoussant, de la sorte, sa chute et
l'émergence d'un changement de tendance. L'impulsion par l'Etat
de la demande et les stimulants accordés à la demande privée par
le biais des crédits offerts ont aiguillonné le rythme de la
croissance et une expansion de longue durée ainsi que la
réalisation de la plus-value (possibilité de vendre étant donné
les débouchés).
Toutefois, en contrepartie - ce qui constitue un
« bon point » pour le camp des orthodoxes - les keynésiens
perturbèrent la fonction de purification des crises. Ils
permettaient la survie d'un capital qui, dans d'autres
conditions plus strictes, se serait dévalorisé (faillites).
L'impact de l'inflation permanente conduisit à ce que la crise
de surproduction à l'origine du changement de tendance de l'onde
longue soit plus aiguisée et plus traumatisante, dans la mesure
où tout au long de l'expansion il n'y a pas eu un «
assainissement » du capital aussi profond que celui qui aurait
été imposé par une politique plus orthodoxe. Cela revient à
affirmer que la crise qui fait suite, celle des années
soixante-dix, s'est vue aggravée par les traits inflationnistes
de la période précédente. Néanmoins, on ne peut affirmer qu'une
fois la crise déclenchée - ou même après que les néoclassiques
ont pris leur revanche face à Keynes en devenant les références
théoriques du néolibéralisme - l'orthodoxie monétaire réclamée
par ses hérauts tels que F. A. von Hayek ou Milton Friedman se
soit imposée.
Tout d'abord, la mise en question du rôle de
l'État n'implique rien de plus qu'une tentative de baisser se
participation régulatrice ou d'interventionniste. Elle se situe
à des niveaux sans comparaison avec ceux qui existaient au début
de l'onde longue ascendante; à la différence toutefois que,
aujourd'hui, on constate des déficits publics importants, ce qui
rend difficile toute tentative d'appliquer une orthodoxie
monétaire stricte. Ensuite, la dérégulation des systèmes
financiers nationaux et internationaux promus par le
néolibéralisme facilite de manière extraordinaire la
multiplication du crédit et de la monnaie, ainsi que le
financement des secteurs public et privé. Cette situation entre
en conflit avec les principes d'une discipline visant à
renforcer la dévalorisation du capital et l'élévation de la
productivité du système. Il n'existe même pas de système
monétaire international où s'imposent des taux de change fixes
auxquels il faudrait se soumettre et ajuster l'évolution de la
masse monétaire de chaque pays.
Il n'est pas nécessaire d'insister sur le fait
que la stabilité monétaire est un objectif économique très «
mesuré » (il correspond aux objectifs d'une politique
réactionnaire) et sur le sens des multiples tentatives de
réinstaurer une stabilité des taux de change, même limitée.
Référence peut être faite au projet le plus ambitieux de tous
ceux-ci : celui de Maastricht qui vise à créer une monnaie
unique à l'échelle de l'Union européenne et qui s'inscrit dans
la même perspective. Enfin, il faut signaler que le souci de
réaffirmer l'orthodoxie monétaire ou de tirer avantage du
maintien des politiques monétaires restrictives n'empêche pas la
bourgeoisie de perdre de vue ses intérêts supérieurs. À l'instar
des années trente, la bourgeoisie, avant de donner satisfaction
aux doctrinaires, agit en répondant aux problèmes politiques et
sociaux. Dès lors, il n'y a pas de raison de pousser
l'orthodoxie dans ses ultimes conséquences, étant donné le
chômage existant et les tensions sociales que la crise peut
générer.
Face à tout accident grave - comme par exemple
le « crash » boursier de l'automne de 1987 ou celui de 1997 -
les critères de la politique monétaire se modifient. La
bourgeoisie est convaincue qu'il est préférable de subir un ou
deux points d'inflation supplémentaires que de laisser se
dérouler une crise financière devenant incontrôlable. Toutefois,
cette politique génère à son tour de nouveaux facteurs
d'instabilité du système financier monétaire international.
3.5. L'hypertrophie financière
Le néolibéralisme est responsable de ce que le
capitalisme a développé une sphère financière, fondée sur une «
économie de papier », qui entretient une relation réduite avec
l'économie réelle. Cela ne constitue pas une caractéristique
spécifique de l'onde récessive actuelle. En effet, ce trait est
banal dans l'histoire du capitalisme: lors des phases prolongées
de ralentissement, face à la difficulté de rentabiliser le
capital dans la sphère productive, des activités spéculatives se
développent. Elles impliquent un mécanisme d'exploitation
additionnel des salariés. Toutefois, dans la phase présente,
l'hypertrophie financière a acquis des dimensions non
ordinaires. Durant ces dernières années, les déficits publics
élevés ainsi que leur finance-ment orthodoxe ont amené à un
endettement public sans précédent dans l'histoire du
capitalisme.
En 1993, la dette publique brute des douze pays
de l'Union européenne se situait à hauteur de 66 de l'ensemble
du P.I.B., ce qui équivaut à un chiffre supérieur à 4 billions
(4.000 milliards de dollars). Cette année-là, la dette nette du
gouvernement des États-Unis correspondait à 39,6 du P.I.B.,
soit à 2,7 billions de dollars (2.700 milliards). Si l'on
additionne à cela les dettes des gouvernements du reste des pays
de l'OCDE, dont les pourcentages eu égard au P.I.B. d'ensemble
sont également très élevés, il n'est pas imprudent d'affirmer
que les marchés des capitaux ont été engraissés par une dette
publique qui avoisine les 10 billions de dollars. Ainsi, les
États ont absorbé un volume élevé de capitaux affranchis de la
sphère productive, leur octroyant une rentabilité qu'ils
pouvaient difficilement obtenir par des investissements réels,
étant donné la surcapacité productive et la chute du taux de
profit.
Rappelons que dans l'Union européenne, les
intérêts de la dette publique se sont élevés en 1993 à 5,6% du
P.I.B. total, soit 350 milliards. À la dette publique, il faut
ajouter celle croissante des entreprises et des ménages, et sur
ces fondations a été construit un énorme édifice financier
produit de la multiplication du crédit: les États émettent des
dettes, les entreprises et les fonds d'investissement les
achètent en les finançant avec leur propre dette, et ainsi de
suite, dans un mouvement en chaîne (dont un maillon peut céder)
qui alimente un processus continu dit d'« innovation financière
». Il en résulte une énorme montagne de papier, ce que Marx
appelle des « capitaux fictifs », reposant sur le capital
directement productif et aspirant à participer à la répartition
de la plus-value qu'il génère. Cela introduit une grande
instabilité dans le fonctionnement du capitalisme.
A tout cela il faut encore ajouter le problème
de la dette extérieure des pays du Tiers-Monde qui, loin de se
résoudre, s'aggrave toujours davantage, avec des conséquences
désolantes pour ces derniers. L'amplitude prise par la sphère
financière dépasse n'importe quelle étape historique, y compris
les années qui précédèrent la grande dépression de 1929. Si l'on
prend en considération les conditions particulières de la phase
présente -internationalisation du capital, décomposition du
système monétaire international, dérégulation - le château de
cartes construit au moyen de l'expansion de la finance et des
crédits est hautement instable. Il court un risque effectif
d'écroulement. Avant que commence une nouvelle phase expansive
de longue durée, il apparaît nécessaire que se produise un
assainissement du système détruisant une partie du capital
financier. Aucune reprise solide ne peut décoller sans se
défaire du poids de l'hypertrophie et de la dégénérescence
financière de la phase actuelle.
Ernest Mandel a toujours insisté sur les
changements économiques, sociaux et idéologiques profonds qui
seraient nécessaires afin que le capitalisme puisse sortir de
l'onde longue récessive. En tenant compte de sa contribution et
aussi à partir d'une analyse marxiste actualisée, pour l'heure
une sortie de crise ne peut être effectivement entrevue. En
outre, malgré l'hégémonie du néolibéralisme, l'examen des
différents aspects du « nouvel ordre mondial » permet tout sauf
d'affirmer l'existence d'une situation stabilisée. Des faits
économiques décisifs tout comme de profonds conflits de classes
sont à venir.
*Jésus Albarracin, après avoir enseigné à
l'université Complutense, est devenu économiste au service de
recherche de la Banque d'Espagne. Il est professeur à
l'université Carlos III de Madrid. Il a participé avec Ernest
Mandel et d'autres auteurs à l'ouvrage intitulé Ricardo, Marx,
Sraffa, Verso, Londres, 1984.
** Pedro Montes est économiste au service des
études de la Banque d'Espagne et spécialisé en macro-économie.
Jésus Albarracin et Pedro Montes ont connu personnellement Emest
Mandel et ont travaillé avec lui. De plus, ils ont écrit de très
nombreux ouvrages cités dans cette postface. Les deux auteurs
sont engagés fortement dans le mouvement syndical (Commissions
ouvrières) de l'État espagnol.
Notes :
1. Karl Marx, Avant-propos à la
Critique de l'économie politique, in Karl Marx, Œuvres, vol. 1,
Paris, Bibliothèque de la Pléiade (N.R.F.), 1965, p. 272-273.
2. Ernest Mandel, Traité d'économie marxiste,
Paris, Julliard, 1962.
3. Ernest Mandel, Der Spàtkapitalismus,
Francfort, 1972.
4. Publiée en espagnol par l'édition Sigio XXI,
sous le titre Cien anos de controversias en torno a El Capital
de Marx, Mexico, 1985. Original en langue anglaise :
Introductions au trois Livres du Capital, Éd. Penguin.
5. Voir à ce propos Emest Mandel et Alan Freeman
(éditeurs), Ricardo, Marx, Sraffa, Londres, 1984.
6. Voir la contribution d'Ernest Mandel
intitulé : « The Relevance of Marxist Theory for understanding
the Present World Crisis », in Confronting thé New Worid Order
in the Postmodem Age, A. Callari, S. Cullenberg et C. Biewener (Éd.),
New York, The Guilford Press Studio, 1995.
7. Perry Anderson, In the Tracks of
Historical Materialism, Londres, Verso, 1983.
8. Roman Rosdolsky, Zur Entstehungsgeschichte
des marxschen Kapital, Francfort, Europfiische Verlaganstalt,
1967.
9. L'idée que le marxisme est une idéologie
propre au XIXe siècle s'est convertie en lieu commun. Cela n'est
pas vrai parce que le capitalisme qu'analysa Marx était, par
certains aspects, moins celui qu'il avait sous les yeux que
celui du siècle présent. Au cours de la seconde moitié du XIXe
siècle, l'économie capitaliste se réduisait à l'Europe
occidentale jusqu'au Danube, à l'Amérique du nord et à quelques
villes ou États au sud de l'Afrique, ainsi qu'à l'Océanie. La
majeure partie du monde connu alors n'était pas capitaliste. Au
sein des pays industriels l'immense majorité de la population
était occupée dans l'agriculture. La classe ouvrière était donc
très minoritaire. Les différences de richesse entre les pays
capitalistes et les pays non capitalistes n'étaient pas très
grandes. Aucun observateur intelligent n'aurait considéré le
Chine, par exemple, comme une économie et une civilisation
inférieures à la civilisation européenne. Le système qui est
analysé dans Le Capital est par conséquent, dans le dégagement
de sa dynamique centrale, plus semblable au capitalisme actuel
qu'à celui du XIXe siècle.
10. Ernest Mandel, Cien anos de controversias en
tomo a la obra de Karl Marx, op. cit.
11. Rudolf Hilferding, Le Capital financier :
étude sur le développement récent du capitalisme, Paris, Les
Éditions de Minuit, 1979.
12. Rosa Luxemburg, L'Accumulation du capital,
Paris, François Maspero, 1972.
13. Nicolas Boukharine, « L'impérialisme et
l'accumulation du capital », in Rosa Luxemburg et Nicolas
Boukharine, El impérialisme y la acumulacion, in Cuadernos de
Pasado y Présente, Cordoba, 1975.
14. Rosa Luxemburg, op. cit.
15. Paul A. Baran & P. Sweezy, Le Capitalisme
monopoliste : un essai sur la société industrielle américaine,
Paris, François Maspero, 1968, et Paul Sweezy, The Theory of
Capitalist Development, Monthly Review Press, New York, 1953.
16. Nicolas Kondratieff, Les Grands cycles de la
conjoncture, Paris, Economica, 1992.
17. Léon Trotsky, « La courbe du développement
capitaliste », publication originale en russe en 1923,
traduction anglaise in Fourth International, mai 1941, 12 p.
18. Joseph Schumpeter, Business Cycles, New
York, 1939, et Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris,
Payot, 1983.
19. Ernest Mandel, Le Troisième âge du
capitalisme, op. cit., et Long Waves of Capitalist Development,
Cambridge University Press, 1980.
20. La crise n'était pas due à une demande
insuffisante, mais au fait que le taux de profit s'était tassé,
avec des effets sur la rentabilité de la production. Cette crise
apparut avec clarté lorsque l'OPEP éleva le prix du pétrole en
1973. Cela poussa l'économie capitaliste dan^une récession sans
précédents depuis la guerre : en 1975 la production industrielle
chuta de 6,7% dans l'Union européenne, de 10% aux États-Unis
et de 11% au Japon. Dans la majorité des secteurs industriels,
des excédents de production et des pertes énormes commencèrent à
apparaître. Le climat d'optimisme qui avait régné durant des
décennies tourna au pessimisme.
21. Sur l'analyse des premières années de l'onde
longue récessive, cf. Ernest Mandel, La Crise 1974-82. Les
faits, leur interprétation marxiste, Paris, Flammarion, 1982.
22. Sur les caractéristiques de l'investissement
et de l'organisation du travail dans la phase récessive, voir
Jésus Albarracin, La Onda larga del capitalisme espanol, Madrid,
Economistas Libros, 1987 ; OCDE, Changement technique et
politique économique, Paris, 1980.
23. Nous n'entrerons pas dans le débat qui se
déroule à ce sujet au sein de la gauche. Signalons quand même
que, sans s'appuyer sur des données quantitatives précises et
ventilées de manière adéquate, il y a une tendance à exagérer
les changements produits pour justifier la perte de centrante de
la classe ouvrière. Prenons, par exemple, les chiffres de
l'Union européenne (U.E.). Entre 1965 et 1991, l'emploi total
est passé de 123 millions de personnes à 135 millions,
c'est-à-dire une croissance réduite certes, mais une croissance
quand même. L'emploi industriel, qui représentait en 1965 le 40%
du total, est tombé à 31% . Il continue néanmoins de représenter
un chiffre absolu fort important. Quant à la structure interne
de l'emploi industriel, elle ne s'est pratiquement pas modifiée
: le textile, la confection et les chaussures demeurent le
secteur industriel qui occupe le plus d'emplois, suivi des
machines électriques-électro-niques, de l'alimentation, des
machines non électriques, de la chimie, etc. Ainsi, au-delà des
apparences, la structure sectorielle de la classe ouvrière
industrielle demeure la même. Voir Commission Européenne,
Panorama de l'industrie communautaire, 1993.
24. Sur l'émergence, les contenus et les
conséquences du néolibéralisme, voir Pedro Montes, El Desorden
neoliberal, Madrid, Editorial Trotta, 1996.
25. Jésus Albarracin, La Economia de mercado,
Madrid, Editorial Trotta, 1994
26. Voir Jésus Albarracin, « Ideologia, errores
y malas intenciones », in Varias, La larga noche neoli-beral,
Madrid, ISE/Icaria, 1993. Ralph Miliband, L. Panitch & J.
Saville, El Neoconservaturismo en Gran Bretana y Estados Unidos:
retôrica y realidad, Valencia, Edicions Alfons el Magnanim, 1992
(textes issus de la publication britannique Socialist Register).
27. Voir Pedro Montes, La Integracion en Europa.
Del Plan de Estabilizacion a Maastricht, Madrid, Editorial
Trotta, 1993.
28. Mandel a prévu la
crise du système monétaire international avant qu'elle
n'explose. Le système était traversé par la contradiction
fondamentale du double rôle du dollar : 1. Comme monnaie d'un
pays, avec sa tendance à se déprécier sous l'effet de
l'inflation permanente et à subir les contrecoups de la
dynamique économique des États-Unis; 2. Comme monnaie de réserve
et pivot d'un système fondé sur l'or, ce qui exigeait une
monnaie solide et stable. |