Avec
Ernest Mandel disparaît le principal dirigeant de la IVe
Internationale de l'après-guerre et un marxiste d'une grande créativité.
Educateur hors-pair, orateur de masse et propagandiste
infatigable, théoricien d'envergure, Ernest Mandel ne s'est
jamais défini autrement que comme un militant révolutionnaire
du mouvement ouvrier. Son aspiration profonde fut de construire
et de diriger une organisation - la Quatrième Internationale-
capable de diriger la révolution socialiste dans la lignée de
Lénine et de Trotsky.
Jeunesse
et tradition familiale
Ernest
Mandel naquit de parents juifs allemands en avril 1923 - l'année
qui clôt par une irrévocable défaite la période révolutionnaire
allemande, ouverte à la fin de la première guerre mondiale. A
ce moment, les Mandel vivaient déjà à Anvers. Mais pour la
naissance, la mère d'Ernest préféra Francfort, qui lui était
plus familière. La crise économique, la montée du fascisme,
la menace de guerre et la misère des quartiers populaires poussèrent
le jeune Ernest à choisir très tôt son camp: celui de la
classe ouvrière et des opprimé(e)s. Il fut aidé en cela par
la tradition familiale communiste-révolutionnaire, antifasciste
et antistalinienne.
Son
père Henri, antimilitariste, avait quitté l'Allemagne au début
de la (première) guerre et s'était retrouvé en Hollande. A la
chute du Kaiser, en novembre 1918, il était retourné en
Allemagne, à Berlin, où il travaillait comme journaliste à
l'Agence de presse soviétique que les bolcheviks venaient de créer.
Membre du PC allemand, il devint un ami de Karl Radek, l'émissaire
de Lénine et de Trotsky au service de la révolution allemande
en cours. Il fut affligé par l'assassinat de Rosa Luxembourg et
de Karl Liebknecht (janvier 1919), au point de s'exiler
volontairement en Belgique. L'actualité marquée par la prise
du pouvoir par Hitler (janvier 1933) et l'émergence de Staline
captivait le jeune Ernest. Son père lui éclairait les événements
du jour, l'initiant aussi à la solide tradition marxiste du
mouvement ouvrier allemand.
Anvers
dans les années '30 était une ville turbulente, agitée par
les luttes sociales et par le combat politique entre sociaux-démocrates,
staliniens et trotskystes au sein d'un mouvement ouvrier actif
et vivant. Ernest fréquentait les travailleurs d'avant-garde,
dirigeants de masse et souvent autodidactes, membres et
sympathisants du Parti Socialiste Révolutionnaire, la section
belge de la Quatrième Internationale (l'ancêtre du POS-SAP).
Anvers
abritait aussi le noyau central de la section allemande de la
Quatrième Internationale (QI) à l'étranger. Ce microcosme fiévreux
et internationaliste bourdonnait: on discutait avec acharnement
tout en confectionnant le journal "Unser Wort" (Notre
parole) destiné aux travailleurs allemands; on organisait des
liens avec les camarades qui luttaient dans la clandestinité
sous Hitler et on entretenait les contacts épistolaires avec
Trotsky. Ici naît le lien désormais indéfectible d'Ernest
avec le prolétariat allemand, sa croyance dans la révolution
socialiste en Allemagne, son "dialogue" jamais
interrompu avec Rosa Luxembourg et Karl Marx.
Son
"fol espoir" d'un renouveau socialiste en RDA, lorsque
la bureaucratie stalinienne s'écroula en 1989-90, se situe dans
cette continuité. Sa conviction, en 1944-45, que l’heure de
la classe ouvrière allemande avait sonné à nouveau, comme en
1918-23, y trouvait une base rationnelle. Ce lien indéfectible
éclaire aussi sa témérité, dans les moments les plus
sombres, pendant la guerre, lorsqu'il distribuait des tracts aux
soldats allemands en Belgique occupée! Ou encore quand il réussit
à convaincre politiquement ses geôliers allemands - qui s'avérèrent
être des ex-membres du PS et du PC interdits - de le laisser
s'en aller. Ou encore en avril 1945 à sa libération du camp
allemand, quand sa conviction internationaliste et révolutionnaire
lui fit surmonter mille obstacles afin de rejoindre au plus vite
ses camarades de Parti en Belgique.
La
racine profonde de l'optimisme proverbial et de la chaleur
humaine d'Ernest est enfouie dans ces épreuves existentielles
de l'adolescent déjà militant. Pas dans la croyance naïve en
la bonté de l'âme humaine, pas dans la lecture des philosophes
des Lumières, ou dans un marxisme fataliste-objectiviste. L'expérience
lui avait enseigné, précocement, que les humains, faibles et
forts, courageux et lâches, abattus et révoltés, sont aussi
prêts à se battre sous les dures conditions sociales du
capitalisme et peuvent acquérir ainsi une conscience politique.
Et que les plus motivés et les mieux organisés peuvent
"faire des miracles" s'ils réussissent à se lier à
la classe ouvrière et à la jeunesse pour bâtir un parti révolutionnaire
à la hauteur de la tâche.
Résistance
et camps nazis
En
1939, Ernest devint militant du PSR. Celui-ci avait réussi à
sortir de la marginalité à la faveur des grèves générales,
sectorielles et interprofessionnelles, des années 1932-36. n s'était
implanté parmi les mineurs, les métallos et les dockers. Mais
il avait subi le contre-coup de la défaite ouvrière de 1938 et
fut durement frappé par la répression, en mai 1940 et en juin
1941.
Contrairement
à un mensonge longtemps entretenu par les staliniens, le
mouvement trotskyste participa activement à la lutte contre
l'occupation du pays par l'armée hitlérienne, sans attendre
l'entrée en guerre de l'URSS. Il en paya le prix fort: une
partie importante des dirigeants et des cadres périront dans
les camps nazis en Allemagne. Ernest lui-même fut deux fois arrêté.
Une première fois, lors d'une distribution de tracts aux
soldats allemands, il fut enfermé à la prison de Saint-Gilles
et destiné à la déportation vers Auschwitz, mais réussit à
s'échapper.
Une
seconde fois, en mars 1944, après une distribution de tracts
aux usines Cockerill à Liège, il fût condamné aux travaux
forcés et transféré en Allemagne dans un camp de travail, n
parvint à s'échapper, grâce à la confusion bureaucratique
croissante qui frappait le système concentrationnaire du régime
hitlérien aux abois, fut de nouveau arrêté et interné dans
un autre camp de travail dont il fut libéré, en avril 1945.
Avec
Abraham Léon, à la direction du PCR
Le
PSR, décapité au début de la guerre, fût réorganisé par
Abraham Léon. Jeune dirigeant né en 1918, Léon remit sur pied
le Parti: création d'un appareil clandestin, rétablissement
des liens avec les cellules et les régions, publication de la
"Voie de Lénine", sortie des premiers tracts. Et il
orienta son Parti vers la lutte contre l'occupation nazie, selon
deux directions: un travail politique vers les soldats allemands
(en collaboration avec les camarades de l’IKD, dont
Monat-Widelin, membre du BP belge et responsable de ce travail
en Belgique, puis en France) et une résistance antifasciste de
masse et résolument internationaliste dont la classe ouvrière
devrait constituer l'épine dorsale. Car la perspective -comme
celle de toute l'Internationale- était de transformer la guerre
en révolution socialiste sur le continent européen, comme en
1914-18.
Dès
juillet 1941, Ernest rejoignit le Comité Central du PCR
(ex-PSR) et, en novembre 1943, il participa pour la première
fois à la réunion du SPE (secrétariat provisoire européen)
fraîchement constitué, puis à la première Conférence européenne
de la QI en février 1944. A partir de ce moment, construire un
Parti révolutionnaire en Belgique et contribuer à la
construction de l'Internationale furent les deux axes de son
activité militante. Jusqu'à la fin de sa vie, il maintiendra
cette présence simultanée dans les directions belge et
internationale, même si son activité internationale prit
nettement le dessus depuis la moitié des années '60.
D'emblée,
avec Abraham Léon, Ernest soumit à la direction de
l'Internationale les résolutions adoptées par la section belge
sur les problèmes de l'heure: "Les tâches de la Quatrième
Internationale en Europe" (février 1942), une résolution
sur "la question nationale" (portant sur les conséquences
politiques de la domination allemande sur les Etats impérialistes
européens) et (fin 1943) un projet de résolution
-manifestement élaboré par Léon et Mandel - connue
contribution au débat sur la "liquidation révolutionnaire
de la guerre impérialiste".
Avec
l'entrée de Michel Pablo, dont le rôle allait s'affirmer tout
au long des années 1940 à 50, le secteur européen de la
direction de l'Internationale fut ainsi en voie de
reconstitution. Ce processus fût une fois encore brutalement
interrompu quand le nazisme nous frappa par les arrestations de
A. Léon et Marcel Hic (qui ne reviendront pas des camps de
concentration) et d'Ernest Mandel (mars 1944, libéré en avril
1945).
Trois
courtes années suffirent à A. Léon pour transmettre à ses
compagnons de lutte, à son ami Ernest en premier lieu, sa
vision large de la société et du mouvement ouvrier, sa trempe
militante et son optimisme révolutionnaire. "Derrière
chaque raison pour désespérer il faut découvrir une raison
d'espoir": c'est ainsi qu'Ernest rendra hommage à son
camarade, en reprenant ce "credo" dans la Préface à
la première édition de "La conception matérialiste de la
question juive "(l) - le livre qu'A. Léon avait terminé
en 1942.
Dans
le mouvement ouvrier belge (1939-1965): une expérience
fondamentale
L'engagement
personnel d'E.Mandel dans le mouvement ouvrier belge depuis le début
de sa vie militante jusqu'en 1965 fût pour lui une expérience
extrêmement féconde. Elle lui apporta quelques-unes de ses
principales hypothèses politiques, façonna un certain
comportement militant sur le terrain, forgea cette remarquable
capacité de généralisation théorique, rarement abstraite, et
induisit sa pédagogie, jamais pédante.
Dès
1943-44, Ernest développa pour la première fois - avec A. Léon
et sous son influence - une analyse réfutant l'explication trop
simpliste selon laquelle la trahison des directions réformistes
serait la cause du retard dans l'émergence d'une situation révolutionnaire
en Europe. Car ce qu'il faut expliquer, disait-il, c'est
pourquoi les staliniens et les sociaux-démocrates renforçaient
leur emprise politique et organisationnelle sur une classe ouvrière
qui passait à l'offensive, en Italie et en France.
En
abordant le problème par "la crise d'ensemble du mouvement
ouvrier" et en pointant l'interaction entre le rôle des
directions réformistes, la force de l'activité ouvrière et la
faiblesse actuelle de la conscience de classe, Ernest dégagea
un mécanisme dialectique qu'il ne cessera d'affiner tout au
long de sa vie. En 1943, cette compréhension résultait de
l'intervention du PCR dans les insolentes grèves de masse des
années 1941 et 1942 dans la métallurgie liégeoise et
anversoise ainsi que dans les mines de Charleroi, et de la
participation directe de Mandel et Léon aux réunions
clandestines des "comités de lutte syndicaux",
"nouveau mouvement ouvrier", en rupture avec le réformisme,
anticapitaliste mais idéologiquement confus (2).
Au
début des années '50, la Quatrième Internationale, isolée et
marginalisée, fait le tournant vers "l'entrisme",
c'est-à-dire qu'elle décide de s'insérer comme courant révolutionnaire
autonome au sein des Partis réformistes de masse. En Belgique,
la leçon de la Résistance et de la grève générale de 1950
avait porté: c'est en se liant au courant syndical radicalisé
d'André Renard et en répercutant son influence au sein du PSB
(parti socialiste belge), que le terrain serait balisé pour une
large tendance de gauche, tremplin vers le Parti marxiste-révolutionnaire
implanté dans la classe ouvrière.
Ernest
milita dans le PSB et devint journaliste au quotidien du Parti
"Le Peuple" (1954-56). André Renard, d'origine
anarcho-syndicaliste, dirigeant de la Résistance, désormais
secrétaire-général adjoint de la FGTB et "idole"
d'une puissante gauche syndicale, le remarqua et l'engagea dans
la "Commission d'étude de la FGTB" (et comme
journaliste à "La Wallonie", le quotidien du syndicat
des métallos). Objectif: dévoiler la puissance, les mécanismes
économiques et les véritables objectifs des grands groupes
capitalistes.
Ernest
prit une part déterminante à la rédaction d'un des documents
programmatiques historiques du mouvement ouvrier belge:
"Holdings et démocratie économique" et de son débouché:
un programme de réformes de structures. Malgré ses ambiguïtés,
ce programme était une ébauche de programme d'action "à
la belge" en vue d'une grève générale. Ernest se
familiarisa avec le mouvement syndical, de haut en bas, avec sa
force et ses faiblesses, sa routine quotidienne et ses combats -
surtout cette formidable grève générale de l'hiver 1960-61.
Il
y côtoya des centaines de délégués et de militants
syndicaux, la crème de l'avant-garde ouvrière de l'époque, et
vit de près les conditions du travail exploité dans les
entreprises. Parallèlement, il réussit à impulser la
publication de deux hebdomadaires "La Gauche" (dont il
fût le rédacteur en chef) et son homonyme pour la Flandre,
"Links". Ces organes rassemblèrent, à partir des années
1956-57, au sein du PSB un courant de gauche large, pluraliste,
syndicaliste et intellectuel.
Programmatiquement
hétérogène, le courant de La Gauche et de Links réussit
pourtant à se consolider à travers une série de batailles
politiques et sociales contre la droite réformiste du PSB. Ce
fut une réussite remarquable: les marxistes-révolutionnaires
faisaient la démonstration que, mêmes peu nombreux, ils
peuvent prendre l'initiative politique à une large échelle et
se situer au coeur de la vie politique du mouvement ouvrier. La
leçon ne sera pas perdue: Ernest ne cessera de convaincre ses
camarades belge et internationaux de la validité de cette démarche.
La grève de 1960-61 et ses lendemains furent l'apogée de cette
gauche anticapitaliste large. Expulsée du PSB en 1964-65, elle
allait éclater, par étapes, en différents courants, et échouer
dans sa tentative de former un nouveau Parti socialiste de
gauche à caractère de masse.
Une
stratégie révolutionnaire pour l'Europe capitaliste
Approfondissant
sa réflexion, puisant aux grands débats du mouvement ouvrier
du XXe siècle, travaillant en même temps à son "Traité
d'économie marxiste" (publié en 1962), Ernest progressa
dans l'élaboration d'un schéma stratégique pour la révolution
socialiste dans les pays capitalistes développés d'Europe.
L'interrogation, née pendant la période de guerre, revint en
force: comment expliquer, afin de la battre en brèche, cette
persistante domination réformiste sur la classe ouvrière?
Ernest
va approfondir l'analyse vers les deux bouts de la chaîne.
D'une part: quelles sont les contradictions objectives du système
capitaliste qui peuvent déboucher, en dehors d'une nouvelle
guerre mondiale - qui serait nucléaire et dévastatrice!- sur
une situation révolutionnaire? D'autre part: sur le plan
subjectif, comment la classe ouvrière, en période de prospérité
économique, parviendra-t-elle à atteindre une conscience
anticapitaliste-révolutionnaire, comment les marxistes-révolutionnaires
parviendront-ils à prendre la direction de son combat et à
construire leur Parti?
Le
"Traité", au-delà de son aggiorniamento du marxisme,
n'avait pas satisfait Ernest quant à la première question - il
le reconnaîtra dans la préface au "Capitalisme du Troisième
Age". Entre-temps, il avait écrit dans les Temps Modernes
un article intitulé "L'apogée du néocapitalisme et ses
lendemains" (3), article fondateur qui fait le pont avec
son opus magnum (publié en 1972). Contrairement à un préjugé
tenace, ce ne sont pas "les ondes longues" qui
tiennent la première place dans ce "Capitalisme du troisième
âge". Le fil conducteur de Mandel fût de dévoiler les
forces motrices du capitalisme contemporain et leur impact sur
les rapports sociaux et la lutte de classes.
Parallèlement
à ce travail théorique, Mandel essaya d'approfondir ses
conclusions programmatiques et stratégiques, dialoguant désormais
avec la gauche des PS et des PC (notamment en Italie) qui
s'affirmait à l'échelle européenne. "La Belgique entre néocapitalisme
et socialisme" parut simultanément dans "La
Gauche" et dans "Partisans"(Paris, octobre-décembre
1963), suivi de "Une stratégie socialiste pour l'Europe
occidentale"'dans la Revue Internationale du Socialisme
(mai-juin 1965).
La
montée de la révolution socialiste entre 1968-74 en Europe du
Sud permettra de vérifier les hypothèses contenues dans ces
articles. Mais, en inaugurant une nouvelle période politique,
elle obligera à prendre en compte les modifications
substantielles dans la société et le mouvement social en
Europe capitaliste (4). Toutes ces questions stratégiques,
longtemps l'apanage de cénacles militants restreints, seront désormais
débattues par des centaines de milliers de militants à l'échelle
internationale.
L'envol
des années 1962-64
A
partir des années 1966-67, Ernest Mandel déplaça ses activités
publiques vers l'arène internationale (5). Ce qui commença
comme une tentative modeste d'aller à la rencontre de la
nouvelle radicalisation de la jeunesse deviendra une formidable
tentative pour hisser la Quatrième Internationale à la hauteur
de sa vocation historique: participer à la constitution d'une
nouvelle direction socialiste-révolutionnaire pour le prolétariat
mondial.
Rétrospectivement,
on s'aperçoit que les années 1962-64 constituèrent un
tournant capital. Elles condensent, en un moment unificateur,
trois évolutions lentes et cumulatives, devenues
significatives, de la situation objective, de l'Internationale
et de la vie militante d'Ernest.
Evolution
de la situation mondiale, d'abord. Des fissures apparaissent -
enfin- dans la chape de plomb imposée par "les
vainqueurs" de la deuxième guerre mondiale (l'impérialisme
américain et la bureaucratie stalinienne) aux mouvements émancipateurs
des peuples et de la classe ouvrière: victoire de la révolution
cubaine (1959), défaite de l'impérialisme français en Algérie
(1962), révoltes ouvrières à Berlin-Est (1953), en Pologne et
Hongrie (1956), conflit sine-soviétique (1962-63), éclatement
de la bureaucratie stalinienne mondiale, fin du monolithisme au
sein des PC; reprise balbutiante du mouvement gréviste dans les
pays impérialistes. Un espace s'ouvrit. Le débat politique
s'imposait. Une lueur d'espoir se glissait à travers ces
fissures: des éléments d'une "nouvelle avant-garde
large" s'affirmaient, en rupture avec les directions réformistes
traditionnelles.
Evolution
de la Quatrième Internationale, ensuite. La direction du
mouvement était très sensible à ces développements.
L'optimisme révolutionnaire - souvent décrié, voire ridiculisé
au sein dune gauche désabusée -peut être (malgré certains écarts
inévitables) un puissant vecteur pour l'analyse. Ce fût le cas
en cette occurrence. Le 7ème Congrès Mondial (1963) saisit
pleinement "la dialectique actuelle de la révolution"
(titre de la résolution centrale).
Cinq
ans plus tard, ce sera "1968", encore insoupçonné à
ce moment-là, avec la remontée spectaculaire et simultanée de
la révolution mondiale dans ses trois secteurs (néocolonial,
stalino-bureaucratique, impérialiste). Cette remarquable
sensibilité politique ne relevait nullement d'une quelconque
capacité prophétique. Elle fût le produit d'une direction
plus nombreuse et collective.
La
conception internationaliste et globalisante de celle-ci était
directement liée à l'activité de l'Internationale, de ses
sections et de ses militants. Plus précisément, la Quatrième
Internationale, en dépit de sa marginalité politique lors de
sa "traversée du désert" depuis 1938, avait su
s'accrocher à des luttes radicales et à des expériences révolutionnaires
d'une grande richesse politique et d'une exemplarité
symbolique, se situant elles aussi à l'écart du
"mainstream" politique.
Organiser,
en 1950, une brigade de travail en Yougoslavie (que Staline
s'apprêtait à étouffer) et se saisir de l'autogestion comme
levier d'un renouveau socialiste; se faire les "porteurs de
valise" du FLN algérien en lutte contre l'impérialisme
français et, ensuite, le stimuler à trouver une voie
socialiste pour sa révolution; reconnaître d'emblée, en 1959,
la portée socialiste de la révolution, cubaine et
s'identifier, sans préjugés, à la direction non-conformiste
de Fidel et du Che; soutenir, dans la foulée, les
"nouvelles" guérillas en Amérique latine: la Quatrième
Internationale était certes petite et minoritaire, mais ce n'était
pas une secte concernée avant tout par l'auto-préservation et
l'auto-proclamation.
Evolution
de la situation d'Ernest Mandel, enfin. Notre camarade fut
indissolublement lié à ces processus. Produit lui-même de
cette évolution de la Quatrième Internationale, il avait mûri
au sein d'une direction dont la riche dialectique interne
l'avait familiarisé avec tous les grands problèmes de ce siècle.
En plus, en 1963, cet acquis intellectuel avait déjà été
socialement trempé dans un militantisme de 25 ans au sein d'un
mouvement ouvrier de masse, en Belgique.
Le
dirigeant de l'Internationale
La
période qui va de 1965 aux années '80 marqua certainement
l'apogée de la puissance créatrice de la pensée et de
l'influence politique d'Ernest Mandel, à l'échelle mondiale,
sur l'avant-garde révolutionnaire et sur l'intelligentsia de
gauche. Ce fait est évidemment lié au tournant de la situation
mondiale en "1968 "et à l'essor numérique et
politique de la Quatrième Internationale elle-même. Partout
les sections de la Quatrième Internationale saisirent
l'opportunité des luttes et de la nouvelle perspective pour la
révolution socialiste mondiale. Ce fût l'époque où les
frontières se fermaient devant Mandel: comme beaucoup d'autres,
il fût interdit de séjour sur la "planète
stalinienne" (URSS, Chine. Europe de l'Est), ainsi qu'aux
USA, en France, en Allemagne, en Suisse, dans l'Espagne de
Franco et en Australie...
La
plus grande joie d'Ernest fût certainement d'avoir pu agir avec
une équipe renouvelée et renforcée par la jeune génération
révolutionnaire, en totale syntonie avec son organisation.
Tailler pour la Quatrième Internationale un espace politique
allant largement au-delà de sa surface organisationnelle immédiate,
prendre la vaste perspective historique comme horizon des luttes
immédiates, bâtir un solide soubassement politique pour ce
militantisme décuplé, insuffler à notre mouvement une forte
confiance en soi, cette contribution d'Ernest Mandel est gravée
dans l'histoire de la Quatrième Internationale.
Il
faudra du recul et beaucoup d'investigation pour en rendre
compte vraiment, dans sa globalité et dans ses multiples
aspects concrets. A partir de "68", Ernest fût
largement connu au-delà des cercles militants. On le vit aux
quatre coins de la planète, dans des meetings de masse, des réunions
de formation, des séminaires de travail, des cours
universitaires,... n doit y avoir, disséminés dans les
bibliothèques militantes, des dizaines de milliers de
"cassettes-pirates" avec tous ses discours, où sa
pensée se dope au contact direct avec un public engagé,
critique et enthousiaste.
Mais
il y eut, aussi, une immense "face cachée" à cette
activité débordante. Ernest fût un organisateur de la Quatrième
Internationale, comme il fût un "praticien" au
journal "La Gauche", concerné par tous les aspects du
travail militant, y compris les plus modestes (traduction, mise
en page, campagnes financières, mise en place de réseaux
sympathisants, infrastructure matérielle...).
Entré
dans le Secrétariat International en 1946, il se dépensa sans
compter, dans un monde en ruines, pour reconstruire des sections
en Europe, à côté de la sienne propre, notamment en Italie et
en Allemagne, deux pays-clés. Il achevait ainsi de tisser les
liens sur le continent européen, travail entamé dès 1942 (6)
. Il fût envoyé en Asie, pour y reprendre contact avec les
organisations en Inde, en Indonésie et au Sri Lanka (où le
LSSP s'imposait comme le parti majoritaire au sein de la classe
ouvrière). Dès ce moment -comme plus tard- il ne perdit jamais
de vue l'importance des relations avec le SWP américain, un des
piliers historiques de la Quatrième Internationale. Ainsi, au
sein comme en dehors de l'Internationale, il luttait pour l'unité,
contre les sectarismes.
Ernest
Mandel était de la brigade de travail en Yougoslavie (1950),
puis des conférences de Korcula -où intellectuels socialistes
de l'Europe de l'Est et de l'Ouest se côtoyaient, n prit sa
part du travail au service du FLN algérien (la Belgique étant
une importante base "refuge" pour le travail
clandestin). Che Guevara l'invita à participer à ses côtés,
en 1962-63, au débat qui divisait la direction cubaine sur
l'orientation politique-économique future du socialisme (7). Il
en fût comblé de bonheur.
Après
1968, son "agenda" de conversations, consultations,
discussions personnelles avec des dirigeants révolutionnaires
et anticapitalistes du monde entier, et avec des intellectuels
de gauche qui venaient frapper à sa porte, ne cessera de
s'amplifier. Il ne ratera aucune occasion pour rencontrer un(e)
"émigré(e)" des pays de l'Est ou de l'URSS - planète
inconnue car interdite – pour cueillir des échos directs de
ce qui se passait dans les profondeurs de ces sociétés.
Ses
notes prises à l'occasion des conversations et des réunions
internes, ses contributions aux débats au sein de la Quatrième
Internationale (publiés dans les bulletins intérieurs), une
immense correspondance politique, mais aussi ses articles, dès
1944, dans la revue "Quatrième Internationale" (revue
à circulation confidentielle à l'époque) constituent une véritable
mine d'or.
Ernest
ne cessa de cultiver des intérêts fort divers. Il se
passionnait pour Spinoza, rêvait d'écrire un livre sur
"la révolution permanente en Flandres/Hollande au XVIe siècle",
se préoccupa de la question éthique, se ressourça en lisant
Ernst Bloch, "le plus grand philosophe marxiste du XXe siècle"
(dixit), et ... s'encanailla en lisant une masse de romans
policiers (8).
Dans
toute cette activité militante, trois problèmes fondamentaux
de ce siècle ont constitué le centre de gravité d'une analyse
qui n'a jamais lâché prise: la dynamique des contradictions la
société capitaliste prise comme un tout; le rôle du mouvement
ouvrier et l'activité de la classe ouvrière sous le
capitalisme avancé; et le stalinisme.
Conscient
de l'exceptionnelle avancée que constitua l'analyse de Trotsky
sur ce dernier phénomène (parmi les plus déroutants de ce siècle),
Ernest a puissamment contribué à sa mise à jour, en perçant
tous les dogmatismes des épigones du trotskysme sur ce plan. Très
vite, il fût le rapporteur sur cette question aux congrès
mondiaux et, lors du 5e congrès mondial, c'est lui qui présenta
le précieux document, à la fois bilan et refondation,
"Montée, déclin et chute du stalinisme" (Revue
Quatrième Internationale, décembre 1957). Il y suivait pas à
pas les tentatives de réformes bureaucratiques, dévoilait le
soubassement économique et social de celles-ci, et scrutait
l'horizon de la révolution politique - d'abord en URSS, ensuite
en RDA.
A
la fin de sa vie, il considérait la clarté politique à propos
de la démocratie socialiste comme une exigence absolument
fondamentale pour (re)gagner les peuples, la classe ouvrière et
la jeunesse à la relance de la perspective socialiste, après
le fascisme et la désastreuse expérience du "socialisme réel"(9).
La
dernière bataille: pour Trotsky et la Quatrième Internationale
L'échec
par non-lieu de la révolution socialiste antibureaucratique en
URSS et en RDA fût une grande déception pour lui comme pour
toute la gauche antistalinienne et vraiment socialiste. Ernest
n'admettait qu'avec une forte réticence intérieure que le
processus de restauration capitaliste avait franchi un palier décisif.
Indépendamment du pronostic, il mobilisa toute son énergie
pour la dernière grande bataille militante de sa vie: sauver le
maximum d'acquis de cette débâcle.
Il
mobilisa des moyens matériels et militants pour consolider des
noyaux marxistes-révolutionnaires en ex-URSS et en ex-RDA, défendit
"la légitimité de la révolution d'Octobre" (Cahier
de ITLRF), et profita de chaque occasion pour défendre le rôle
et les idées de Trotsky face au monde ex-stalinien qui
s'ouvrait (participation en ex-URSS à des débats publics et médiatiques,
à une réunion avec les instances du PC, un nouveau livre
"Trotsky als Alternative", publié en ex-RDA par la
maison d'édition de l'ex-PC, ce dont il était très fier).
Son
optimisme proverbial ne le rendait pas aveugle, pour autant,
devant la tournure réactionnaire que prenait la situation
mondiale, n savait par expérience que la survie de
l'Internationale - de son esprit révolutionnaire et de son intégrité
organisationnelle - dépendait plus qu'auparavant de la
conviction politique de ses cadres et de ses militants. Ainsi
naquit "Socialisme ou barbarie, le Manifeste programmatique
de la Quatrième Internationale à l'aube du XXIe siècle".
Au départ, il s'agissait, dans son esprit, de
"verrouiller" les acquis politiques de
l'Internationale devant le doute qui s'emparait de toute la
gauche au niveau mondial. Mais, très vite, Ernest comprit que
les bouleversements en cours n'affectaient pas seulement le
rapport de force, mais aussi -et dans leurs profondeurs-, les
structures des sociétés, des Etats, des classes, des forces
politiques, l'ambiance culturelle et les consciences (10).
Préparer
la IVe au siècle prochain impliquait dès lors une extension
substantielle du programme marxiste-révolutionnaire, contre
tout sectarisme ou dogmatisme, ainsi qu'un profil politique résolument
tourné vers l'avenir et les générations futures. Ainsi, et
malgré une première crise cardiaque (décembre 1993), Ernest
Mandel continua à jouer son rôle au sein de l'Internationale,
n guettait, malgré tout, les possibilités d'un retournement de
situation, notamment par une victoire de la gauche au Brésil.
Mais,
parallèlement, il enregistrait la déchéance morale et
politique des directions réformistes traditionnelles et le déclin
du mouvement ouvrier "classique", la criminalisation
du capitalisme, et s'interrogeait sur la survie de la planète...
Il citait les chiffres de l'extrême misère dans le monde et
insistait sur la dégradation de la situation des femmes, n
s'interrogeait à nouveau sur la barbarie nazie et sa bibliothèque
contenait tous les livres récents à ce sujet... n fût gêné
par le déclin de sa santé, mais continuait à travailler,
"pour l'Internationale - le sens de ma vie", comme il
l'écrit dans son testament, n trouvait réconfort auprès
d'Anne, son épouse, avec qui il a partagé les 14 dernières
années de sa vie, pleines de joie et de bonheur.
Début
juin 1995, il tint absolument à participer au Congrès Mondial.
C'est lui qui introduisit brièvement nos travaux, en développant
les thèmes qui lui étaient chers et en appelant les jeunes générations
à continuer le combat.
Ernest
Mandel nous a quittés. Nous pleurons sa disparition. Mais c'est
vers le combat révolutionnaire que nous nous tournons. Sa vie
toute entière est un puissant appel à s'engager aux côtés
des exploités et des opprimés, à construire le Parti et
l'Internationale socialistes-révolutionnaires. Ernest nous lègue
un fabuleux héritage politique. Nous l'engagerons, sans culte
de la personnalité, dans les luttes politiques et idéologiques
à venir, qui accompagneront inévitablement la redéfinition
d'une alternative programmatique et stratégique socialiste.
Notes :
1) Edition
EDI, 1968, p.9
2)
L’article signé E.R (E.M) « La crise mondiale du
mouvement ouvrier et le rôle de la IVe Internationale »,
in Quatrième Internationale, n°3, janvier 1944, fut rejeté
par les deux organisations françaises de la QI comme « anti-marxiste »
et « culpabilisant » pour la classe ouvrière.
3)
Les Temps Modernes, août-septembre 1964.
4)
Pour une vue d’ensemble, lire E.Mandel, « Revolutionary
Marxism today, J.Rotschild, Verso, 1979.
5)
Ernest rencontre alors sa première épouse, Gisela Scholtz.
Militante du SDS allemand, elle participera aux directions belge
et internationale. Elle décédera prématurément.
6)
Au début des années ’50, il s’impliquait dans le BP de la
section française en crise.
7)
Récemment réédité par La Brèche, 1987 : Che Guevara,
Ecrits d’un révolutionnaire.
8)
Cela a donné un livre, « Meurtres exquis », et
quatre articles de revue forts stimulants.
9)
Cf. la résolution « Démocratie socialiste et dictature
du prolétariat » du XIIe Congrès mondial, en 1985, dont
il fut l’inspirateur et le principal rédacteur.
10)
Voir sa dernière interview dans « La Gauche » n°8
du 19/04/95.
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