Entre autre dans son ouvrage
"Power and Money" (inédit en français) Ernest
Mandel, prolonge l'analyse de la bureaucratie au sein des
organisations ouvrières qu'avaient développé Trotsky et Rosa
Luxemburg. Il offre une puissante alternative marxiste aux théories
bourgeoises et dessine les aspects essentiels d'une lutte contre
le fléau bureaucratique.
Contrairement aux théories qui
affirment que l' emergence d'une couche bureaucratique (couche
d'officiels à plein temps qui usurpent le pouvoir) est un trait
inévitable des partis ouvriers de masse, Mandel offre une réponse
à ceux qui nient la possibilité d'une organisation démocratique
des luttes des travailleurs et d'un pouvoir des travailleurs
dans le monde moderne.
Pour Mandel, la bureaucratie est le fruit de relations spécifiques,
historiquement définies, parmi les êtres humains et entre eux
et avec le monde naturel. Son émergence sous le capitalisme et
dans les sociétés post-capitalistes est enracinée dans la
reproduction de la division sociale du travail entre travail
manuel et travail intellectuel. Cette division donne naissance
à une couche d'officiels à plein temps qui administrent des
partis, des syndicats de masse ou un appareil d'Etat
post-capitaliste. Dans la plupart des cas, cette couche évolue
de manière distincte, ayant ses propres intérêts matériels,
sa propre politique et sa propre idéologie. Elle n'améliore
pas l'efficience ou l'efficacité des organisations de masse des
travailleurs, au lieu de cela leur monopole du pouvoir sape la
capacité de la classe ouvrière à défendre ses intérêts les
plus immédiats sous le capitalisme et à construire une
alternative viable au capitalisme.
Emergence de la critique
La critique marxiste de la bureaucratie commence par l'analyse
du réformisme de l'avant-guerre 14-18. Mandel puise dans les écrits
de Rosa Luxemburg une critique marxiste de la bureaucratie. Pour
elle, l'emergence et le développement du fonctionnariat dans
les syndicats et les partis étaient la clef du conservatisme
croissant dans la social-démocratie allemande. Elle conclut que
l'hégémonie des permanents des syndicats et du parti combiné
à l'influence des intellectuels de la classe moyenne étaient
à la racine du refus de toute la direction de soutenir des
activités autres que les campagnes électorales et les négociations
routinières des conventions collectives.
Aux origines de la bureaucratie
Mandel situe «les origines de la bureaucratie ouvrière dans le
caractère alternatif et discontinu de la lutte de la classe
ouvrière sous le capitalisme. Pour Mandel, la condition nécessaire
pour le développement de la conscience de classe est l'activité
autonome et l'auto-organisation des travailleurs eux-mêmes » (1).
La classe ouvrière ne peut pas, dans sa totalité, être active
en permanence dans la lutte de classe. Elle ne s'engage
massivement que dans des situations extraordinnaires, révolutionnaires
ou pré-révolutionnaires qui, à cause de la position
structurelle du travail salarié sous le capitalisme, doivent être
de courte durée. A la suite de luttes victorieuses, seule une
minorité de travailleurs reste active de façon systématique.
Celle-ci, dans sa plus grande partie préserve et transmet aux
nouveaux travailleurs les traditions de la lutte de masse sur le
lieu de travail ou dans la communauté. Mais une minorité de
cette «minorité militante», avec des intellectuels de la
classe moyenne qui ont accès à des compétences culturelles
dont est exclu la majorité de la classe ouvrière, va assumer
l'administration des syndicats et partis créés par la montée
périodique des luttes.
Même si un appareil de permanents et de fonctionnaires est nécessaire
aux organisations de masse, la spécialisation des fonctions
peut entraîner un monopole croissant de la connaissance et donc
du pouvoir. Et s'il n'est pas contrôlé, il signifie une rélle
division entre de nouveaux dirigeants et la masse. C'est durant
les inévitables trêves de la lutte des classes, lorsque la
majorité de la classe ouvrière est passive que le potentiel de
bureaucratisation se réalise. En particulier durant les ondes
longues d'expansion où le niveau de vie s'améliore sans luttes
tumultueuses. L'appareil peut alors se séparer du reste de la
classe ouvrière. Les travailleurs devenus permenants font l'expérience
de conditions de travail tout à fait différentes. Ils se
trouvent libérés des humiliations quotidiennes du processus de
travail capitaliste. Capable de fixer leurs horaires, de
planifier leurs activités, les permanents cherchent à
consolider ces privilèges et à en créer de nouveaux, en
particulier des revenus bien plus que ceux des travailleurs
qu'ils sont censés représenter.
En défense de leurs privilèges, la bureaucratie exclut les
militants de base dans les syndicats et les partis de tout véritable
pouvoir de décision. La consolidation de la bureaucratie comme
couche sociale distincte donne naissance à une pratique
politique particulière et à sa visiondu monde. La préservation
de l'appareil du parti ou du syndicat devient l'objectif
principal. Les bureaucrates tentent de contenir l'activité des
militants dans un espace qui ne menace pas l'existence des
institutions qui sont à la base des styles de vie particuliers
des permanents. «Ainsi, la diaclectique des conquêtes
partielles, la possibilité que de nouvelles luttes puissent
aboutir à la destruction des organisations de masse de la
classe ouvrière, est à la base du fait que la bureaucratie
ouvrière compte sur les campagnes électorales et les tactiques
de pression parlementaire (le lobbying) pour obtenir des réformes
politiques, et sur des négociations collectives strictement
contrôlées pour augmenter les salaires et améliorer les
conditons de travail. Toute discussion, sans parler des
tentatives de promouvoir l'activité autonome et
l'auto-organisation tumultueuses des masses travailleuses et
opprimées sous la forme d'actions militantes (...) doit être
étouffées» (2).
Les bureaucrates exigent des travailleurs une obéissance
aveugle aux dirigeants. Or, la substitution réformiste de la
politique électorale et du marchandage routinier aux luttes des
masses est catastrophique. Cette politique est utopique dans le
sens le plus négatif du mot. On ne peut modifier graduellement
les rapports entre capital et travail. Cette conception s'écroule
lorsqu'on se retrouve face aux inévitables crises de rentabilité
du capitalisme et à l'intesification de la lutte des classes
qui en résulte. Les bureaucraties tentent alors de limiter la
lutte des travailleurs dans le cadre de la démocratie
capitaliste, ce qui facilite la consolidation des forces répressives
et dictatoriales du pouvoir capitaliste (Allemagne 1933, Espagne
et France 1936-37...). Ce substitutisme a conduit à une désorganisation
et à une passivité profonde dans les rangs du mouvement
ouvrier occidental depuis le Seconde guerre mondiale. S'il
renonce au militantisme et à l'action directe des travailleurs,
la bureaucratie ouvrière en occident n'a pas d'autre choix que
de faire des concessions à l'offensive patronale et de gérer
l'autorité de l'Etat capitaliste.
Inévitable, la bureaucratie ?
Pour Mandel, le réformisme continuera à être un problème
dans le mouvement ouvrier jusqu'à ce que le capitalisme soit
renversé mondialement. Mais Mandel distingue des contrepoids
sociaux et des mesures préventives. Si le processus alternatif
de lutt edes classes crée le contexte pour la croissance de la
bureaucratie, il fournit aussi la base pour un parti ouvrier révolutionnaire
de masse. Des flux et reflux de la lutte de classes naît une
avant-garde des travailleurs. La capacité de noyaux
socialistes-révolutionnaires à organiser les travailleurs les
plus actifs, les plus radicaux et à fusionner avec eux crée
une série de contrepoids potentiels à la bureaucratie.
L'auto-activité de la classe ouvrière, l'implantation solide
du parti révolutionnaire au sein du mouvement ouvrier sont
autant d'alternatives aux tentatives de confiner les luttes à
l'intérieur des limites compatibles avec le pouvoir
capitaliste.
Mais pourquoi, dès lors,
n'avons nous pas vu émerger des partis révolutionnaires en
Europe ? Mandel pointe la récession de 74-75 qui laisse au dépourvu
de nombreux militants amenés à agir dans un contexte de chômage
massif et la disparition d'une tradition anticapitaliste. Les PC
n'ont rapidement olus été des lieux d'activités militantes de
base mais des espaces de recrutement des fonctionnaires du
syndicat et du parti.
Une contribution précieuse
La contribution de Mandel a l'analyse de la bureaucratie, dans
les société capitalistes tout comme dans les sociétés
post-capitalistes, se révèle précieuse pour dégager les
perspectives essentielles de recomposition. Certes, certaines de
des prévisions se sont révélées trop hâtives. Car, comme
l'analyse la résolution du XXIVe Congrès de la Quatrième
Internationale, les années 50 et 60 ont vu une profonde cassure
dans l'histoire de l'avant-garde ouvrière. Au lieu de gagner
des travailleurs anticapitalistes des organisations bureaucratisées,
il s'agit plutôt de travailler dans une perspective de
recomposition graduelle de l'avant-garde ouvrière, par la réorganisation
progressive des divers mouvements sociaux d'émancipation à l'échelle
internationale.
Notes :
(1) Charles Post, «Ernest Mandel et la théorie
marxiste de la bureaucratie», in «Le Marxisme d'Ernest Mandel»,
Paris, PUF (Actuel Marx), 1999.
(2) Charles Port, idem.
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