La
perte de notre camarade Ernest Mandel a suscité bien des réactions
en Belgique et surtout à travers le monde. En témoignent les
dizaines et les dizaines de messages de solidarité qui nous
sont parvenus et les nombreux articles parus dans les principaux
quotidiens d'Europe et d'Amérique latine essentiellement (voir
La Gauche spécial Mandel n°15-16 et Inprécor n°394). Ce
vendredi 29 septembre a eu lieu une séance d'hommage à
Bruxelles et le lendemain, les cendres d'Ernest Mandel étaient
enterrées au cimetière du Père Lachaise à Paris.
La
commémoration bruxelloise, selon le souhait même d'Ernest
Mandel, se voulait une activité militante. Loin de tout culte
de personnalité ou de manifestation de deuil affligé, ce fut
un salut vivant à la mémoire de notre camarade. Ses combats
ont été retracés au travers des interventions d'anciens
camarades, de membres du POS, de sympathisants de la IVe
internationale ou tout simplement d'ami(e)s.
La
séance, présidée par Guido Totté, a été introduite et clôturée
par François Vercammen, membre du Bureau Politique du POS et de
la direction de la IVe Internationale. Devant plus de 300
personnes, jeunes et moins jeunes, François Vercammen a expliqué
le sens de notre hommage envers cet "intellectuel plein de
simplicité, très humain dans ses relations et sincère dans
son engagement politique: la construction de la IVe
Internationale (...)".
Porter
hommage à Ernest Mandel, explique Vercammen, "c'est le
remettre dans le contexte social et historique de son époque".
Il retracera alors les grandes étapes des jeunes années et de
l'adolescence de Mandel que ce dernier, depuis quelques temps,
"évoquait avec plaisir et nostalgie". François
Vercammen rappellera également quelles furent les
"obsessions" intellecuelles de Mandel, résumées en
trois questions qui ont été les axes fondamentaux de ses
travaux : "pourquoi et comment le capitalisme a-t-il survécu
a ses crises ; pourquoi la classe ouvrière n 'arrive-t-elle pas
à liquider ses déformations bureaucratiques (staliniennes et réformistes)
et enfin ; comment une petite minorité socialiste-révolutionnaire
peut gagner l'ensemble de la classe ouvrière?".
Plusieurs
personnalités et ami(e)s d'Ernest se sont succédé pour évoquer
leur relations avec notre camarade à différent moments de sa
vie. Le premier, Jan Craybeekx, qui l'a connu à l'Athénée
d'Anvers en 1938, se souviendra des jeunes années du déjà
rebelle Mandel: "avec Emest, nous devions faire une rédaction
sur Léopold, le "Roi-Chevalier" et acheter une carte
postale à son effigie. Nous avons refusé d'acheter ladite
carte et avons rédigé une rédaction qui a profondément choqué
le professeur!".
La
compréhension du sens de l'histoire
Maxime
Steinberg, historien et directeur du Centre d'études sur la IIe
Guerre mondiale soulignera le rôle, "parmi ces quelques
dizaines de trotskystes belges durant l'occupation, des membres
juifs de l'organisation". Il rappellera le sort tragique
d'Abraham Léon, dirigeant du PSR (section belge de la IVe
Internationale à l'époque) qui sera arrêté pour "menées
communistes" et gazé à Auschwitz, tandis que Mandel, lui,
aura la "chance" de n'être "condamné que comme
Résistant".
En
1940, Mandel et sa famille, installée à Anvers et participant
à l'organisation, "publiaient un journal clandestin. 'Het
Vrije Woord' qui exprimait une lucidité extraordinaire dans ses
articles, à tel point que j'ai cru qu 'ils avaient été écris
par après! " Cette lucidité s'exprime par la compréhension
qu'avaient les Mandel sur le sort réservés aux Juifs par les
nazis: "on verra le journal, en décembre 1941, alors que
le premier décret anti-juifs est proclamé (qui crée un gettho
"moral" et social), appeler ses compagnons Israélites
à fuir ou à entrer en clandestinité, leur prédisant sinon
leur disparition physique". Et cela "à une époque où
pratiquement tout le monde pensait que les cris de haine et de
destruction des nazis envers les Juifs n'étaient que de la
propagande!". Cette lucidité qui prédisait le génocide,
alors que les premières déportations n'avaient pas encore eu
lieu, exprimait, selon Steinberg, une prise de conscience du
sens de l'histoire réelle.
Lucien
Perpette, ancien délégué Setca à Cockerill, a évoqué son
premier contact avec Mandel, d'abord "pendant les années
50 lorsqu 'il donnait des cours d'initiation au marxisme aux
JGS" (Jeunes Gardes Socialistes), ensuite lors de la grève
générale de 60-61. "Il était fasciné par la classe
ouvrière liégeoise. Mandel était un intellectuel flamand mais
il avait une connaissance approfondie du mouvement ouvrier liégeois
(...). C 'était un homme qui "allongeait le monde avec des
planches (...). Il a montré que le rêve est chose possible car
il a démontré que le monde est riche, que la misère est
organisée et que l'on peut transformer le monde".
L'orateur
suivant, était Jean van Lierde. Scout catholique aux idées
anarchistes, il adhère aux JGS dans les années 50 et entre en
contact avec la IVe Internationale grâce à Emile Van Ceulen et
Ernest Mandel: "ce n 'était pas drôle pour un catho de
militer à la JGS! Lors de mon premier meeting, un ponte
socialiste dit à Mandel et Van Ceulen: ne laissez pas parler un
calotin! Malgré tout, j'ai parlé (...) En 57-58, c 'est le
lancement de La Gauche où j'écris des articles
anti-militaristes et anti-colonialistes".
Il
se souviendra plus particulièrement d'un soir où, étant chez
Ernest Mandel avec Marcel Liebman, tous trois "sirotaient
divers apéritifs (Porto,...), lorsque, soudain, on sonne à la
porte. Avant d'aller ouvrir, Ernest cacha alors précipitamment
les bouteilles et les verres en disant à ses compagnons:
"c'est sûrement un militant!"... Marcel et moi n
'avons toujours pas compris pourquoi l'apéritif et le marxisme
étaient incompatibles!"
Avec
son ton gouailleur, il se souvient également d'une lettre lui
étant adressée "datée de l'an 2006 en l'honneur des 80
ans du camarade Van Lierde, et signée par différentes figures
de La Gauche; Van Ceulen, Liebman, etc. dont les signatures
portaient toutes la mention de "Commissaire du peuple à...".
Ernest Mandel portait quant à lui le titre de "Commissaire
du Peuple aux sports et aux loisirs".
D'autres
orateurs sont succédés, entrecoupés d'extraits vidéos
d'interviews d'Ernest et de pauses musicales. Les trop
nombreuses interventions ne peuvent êtres toutes évoquées ici
(1).
Eloges
et critiques
A
relever tout de même les interventions de Jaap Kruithof,
philosophe, qui a insisté sur le fait que tout chez Mandel n'était
pas juste, qu'il commettait des erreurs, souvent dues à son
optimisme désarmant. Malgré tout, estime Kruithof, "avec
Mandel, nous perdons notre plus grand intellectuel de cette
seconde moitié du siècle (...) Il était tellement supérieur,
intellectuellement, qu 'il était difficile de se mesurer à
lui. Je me souviens d'un débat entre lui et Eyskens... c 'était
risible!".
Kruithof
a critiqué plus particulièrement les erreurs d'appréciations
de Mandel en 68 et surtout, l'espoir d'Ernest en 1989 que les
transformations à l'Est déboucheraient sur une révolution
socialiste. Mais "peu importe qu 'il ait eu tort, dans ses
oeuvres théoriques, il est difficile de le contredire (...) Le
"Troisième âge du capitalisme" est le plus grand
livre publié en Belgique pour comprendre le néo-capitalisme
(...) ce sont des oeuvres d'un niveau égal à celles de Marx.
"
Ida
Decqueeker a relaté plus spécialement les relations entre
Mandel et ses camarades du POS: "Il nous posait toujours
des tas de questions, sur nos luttes, nos tâches, etc. Il
portait beaucoup d'attention au féminisme. Contrairement à
beaucoup d'hommes, il n'avait pas la prétention de se dire féministe.
Il était convaincu qu 'il n 'y aurait pas de socialisme sans féminisme
et vice-versa. Dans les années '70, il saisit toute
l'importance de la lutte pour le droit à l 'avortement."
Autre
orateur remarqué: Abraham Serfaty, vieux révolutionnaire,
longtemps emprisonné dans les geôles d'Hassan II du Maroc.
"Ernest Mandel a été un exemple pour des milliers de
militants dans le monde. " Et de souligner qu'au Maroc,
"la classe ouvrière a continué à porter le flambeau, hérité
des luttes de la classe ouvrière européenne."
Enfin,
François Vercammen clôturera la séance: "la personnalité
d'Ernest a été représenté ici dans sa diversité". Sur
l'optimisme légendaire de Mandel, source de ses erreurs,
Vercammen apporta une précision: "Son optimisme était le
résultat de sa propre expérience personnelle. C'est son
optimisme qui lui a sauvé la vie lors de son arrestation par
les nazis. (...) Il n 'était pas aveugle, il comprenait que le
changement n 'était pas seulement entre le Capital et le
Travail, mais que c 'est toute la société, en profondeur, qui
changeait. Ce qui l'inquiétait le plus, c 'était le désarmement
idéologique de la gauche (...). C'est le moment de se
reprendre!"
Entamée
par une chorale, l'Internationale fut alors chantée par 300
gorges, autant d'hommes de femmes, de jeunes et moins jeunes,
qui rendront ainsi, debout et le poing levé, un hommage plein
d'émotion et de force.
S'il
fallait une conclusion à cet hommage (qui n'est qu'un début
pour faire vivre Mandel à travers la diffusion de ces oeuvres
et la continuation de son combat pour la révolution
socialiste), c'est sur l'esprit visionnaire de l'oeuvre de notre
camarade. Sans hésiter, on peut reprendre envers Mandel une
citation de Deutscher qui, dans sa monumentale biographie de
Trotsky, évoque de manière imagée la prescience et les
erreurs d'appréciation du grand révolutionnaire bolchevik:
"Que
son message suscite horreur ou espoir, que l'on tienne son
auteur pour le héros inspiré d'une ère nouvelle unique dans
l'histoire par sa grandeur et ses réalisations, ou comme le
prophète de la catastrophe et du malheur, on ne peut qu 'être
impressionné par l'ampleur et l'audace de [sa] vision. Il
embrassait l'avenir comme, du sommet d'une haute montagne, on découvre
un immense territoire inconnu dont on distingue, dans le
lointain, les grands axes d'orientation. A vrai dire, de sa
position, il ne pouvait apercevoir complètement cette partie du
paysage qui s'étendait à ses pieds; des nappes d'épais
brouillard lui en cachaient maints endroits, et les distances et
les perspectives ne lui apparaissaient pas comme s'il avait été
dans la vallée. Il se méprit sur la direction exacte d'une
grande route, plusieurs jalons distincts lui apparurent comme
s'ils ne faisaient qu 'un (...). Mais la compensation fut
l'ampleur unique du panorama qu 'il avait sous les yeux. "
(2)
La
cérémonie au cimetière du Père Lachaise à Paris
C’est
à Paris, au cimetière du Père Lachaise, près du Mur des Fédérés
de la Commune de 1871, que les cendres de notre camarade Ernest
Mandel ont été enterrées ce samedi 30 septembre. C'est en
sifflant et murmurant des chants révolutionnaires que près de
1.500 personnes (dont beaucoup de jeunes), pour la plupart
membres et sympathisants de la IVe Internationale, ont rejoint
la tombe de Mandel. Alain Krivine, pour la LCR, et Livio Maitan,
pour la IVe Internationale ont pris la parole pour évoquer la mémoire
du défunt. Dans le public, aux côtés des membres et
dirigeants de la IVe Internationale (dont Michel Raptis dit
"Pabio", qui a assisté au Congrès de fondation de
l'Internationale en 1938), se trouvait Arlette Laguillier, de
Lutte Ouvrière, l'ambassadeur de Cuba, des représentant du
PCF, du PS, des libertaires, etc. Des messages de sympathie sont
arrivés de Fausto Bertinotti, du PRC italien, de Gregor Gysi,
du PDS allemand et de Gilles Perrault qui dira de Mandel:
"Il était de ces hommes très rares qui font aimer la révolution
parce qu'ils l'incarnent". Entre une stèle à la mémoire
des Brigades Internationales, une autre en l'honneur des Résistants
antifascistes et non loin d'un monument aux victimes du nazisme
se trouve désormais une tombe où l'on peut lire: "Prolétaires
de tous les pays, unissez-vous dans la IVe
Internationale!".
Notes:
(1)
Les enregistrements de toutes les interventions de la séance
d'hommage seront intégralement retranscrites pour être
prochainement publiées. Pour tous renseignements ou pour réserver
cette publication: écrire à la rédaction du journal. Citons,
pêle-mêle, le bourgmestre de Saint-Josse, Guy Cudel ; Alain
Meynen, qui retraca "la signification de l'apport d'Ernest
Mandel dans la période de la grève de 60-6l"; Joke De
Leeuw, qui expliqua que le marxisme et la pratique militante de
Mandel prouvaient que "le marxisme
est surtout
empreint de désaliénation et de chaleur humaine, d'une libération
des reports humains"; Jakob Moneta, du PDS allemand, qui
relata l'apport de Mandel aux marxistes allemands, de son
dernier livre "Trotsky Als Alternativ" où il n'hésitait
pas à critiquer Trotsky et sa période "noire" de
1920-21; Louis van Geyt, du Parti Communiste, Eric Corijn,
Pierre Galand, Else Witte, rectrice de la VUB, ...
(2)
"Trotsky, le prophète armé", tome I, édition 10/
18, 1972.
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