Premier trait caractéristique d'une grève générale, et
c'est peut-être le plus difficile à définir d'une manière tout à fait
précise: qu'est-ce qui distingue une grève générale d'une simple grève
large? C'est difficile parce que, d'une manière purement quantitative, on ne
peut pas répondre à la question. Une grève générale n'est évidemment pas
une grève à laquelle participent tous les ouvriers ça n'a jamais existé et
ça n'existera jamais! Et attendre que le dernier ouvrier participe à la grève
pour l' appeler grève générale est absurde. Nous avons parlé de la grève
générale en Belgique en 1960, à juste titre: disons qu'il y avait un million
de grévistes, c'est le chiffre que nous avons avancé et je crois qu'il est
quelque peu exagéré. Manifestement en Belgique, il y a plus d'un million
d'ouvriers, il y en a deux millions et demi, Néanmoins le terme était
parfaitement justifié.
Où se sépare une grève générale d'une grève
simplement large?
Quelques unes des principales caractéristiques sont:
a) qu'elle est largement interprofessionnelle non
seulement dans la participation mais aussi dans les buts.
b) qu'elle déborde très largement du secteur privé
incluant des éléments décisifs de tous les travailleurs des services publics,
de sorte qu'elle paralyse non seulement les usines mais aussi toute une série
d'institutions de l'État: chemin de fer, gaz, électricité, eau, etc.
c) et que l'atmosphère, c'est insaisissable mais c'est
peut-être le facteur le plus important, qui est créée dans le pays est une
atmosphère d'affrontement global entre les classes, c'est-à-dire que ce n'est
pas un affrontement entre un secteur du patronat et un secteur de la classe
ouvrière, mais que toutes les classes de la société ont l'impression que
c'est un affrontement entre la bourgeoisie dans son ensemble et la classe
ouvrière dans son ensemble, même si la participation des travailleurs à cette
grève n'est pas à l00% ou à 90%.
Vous aurez peut-être remarqué que je n'ai pas ajouté
une autre caractéristique qui est trop souvent ajoutée par des militants, par
des théoriciens marxistes qui s ' occupent de cette question. Je n'ai pas dit
qu'une grève n'est seulement générale que si elle avance des revendications
politiques. Pourquoi? Une grève générale est objectivement politique, du fait
qu'elle implique un affrontement avec la bourgeoisie dans son ensemble et avec
l'État bourgeois, mais il n'est pas nécessaire qu'elle en ait conscience dès
le départ "Il y a un grand exemple historique en Europe, peut-être le
plus grand jusqu'à mai 68, qui le confirme, qui est l'exemple de juin 36 où
aucune revendication politique n'était avancée, où les ouvriers occupaient
les usines et avançaient, apparemment seulement, des revendications de type
économique (réduction des heures de travail, congés payés, etc., à la
limite "contrôle ouvrier"), mais où Trotsky lui-même et tous ceux
qui, avec un peu d'honnêteté, ont examiné ce mouvement, se rendaient bien
compte du fait que ces travailleurs réclamaient infiniment plus dans le fond
que ce qu'ils étaient capables d'articuler. Et ce serait une très grave erreur
de juger la nature d'une grève d'après la capacité d'expression consciente de
ceux qui la portent à un moment déterminé.
Croire qu'une grève n'est seulement générale que si
elle avance des revendications politiques, cela revient à dire "une grève
n'est seulement générale que si ceux qui la dirigent et en expriment les
revendications sont conscients de tout ce qu'elle implique". Cela restreint
d'une manière très dangereuse l'application du concept de grève générale.
La conclusion qui s'en dégage c'est que l'avant-garde révolutionnaire
s'efforce dès le début du mouvement d'en exprimer la nature politique, les
objectifs qui dépassent les objectifs économiques ou propres à tel secteur et
que son effort de politisation doit être courant.
2. La grève générale passive.
Il y a quelques exemples de grève passive dans
l'histoire, et même parmi les plus éclatants: la plus grande grève générale
qu'on ait jamais connu en Europe occidentale, la plus efficace, est la grève
générale de la classe ouvrière allemande contre le putsch du général Kapp
en 1920, qui a été absolument totale dans son efficacité, dans son effet, qui
a arrêté toute la vie économique et publique, était passive: les ouvriers n
' ont pas occupé les usines, ils sont rentrés chez eux, sauf dans quelques
régions et quelques cas exceptionnels.
Il faut bien distinguer une grève générale largement
passive dans laquelle les ouvriers se limitent à arrêter le travail d'avec une
grève générale avec occupation d'usines, qui est évidemment un énorme pas
en avant (je laisse sur le côté les aspects économiques, j'y reviendrai dans
un instant) parce qu'elle permet de rassembler la force de la classe. Une grève
générale passive est une grève qui disperse la force de la classe: chaque
ouvrier va à la maison. On ne peut plus le toucher, ni lui parler.
Une grève générale avec occupation veut dire des
centaines de milliers ou, selon la dimension du pays, des millions d' ouvriers
qui sont rassemblés dans les entreprises, à qui on peut parler tout le temps,
qui ont une force et une cohésion de classe qui est évidemment qualitativement
supérieure à celle d'une grève générale où chacun reste chez soi.
La conclusion est ici pratique: nous propageons d'une
façon systématique, il suffit de lire notre presse d' ailleurs, l' idée de
l'occupation et le modèle de grève général dont nous essayons de convaincre
l'avant-garde est une grève générale avec occupation des usines. Je
reviendrai par la suite sur des aspects organisationnels extrêmement importants
qui découlent de l' occupation et qui sont des anneaux décisifs pour
transformer une grève générale avec occupation vers une plate-forme de
départ pour une véritable révolution.
3. La grève générale active
L' idée de la grève générale active est aussi une
idée d' origine anarcho-syndicaliste -il faut rendre leur dû à ceux qui le
méritent -, mais on peut dire que les syndicalistes-révolutionnaires ont
apporté en pratique très peu de démonstrations, d'applications à cette
idée, sauf évidemment en Espagne pendant la révolution de 1936.
Que veut dire cette idée? Les travailleurs ne se
contentent pas d'occuper l'usine en faisant la fête comme on l'a fait en France
en juin 36 ou plus largement en mai 68, c'est-à-dire qu'ils ne font pas
simplement des séances de discussions, de cinéma ou de jeu de cartes -c'est ce
que nous avons vu quand nous sommes arrivés à Cockerill occupé par les
employés (pour la première fois dans l'histoire de Belgique, il y avait une
grève avec occupation des employés: décembre 71-janvier 72): ils ont
accueilli une délégation officielle de la LRT; quand nous avons vu ces
employés jouer aux cartes, nous avons quand même été un peu déçus. C' est
bien d'occuper, mais c' est évidemment là le niveau le plus élémentaire de
l' occupation.
Que veut dire au contraire "grève active"? Les
ouvriers organisent eux-mêmes la production sous leur propre direction. Dans le
passé, en dehors de l' expérience de la révolution espagnole de 36 qui
n'était pas seulement une grève générale mais une véritable révolution, il
y a très peu d'exemples. il y a maintenant un tournant extrêmement important
dans la classe ouvrière d'Europe occidentale: Lip en France, la Clyde en
Angleterre, Glaverbel en Belgique montrent que des secteurs d'avant-garde de la
classe ouvrière commencent à s'ouvrir à l'idée que quand on occupe une
usine, on peut faire plus que de l'animation culturelle ou de jouer aux cartes,
qu'on peut organiser soi-même la direction, c'est un énorme pas en avant.
Et nous donnons tellement d'importance à ces exemples,
non pas parce que nous croyons à la possibilité de construire le socialisme
dans une seule usine, mais parce que nous croyons que ces exemples, aujourd'hui
encore isolés, peuvent s'étendre et se généraliser en cas de grève
générale. Et une grève générale où les travailleurs de toutes les usines
font ce que les travailleurs de Lip ou Glaverbel ont fait, voilà quelque chose
de totalement différent! C'est un niveau historique qualitativement supérieur
à tout ce qu' on a connu dans le passé comme grève générale. Il faut
cependant se méfier de tout raisonnement mécaniste et bien se rendre compte
que le passage à la grève active part de points de motivations ou de
conscience très différents. Le cas le meilleur est celui où cela exprime une
volonté plus ou moins consciente des travailleurs de prendre en main les moyens
de production, c'est-à-dire de détruire le capitalisme. Si cela se produit,
nous sommes évidemment très heureux.
Mais il y a d'autres variantes possibles. Je voudrais en
donner deux:
A. Le passage à la grève active peut être le résultat
de ce qu'on pourrait appeler la logique interne de la grève générale,
c'est-à-dire la simple volonté de mieux réussir la grève générale. C'est
une motivation de méthode de combat, simplement pour rendre plus efficace la
lutte, indépendamment de ses objectifs à plus long terme, que la grève active
peut devenir nécessaire. Je cite quelques exemples qui reviennent souvent dans
les exposés et qui sont liés à l'expérience de mai 68 en France:
1) Il est manifeste qu'une grève générale des
transports, qui est une grève passive, devient dans une très grande ville un
facteur de désorganisation de la grève à partir d'un certain moment: si les
métros, bus, chemins de fer de banlieue cessent de fonctionner dans une ville
comme Londres, Paris ou Rome, cela veut dire que la classe ouvrière ne peut
plus se rassembler, qu'il est impossible que des gens fassent 20, 30 ou 50
kilomètres pour se rassembler dans une manifestation. Alors l'idée peut
naître, et doit être défendue par les révolutionnaires, qu'on maintient la
grève générale des transports pour désorganiser et paralyser la vie
économique bourgeoise; mais quand la classe ouvrière appelle à une
manifestation centrale dans la ville, on fait fonctionner les transports pour
amener les ouvriers à la manifestation et seulement à cette fin, et sous le
contrôle du comité de grève qui veille à ce que les transports ne
fonctionnent que dans ce but.
2) Autres exemple, supérieur dans la mesure où il touche
au saint des saints de la société capitaliste: une grève générale des
banques, caisses d ' épargne, etc. C'est un instrument vital pour paralyser la
vie économique bourgeoise mais si la grève se prolonge, une telle grève
passive se retourne contre les ouvriers. En effet un grand nombre d'ouvriers ont
leur petite épargne dans une caisse, dans les caisses d'épargne des
organisations ouvrières (mutualités, coopératives) ou au compte-chèques et
s'ils ne peuvent pas toucher cet argent, leur capacité de résistance
financière se réduit. Dans une grève générale active, les employés des
organismes financiers rouvrent les guichets à certain moments sous le contrôle
de leur comité de grève et donnent une certaine somme aux grévistes sur
présentation d'un papier qui prouve qu'ils sont grévistes. Et c'est très
important: cela veut dire que les employés commencent à administrer le
système bancaire et financier.
B. Autre motivation de la grève active dans le cadre de
la grève générale, elle découle de ce qu'on pourrait appeler la logique
économique de la grève générale. Cette logique paralyse toute la vie
économique. Mais toute la vie économique paralysée pendant longtemps
(quelques jours n'est rien), pose des problèmes vitaux, immédiats pour les
grévistes eux-mêmes. Prenons l'exemple le plus bête qu'on cite toujours: une
grève générale absolument totale qui dure une semaine, cela veut dire qu'il
n'y a plus de pain, que les gens n'ont plus rien à manger. Évidemment, cela
devient complètement "contraproducente" comme on dit en italien. Il
faut qu'à partir d'un certain moment des mécanismes commencent à jouer qui
admettent, sous la direction des travailleurs, un minimum de fonctionnement pour
que la survie physique de la classe ouvrière devienne possible. Les exemples
marginaux ont déjà été appliqués qui sont connus et très importants: en
Belgique, les ouvriers de Gazelco (gaz, électricité) ont depuis longtemps
appliqué la règle qu'en cas de grève, ils contrôlent eux-mêmes la
distribution du courant pour couper le courant aux entreprises, aux
administrations publiques, banques, etc. et éviter que le courant ne soit
coupé aux ménages, car cela risque de diviser la classe ouvrière, car la
grève sera impopulaire dans certains secteurs de la classe ouvrière. Par
contre s'il y a continuation de production, mais contrôlée par les grévistes
qui assurent que l'effet de paralysie de la vie économique est maintenu sans
que l'intérêt de la masse des consommateurs soit par trop perturbée,
l'efficacité de la grève est fortement accrue.
Le même raisonnement a été appliqué pendant mai 68 à
petite échelle, surtout dans la villes de Nantes - il ne faut pas sous-estimer
l'importance de ces petits exemples -, quand des comités de grève, des groupes
d'ouvriers d'avant-garde ont voulu organiser le ravitaillement des grévistes en
assurant un échange de produits avec les paysans, ce qui impliquait la reprise
ou le maintien de la production, l'écoulement des stocks qui existaient, toutes
sortes d'activités économiques, sous la direction des grévistes, pour avoir
assez à manger.
On peut encore citer un cas marginal qui n'a pas encore
d'importance pour le déroulement de grandes luttes ouvrières mais qui pour
l'avenir, vu la tendance générale de l'évolution économique, peut devenir de
plus en plus important, c'est ce qui est en train de se passer aujourd'hui en
Angleterre avec la grève des infirmières. C'est une grève très délicate car
c'est une grève des soins et des malades pourraient être mal soignés ou
mourir: ce qui serait radicalement impopulaire aux yeux du très large public
pour être utilisé par la bourgeoisie dans sa campagne contre le droit de
grève, les syndicats, le militantisme ouvrier. Les infirmières ont donc dû
chercher des formes de grève qui évitaient de nuire aux malades et qui en
même temps montrait leur capacité de frappe! l'administration du ministère de
la Santé. Une des solutions appliquées (il y a déjà eu d'autres cas du même
genre qui se sont produits), c'était de faire la grève du payement,
c'est-à-dire de soigner tout le monde mais de ne plus rien inscrire, ni tenir
la comptabilité, ni faire payer qui que ce soit. Voilà qui est extrêmement
populaire! Tout en ayant l'efficacité financière et de désorganisation
administrative exigée! Un autre aspect, encore plus avancé c'est que dans
certaines villes anglaises, des groupes d'ouvriers, entre autres métallurgistes
et des transports, ont appuyé cette grève et ont proposé aux ouvriers de
faire grève pour la cause de infirmières. Voilà un pas en avant très
important dans la solidarité de classe!
Quelle est l'importance de tout cela? Pourquoi
soulevais-je ces anecdotes? Non pas pour l'importance de celles-ci, nous ne
croyons pas dans la percée de la conscience communiste dans un hôpital, à
l'organisation du socialisme dans une seule usine, mais parce que nous croyons
que la multiplication de ces exemples leur popularisation créent les conditions
qui préparent leur généralisation en une de grève générale.
Et il faut préciser que nous n'avons pas encore connu une
seule grève générale en Europe dans laquelle de tels exemples soient
effectivement généralisés et que serait un changement total: il faut faire un
effort d'imagination pour visualiser que serait une grève générale plus ou
moins totale comme celle de mai 68 et de laquelle la plupart des secteurs de la
classe ouvrière, au sens le plus large du terme appliqueraient toutes ces
techniques: ce serait le début d'une révolution sociale. Et c'est pour cela
que je mets en avant tous ces exemples assez anecdotiques fragmentaires.
L'important n'est pas dans la fragmentation et dans l'anecdote mais dans la
popularisation de l'exemple pour avoir une certaine tournure d'esprit. Une fois
que des secteurs de plus en plus nombreux de la classe ouvrière comprenne cette
problématique, quelque chose de totalement nouveau peut naître et c'est à
cela que nous nous employons.
4. Grève générale autogérée ou dirigée par
l'organisations ouvrières traditionnelles.
Nouvelle problématique: faut-il une grève générale
dirigée d'une manière plus ou moins bureaucratique par les organisations
ouvrières traditionnelles ou une grève générale autogérée, c'est -à-dire
qui dégage l' autonomie ouvrière par l' apparition d'organismes à la base qui
dirigent la grève. Je n'insiste pas parce que les camarades connaissent cette
problématique et que nous ne cessons de la développer dans notre propagande et
même dans notre agitation quotidienne. Il faut bien insister sur un fait: ce
n'est pas un parti-pris sectaire que nous faisons. Si nous agissons en faveur de
la grève générale (et de toute grève: en général) gérée par les
travailleurs eux-mêmes, ce n'est pas parce que nous n'aimons pas les dirigeants
de la FGTB ou de la CSC. Même si la direction de la CGT ou de la FGTB était
exclusivement composée de membres de la IVe Internationale, nous serions encore
en faveur de formes autogérées des grèves parce que nous croyons que ce n'est
qu'en créant des comités de grèves élus dans les entreprises, qu'en
associant un maximum de travailleurs à la gestion de la grève qu'une grève
générale peut réussir.
L'idée d'une grève générale dirigée par un petit
appareil, un petit état-major au sommet qui pousse sur les boutons, même s'il
est composé des gens les meilleurs du monde du point de vue politique, ce n'est
pas seulement une idée utopique, c'est aussi une idée profondément fausse du
point de vue politique, du point de vue social: elle ne correspond pas à une
compréhension de ce qu'est la classe ouvrière et la société bourgeoise; elle
présuppose au fond la même confusion mécaniste des sociaux-démocrates de
1900 dont j'ai parlé précédemment, une simultanéité de toutes sortes de
processus qui ne correspond pas à la réalité.
Pour qu'une grève de 10 millions d'ouvriers en France
puisse vraiment réussir, il ne suffit pas qu'il y ait un état-major de 15,20
dirigeants géniaux au sommet, il faut aussi qu'il y ait une association maximum
du plus grand nombre de combattants à la direction de cette grève, et ce à
tous les niveaux; c'est comme cela que nous voyons surgir des organismes de
dualité de pouvoir et aussi la possibilité d'une victoire de la révolution
socialiste en brisant la division du travail entre les chefs et la masse que la
bureaucratie a réintroduit de la société bourgeoise dans le mouvement
ouvrier, et en reprenant l'idée de l'organisation soviétique -le fond de la
pensée de Lénine dans "L'État et la révolution" sur l'organisation
soviétique-, à savoir une organisation à laquelle le maximum de travailleurs,
de gens du peuple est associé immédiatement, directement, sans division du
travail, à la gestion quotidienne de leurs affaires.
Vous connaissez le modèle idéal que nous avançons:
I) Élection d'un comité de grève par une assemblée
générale de grévistes.
2) Réunion régulière de cette assemblée générale qui
a le droit et la possibilité de révoquer chaque membre du comité de grève,
3) Election de toute une série de commissions par le
comité des grèves, plus larges que ses membres, pour associer un plus grand
nombre de militants qui viennent à l'A.G. à toutes sortes de fonction:
propagande, ravitaillement, finances,informations, animation culturelle, etc. Ce
sont des choses dont on a déjà beaucoup parlé.
Il faut cependant se méfier du "schéma
ultimaliste": ce modèle idéal, nous ne réussirons vraisemblablement pas
à le réaliser partout à la fois: cela présuppose la présence de militants
révolutionnaires, un niveau de conscience assez élevé pour que de cette
manière idéale, le modèle soit appliqué. Nous serions déjà très contents
si, dans un très grand nombre d'entreprises, il y a élection du comité de
grève. C'est déjà un pas en avant qualitatif.
Nous l'avons déjà dit souvent: si en mai 68, il n 'y
avait eu que l' élection de comités de grève - et leur fédération - dans
toutes les entreprises, il y aurait eu le début de la révolution, il y aurait
eu un changement qualitatif de la situation. Si nous poussons vers le modèle
idéal, c' est parce que les avantages de ce modèle sont tout à fait
évidents: cela représente les conditions optima pour l' organisation, l'
auto-organisation et l' association d'un maximum de travailleurs à la direction
de la grève et pour l' éclosion d'une situation révolutionnaire dans les
conditions les meilleures pour la classe ouvrière.
On comprendra aussi le lien intime entre la poussée vers
la grève active et l'auto-organisation de la grève. Il est manifeste qu'une
grève active ne peut plus être dirigée par un secrétariat syndical ou un
permanent: une ou deux personnes ne peuvent et ne savent plus organiser dans une
usine la production, le ravitaillement, le lien avec les entreprises
fournisseurs de matières premières, etc. C'est impossible: dès qu'on passe à
la grève active on est obligé d'associer à la direction de la grève et à
toute une série de décisions d ' autorité un grand nombre de travailleurs. La
grève active en elle-même est un stimulant très puissant de
l'auto-organisation de la grève comme le montrent les exemples de Lip,
Glaverbel-Gilly et pas mal d'autres au cours des deniers mois.
5. Des comités de grève aux conseils ouvriers
Le comité de grève-même le comité central de grève, j
'y reviendrai parce que ça a été la polémique avec les camarades
lambertistes en France en mai 68 -ne déborde pas encore le domaine d'une
grève, c'est-à-dire d'une contestation potentielle et non pas encore réelle
du pouvoir politique (d'État) de la bourgeoisie.
Comment passer de comités de grève aux conseils
ouvriers? Quelle est la distinction qualitative entre eux, même si le conseil
ouvrier naît 99 fois sur cent de comité de grève comme d' ailleurs le premier
soviet de Petrograd. Il y a deux éléments qui, jusqu'ici, sur la base de l'
expérience historique -et il faut être prudent parce que l'expérience de
l'avenir peut être plus riche que celle du passé -semblent déterminants dans
cette transformation:
1) la fédération, c'est-à-dire rompre le fractionnement
du germe du pouvoir ouvrier qui naît au niveau d'une usine: Lip n'est pas la
contestation de l'économie bourgeoise ou de l'État bourgeois dans son
ensemble. Mais 50 Lips qui se fédèrent, qui débordent deux ou trois branches
industrielles, voilà qui est qualitativement différent! Surtout si cela
implique en partie le système bancaire, l'électricité, les transports
publics, etc.
La fédération horizontale ou verticale, c'est-à-dire
dans une ville ou dans une branche industrielle -la ville est plus importante
que la branche parce qu'elle tend à accentuer le caractère contestataire -,
implique par sa logique une transformation de ces comités de grève en organes
de dualité de pouvoir si cette fédération dépasse un certain niveau.
2) le second élément, qui est simplement contenu comme
possibilité dans la fédération mais n'est pas encore réalisée, est aussi
indispensable: ces organes de fédération de comité de grève assument des
pouvoirs qui dépassent les pouvoirs de gestion de la grève.
Un comité central de grève qui se limite à organiser la
grève, à distribuer l'argent ou le ravitaillement aux grévistes et à éditer
un journal d'agitation de la grève peut à la rigueur être encore compatible
avec un pouvoir non partagé de la bourgeoisie. Cela devient difficile, c'est un
cas limite, mais on peut encore se l'imaginer. Mais un comité central de grève
qui assume des pouvoirs au-delà de la seule organisation de la grève, qui
commence à organiser la production, à organiser la distribution de crédit ou
de finances à partir des banques, à organiser les transports public, la
distribution de l'électricité, qui assume en un mot des pouvoirs de fait, un
tel comité de grève n'en est plus un mais est devenu un conseil ouvrier, un
organe de pouvoir qui commence à fonctionner.
La naissance d'un organisme de dualité de pouvoir se
manifeste par le fait que des pouvoirs qui, dans la société bourgeoise, sont
normalement exécutés soit par la bourgeoisie et ses instruments, comme le
système bancaire, soit par l'État bourgeois, commencent à être assumés par
ces organes. Cela peut être minimal; tout le monde connaît l'anecdote que je
me suis évertué à répandre en Europe, sinon dans le monde, et pour laquelle
les camarades liégeois m'en veulent énormément: la direction liégeoise de la
FGTB qui, dans les deux grèves générales de 1950 et 1960, organisait la
circulation automobile dans la ville de Liège et interdisait la circulation de
voitures et de camions sans un tampon de la FGTB, assumait de fait un pouvoir
public. Les camionneurs reconnaissaient ainsi un pouvoir public d'origine
ouvrière qui est totalement différent du pouvoir d'État bourgeois. C'est
extrêmement embryonnaire, mais réel.
Encore une fois, l'anecdote importe peu; ce qui est
important, c'est de transmettre des exemples pareils dans la mémoire et
l'imagination collective de la classe ouvrière, c'est de faire prendre un pli
à la structure mentale parce que ce genre d'exemple peut être multiplié,
généralisé dans la prochaine grève générale et aura une importance
colossale pratique pour faire naître vraiment des conseils ouvriers, des
organes de pouvoir de la classe ouvrière opposés aux organes de pouvoir de la
bourgeoisie.
6. Dualité de pouvoir économique et dualité de
pouvoir politique.
Traditionnellement, le concept de dualité de pouvoir a
été considéré -et l'école "zinovievo-stalinienne" a exercé une
très grosse influence à ce propos dans le mouvement ouvrier - exclusivement
comme un concept politique. Les camarades maoïstes en sont aujourd'hui le
produit caricatural. Ils ont un schéma simpliste et absolument transparent:
"les trotskystes n'ont pas compris que les soviets existent seulement dans
une situation révolutionnaire et que ce sont des organes du pouvoir
révolutionnaire. Aujourd'hui, il n 'y a pas de situation révolutionnaire donc
bavarder aujourd'hui sur le contrôle ouvrier, sur la dualité de pouvoir, c'est
parler dans le vide, ou pire encore, c'est faire du réformisme", etc.
Nous comprenons ce qu'il y a de caduc dans ce
raisonnement: cela évacue totalement la situation la plus caractéristique
d'une lutte ouvrière s'étendant et se généralisant, à savoir une situation
révolutionnaire, et la manière dont les révolutionnaires peuvent et doivent
intervenir dans une situation pré-révolutionnaire. Derrière le concept
maoïste, il y a en réalité la vieille tradition fataliste, mécaniste,
kautskyenne et anti-léniniste d'une situation révolutionnaire qui tombe du
ciel, qui est déterminée par les conditions objectives sur lesquelles l'action
de l'avant garde ouvrière ne peut avoir aucun effet.
Au contraire, nous prétendons qu'en poussant à des
expériences de contrôle ouvrier, en généralisant le contrôle ouvrier, en
généralisant la transformation de comités de grève en conseils ouvriers,
nous transformons par cette intervention une situation pré-révolutionnaire en
situation révolutionnaire, nous servons de facteur de cristallisation, de
catalyseur pour la naissance d'une situation révolutionnaire. Et Trotsky a eu,
concernant l' Allemagne au début de la grande crise économique, une pensée
plus audacieuse et plus rénovatrice: "Nous devons éviter d'identifier la
dualité de pouvoir et les organes de la dualité de pouvoir d'avec les soviets
de type classique qui sont venus de la révolution de 1917. Il n'est pas exclu
que, dans la situation concrète de l'Allemagne de 1930, les conseils
d'entreprise (organes légal dans le cadre de la constitution bourgeoise de
Weimar - E.M) dominés par les syndicats, pourraient devenir objectivement un
organe de dualité de pouvoir".
Pour le moment, nous devons avoir l' esprit assez ouvert
à ce propos. Il est certain que l'identification de dualité de pouvoir avec
des organes soviétiques exactement du même type que ceux de la révolution
russe ou la révolution allemande serait une erreur à ne pas commettre. Il y a
eu au moins un exemple historique à grande échelle: les comités de milice en
Espagne en juillet 36, qui étaient des organe: dualité de pouvoir absolument
évidents et d'une autre origine, d'une autre position que les soviets. Et, je
prends l' exemple le plus probable, on ne peut exclure qu' en Grande-Bretagne,
vu la particularité de la structure du mouvement ouvrier anglais, des organes
d'un type assez différent du soviet classique puisse jouer le rôle d'organes
de dualité de pouvoir.
Nos camarades anglais s'appuient sur ce qui devient une
constante aujourd'hui, du moins sur le plan local, en Angleterre: chaque fois
qu'il y a une situation de lutte très tendue au niveau local des organismes de
front unique "ad hoc" naissent qui rassemblent les délégués d'usine
les plus combatifs, pas nécessairement tous, qui rassemblent les sections
syndicales les plus combatives de l'endroit pas nécessairement toutes, qui
rassemblent parfois les sections locales du parti travailliste, pas
nécessairement toutes, et qui rassemblent des représentants d'organisations
révolutionnaires localement implantées et influentes.
La preuve du pudding, comme on dit en Angleterre, c'est en
le mangeant qu'on l'obtient. Si cet organe est capable de mobiliser l'ensemble
de la classe ouvrière de l'endroit, cela correspond à la même chose qu'à un
soviet local. S'ils s'agit simplement d'un organe qui rassemble l'avant-garde et
qui mobilise 10 à 15% de la classe ouvrière, c'est un front unique de gauche
(anticapitaliste comme nous dirions en Belgique). Nous ne devons pas exclure
l'apparition d'organes de ce genre dans des pays où l'immense majorité de la
classe ouvrière se trouve encore, d'une manière ou d'une autre, encadrée dans
les organisations traditionnelles; c'est évidemment la condition pour qu'un
type de rassemblement de ce genre puisse jouer de fait le même rôle qu'une
structure soviétique.
Je voudrais souligner le fait que j'ai dit
"organisé", que ce cas est très exceptionnel en Europe. Je crois
qu'en dehors de l' Angleterre - peut-être la Suède, que je connais mal - il
n'y en a pas; en France ce n'est certainement pas le cas. Si on devait
rassembler tout ce que je viens de citer plus haut, dans la plupart des villes
françaises, cela représenterait un tiers ou un quart de la classe ouvrière.
Idem pour l'Italie, la Belgique. Cela présuppose un niveau d'organisation et
d'encadrement de la classe ouvrière - non pas le fait de voter, mais le fait
d'être organisé et de suivre l'appel de... - qui est tout à fait exceptionnel
en Angleterre: dans la plupart des grands centres industriels, on peut
pratiquement dire que toute la classe ouvrière, sous une forme ou sous une
autre, est organisée dans les syndicats et le parti travailliste, dans la
mesure où les syndicats sont dans ce parti. Et même pour l'Angleterre, si je
donne le fond de ma pensée, je suis plutôt d'avis qu'en présence d'une grève
générale il y aurait des comités de grève élus qui surgiraient plutôt que
des organismes de ce genre. Mais il ne faut pas totalement exclure une
éventualité de ce type, parce qu'elle reste dans une certaine logique du
mouvement ouvrier anglais.
La distinction est donc très importante entre des organes
-qu'ils soient élus ou non, là n'est pas le point décisif -dont le rôle est
d'assurer certains pouvoirs économiques et le fait de passer à la contestation
du pouvoir de l'État bourgeois. Pourquoi ce problème est-il si décisif et si
difficile? Parce que nous nous heurtons à la distinction entre une tendance
objective et un certain saut qualitatif dans la conscience. On peut dire que par
la force des choses, presque imperceptiblement, par la simple logique interne du
mouvement, des ouvriers sociaux-démocrates ou éduqués dans le kroutchevisme
peuvent être entraînés, malgré eux, à faire toute une série de choses que
j'ai décrites précédemment (points 1 à 4), y compris la grève active, y
compris la réouverture des banques pour payer les grévistes. Mais il y a un
point où cela devient difficile, sinon impossible: lorsqu'il faut faire un
choix délibéré et conscient de se heurter, de nier les institutions de la
démocratie bourgeoise. C'est ce qui a causé la perte de toutes les
révolutions jusqu'à maintenant en Europe occidentale.
Il y a un exemple classique, c'est le plus connu parce que
c'est aussi le pays où les choses se font le plus brutalement: c'est le cas de
l'Angleterre. Au moment où le mouvement ouvrier anglais avait sa plus grande
force, juste après la Première guerre mondiale en 1921, lorsqu'il y avait la
fameuse triple alliance entre les trois plus grands syndicats qui décidaient de
faire grève en commun (métallos, mineur et transports) - qui aurait abouti à
une grève générale infiniment plus puissante qu celle de 1926, dans un
contexte historique totalement différent - au moment où le mouvement des
"shop-stewar" (de type semi-soviétique) était largement répand dans
les usines anglaises, Lloyd Georges, le dirigeant le plus intelligent de la
bourgeoisie anglaise, a appelé les trois principaux dirigeants des syndicats de
la "triple alliance" chez lui et leur a dit: "Nous savons que
vous êtes capables de paralyser tout le pays, nous savons que vous êtes
beaucoup plus forts que nous et nous savons même que nous ne pourrions pas
utiliser l'armée contre vous parce que la plupart des soldats refuseraient de
marcher, mais vous devez faire un choix: Je représente la majorité de la
nation, du parlement; si vous êtes prêts à faire une grève générale contre
la majorité de la nation et du parlement, vous ne pouvez la faire que si vous
êtes prêts à vous substituer à eux et à créer un autre pouvoir, une autre
structure d'État que celle du parlement et du suffrage universel. Etes-vous
prêts à le faire?" Je ne dois pas vous faire un dessin sur ce que ces
bureaucrates syndicaux ont répondu, tout le monde a compris.
La traduction la plus tragique (en Angleterre on peut dire
que c'est de la trai-comédie parce qu'il ne s'est rien passé - c'est ce que
Lloyd Georges voulait) cette même logique, c'est le cas de l' Allemagne où il
y avait des conseils ouvrier dans pratiquement toutes les usines et toutes les
villes, où il y avait quasi-effondrement de l'appareil d'État bourgeois
(c'est-à-dire où le pouvoir était en fait entre les mains de la classe
ouvrière) et où la majorité social-démocrate dans ces conseils ouvriers a
décidé délibérément de convoquer des élections générales pour un
parlement bourgeois et de transférer le pourvoir qu'elle avait à ce parlement
bourgeois. Non seulement criminel, mais bête! Parce qu'ils étaient convaincus
qu'ils auraient eu la majorité dans ces élections parlementaires. Ils ne l'ont
même pas eu (44% des voix). Ils n'ont même pas transmis le pouvoir des
conseils ouvriers à un gouvernement social-démocrate, mais à des partis
bourgeois.
C'est ainsi qu'en trois mois, la révolution allemande a
été liquidée (novembre 18-février 19): après la convocation de l'assemblée
constituante de Weimar, il n 'y avait plus de soviets. Ce point de non retour:
transformer des conseils ouvriers qui ont commencé à assumer un certain nombre
de pouvoirs économiques en organes qui délibérément contestent le pouvoir
des institutions parlementaires démocratiques bourgeoises de l'État bourgeois,
cela exige un saut qualitatif de la conscience; on ne peut pas amener la
majorité des ouvriers à faire la révolution socialiste sans s'en apercevoir;
c'est une illusion totale.
Il faut donc qu'il y ait une transformation décisive du
niveau de conscience de la majorité de la classe ouvrière, d'un niveau
réformiste à un niveau révolutionnaire ou semi-révolutionnaire, il y a une
série de conditions propices pour cela:
1) accélération générale de l' expérience de la
conscience des événements durant une période révolutionnaire -ce qui n'est
pas une mince affaire. Tout le monde connaît les formules de Lénine et
Trotsky: "Pendant une révolution, les ouvriers apprennent plus en un jour
que pendant un ou cinq ans d'une période non-révolutionnaire". Ils
apprennent plus parce qu'il y a plus d'activités de masse -c'est évidemment ce
qui caractérise une période révolutionnaire.
2) le rôle du parti révolutionnaire est tout à fait
décisif dans ces circonstances. Il est inconcevable -et il n'y a aucun
précédent - que la majorité de la classe ouvrière puisse acquérir une
conscience anticapitaliste et révolutionnaire sans le rôle actif et dirigeant
du Parti révolutionnaire. Et là encore, dans une période révolutionnaire, le
Parti révolutionnaire peut se transformer et croître à un rythme infiniment
plus rapide que dans une période de calme relatif.
3) Mais, aussi bizarre que cela puisse paraître, je
donnerai quand même dans tout ce processus le rôle décisif à un troisième
facteur: ce qui vient de l' ennemi.
La seule situation qui soit extrêmement difficile est la
situation dans laquelle l' ennemi ne fait rien. Il y a un exemple historique:
celui de la bourgeoisie italienne lorsque les ouvriers de l'Italie du nord ont
occupé toutes les grandes usines de la région: la fameuse grande grève de
novembre 1920. Et Giolitti, le premier ministre italien de l'époque, qui comme
Lloyd Georges était un des dirigeants les plus astucieux de la bourgeoisie
italienne, a dit: "Les ouvriers ont occupé les usines, ils sont armés (du
moins ceux de Turin -E.M.): c'est une menace pour la survie de l'État. La seule
chose utile que nous puissions faire, c'est de ne rien faire". Il faut
espérer, en d'autres termes, qu' ils ne sauront pas eux-mêmes prendre les
initiatives décisives pour un pas en avant décisif'. C'est exactement ce qui
est arrivé: il y a eu des réunions pendant 1,2,5,6 jours des directions des
syndicats, de la direction du parti socialiste -les communistes étaient encore
à l' intérieur du P. S. -, des conseils ouvriers: on a discuté de savoir sur
quoi on allait mettre l'accent: contrôle ouvrier ou non, que va-t-on demander
aux patrons, au gouvernement, etc. et le mouvement s'est épuisé par
discussions internes, piétinements, paralysie, incapacité de prendre une
initiative décisive pour faire la transformation que j' ai décrite plus haut.
Si la bourgeoisie italienne avait commis l'erreur de
lancer sur les usines les bandes fascistes à ce moment-là, ou de commencer une
répression militaire, il est presque certain qu'il y aurait eu la révolution:
les ouvriers étaient armés, ils avaient la force matérielle pour prendre le
pouvoir, pour riposter à n'importe quelle provocation venant de l'autre côté.
Mais prendre eux-mêmes les initiatives, sans provocations, rompre eux-mêmes
avec les institutions de la démocratie bourgeoise, ils n'en avaient ni la
conscience, ni la volonté, ni la direction.
Et il faut tirer une conclusion très importante,
contestée, mais se dégageant de toute l'expérience des grèves générales en
Europe occidentale: il est décisif de faire en sorte que les organes de pouvoir
ouvrier naissants de la grève générale subsistent, qu'il y ait une structure
de dualité de pouvoir qui subsiste et qu'il y ait une période de dualité de
pouvoir qui s'ouvre. Parce qu'à partir du moment où on réussit à les
maintenir, il est presque inévitable que l' adversaire soit obligé de les
attaquer, tôt ou tard et que les initiatives nécessaires pour la riposte
puissent être préparées, centralisées d'une manière beaucoup plus efficace
que si on réclame de ces ouvriers, qui viennent de faire un saut en avant
organisationnel colossal, de comprendre immédiatement aussi toutes les
implications politiques et révolutionnaires de leur décision, chose qui est
peu probable, du moins dans la majorité des pays où la classe ouvrière est
sous l'influence réformiste ou néo-réformiste.
En d'autres termes, la variante la plus probable, c'est
une véritable dualité de pouvoir; c'est-à-dire qu'existeront côte à côté
pendant une période transitoire, et les conseils ouvriers -embryon de pouvoir
soviétique -et le parlement et les institutions bourgeoises. Et il s'agira de
savoir à quel moment, sous quelle forme et sous quel prétexte on amènera la
majorité des travailleurs à rompre délibérément et consciemment avec les
seconds pour s'appuyer sur les premiers.
Tout cela s'applique si les travailleurs sont en majorité
encore sous l'influence de l'idéologie réformiste ou néo-réformiste. Si la
majorité des ouvriers est déjà communiste, anticapitaliste, trotskyste,
révolutionnaire, maoïste, etc. avant même que la dualité de pouvoir naisse,
tout cela ne s'applique guère, les ouvriers transformeront leurs conseils
ouvriers ouvertement en soviets et ils iront à la conquête du pouvoir. Mais
c'est une éventualité extrêmement improbable dans la quasi-totalité des pays
d'Europe, à la possible exception de l'Espagne, et encore, il faut être très
prudent.
7. La centralisation.
Nous nous heurtons ici à un phénomène qui est d'une
très grande importance psychologique et que, sans aucun doute, Lénine a
sous-estimé quand il a voulu transposer sur l'Europe occidentale un certain
nombre d'expériences de la révolution russe: la classe ouvrière d'Europe
occidentale est centralisée depuis très longtemps dans des organisations
ouvrières, syndicales et politiques. Et quand le camarade Posadas venait en
Europe et tapait sur le dos des ouvriers en leur disant: "Vous savez, vous
devez apprendre à vous centraliser", il leur apprenait quelque chose
qu'ils savaient depuis 75 ans.
Malheureusement, l'expérience que les ouvriers ont faite
est double et au moins partiellement négative: la centralisation augmente
incontestablement la force, mais
la forme concrète de la centralisation a aussi renforcé
la bureaucratisation; et plus une organisation de masse est centralisée
aujourd'hui, plus elle est bureaucratique -il n'y a aucune exception à la
règle dans toute l'Europe.
Or nous avons expliqué que dans une très large mesure,
ce qui est justement positif dans une grève générale, c'est qu'elle va
libérer des forces d'autonomie ouvrière pouvant remettre en question le
contrôle bureaucratique sur la classe ouvrière et le mouvement ouvrier. Il est
presque inévitable que cette autonomie ouvrière sera caractérisée au départ
par un degré non négligeable de décentralisation. C'est moins la révolte
contre la bourgeoisie et son État que contre la bureaucratie. Mais les deux
sont, par la force des choses, très intimement liés.
Ce qui veut dire que la centralisation de toutes les
initiatives qui seront prises ne sera pas une chose aussi évidente que dans un
discours de troskyste ou dans une école de cadres. Prenons un exemple sorti de
la révolution espagnole (il faut souvent se référer à elle parce que c'est
l'expérience la plus riche de ce que nous avons connu dans les pays
impérialistes jusqu'à maintenant) : les organes de type soviétique créés
spontanément par les travailleurs pendant les premiers jours de la révolution
n ' avaient même pas le même nom dans les différentes villes: en Catalogne,
où le mouvement était le plus avancé, ils s'appelaient en général
"comité de milice" (pas partout); dans d'autres parties du pays, ils
s'appelaient différemment: "comité de production", "comité
local", "comité d'usine", "conseil ouvrier",
"comité de front populaire", etc. Cela variait d'une ville à l'
autre. Et le titre n'était pas seulement une question formelle, il recouvrait
aussi une fonction différente, une composition différente, une auto-conscience
différente des gens qui étaient dedans, de ce qu'il représentaient. Et
fédérer tous ces comités dans les 24 heures en un Congrès national, non
seulement c'était impossible, mais cela ne s'est pas fait et ce n'est pas un
hasard!
Je voudrais indiquer quelques voies par lesquelles cette
centralisation peut progresser:
I) Une voie très importante, c'est la voie économique ou
économiste dont j'ai déjà parlé: dans la mesure où on passe à la grève
active, il y a dans la logique de la grève active une force centralisatrice
colossale que nous devons souligner. Il est impossible de commencer à produire
dans une entreprise sans prendre contact avec les entreprises de transport, de
matières premières, de distribution, d ' énergie. Il y a là une force de
centralisation et de coordination qui naît presque automatiquement. C'est un
argument de plus pour indiquer l'importance du passage à la grève active pour
transformer une grève générale en début de processus vers la révolution
socialiste.
2) Un autre facteur très important et que nous avons
encore tendance à sous-estimer: la centralisation de la communication.Il y a
aujourd'hui des centres nerveux de la société qui ne sont plus les mêmes que
ceux d'il y a 60 ans. Ce n'est plus la gare; l'idée d'occuper la gare -qui
était une idée logique pour les ouvriers de 1917- ne viendrait à personne
aujourd'hui dans pas mal de pays. Les centres nerveux actuels, ce sont les
centres de télécommunication, de radio, de TV et ce qui est lié: les
imprimeries (qu'il ne faut pas sous-estimer, notamment celle où on imprime l'
argent), banques, chèques-postaux, etc.
Si l'on voit ces quelques éléments, on voit des forces
de centralisation qui peuvent naître dans une grève générale. Du point de
vue de la possibilité d'une révolution socialiste, le tournant de la grève
générale de mai 68 n'a été aperçu par presque personne: les premiers jours
de la grève, toutes les entreprises étaient occupées et contrôlées par les
travailleurs, y compris celles de télécommunication; il n'y avait plus à
Paris une antenne de télécommunication qui n'était pas contrôlée par les
grévistes -même celles du Ministère de l'Intérieur et du Ministère de la
Défense nationale. La seule intervention militaire que le gouvernement
gaulliste a faite, ça a été pour dégager une antenne à Paris pour le
ministère de l'Intérieur: une intervention de 100 CRS a suffit.
S'il y avait eu une autre direction à la grève -avec des
si on peut évidemment faire beaucoup de choses -, s'il y avait eu une autre
conscience chez les ouvriers, s'ils avaient compris l'importance décisive des
choses, ils se seraient opposés à la saisie de cette antenne et il est inutile
d'expliquer ce qui aurait pu naître d'une telle résistance - victorieuse cela
ne fait aucun doute.
Il faut comprendre que le degré de paralysie qu'une
grève générale, qui prend des mesures de centralisation de cette nature, peut
imposer à l'État bourgeois, est qualitativement supérieur à tout ce qu'on a
connu dans le passé. Là apparaît un des aspects les plus saisissants de
l'incompréhension de tous ceux qui font la critique unilatérale et fausse de
la technologie contemporaine et la voient seulement comme une force d'oppression
et d'exploitation -ce qu'elle est en régime capitaliste -, et qui ne
comprennent pas qu' elle rend la société bourgeoise, parce que précisément
technicienne, infiniment plus vulnérable que par le passé devant une action
unanime et généralisée de tous les salariés.
Qu'était la répression bourgeoise il y a 50 ou 60 ans?
C'était quelques milliers de soudards armés lâchés sur la population; il n
'y avait à ce moment-là qu'une seule chose à faire: opposer les armes aux
armes. Aujourd'hui, la société est beaucoup plus vulnérable; ce sont des
unités hautement mobiles mais toutes reliées par radio, télex,
téléscripteurs etc. à un nombre fort réduit de centres nerveux. Saisissez
toutes les antennes de télécommunication, coupez les possibilités de
transmission et en un quart d'heure la centralisation passe dans le camp du
prolétariat et de la révolution, et la contre-révolution est totalement
décentralisée.
Pendant les premiers jours de la grève générale de mai
68 en France, on est arrivé à une situation où le ministre de l'Intérieur
n'avait plus aucun moyen de communication avec les préfets. et la situation
était poussée au grotesque parce que même les secrétaires, les dactylos, les
employés de préfectures étaient en grève, c'est à dire que la question
n'était même pas qu'il ne pouvait communiquer avec les préfectures mais que
ceci ne servait à rien: il fallait communiquer directement avec le préfet ou
un de ses adjoints parce qu'autrement ce n'était pas transmis.
L'importance de ces nouveaux centres nerveux que sont tous
ces moyens de télécommunications pour faire passer la centralisation dans le
camp ouvrier et pour paralyser le camp bourgeois et de la contre-révolution est
très important à comprendre. La grève passive transformée en grève active
dans ces domaines est une centralisation automatique. Imaginez-vous le passage
à la grève active lors d'une grève générale du personnel de la radio- TV
Cela veut dire que la radio- TV est mise au service de la grève, avec une force
de centralisation indescriptible. La contre-révolution le comprend
parfaitement: chaque putsch contre-révolutionnaire des 15 dernières années
visait à saisir avant tout la radio-TV.Ils savaient que si la radio-TV était
aux mains du peuple et des travailleurs, cela donnait une puissance colossale
qui n'a jamais existé dans le passé pour la centralisation d'un pouvoir
ouvrier.
Et on peut tirer des conséquences, à coup sûr, pour
l'avenir: c'est autour de ces centres que les premières épreuves de forces
éclateront. La gendarmerie en Belgique ne s'amusera pas d'abord à expulser les
grévistes de Cockerill ou des ACEC - ils devraient être fous pour faire une
chose pareille. Ils ne se concentreront pas non plus sur la gare de Waremme ou
sur la gare-frontière de Haine-Saint-Pierre.Ils iront sur les grands centres de
télécommunication, sur la RTB, les chèques-postaux, les grandes banques: là
sont les centres qui, s'ils sont contrôlés par un camp ou l'autre, peuvent
déterminer le cours général des événements pour une période.
Il est possible, justement autour du problème de
l'autodéfense de ce genre d'institutions qui, par leur nature même, font
passer dans une bonne proportion le pouvoir d'un camp à l'autre, que la prise
de conscience d'une masse beaucoup plus grande de travailleurs peut s'allumer et
qu'on peut comprendre la nécessité d'un certain nombre de choses qu'on ne
comprend pas lorsque c'est posé d'une manière un peu abstraite et générale.
8. Les loyautés de la classe ouvrière aux
organisations traditionnelles et le problème de la prise du pouvoir.
II s'agit de l'articulation de tout ce dont je viens de
parler jusqu'ici au sujet du développement de la dualité de pouvoir naissant
de la grève générale et les loyautés disons traditionnelles politiques de la
classe ouvrière qui aboutit à la fameuse question de la formule transitoire
gouvernementale. Nous sommes confrontés avec la contradiction fondamentale sous
sa forme la plus pure et la plus élevée.
Objectivement la question de la grève générale pose la
question du pouvoir politique. Objectivement des comités de grève fédérés
sont des organes de dualité de pou-
voir. Objectivement des comités de grève fédérés qui
commencent à assumer des pouvoirs autres que ceux de gérer la grève,
commencent à agir comme des organes
de pouvoir. Mais tout cela est, malheureusement,
compatible avec l'autre phénomène, que la majorité des travailleurs élisant
ces comités et les appuyant, continuent à appuyer en même temps des partis
réformistes qui, justement dans une situation de ce genre, manifestent leur
caractère contre-révolutionnaire de la manière la plus nuisible dans le cours
de l'histoire du mouvement ouvrier.
Et il faut dire que le verdict de l'histoire est
absolument clair: cela s'est fait chaque fois. Les ouvriers russes ont élus des
soviets partout en février-mars 1917 et y ont élu une majorité de mencheviks
et S.R de droite, c'est-à-dire des réformistes. Les ouvriers allemands ont
élu partout en Allemagne en novembre 1918 des conseils ouvriers et y ont élu
une majorité de sociaux-démocrates. Les ouvriers espagnols ont créé des
comités partout en Espagne en juillet 36, mais la grande majorité des membres
de ces comités étaient des sociaux-démocrates, des anarchistes et des membres
du P.C., c'est-à-dire des membres d'organisations qui ne comprenaient pas la
nature de dualité de pouvoir, pour ne pas dire de la nécessité de conquête
de pouvoir par ces comités. Nous devons comprendre cette contradiction et nous
ne pouvons pas la nier en paroles.
Nous ne pouvons pas dire: " Aussi longtemps que les
ouvriers n'auront pas rompu consciemment avec le réformisme, ils ne créeront
jamais des soviets". C'est démontré faux par l'histoire. Et nous pouvons
encore moins dire: "Aussi longtemps que les ouvriers n'auront pas rompu
avec le réformisme, ils ne devraient pas créer des soviets", ce qui est
presque la théorie des maoïstes. Car c'est seulement en créant des soviets,
en étant dans une situation révolutionnaire qu'ils finiront par rompre en
majorité avec le réformisme. Là se trouve donc la véritable difficulté, la
véritable contradiction qui trouve son expression la plus nette sur la question
du pouvoir.
Car on ne pourra convaincre les travailleurs que ces
organes doivent prendre tout le pouvoir, si on oppose ce pouvoir aux partis
auxquels ils sont encore loyaux. Et on ne peut pas non plus avoir l'illusion que
ces partis, sous la pression des travailleurs, finiront par prendre le pouvoir.
On ne peut pas exclure à l' avance cette éventualité marginale mais elle est
extrêmement improbable, et pour l'Europe occidentale, elle est exclue.
Jusque maintenant, le mouvement révolutionnaire en
général à avancé deux solutions pour sortir de cette contradiction. Ces
solutions qui sont des propositions pour résoudre le problème, restent les
seules valables.
1) Au niveau de la propagande, c'est la fameuse et
classique tactique des bolcheviks de 1917 qui dit aux travailleurs: "Vous
êtes organisés dans des conseils ouvriers, vous voulez qu'ils prennent le
pouvoir. En même temps vous avez encore des illusions dans le parti
social-démocrate. Réclamez de votre parti qu'il prenne tout le pouvoir dans le
cadre des soviets".
J'insiste sur le fait qu'une telle agitation a une
dynamique totalement différente dans une situation révolutionnaire où déjà
des organes de dualité de pouvoir existent d'une tactique appelant les ouvriers
à voter pour des partis ouvriers, de la tactique de réclamer que le Parti
travailliste arrive au pouvoir en Angleterre par voie des élections, ce qui est
utile aussi à des fins de propagande mais qui est totalement différent dans sa
dynamique. Je crois qu'à l'avenir, il ne nous sera pas épargné de passer par
la même voie. La seule éventualité où on pourrait faire l'économie de cette
étape intermédiaire, serait que les organisations révolutionnaires, dès le
départ, seraient majoritaires dans la classe ouvrière, éventualité que nous
excluons comme peu probable sinon impossible dans les années à venir.
Il faut cependant faire attention à la formulation
précise de ce mot d'ordre gouvernemental transitoire, car il doit correspondre
à la réalité de la loyauté de la classe ouvrière. Et celle-ci peut
varier.Il y a une tendance aujourd'hui en Europe occidentale - que nous avons
constatée en Belgique peut-être avant les camarades d'autres pays -, qui est
un certain transfert de loyauté des vieux partis traditionnels de la classe
ouvrière vers les syndicats. La forme réformiste traditionnelle classique dans
un pays comme la Belgique, c'est beaucoup plus la FGTB que le PSB, en Italie
beaucoup plus les syndicats que le PC, pour ne pas dire le parti
social-démocrate.
Il faut donc tenir compte dans la formulation du mot
d'ordre gouvernemental: il faut de toute manière y inclure les syndicats et
dans certaines situations les organisations syndicales avant les organisations
politiques traditionnelles. On se rappelle qu'en Belgique, pendant toute une
période partant de la grève générale de 1960, nous avions comme mot d'ordre
gouvernemental de transition "gouvernement ouvrier appuyé sur les
syndicats". Ce qui correspondait à une réalité de la classe ouvrière,
du mouvement ouvrier en Belgique. Il ne faut pas préjuger de l'avenir, car
cette question est très concrète et elle se modifie avec les réalités de la
classe ouvrière et il faut que cela ne sorte pas d'un schéma ou d'un texte
écrit il y a 40 ans mais colle à la réalité concrète de l'étape à
laquelle on se trouve dans chaque pays.
2) L'autre aspect de la solution de cette contradiction,
c'est l'aspect organisationnel. Lorsqu'il y a une crise révolutionnaire très
aiguë, lorsqu'il y a une grève général qui paralyse vraiment tout le pays et
crée des organes de dualité de pouvoir, un regroupement ultra-rapide, une
recomposition ultra-rapide s'opère dans la classe ouvrière et le mouvement
ouvrier. C'est le grand moment du centrisme dans l'histoire du mouvement
ouvrier. Il y a des forces centristes qui surgissent de divers horizons, de
divers point de départ et qui, en général, se retrouvent assez rapidement sur
un dénominateur commun dans la lutte, qui est positif -je ne parle, pas ici du
centrisme au sens négatif mais positif car il s'agit de forces qui vont du
réformisme vers la révolution.
Alors, la tâche de créer une unité d'action autour de
quelques questions clés pour la naissance du pouvoir ouvrier entre les
révolutionnaires et les centristes est en général la tâche organisationnelle
la plus importante. Dans la révolution espagnole, c'était la gauche
anarchiste, la gauche socialistes, le POUM et les trotskystes. Dans la
révolution allemande, c' était la gauche du parti socialiste indépendant, le
PC et certaines forces anarcho-syndicalistes. Dans la révolution russe c'était
le parti bolchevik et la gauche du parti socialiste-révolutionnaire.
Évidemment, la situation idéale, c'est -à nouveau- la
situation où le parti révolutionnaire a, dès le départ, l'hégémonie dans
ce rassemblement, alors il n 'y a pas beaucoup de problèmes et c'est le
déroulement russe qui peut s'imiter. Mais je me permets de faire un pronostic
pessimiste. Je ne crois pas que cela va se répéter souvent en Europe
occidentale. Je ne dis pas cela par pessimisme congénital, mais parce que cette
situation exceptionnelle en Russie était le produit d'un passé qu'il faut
expliquer: le parti bolchevik a pu conquérir l'hégémonie dans
l'extrême-gauche russe parce qu'il avait déjà l'hégémonie dans toute la
classe ouvrière dix ans auparavant.
A la veille de la première guerre mondiale, le parti
bolchevik était absolument hégémonique dans le mouvement ouvrier russe, tant
du point de vue électoral que du point de vue de la presse, syndical et du
nombre de membre. Il y a une enquête célèbre d'Emile Vandervelde, pourtant
ennemi farouche des bolcheviks, qui est arrivé en Russie, au nom du Bureau
Socialiste International, au début de 1914 et qui reconnaît que les bolcheviks
sont majoritaires à tous points de vue dans la classe ouvrière russe.
Ce qui s'est passé en Russie est quelque chose de
totalement différent de ce qui existe actuellement en Europe occidentale. Le
courant révolutionnaire qui a eu l'hégémonie au sein de la classe ouvrière
russe quand celle-ci réellement peu active, a perdu temporairement
l'hégémonie, lorsque le courant révolutionnaire s'est étendu au peuple
entier, en février-mars 17 et l' a reconquise assez rapidement six mois après.
Et il pouvait le faire parce qu'il avait des cadres ouvriers dans chaque usine,
et qu'il avait un acquis d'implantation dans la classe ouvrière.
Ce n'est absolument pas la situation de l'avant-garde
révolutionnaire aujourd'hui dans aucun pays d'Europe occidentale. Et dans ces
conditions, il est peu probable que même avec l'aide d'une montée
révolutionnaire, et même en pensant que nous multiplierons nos forces par dix
ou même par cinquante, ce qui est probable dans une telle montée, nous serons
d'emblée plus forts que des courants centristes sortant des grands courants de
masse, ce qui représente une force infiniment plus importante. Le P.C. allemand
en 1919, 1920 jusqu'au congrès de Halle, représentait 15 à 25.000 membres, la
gauche des socialistes indépendants représentait 300 à 500.000 personnes.
Voilà le rapport de forces. En Espagne, le POUM -avec toutes les critiques
qu'on peut lui faire -et les trotskystes représentaient de 4 à 6.000
personnes, et la gauche socialiste et anarchiste, c'était de 200 à 300.000
personnes. C'est le même rapport de forces.
Il est peu probable qu' à l' avenir on connaîtra des
rapports de forces radicalement différents au début d'une montée
révolutionnaire. Ce qui veut dire qu'éviter tout sectarisme à l' égard de
ces courants de gauche est une question vitale pour ne pas rater la victoire de
la révolution et qu'il faut trouver les formes organisationnelles de création
d'un front unique des révolutionnaires au sein du front unique des
organisations ouvrières. Quand je dis F.U. des révolutionnaires, je veux dire
front du parti révolutionnaires et des centristes, parce que, par définition,
tous ceux qui ne sont pas dans le parti révolutionnaire sont des centristes.
En France, cette chose s'est concrétisée pendant mai 68:
une genre de front des révolutionnaires a fonctionné. C'est lui qui a pris
toutes les initiatives d'action. Des grandes manifestations, des meetings, etc.
Nos camarades y ont joué un rôle exemplaire, sans sectarisme aucun. C'est
d'ailleurs le début de leur percée dans l'extrême-gauche française comme une
force politiquement hégémonique. Je crois que c'est une image à appliquer. En
Italie, par exemple, cela ne s'est pas fait. Pendant la grande montée des
grèves en 69 les différents groupes et groupuscules révolutionnaires n'ont
jamais réussi à établir un minimum de front unique entre eux. Ils le
réalisent maintenant dans une période de recul et sur une ligne droitière,
mais c'est classique. Et cela a eu des conséquences désastreuses en Italie.
Je prends l'exemple le plus désastreux. Lorsque le
premier conseil de délégués ouvriers a été créé à Fiat, la fin de 69 à
l'initiative de groupes d'extrême-gauche, une conférence ouvrière nationale a
rassemblé 3.000 ouvriers révolutionnaires; nos camarades, qui étaient une
toute petite minorité, se sont battus "à mort" pour une question:
que tous les révolutionnaires prennent l'initiative d'imiter dans d'autres
entreprises italiennes ce qui avait été fait à Fiat. Il y avait moyen de le
faire car les forces présentes en étaient capables. Tous les groupes maoïstes
et spontanéistes s'y sont opposés avec des arguments stupides et typiques de
l'ultra-gauche: "nous sommes tous des délégués", "nous
n'avons, pas besoin de délégués", "nous voulons émanciper la
masse", etc.
Le résultat de cela: la bureaucratie syndicale a fini par
étendre la constitution des comités à la place de l'avant-garde
révolutionnaire et a pu reprendre ainsi le contrôle d'un mouvement qui aurait
pu lui échapper totalement. Et la conclusion logique: les mêmes qui criaient
en 69 "nous sommes tous des délégués" appuient aujourd'hui la
bureaucratie syndicale dans sa manoeuvre d'intégration des conseils ouvriers
dans l'appareil syndical.
Cet exemple montre aussi que la lutte pour le front unique
d'extrême-gauche dans le cadre de la lutte pour le F.U.O. exige l'absence de
sectarisme, mais aussi l'absence d'alignement mécanique et suiviste sur les
positions ultra-gauches et opportunistes qui peuvent être défendus par les
différentes variantes qu' on trouve dans cette faune.
Quelle est la chance ainsi donnée aux révolutionnaires?
Je voudrais donner quelques exemples historiques. L'association de la gauche du
Parti socialistes Indépendant et du P. C. en 1922 a permis de conquérir la
majorité du syndicat des métallurgistes en Allemagne, y compris la majorité
dans la direction (le plus grand syndicat allemand). Aux mois de
septembre-octobre 36, le POUM, la gauche anarcho-syndicalistes et la gauche
socialistes avaient une majorité incontestable au sein des comités de milice
en Catalogne. Et quand nous critiquons le POUM ou la direction droitière du PC
allemand de 22-23, ce n'est pas parce qu'ils sont passés par ces étapes
absolument indispensables pour conquérir la majorité de la classe ouvrière
mais parce qu'ils n'ont pas saisi ces chances pour poser et résoudre la
question du pouvoir. Il n'y a pas d'autres moyens de résoudre cette question.
On ne la résoudra pas avec une petite minorité contre la majorité de la
classe ouvrière dans les pays impérialistes.
9.L'armement ouvrier et l'auto-défense.
Même quand l'extrême-gauche a déjà la majorité dans
les conseils ouvriers, même quand la bourgeoisie est profondément
démoralisée et désorganisée, même quand les classes moyennes passent de
plus en plus du côté de la classe ouvrière parce qu'elles croient qu'elle va
gagner -tout cela ce sont les caractéristiques d'une crise révolutionnaire qui
mûrit -,la question de la conquête du pouvoir ne sera pas résolue si la
question de l'armement n'est pas résolue. Et la question de l' armement a deux
aspects qu' il faut lier pour les résoudre:
1) la question de l' armement de la classe ouvrière.
2) la question de la désagrégation de l'armée
bourgeoise.
L'un ne va pas sans l'autre. Sans un début d'armement de
la classe ouvrière, la désagrégation de l' armée bourgeoise ne dépassera
pas un seuil minimum. Trotsky a dit à ce sujet tout ce qu'il fallait dire, tout
ce qui est classique à dire sur la force de la discipline à l' intérieur de
l' armée bourgeoise; qui ne peut éclater totalement que lorsque le soldat
individuel trouve une défense, y compris une défense armée ailleurs. D'autre
part, l' auto-défense ouvrière ne dépassera pas un certain seuil minimum
assez primitif s'il n 'y a pas une décomposition sur grande échelle de l'
armée bourgeoise.
Il faut comprendre que cette question est essentiellement
politique et non technique. Tous ceux qui essayent de poser cette question comme
étant technique finissent tôt ou tard par dire que la révolution est
impossible. C'est la position de Régis Debray tirant les leçons de la
révolution chilienne: "Nous n'avons pas assez de pilotes d'avions (qui
aurait pu former des pilotes d'avions? -E.M).Il n'y en avait pas assez en 73,
pas assez en 72, pas assez en 71. Et si on avait commencé à armer les ouvriers
plus tôt, les pilotes auraient frappé avant". En dernière analyse, c'est
l'explication des staliniens dans les débats que nous avons eus avec les
dirigeants du P.C. belge, c'est-à-dire "le résultat qui est arrivé
était inévitable". Je ne veux pas entrer dans la question du Chili, ce
n'est pas le sujet.
On a eu un débat similaire, évidemment académique, sur
ce qui serait arrivé en mai 1968 si les travailleurs avaient commencé à poser
la question du pouvoir. Le problème essentiel est un problème politique et non
technique. Et c'est un problème très difficile dont il faut comprendre la
difficulté et dont il faut comprendre que la plupart de ceux qui mettent en
avant les solutions techniques le font en réalité parce qu' ils essaient de
fuir la difficulté par une fuite en avant.
Quelle est la difficulté? C'est la même que celle que
j'ai signalée auparavant à l'égard du parlement. Par toute la tradition du
mouvement ouvrier en Europe occidentale -à l' exception possible de l'Espagne
-, les travailleurs ne sont pas préparés à prendre les armes. Cela leur
paraît une préoccupation totalement coupée de leur expérience réelle. Et
elle est coupée, il n'y a pas l' ombre d'un doute! Il faut donc trouver les
médiations nécessaires pour les faire entrer dans l'expérience et la
compréhension. Voilà l'importance du problème auto-défense, de la question
de la lutte anti-fasciste, des expériences précises de piquets de grève et de
l'extension de ceux-ci.
Car c'est seulement à travers ces expériences que cela
devient plus concret pour une masse plus large. Je laisse de côté le problème
de la préparation des cadres et du rôle de l'organisation révolutionnaire à
ce sujet sur lequel suffisament de choses ont été écrites. Encore une fois la
difficulté, qui est très grande, est en partie réduite par l'adversaire
lui-même.
Si la bourgeoisie et l'État se comportent de manière
totalement passive à l'égard d'une grève générale avec occupation d'usines,
avec conseils ouvriers et début d'organisation de la production par des
ouvriers eux-mêmes, avec occupation des télécommunications, dans ce cas là,
la conscience ne progressera pas beaucoup sur la voie de l'armement. Mais on
comprendra qu'en résumant toutes ces conditions, cela est peu probable: une
riposte assez rapide de la bourgeoisie est absolument inévitable. Elle prend la
forme d'une provocation armée, d'abord petite puis de plus en plus grande. La
question du rôle de l'avant-garde révolutionnaire pour saisir chacune de ces
expériences pour faire faire des bonds et dans la conscience et dans
l'organisation pratique des travailleurs sur le plan de l'auto-défense armée.
C'est ainsi que la grève générale avec occupation
d'usines et naissance d'organes de dualité de pouvoir approche la situation où
l'insurrection armée et la conquête du pouvoir commence à être posée à
l'ordre du jour. Et la préparation des révolutionnaires à ce sujet est une
préparation avant tout politique, dont l'aspect technique n'est pas à
négliger mais est secondaire.
Tous les échecs des révolutions en Europe occidentale au
cours des 50 dernières années n'ont pas eu lieu parce qu'il y a eu trop peu de
préparations techniques mais parce qu'il y a eu des failles sur le plan
politique. Si la classe ouvrière espagnole a réussi à désarmer pratiquement
toutes les casernes dans les grandes villes, ce n'est pas parce qu'elle avait
tant de richesses techniques, elle a réussi à le faire par un assaut colossal.
S'ils ont raté la conquête du pouvoir, ce n'est pas parce que les moyens
techniques qu'ils avaient en juillet leur faisaient défaut en septembre, mais
parce que manifestement ils ont manqué de compréhension politique,
d'avant-garde et de direction politique sur ce sujet.
Et je voudrais terminer par deux exemples de la
révolution allemande qui sont les deux moments où la conquête du pouvoir a
été posée concrètement. D'abord la grève général contre le putsch du
général Kapp en 1920. L'émotion provoquée par le putsch et l'énorme
confiance en elle-même née par le fait que ce putsch s'est effondré après
trois jours de grèves générales aboutissent à ce que même le parti
social-démocrate et surtout le syndicat, pour la première et unique fois en
Allemagne, a posé la question d'un gouvernement ouvrier.
Legin, secrétaire général du syndicat allemand posait
la question de la constitution d'un gouvernement composé des syndicats, du
parti social-démocrate, du parti socialistes indépendant et du parti
communiste. Le P. C. a commis l'erreur énorme de ne pas sauter sur l'occasion
et de ne pas lancer une campagne d'agitation pour l'application immédiate de
cette demande. Surtout, qu'en une partie de l'Allemagne (Ruhr et Saxe), les
ouvriers étaient à nouveau armés pour s'opposer au Putsch. A ce moment
déterminé, une percée était possible. Ce n'était donc pas un manque d'armes
et de forces techniques mais un manque de sagesse politique qui a déterminé
que ce tournant n'a pas été saisi.
Le deuxième exemple c'est celui de septembre-octobre
1923. J'ai déjà beaucoup parlé et je ne peux pas faire la description de 1923
qui est l'année du tournant de l'histoire européenne. En été 1923, la classe
ouvrière allemande, par une grève générale, renverse le gouvernement
conservateur du chancelier Kuno. A ce moment là, le P.C. est occupé à
conquérir la majorité dans les grands syndicats et dans de très nombreux
conseils d'entreprise. Le dirigeant du P.C., Brandler, a un projet de conquête
du pouvoir. C'est un projet hasardeux mais pas idiot. C'est un projet en trois
temps. D'abord le P.C. constitue un gouvernement de coalition dans deux
provinces, Saxe et Thuringe, avec la gauche socialiste. Deuxièmement, il
utilise les positions à l'intérieur de ces gouvernements pour constituer des
milices ouvrières armées et troisièmement il s'appuie sur ces "gardes
rouges" pour préparer l'insurrection dans toute l' Allemagne.
Évidemment ce n'est pas un projet secret; tout le monde,
même la bourgeoisie, a su cela: c'était discuté au grand jour dans la presse
du P.C.. Ce qui rendait le deuxième point vulnérable, c'était évidemment que
la bourgeoisie allait réagir dès que les ministres communistes allaient faire
mettre en application l' armement des ouvriers. C'est ce qui est arrivé! Dès
que la première mesure de constitution de la "garde rouge" a été
appliquée, la Reichwehr est entrée en Saxe et en Thuringe et a dissous ces
deux gouvernements. C'est un aspect technique de la question; on peut en
discuter.
Quel est maintenant l'aspect politique, qui est de loin
décisif? Saxe et Thuringe étaient deux Länder gouvernés par des premiers
ministres sociaux-démocrates de gauche. Les deux gouvernements avaient l'appui
total des syndicats. L'offensive militaire de l'armée contre ces deux
gouvernements était un affront, une véritable attaque lancée contre le
mouvement ouvrier organisé en Allemagne.Il était possible de tourner ce petit
succès tactique, secondaire d'ailleurs, dans les deux Länder, à condition
d'avoir, d'une marnère systématique, préparé le P.C. et l'avant-garde
ouvrière à une épreuve de force au niveau national, y compris sur le plan de
l'armement.
Cela le camarade Brandler ne l'avait pas fait.Il était
hésitant sur cette question et surtout sur la question de savoir si la
situation était mûre pour une épreuve de force. Il a tourné la difficulté
d'une manière classiquement centriste: il a convoqué un congrès des conseils
ouvriers, des comités d'usines et il leur a posé la question: "Êtes-vous
prêts à résister par les armes à la Reichwehr?" La réponse était
courue d'avance. Je dois dire, parce que c'est une preuve de la maturité
extraordinaire de la situation, qu'il y avait environ 40% pour la résistance
armée dans un congrès de ce genre.
Mais comme Trotsky a résumé la situation: "Si une
masse de militants ouvriers hésitants se trouvent devant un dirigeant hésitant
qui leur dit: "Je suis prêt à vous suivre; quelle initiative
prenez-vous?" il ne faut évidemment pas espérer qu'ils vont courir à la
conquête du pouvoir".C'est évidemment la relation inverse qu'il aurait
fallu: une direction très résolue qui devait convaincre une masse encore
hésitante qu'il n 'y avait qu'une issue et indiquer cette issue d'une manière
très claire en prenant des initiatives nécessaires dans ce sens. C'est ce que
les bolcheviks avaient fait en 1917.
Ce qui est absolument décisif c'est la préparation des
conditions subjectives nécessaires pour faire adopter par la classe ouvrière
dans sa majorité la nécessité d'une épreuve de force décisive avec la
bourgeoisie.
Toute la logique de cet exposé, c'est qu'une grève
générale, une grève générale active, une grève générale qui donne lieu
à l'élection de conseils ouvriers, prépare une telle épreuve de force, qu'il
y a énormément d'atouts du côté ouvrier. Plus un pays est industrialisé,
plus la technicité des processus sociaux est avancée, plus d'atouts se
trouvent dans le camp ouvrier.
Mais le facteur en dernière analyse décisif reste le
camp qui prend l'initiative dans l'action. Prendre l'initiative dans l'action,
même d'un jour, battre l'adversaire dans un moment décisif, cela change
totalement les rapports de force. C'est là qu'on voit toute l'importance du
parti révolutionnaire et du facteur subjectif pour changer le cours de
l'histoire!