En
cette période de commémorations relatives à la Seconde guerre
mondiale, il nous a semblé utile de revenir sur cet événement crucial
du XXe siècle au travers des analyses faites par notre courant. Le
texte - inédit en français - que nous publions ici est une
retranscription d'un exposé donné par notre camarade Ernest Mandel (décédé
voici déjà 10 ans cette année 2005) lors d'une école de formation
sur l'histoire de la Quatrième internationale organisée par le Groupe
marxiste international à Londres en 1976. L'attitude politique et
pratique des marxistes révolutionnaire vis-à-vis des guerres a
toujours été étroitement liée à l'analyse de la nature de ces dernières.
Cet exposé d'Ernest Mandel était ainsi destiné à répondre aux
positions de certains courants (Lutte Ouvrière en France) pour qui la
Deuxième Guerre Mondiale, à l'image de la Première selon eux, n'était
qu'un conflit de nature strictement inter-impérialiste dans lequel les
révolutionnaires n'avaient pas à soutenir les mouvements de résistance
contre l'occupant nazi. Pour Mandel, au contraire, ce conflit a
dialectiquement articulé cinq guerres de nature différente, à la fois
entrelacées et autonomes les unes par rapport aux autres, ce qui déterminait
des attitudes distinctes, dont le
soutien et la participation à la résistance.
Je
vais aborder dans cet exposé la question de la Résistance en
Europe entre 1940 et 1944. Depuis la fondation de
l'Internationale Communiste (Comintern), dans les pays impérialistes,
les militants communistes ont été instruits dans le principe
du rejet de "la défense nationale" ou de la "défense
de la patrie". Cette position a signifié un refus total de
s'impliquer dans n'importe quelle guerre inter-impérialiste. Le
mouvement trotskyste a été instruit dans le même esprit. C'était
d'autant plus nécessaire que, avec le tournant droitier du
Comintern et le pacte Laval-Staline de 1935, les staliniens des
pays de l'Europe de l'ouest, et dans quelques pays coloniaux, se
sont transformés en avocats du chauvinisme pro-impérialiste au
nom de la "lutte anti-fasciste".
En
Inde, par exemple, ce tournant a mené les staliniens à la
trahison désastreuse du soulèvement national de 1942. Quand le
soulèvement a éclaté, les colonialistes britanniques ont libéré
les chefs du Parti communiste indien afin de les transformer en
agitateurs contre la révolte et en propagandistes de la guerre
impérialiste. Cette cruelle trahison a détourné les masses du
socialisme qui se sont alors tournées vers le parti
nationaliste bourgeois du Congrès dont l'influence n'a cessé
de croître au cours des années suivantes.
Dans
les pays impérialistes, notre mouvement a été fortement
inoculé contre le nationalisme, contre l'idée de soutenir les
efforts de guerre impérialistes sous quelque forme que ce soit.
Ce fut un bon enseignement, et je ne proposerai nullement de
remettre en question cette tradition. Mais cette dernière a
laissé hors de considération certains éléments de la
position léniniste, beaucoup plus complexe qu'on ne le croit,
sur la Première Guerre Mondiale. Il n'est tout bonnement pas
vrai que la position de Lénine puisse être réduite à la
formule: "C'est une guerre impérialiste réactionnaire.
Nous n'avons rien à faire avec elle". La position de Lénine
était beaucoup plus sophistiquée. Il a ainsi déclaré
qu':"Il y a au moins deux guerres, et nous voulons représenter
une troisième". Cette "troisième guerre" étant
la guerre civile révolutionnaire contre la bougeoisie, qui
s'est effectivement déroulée en Russie.
Au
sein du courant internationaliste qui n'a pas succombé au
"social-patriotisme de la IIe Internationale", Lénine
a mené une lutte déterminée contre une certaine forme de
sectarisme qui ne voyait pas la distinction entre les deux
guerres. Il a notamment précisé: “Il y a une guerre
inter-impérialiste. Avec cette guerre nous n'avons rien à
faire. Mais il y a également des guerres de libération
nationale menées par des nationalités opprimées. Le soulèvement
irlandais est à cent pour cent justifié. Même si l'impérialisme
allemand a essayé d'en profiter, même si les chefs du
mouvement national ont maille à partie avec les Allemands, ceci
ne change en rien la nature juste de la guerre irlandaise d'indépendance
contre l'impérialisme britannique. C'est la même chose avec la
lutte de libération nationale dans les colonies et les
semi-colonies, les mouvements nationaux indien, turc, persan”.
Et d'ajouter: “C'est également valable pour les
nationalités opprimées en Russie et en Austro-Hongrie. Le
mouvement national polonais est un mouvement juste, le mouvement
national tchèque est un mouvement juste. Un mouvement de libération
mené par n'importe quelle nationalité opprimée contre
l'oppresseur impérialiste est un mouvement de nature juste. Et
le fait que les directions de ces mouvements pourraient les
trahir en les associant politiquement et administrativement à
l'impérialisme est une raison de dénoncer ses chefs, mais pas
de condamner ces mouvements en tant que tels”.
Si
nous regardons le problème posé par la Deuxième Guerre
Mondiale d'une manière plus dialectique, à partir d'un point
de vue léniniste plus correct, nous retrouvons une situation
extrêmement complexe. Je dirais, au risque de le souligner un
peu trop fortement, que la Deuxième Guerre Mondiale était en réalité
une combinaison de cinq guerres différentes. Cela peut sembler
une analyse absurde à première vue, mais je pense qu'un examen
plus approfondi le confirmera.
Cinq
guerres
Tout
d'abord, il y avait bien entendu une guerre inter-impérialiste,
une guerre entre les impérialismes nazi, italien, et japonais
d'une part, et les impérialismes Anglo-Américain-Français
d'une part. Cette guerre était de nature réactionnaire, une
guerre entre différents groupes de puissances impérialistes.
Nous n'avons rien eu à faire avec cette guerre, nous étions
totalement contre elle.
En
second lieu, il y avait une guerre juste de défense nationale
menée par le peuple Chinois, un pays semi-colonial opprimé, à
l'encontre de l'impérialisme japonais. Malgré l'alliance de
Chiang Kai-Shek avec l'impérialisme américain, rien ne pouvait
justifier que les révolutionnaires modifient leur jugement sur
la nature de la guerre chinoise. C'était une guerre de libération
nationale contre une armée de pillards, les impérialistes
japonais, qui ont voulu asservir les chinois. Trotsky était
absolument clair et sans ambiguïtés sur cette quesiton. Cette
guerre d'indépendance a commencé avant la Deuxième Guerre
Mondiale, en 1937, et, d'une certaine manière, elle avait déjà
commencé en 1931 avec l'occupation de la Mandchourie par les
Japonais. Elle s'est ensuite entrelacée avec la Deuxième
Guerre Mondiale, tout en restant un élément séparé et
autonome de cette dernière.
Troisièmement,
il y avait une guerre juste de défense nationale de l'Union
Soviétique, un Etat ouvrier, même si bureaucratiquement dégénéré,
contre une puissance impérialiste. Le fait que la direction
soviétique s'est alliée, non seulement militairement -
ce qui était absolument justifié - mais également
politiquement avec les impérialismes occidentaux, n'a nullement
modifié la nature juste de cette guerre. La guerre des
ouvriers, des paysans, des peuples et de l'Etat soviétiques
pour défendre l'URSS contre l'impérialisme allemand était une
guerre juste,
de
n'importe quel point de vue marxiste qu'on l'analyse. Dans cette
guerre nous étions à cent pour cent pour la victoire du camp
soviétique, sans aucune réserve. Nous étions pour la victoire
totale des soviétiques contre les criminels nazis.
Quatrièmement,
il y avait une guerre juste de libération nationale des peuples
coloniaux opprimés de l'Afrique et de l'Asie (en Amérique
latine il n'y avait nulle part de tels mouvements), initiée par
les masses contre l'impérialisme britannique et français, mais
aussi contre l'impérialisme japonais - et parfois en même
temps ou successivement contre ces impérialismes, comme ce fut
le cas en Indochine (Vietnam). Il s'agissait là encore de
guerres de libération nationale absolument justifiées et ce
indépendamment du caractère particulier de la puissance impérialiste
en question. Nous étions, avec justesse, en faveur de la
victoire du soulèvement Indien contre l'impérialisme
britannique, ainsi qu'avec le début d'un tel soulèvement à
Ceylan (Sri Lanka), nous étions en faveur de la victoire des guérilleros
birmans, indochinois, et indonésiens contre l'impérialisme
japonais, français, et hollandais qui ont successivement occupé
et opprimé ces peuples. Aux Philippines la situation était
encore plus complexe.
Je
ne veux pas entrer dans tous les détails, mais le point de départ
est que toutes ces guerres de libération nationale étaient des
guerres justes, indépendamment de la nature de leur direction
politique. Il n'est pas nécessaire de placer sa confiance
politique ou de donner un appui politique aux chefs d'une lutte
particulière de libération nationale avant d'évaluer la
justesse de cette lutte. Quand une grève est menée par des
bureaucrates syndicaux envers lesquels vous n'avez aucune
confiance, cela ne vous empêche nullement de soutenir la grève
proprement dite.
J'en
arrive à présent à
la cinquième guerre, qui est la plus complexe. Je ne dirais pas
qu'elle existait dans la totalité de l'Europe occupée par
l'impérialisme nazi, mais elle fut
particulièrement prononcée dans deux pays, la
Yougoslavie et la Grèce, présente en grande partie en Pologne,
et naissante en France et en Italie. C'était une guerre de libération
menée par les ouvriers, les paysans, et la petite-bougeoisie
urbaine opprimés contre les impérialistes nazis et leurs
faire-valoir locaux. Nier la nature autonome de cette guerre
reviendrait en réalité à dire que les ouvriers et les paysans
d'Europe de l'ouest n'avaient aucun droit de lutter contre ceux
qui les asservissaient à ce moment, ce qui est une position
inacceptable.
Il
est vrai que si la direction de cette résistance de masse
demeurait entre les mains des nationalistes bourgeois, des
staliniens ou des sociaux-démocrates, elle pouvait être par la
suite trahie au profit des impérialismes occidentaux. Mais c'était
justement le devoir des révolutionnaires d'empêcher que cette
trahison se produire en essayant de disputer la direction de la
conduite du mouvement. Empêcher une telle trahison en
s'abstenant de participer à la résistance était illusoire.
Une
variante de la révolution permanente
Quelles
sont les bases matérielles qui expliquent en dernière instance
la nature de cette cinquième guerre ? C'étaient avant tout les
conditions inhumaines et l'exploitation féroce des travailleurs
qui ont existé dans les pays occupés. Qui peut en douter ? Il
est absurde d'expliquer que la seule véritable raison de la résistance
était donnée par un certain cadre idéologique - tel que le
chauvinisme des Français ou l'orientation des partis
communistes. Une telle explication est un non-sens. Les gens
n'ont pas combattu parce qu'ils étaient des patriotes chauvins.
Les gens combattaient parce qu'ils avaient faim, parce qu'ils étaient
sur-exploités, parce qu'il y avait des déportations massives
de travailleurs forcés en Allemagne, parce qu'il y avait des exécutions
de masse, parce qu'il y avait des camps de concentration, parce
qu'il n'y avait aucun droit de grève, parce que les syndicats
ont été interdits, parce que les communistes, les socialistes
et les syndicalistes étaient mis en prison.
C'est
pour cela que les travailleurs entraient en résistance, et non
parce qu'ils étaient des "patriotes chauvins".
Certains étaient souvent des chauvins également, mais ce n'était
pas la raison principale de leur révolte. La raison principale
était basé sur leurs conditions de vie matérielles
inhumaines, leur oppression sociale, politique, et nationale,
qui était si intolérable qu'elle a poussé des millions de
personnes sur la voie de la lutte. Et, à partir de ce constat,
il faut répondre à la question: était-ce une lutte juste, ou
était-il erroné de se dresser contre cette exploitation et
cette oppression ? Qui peut sérieusement argumenter que la
classe ouvrière occidentale ou de l'Europe de l'Est aurait dû
s'abstenir et rester passive face aux horreurs de l'oppression
nazie ? Cette position est indéfendable.
Ainsi
la seule position correcte était de comprendre qu'il y avait
une cinquième guerre qui était également un élément
autonome et entrelacé dans la guerre impérialiste qui a fait
rage entre 1939 et 1945. La position marxiste-révolutionnaire
correcte (je dis ceci avec une certaine tendance à
l'auto-critique, parce qu'elle n'était défendue au début que
par les trotskystes belges contre ce que j'appellerais l'aile
droite et l'aile ultra-gauche du mouvement européen trotskyste
à ce moment-là) peut se résumer comme suit: pour le soutien
absolu de tous les combats et soulèvements de masse, armés ou
non, contre l'impérialisme nazi en Europe occupée, afin de
lutter pour les transformer en révolution socialiste
victorieuse en essayant d'écarter de leur direction ceux qui
liaient étroitement ces luttes avec les impérialismes
occidentaux dans le but de sauvegarder le capitalisme en crise
à la fin de la guerre - ce qui s'est malheureusement finalement
produit.
Nous
devons comprendre que ce qui a commencé en Europe en 1941 était
véritablement une nouvelle variante du processus de la révolution
permanente, un processus dynamique qui pouvait transformer le
mouvement de la résistance en révolution socialiste. Je dis,
"pouvait", mais dans au moins un exemple, c'est
exactement ce qui s'est réellement produit: en Yougoslavie.
Dans ce pays, un processus de révolution socialiste authentique
a eu lieu et ce au-delà de toutes nos critiques sur la manière
bureaucratique avec laquelle il a été mené à bien, les
crimes qui ont été commis en son nom, ou les déviations
politiques et idéologiques qui ont accompagné ce processus.
L'expérience
yougoslave
Nous
n'avons aucune intention d'être des apologistes de Tito, mais
nous devons comprendre ce qui s'est passé. Ce fut un processus
étonnant. Au début du soulèvement de 1941, le Parti
communiste yougoslave n'avait que 5.000 membres actifs.
Pourtant, en 1945,
ce parti était à la tête d'une puissante armée d'un
demi-million d'ouvriers et de paysans. Ce n'était pas là un
petit exploit. Ils ont vu les possibilités et les occasions
données par le processus révolutionnaire et ils se sont
comportés comme des révolutionnaires - des révolutionnaires
bureaucratiques-centristes d'origine stalinienne, si vous préférez,
mais on ne peut nullement les appeller des contre-révolutionnaires.
Tout en chassant l'occupant nazi et ses complices, ils ont
finalement détruit le capitalisme. Ce n'était pas l'armée
soviétique, ni Staline qui a détruit le capitalisme en
Yougoslavie, ce fut le Parti communiste yougoslave qui a mené
cette lutte, ce qui explique fondamentalement la rupture consécutive
et la lutte entre ce parti et le stalinisme soviétique.
Toutes
les preuves ont été publiées - toutes les lettres envoyées
par le Parti communiste de l'Union Soviétique aux Yougoslaves,
et qui disaient en substance: "N'attaquez pas la propriété
privée. Ne poussez pas les Américains à l'hostilité envers
l'Union Soviétique en attaquant la propriété privée".
Tito et les chefs du Parti communiste yougoslave ne se sont guère
souciés de ces directives de Staline. Ils ont dirigé un
authentique processus de révolution permanente dans le sens
historique du mot, transformé un soulèvement de masse contre
l'impérialisme nazi - un soulèvement qui a commencé sur une
base d'inter-classiste, mais sous une conduite prolétarienne-bureaucratique
- en révolution socialiste véritable. À la fin de 1945, la
Yougoslavie est devenue un Etat ouvrier. Il y avait eu un soulèvement
de masse gigantesque en 1944-45, les ouvriers ont occupé les
usines, la terre a été occupée collectivement par les paysans
- et plus tard par l'Etat, d'une façon exagérée et
hyper-centralisée. La propriété privée des moyens de
production a été en grande partie détruite.
Personne
ne peut réellement nier que le Parti communiste yougoslave a détruit
le capitalisme, même si ce fut par ses propres méthodes
bureaucratiques, en réprimant la démocratie ouvrière, en exécutant
même certains révololutionnaires accusés d'êtres
"trotskystes" - ce qui n'était généralement pas le
cas puisqu'il n'y avait aucune organisation trotskyste en
Yougoslavie à ce moment là. Cette destruction du capitalisme
n'a pas été le fait d'une simple direction bureaucratique aidée
par une armée étrangère, comme ce fut le cas en Europe de
l'Est, mais par une véritable révolution populaire, une énorme
mobilisation des masses, une des plus importantes de l'histoire
de l'Europe. Il faut étudier l'histoire de ce qui s'est produit
en Yougoslavie. La seule comparaison que vous pouvez faire avec
ce processus est ce qui s'est passé au Vietnam.
Entre
opportunisme…
Ainsi,
je pense que les révolutionnaires dans les autres pays occupés
devaient fondamentalement essayer de faire ce que les
communistes yougoslaves ont fait en Yougoslavie - naturellement
avec de meilleures méthodes et de meilleurs résultats, en
appliquant une authentique démocratie ouvrière directement
exercée par les Conseils d'ouvriers, et non par une infime
fraction bureaucratisée d'entre eux.
Il
ne s'agit pas du tout ici de prétendre que si la révolution a
échoué en Europe en 1945, la faute en retombe sur les révolutionnaires
parce qu'ils n'auraient pas appliqué la ligne correcte dans le
mouvement de résistance. Ce serait ridicule. Car, même avec la
meilleure des lignes possible, le rapport des forces était tel
que nous n'aurions pas réussi. Le rapport des forces entre les
partis communistes et nous, le prestige des partis communistes,
les liens entre ces derniers et l'Union Soviétique, le bas
niveau de la conscience de classe ouvrière en raison d'une
longue période des défaites, tout cela a rendu impossible pour
le mouvement trotskyste de disputer réellement la direction du
mouvement de masse aux staliniens. Les erreurs qui ont été
commises, que ce soit par des dérives de droite et
d'ultra-gauche, ont eu réellement peu d'effet sur l'Histoire.
Elles sont simplement des leçons dont nous devons tirer une
conclusion politique afin de ne pas répéter à l'avenir de
telles erreurs. Nous ne pouvons pas dire que nous n'avons pas
influencé l'histoire en raison de ces erreurs.
Ces
leçons sont d'un double caractère. La majorité des camarades
d'une des deux organisations trotskyste en France, le POI (Parti
ouvrier internationaliste, qui était la section officielle de
la IVe Internationale), a
commis des erreurs droitières en 1940-41, cela ne fait aucun
doute. Ils ont commencé à partir d'une ligne essentiellement
correcte, celle que j'ai décrite
précédemment, mais ils l'ont appliquée en allant trop loin.
Dans l'exécution de cette ligne, ils ont conclu des alliances
provisoires avec ce qu'ils ont appelé des secteurs de "la
bougeoisie nationale".
Il
faut préciser qu'une telle déviation reposait sur une phrase
de Trotsky à l'appui de leur position. Il faut s'en souvenir
avant de conclure trop hâtivement à un jugement sur ces
questions. Cette phrase avait été rédigée au début d'un des
derniers articles de Trotsky: “La France est transformée en
nation opprimée”: “Dans une nation opprimée il y n'a
aucune raison de principe pour rejeter des accords provisoires
et tactiques limités avec "la bougeoisie nationale"
contre l'impérialisme. Mais il y surtout des conditions: il ne
faut pas former un bloc ou une alliance politique avec la
bougeoisie. Seuls les accords purement tactiques avec la
bougeoisie nationale sont acceptables. Nous devrions, par
exemple, avoir fait un tel accord lors du soulèvement de 1942
en Inde. C'est une question de tactique, pas de principe".
Ce
qui était erroné dans la position adoptée par la direction du
POI était de faire une extrapolation durable à partir d'un
question provisoire dûe à une situation conjoncturelle. Si la
France était devenue de manière permanente un pays
semi-colonial dépendant, cela aurait été une autre histoire.
Mais l'occupation nazie était une situation provisoire, un épisode
dans la guerre impérialiste. La France, même militairement
occupée, était restée une puissance impérialiste, avec des
structures impérialistes, qui ont notamment été sauvegardées
par De Gaulle afin d'exploiter les peuples coloniaux et
maintenir intact son empire en Afrique. Modifier l'attitude
envers la bougeoisie simplement à la lumière de ce qui s'est
produit pendant quelques années sur le territoire français était
une attitude erronée, elle fut le germe des principales erreurs
politques.
Dans
la pratique, cela n'a néanmoins pas mené à tout et n'importe
quoi. Ceux qui disent que les trotskyistes français avaient
"trahi" en faisant alliance avec la bougeoisie en
1940-41 ne comprennent pas la différence entre le début d'une
erreur théorique et une intervention déloyale réelle dans la
lutte de classe. Il n'y a jamais eu n'importe quel type d'accord
avec la bougeoisie gaulliste. A chaque fois que des grèves ont
eu lieu, les trotskystes français ont été à cent pour cent
du côté des ouvriers. S’il s'agissait d'une grève contre
les capitalistes français, les capitalistes allemands, ou une
combinaison des deux, ils étaient systématiquement du côté
des ouvriers. On ne peut confondre une erreur politique concrète
et une erreur théorique réelle - qui, par la suite aurait
peut-être pu avoir des conséquences graves, mais cela ne s'est
pas produit. Qu'il s'agisse d'une erreur théorique importante,
je ne le nie naturellement pas. Mais je pense que les camarades
de la minorité du POI qui ont lutté contre cette erreur ont
fait un bon travail, ce qui a permis, en 1942, de la surmonter
en grande partie.
…
et ultra-gauchisme
L'erreur
sectaire inverse, cependant, était à mon avis beaucoup plus
grave. Il s'agit ici de l'aile ultra-gauche du mouvement
trotskyste qui a refusé de voir le moindre atome progressiste
dans le mouvement de la résistance et qui a refusé de faire la
moindre distinction entre la résistance de masse, la lutte armée
de masse, et les manoeuvres et les plans du nationalisme
bourgeois, des leaders démocratiques ou staliniens des masses.
Cette erreur était beaucoup plus grave parce qu'elle a mené à
l'abstention vis-à-vis de luttes importantes dans la vie des
masses.
Ces
camarades (comme le groupe de Lutte Ouvrière en France), qui
persistent même encore aujourd'hui en confondant les mouvements
de masse dans les pays occupés par le nazisme avec l'impérialisme,
disaient entre autres que la guerre en Yougoslavie était une
guerre impérialiste parce qu'elle a été conduite par des
nationalistes, bouleversant
ainsi complètement la méthode marxiste. Au lieu de définir la
nature de classe d'un mouvement de masse par ses racines matérielles,
sa composition sociale et la signification de ses objectifs, ils
le font uniquement en se basant sur son idéologie. C'est un pas
en arrière inacceptable vers l'idéalisme historique. Quand des
ouvriers se lèvent contre l'exploitation et l'oppression avec
des slogans nationalistes, il faut reconnaître le caractère et
la nature justifiée de leur lutte tout en luttant pour changer
ces slogans. Pour les sectaires, au contraire,
la lutte est forcément mauvaise puisque les slogans sont
mauvais. Or, elle ne devient pas bourgeoise parce que les
slogans sont bourgeois, c'est là une approche non matérialiste.
Trotsky
avait prévenu avec précision le mouvement trotskyiste contre
de telles erreurs dans son dernier document programmatique,
"Le Manifeste d'alarme" de 1940. Il a souligné
qu'il fallait faire attention à ne pas juger et confondre les
travailleurs avec la bougeoisie lorsqu'ils parlent avec le
vocabulaire de la "défense nationale". Il était nécessaire
de distinguer ce qu'ils disaient de ce qu'ils ont signifié afin
de juger la nature historique objective de leur action plutôt
que les mots qu'ils ont employés. Et le fait que les sections
sectaires du mouvement trotskyste n'ont pas compris cela, et
qu’elles ont pris une position d'abstentionnisme face à un
mouvement impliquant des centaines de milliers, voire des
millions de personnes, était très dangereux pour l'avenir de
la Quatrième internationale.
S'abstenir
au nom de tels désaccords, pour des raisons idéologiques,
aurait été absolument suicidaire pour un mouvement révolutionnaire
vivant. Nous n'avons eu aucune section en Yougoslavie. Et si
nous en avions eu une, il aurait été heureux qu'elle ne fusse
pas sectaire. Autrement nous ne pourrions pas nous adresser aux
communistes et aux ouvriers yougoslaves avec la légitimité que
nous avons aujourd'hui. Notre première intervention en
Yougoslavie a seulement eu lieu en 1948 et elle fut bonne, à
tel point que nous pouvons maintenant parler avec une bannière
sans tache et une autorité morale considérable en Yougoslavie.
Mais si la ligne de Lutte Ouvrière avait été appliquée dans
la pratique entre 1941 et 1944 en Yougoslavie, et si les
trotskystes yougoslaves avaient été neutres pendant la guerre
civile, nous ne serions pas aujourd'hui très fiers et nous ne
serions certainement pas en position forte pour défendre le
programme de la Quatrième internationale. Car des communistes
yougoslaves, qui plus tard sont devenus trotskystes, étaient
des héros de la guerre civile, ce qui leur donne une grande
autorité morale.
Traduction
de l'anglais et intertitres : La Gauche.
(*)
Ernest Mandel (Francfort, 1923- Bruxelles, 1995). Militant de la
IVe Internationale et de sa section belge dès l’âge de 16
ans, Ernest Mandel fut l’un de ses principaux dirigeants.
Journaliste au Peuple et à la Wallonie, puis fondateur de La
Gauche, Mandel fut également un économiste internationalement
reconnu et un penseur marxiste novateur. Auteur prolifique (ses
ouvrages ont été tirés à plus de 3 millions
d’exemplaires), il resta jusqu’à la fin de sa vie un révolutionnaire
infatiguable.
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