C'est l'économiste anglais John Maynard
Keynes qui a mis à l'ordre du jour l'usage du déficit budgétaire
comme moyen de combattre la crise économique et le chômage.
Cette idée a été partiellement reprise par le mouvement
ouvrier organisé de nombreux pays sous la forme de la relance
économique par d'importantes dépenses dans le domaine des
travaux publics. Ce fut le cas de la Belgique avec le Plan du
Travail du POB dans les années trente.
D'un point de vue théorique, augmenter la
demande globale (le pouvoir d'achat totalement disponible) dans
un pays donné facilite la relance économique aussi longtemps
qu'il y a des capacités de production non utilisées
disponibles: chômeurs, réserves de matières premières,
machines qui ne tournent pas à plein temps, etc. Ces ressources
non utilisées sont en quelque sorte mobilisées par le pouvoir
d'achat supplémentaire qui résulte du déficit budgétaire. Ce
n'est que lorsque ces réserves sont épuisées que le déficit
budgétaire débouche fatalement sur l'inflation.
Mais il y a anguille sous roche. Pour que le déficit
budgétaire ne génère pas l'inflation bien avant que le plein
emploi ne soit atteint, il faut que les impôts directs
augmentent dans la même proportion que les revenus. Or, la
bourgeoisie préfère souscrire à des emprunts d'Etat plutôt
que de payer des impôts: les premiers rapportent, les seconds
non. L'évasion fiscale est un phénomène universel en société
bourgeoise au XXe Siècle. Dès lors, le déficit budgétaire
s'accompagne pratiquement toujours d'un développement de la
dette publique.
Le service de cette dette occupe une place
croissante dans les dépenses publiques. Il tend à accroître
le déficit budgétaire sans aucun effet bénéfique sur
l'emploi. Au contraire: comme les salarié(e)s payent tout l'impôt
dû, retenu à la source, la croissance de la dette publique
implique une redistribution du revenu national aux dépens des
salariés et au profit de la bourgeoisie.
Keynes l'admet d'ailleurs assez cyniquement.
Selon lui, les salarié(e)s et les syndicats seraient plus
sensibles à une réduction des salaires nominaux et des
prestations de sécurité sociale qu'à une réduction effective
des salaires réels nets, accompagnée d'une augmentation des
salaires nominaux (cette vision est largement contestable depuis
les dernières décennies). Mais l'accroissement des revenus des
capitalistes ne stimule-t-il pas les investissements et donc
l'emploi? C'est la thèse des partisans de la "relance par
l'offre", adversaires de Keynes dans les années trente et
fort influents sous Reagan et Mme Thatcher.
De nouveau, il n'y a rien d'automatique à
cela. L'argumentation de Keynes à ce propos est convaincante.
Les capitalistes ne sont pas obligés d'investir leurs revenus
supplémentaires dans la production. Ils peuvent préférer les
thésauriser ou les utiliser à des fins purement spéculatives.
Même quand ils investissent, il peut s'agir d'investissements
de rationalisation qui suppriment des emplois plutôt que d'en
créer.
C'est que les capitalistes ne travaillent pas
dans "l'intérêt général". Ils agissent pour
augmenter au maximum leurs profits. Ce comportement aboutit
justement à l'accroissement périodique du chômage et aux
crises économiques plus ou moins longues. Au cours de ces
crises, la masse et le taux du profit chutent. La restauration
du profit est dès lors la priorité absolue pour la
bourgeoisie. L'accroissement du taux d'exploitation des salarié(e)s
- en termes marxistes: le taux de la plus value - est le moyen
de choix pour arriver à cette fin. La politique d'austérité
est partout à l'ordre du jour. Déflation "monétariste"
et inflation keynésienne ne sont que deux variantes de cette même
orientation fondamentale.
Un bilan historique
incontestable
Le bilan historique de la politique
keynesienne est d'ailleurs fort net. L'expérience la plus
prometteuse, celle du New Deal de Roosevelt, s'est soldée par
un échec cuisant. Malgré l'essor des dépenses publiques, elle
a débouché sur la crise de 1938, avec plus de 10 millions de
chômeurs aux Etats-Unis. Ce n'est que l'économie de réarmement
accéléré qui élimina le chômage massif. Ceci confirme le
diagnostic de Rosa Luxemburg, qui vit dans l'économie
d'armement le "marché de substitution" par excellence
à l'époque impérialiste.
C’est l'ampleur des dépenses d'armements
aux Etats-Unis qui servit d'ailleurs après 1948 comme moteur
d'expansion de l'économie capitaliste internationale dans son
ensemble. Elle sous-tend "l'onde longue expansive" de
cette économie, au prix d'un déficit budgétaire et d'une
inflation permanents.
L'autre stimulant principal de l'expansion fut
le gonflement énorme du crédit, c'est-à-dire de
l'endettement, celui des grandes firmes et celui des ménages
les moins pauvres. Comme nous l'avons dit et redit maintes fois,
l'économie capitaliste a flotté vers l'expansion sur un océan
de dettes. Rien que la dette libellée en dollars atteint
actuellement la somme astronomique de 10.000 milliards de
dollars, dont la fameuse "dette du tiers-monde", qui
concerne plus de 50% des habitant(e)s de la planète, ne représente
qu'à peine 15%.
L'explosion de l'endettement représente également
un marché de substitution. Il crée un pouvoir d'achat supplémentaire
qui permet d'amortir les effets des contradictions internes du
capitalisme. Mais cet effet d'amortissement est limité dans le
temps. L'heure de la vérité est retardée, mais pas indéfiniment.
L'endettement croissant nourrit inévitablement l'inflation. A
partir d'un certain seuil, celle-ci commence à étrangler
l'expansion au lieu de la stimuler. Cela précipite le
retournement de "l'onde longue expansive" en
"onde longue dépressive", qui se dessine dès la fin
des années '60, le début des années '70.
Il y a d'ailleurs quelque chose d'irréel dans
l'opposition développée par les dogmatiques du néo-libéralisme
entre la politique dite de "l'offre" et la politique
dite "de la demande" par la voie du déficit budgétaire.
Jamais le déficit budgétaire n'a été aussi élevé que sous
ce champion du néo-libéralisme qu'affirma être Ronald Reagan.
La même remarque s'applique dans une large mesure à Mme
Thatcher. Ils ont été des praticiens d'un néo-keynésianisme
à tout rompre, même s'ils ont fait des professions de foi en
sens inverse.
Le véritable débat ne concernait pas
l'ampleur du déficit budgétaire mais bien sa destination.
Quelles classes sociales ou sous-fractions majeures des classes
sociales en profiteraient, avec quels résultats pour l'ensemble
de l'économie et de la société?
A ce propos aussi, les données empiriques
sont indiscutables. Le néo-keynésianisme de Reagan et de Mme
Thatcher, associé aux impératifs dits "monétaristes"
(stabilité monétaire à tout prix) a brutalement renforcé
partout l'offensive d'austérité du Grand Capital. On a réduit
les dépenses sociales et les dépenses d'infrastructure. On a
gonflé aux USA, en Grande-Bretagne et dans une moindre mesure
au Japon et en Allemagne, les dépenses d'armement. On a accru
les subsides aux entreprises privées. On a accru l'inégalité
sociale. On a stimulé l'extension du chômage. Celui-ci est
passé de 10 à 50 millions sinon davantage dans les pays impérialistes.
Il a atteint sinon dépassé 500 millions dans le
"tiers-monde".
Les effets sociaux globaux ont été encore
plus désastreux. Les cours d'économie du développement
enseignés dans toutes les Universités du monde affirment à
juste titre que les investissements les plus productifs à long
terme sont ceux dans l'enseignement, dans la santé publique,
dans l'infrastructure. Mais les dogmatiques du néo-libéralisme
oublient cette sagesse élémentaire quand ils abordent les
problèmes des finances publiques sous l'angle de l'"équilibre"
à rétablira tout prix. Ils sabrent de préférence dans les dépenses
d'enseignement, de santé publique et d'infrastructure, avec des
effets désastreux à terme, y compris sur la productivité.
Est-ce à dire que socialistes et humanistes
doivent quand même donner la préférence au keynésianisme
traditionnel, qui débouche sur des variantes diverses du
"Welfare State" par rapport au cocktail empoisonné du
monétarisme et du néo-keynésianisme qu'on nous sert
actuellement?
La réponse semble couler de source. Nous
devons cependant la moduler. Le keynésianisme traditionnel
implique des formes diverses d'exercice et de partage du pouvoir
dans le cadre de la société bourgeoise. Cela aboutit toujours
à des formes diverses de "contrat social" et de
consensus avec le Grand Capital fondé sur ce qui est acceptable
par ce Grand Capital, c'est-à-dire de "consensus" à
sens unique ("socialisme gestionnaire"). A cela nous
opposons la priorité absolue à la défense des intérêts immédiats
des salarié(e)s et des objectifs valables des « nouveaux
mouvements sociaux » (écologistes, féministes,
pacifistes, de solidarité avec le tiers-monde). Cela réclame
le maintien (ou la reconquête) de l'indépendance politique de
classe des salarié(e)s.
Par ailleurs, le keynésianisme traditionnel
en tant que moindre mal par rapport à la politique de déflation
n'a de sens que s'il débouche sur la réduction rapide et
radicale du chômage. Or, dans les conditions actuelles, le néo-keynésianisme
aboutit à l'accroissement du chômage et de la marginalisation
de secteurs croissants de la population. Il n'empêche en rien
la réalisation du dessein bourgeois de la "société
duale", de division institutionnalisée de la classe des
salariés, de dégradation et de démoralisation croissantes
d'un secteur de celle-ci. Par la dépolitisation et le désespoir
que celles-ci nourrissent, un bouillon de culture est créé
pour le développement de l'extrême droite néo-fasciste".
Le poids des
multinationales
Le « capitalisme tardif » est par
ailleurs marqué par une concentration et centralisation
internationales du capital sans commune mesure avec le passé.
Les sociétés multinationales sont devenues la forme
d'organisation principale du Grand Capital. Moins de 700 d'entre
elles dominent de larges parties du marché mondial. Devant la
toute puissance des multinationales, l'Etat-nation traditionnel
est de moins en moins capable d'appliquer dans les faits une
politique économique cohérente et efficace.
Certes, les multinationales ne sont point la
seule forme de grande entreprise. A côté d'elles subsistent
des trusts essentiellement "nationaux", ainsi que des
entreprises publiques ou semi-publiques, dans des proportions
diverses dans divers pays. Le rôle économique de l'Etat-nation
n'est donc pas réduit à zéro. Mais il faut reconnaître
quelle est la tendance fondamentale à long terme. Celle-ci va
dans le sens d'un déclin graduel (pas total et pas immédiat)
de l'efficacité de l'interventionnisme économique par l'Etat
national. L'offensive idéologique du néo-libéralisme est dans
une large mesure le produit et non la cause de cette évolution.
Face à la montée des multinationales, l'Etat
national n'est plus un instrument économique adéquat pour la
bourgeoisie. Mais celle-ci a besoin de l'Etat à des fins
d'autodéfense. Elle a besoin de l'Etat pour défendre ses intérêts
particuliers par rapport à ses concurrents étrangers. Elle a
besoin de l'Etat pour amortir le choc des crises économiques et
sociales. Elle a besoin de l'Etat à des fins de répression en
cas de crises socio-politiques explosives.
Dans la mesure où l'Etat-nation la sert
moins, elle cherche donc à lui substituer des institutions
supranationales. Mais pour que celles-ci acquièrent un véritable
caractère étatique, il faut surmonter d'importants obstacles
politiques, culturels, idéologiques. Ceci s'avère beaucoup
plus compliqué qu'originellement prévu.
Du même fait, l'unification de l'Europe
capitaliste reste suspendue à mi-chemin entre une confédération
vague d'Etats souverains (zone de libre-échange), et une fédération
européenne à caractère réellement étatique, avec une
monnaie commune, une banque centrale commune, une politique
industrielle et agricole commune, une armée et une police
communes, le tout représenté par un vrai gouvernement commun.
Les institutions résultant de l'Acte Unique ou des accords de
Maastricht reflètent bien ce caractère hybride. Il s'agit
d'institutions pré-étatiques, semi-étatiques, non réellement
étatiques. Le véritable pouvoir reste entre les mains du
conseil des ministres, c'est-à-dire des douze gouvernements
associés. Les véritables abandons de souveraineté sont très
limités. La disparité des situations nationales y est évidemment
pour beaucoup.
Ni repli
protectionniste, ni euphorie européenne
Les accords de Maastricht imposent aux Etats
qui participent de plein droit à l'Europe Unie une réduction
du déficit budgétaire à 3% du produit intérieur brut à des
fins de stabilité monétaire. Il y a peu d'Etats qui
atteindront ce but en 1996, voire en 1997 ou 1998. Ira-t-on vers une Europe Cinq (Allemagne, France, Bénélux)?
Tout le mécanisme semble enrayé. A cela s'ajoute une
bombe à retardement: les effets à moyen terme de ladite
"stabilisation budgétaire"
sur la conjoncture économique et notamment sur l'emploi. Selon
une note confidentielle de l'OCDE, ceux-ci seront très néfastes.
Le seul fait que Maastricht implique une
aggravation de la politique d'austérité suffit déjà pour que
le mouvement ouvrier et la gauche non respectueuse rejettent ces
accords. Mais il s'agit de ne pas être dupe. En réalité,
Maastricht, sous couvert de "rigueur budgétaire",
n'offre qu'une simple excuse pour la poursuite et le
durcissement d'une politique d'austérité à laquelle tous les
gouvernements concernés s'étaient déjà engagés. C'est cette
politique qu'il faut viser, au-delà des seuls accords de
Maastricht. C'est dire que l'opposition à Maastricht ne doit
point prendre la forme d'un repli protectionniste et
nationaliste.
Celui-ci nous laisserait Grosjean comme
devant, confrontés avec la même politique d'austérité. Il
lui apporterait même une "justification" idéologique
supplémentaire: la défense de la souveraineté nationale.
N'est-ce pas sous le prétexte de défendre la "capacité
de concurrence nationale", celle de "notre"
industrie, que les directions du PS et du SP se sont engagées
dans la voie de la politique d'austérité, sous Martens VI et
sous Dehaene?
Face à l'internationalisation croissante du
Capital et au pouvoir croissant des multinationales, il n'y a,
au fond, que deux stratégies concevables pour les salarié(e)s
et les activistes des nouveaux mouvements sociaux. La première
est celle de la collaboration de classe avec sa propre
bourgeoisie, contre "les" Allemands, "les"
Britanniques, "les" Espagnols (ailleurs, c'est
"les" Japonais, voire "les" Mexicains),
patrons et salarié(e)s confondus. Ce n'est pas seulement idéologiquement
réactionnaire, nourrissant le chauvinisme, l'égoïsme à
courte vue, la xénophobie, voire le racisme. C'est aussi une
politique de Gribouille.
Comme les multinationales trouveront toujours
un pays où les salaires sont plus bas, les conditions de
travail plus dures, les libertés démocratiques plus
restreintes, s'engager dans cette voie-là, c'est s'engager dans
une spirale déclinante des revenus, des conditions de travail
et des libertés. C'est aller vers une "égalisation"
par le bas.
La seconde, et la seule efficace, c'est celle
d'une collaboration des salarié(e)s de tous les pays et de
leurs alliés contre les patrons de tous les pays, dans le but
de maintenir tous les acquis, et de ramener par étapes les
salaires, la sécurité sociale, les conditions de travail des
salarié(e)s des pays défavorisés vers ceux des pays les mieux
lotis. C'est la logique de l'égalisation par le haut.
Coordonner la riposte
internationale
Certes, au sein des institutions européennes,
des nuances opposent les protagonistes du « centre-gauche »
aux partisans du « centre-droit ». Les disputes
autour de la « charte sociale européenne » en
témoignent. A ce propos, nous ne prônons évidemment pas la
politique du pire. Mais nous constatons que les uns et les
autres défendent la politique d’austérité.
Nous ne nous opposons donc pas à Maastricht
et à l’Europe des trusts au nom d’une priorité à
l’action politique dans le cadre de l’Etat-nation. Nous
visons à long terme les Etats-Unis socialistes d’Europe,
voire la Fédération socialiste mondiale, d’ailleurs seul
cadre adéquat pour résoudre les problèmes brûlants de
l’humanité.
Nous favorisons toutes les initiatives qui
facilitent la prise de conscience de la nécessité d’une
action commune des salarié(e)s à l’échelle européenne dans
le domaine politique. Nous sommes de même en faveur de tout ce
qui favorise une protection commune des salarié(e)s à l’échelle
européenne, surtout des plus défavorisé(e)s d’entre eux.
Mais nous savons que nous n’établirons pas
dans un avenir prochain les Etats-Unis socialistes d’Europe,
étant donné les rapports de forces existants. C’est pourquoi
nous accordons la priorité à la défense intransigeante des
intérêts immédiats, économiques et politiques des masses,
dans le cadre européen comme dans le cadre national.
La priorité est à l’action de masse
extra-parlementaire. Cette priorité n’implique aucun rejet
d’initiatives de législation, ni au sein des parlements
nationaux, ni au sein du parlement croupion européen. Elle
comporte en plus une dimension morale décisive ; la
reconquête par le mouvement ouvrier, par les salarié(e)s et
leurs alliés, du principe de solidarité admirablement exprimé
par la devise du syndicalisme américain : « an
injury to one os an injury to all » - porter atteinte à
l’un ou l’autre
d’entre nous, c’est porter atteinte à tous et toutes.
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