La monarchie est un produit de la société
féodale. Au départ, la dynastie royale n'est qu'une famille
noble parmi d'autres, la première entre ses semblables. Aussi
longtemps que l'émiettement du pouvoir d'Etat correspond à la
réalité économique, l'émergence d'une monarchie centralisatrice
est lente, contradictoire, accompagnée de nombreuses rechutes
dans une anarchie quasi totale. Lorsque le développement du
commerce, l'essor des villes, l'affaiblissement du pouvoir
économique de la noblesse terrienne réclament une centralisation
croissante du pouvoir d'Etat, la royauté s'affirme petit à
petit. Mais elle s'impose encore par des moyens typiquement
féodaux, des guerres sans fin au cours desquelles la dynastie
impose à ses principaux rivaux nobles le respect de ses
prérogatives.
Monarchie absolue
Celles-ci vont s'étendre progressivement à
partir des 16e et 17e Siècle avec l'apparition de la monarchie
absolue, dont le règne de Louis XIV en France ("L'Etat c'est
moi"), puis celui de Catherine de Russie, de Frédéric II de
Prusse sont les symboles. On est entre-temps passé du régime
féodal au régime semi-féodal. Le pouvoir économique et surtout
financier de la bourgeoisie dépasse de plus en plus celui de la
noblesse. Celle-ci ne peut plus survivre qu'en devenant pour
l'essentiel une noblesse de cour, c'est-à-dire en vivant des
prébendes que la monarchie lui distribue par l'impôt arraché aux
bourgeois et aux paysans. La puissance royale atteint son sommet
lorsque l'équilibre relatif des forces entre la noblesse et la
bourgeoisie lui octroie un rôle d'arbitre quasi total.
Pas d'impôt sans représentation parlementaire
Mais plus se renforce la pré-dominance
financière et économique de la bourgeoisie, plus celle-ci
rechigne à entretenir une classe de nobles et de hiérarques
ecclésiastiques parasitaires. Elle veut un Etat moins cher dont
elle contrôle les dépenses. C’est la fonction essentielle du
parlementarisme bourgeois: pas d'impôts sans représentation
parlementaire, (no taxation without représentation: le
mot-d'ordre clé de la Révolution anglaise de 1643). Puisque la
monarchie est l'instrument fondamental de ce transfert de
revenus du 'Tiers Etat" vers la noblesse, la bourgeoisie
révolutionnaire est essentiellement anti-monarchique.
Elle l'est d'autant plus que l'institution
monarchique réduit par la force des choses ses droits ses droits
et pouvoirs politiques en échappant, même dans le cas de la
monarchie constitutionnelle, à la capacité de la bourgeoisie de
remplacer le chef de l'Etat par un élu de son choix lors-qu'il
ne satisfait plus les exigences politiques de la classe
dominante. Ainsi, les quatre premières grandes révolutions
bourgeoises aboutissent-elles toutes à la forme républicaine de
gouvernement. Ce fut le cas de la Révolution des Pays-Bas au 16e
Siècle, de la Révolution anglaise de 1643-1649; de la Révolution
américaine de 1776 et de la Révolution française de 1789. La
république bourgeoise semblait être la forme normale de l'Etat
bourgeois. Mais bientôt les choses commencèrent à se
différencier passablement par rapport à cette image de départ.
Le quart état contre le tiers état
Les révolutions bourgeoises se déroulent toutes
selon une dynamique qui ne se limite point à la lutte entre la
noblesse et le haut clergé d'une part, la bourgeoisie et les
masses populaires d'autre part.
Au cours de chacune d'elles, suit un conflit
tantôt embryonnaire, tantôt plus profond, entre le "Tiers Etat"
et le "Quart Etat": pré-prolétariat, semi-prolétariat, pauvres
des villes et de la campagne, puis finalement déjà salariés
prolétaires à proprement parler, selon les degrés divers de
développement du capitalisme que connurent les pays mentionnés à
l'époque en question. Dans ces conditions, l'exigence historique
de "l'Etat bon marché" céda le pas dans l'immédiat, devant
l'exigence d'un "Etat fort" pour échapper aux "menaces de la
plèbe". La bourgeoisie victorieuse maintient, en gros, la
machine d'Etat absolutiste (armée, bureaucratie, police) ou la
reconstitue tout en cherchant à la contrôler politiquement.
Le compromis bourgeois
Or, la monarchie coiffe cette machine d'Etat
traditionnelle. Tout naturellement, le changement d'attitude de
la bourgeoisie envers la machine d'Etat entraîne un changement
d'attitude à l'égard de la monarchie. On vit donc les bourgeois
dire "oui" à la restauration ou à l'instauration de la
monarchie, successivement en Angleterre (1689), aux Pays-Bas
(1815), en France (Napoléon, puis maison d'Orléans en 1830,
Second Empire après la Révolution de 1848).
Par ailleurs, si la bourgeoisie révolutionnaire
était déjà hégémonique dans la société du point de vue
économique et surtout financier, elle n'était pas encore toute
puissante. Les propriétaires terriens pré-capitalistes
conservèrent un poids réel. Ils ne se convertirent que lentement
en bourgeoisie terrienne proprement dite. Ils pénétrèrent en
même temps dans une certaine mesure dans la sphère commerciale
et bancaire. Des solutions politiques de compromis entre les
différentes fractions des classes dominantes furent donc de
mise, "la peur de la plèbe" aidant.
C’est ce qui explique le maintien de la
monarchie en Belgique en 1830 (fût-ce sous une nouvelle
dynastie), en Allemagne et en Italie après les révolutions et
contre-révolutions de 1848, au cours du processus d'unification
bourgeoise de ces pays. La monarchie ne fut évitée que dans les
cas extrêmes parallèles: soit lorsque la "peur de la plèbe"
était trop réduite, la bourgeoisie triomphante suffisamment sûre
d'elle-même (Etats-Unis, Suisse); soit lorsque, devant un danger
imminent de république socialiste, la république
démocratique-bourgeoise apparut comme un rempart plus efficace
que la monarchie (Allemagne, Autriche 1918-1919, Espagne 1931,
Italie 1945-46).
Le cas de la France après 1871 combine les deux
motivations bourgeoises. Après l'écrasement de la Commune, la
bourgeoisie peut se permettre la République sans risques
immédiats. Mais vu la persistance des traditions
révolutionnaires dans la petite bourgeoisie urbaine et paysanne
méridionale, les risques d'explosions non contrôlables sont
réduites dans une République par rapport à ceux qu'entraînerait
la restauration de la monarchie. Malgré cela, la solution de la
République ne passa qu'à la majorité d'une voix à la Chambre. Et
les risques d'une restauration monarcho-militaro-cléricale
restèrent réels jusqu'à la défaite de ces forces réactionnaires
lors de l'affaire Dreyfus.
Dans tous ces choix, le jugement des différentes
fractions de la bourgeoisie concernant l'impact de l'institution
monarchique sur les masses petites-bourgeoises joua un rôle non
négligeable. Cet impact était différent selon l'héritage du
passé. Plus l'expérience révolutionnaire avait été profonde et
prolongée, moins la monarchie était populaire. Elle était
détestée aux Etats-Unis et dans la plèbe française, dans le
prolétariat liégeois. Elle conservait une large base populaire
en Allemagne, en Autriche, en Italie. A travers une longue
période de stabilité, elle reconquit une base populaire en
Angleterre.
Le roi règne mais ne gouverne pas
Mais si la bourgeoisie opta, en définitive, en
faveur de solutions monarchistes en conclusion des révolutions
bourgeoises, elle le fit avec réticence, avec beaucoup
d'arrière-pensées, en se réservant des garde-fous nombreux. On a
dit, non sans raison, qu'elle opta en définitive pour une
monarchie républicaine. Car c'est bien à ce régime qu'aboutit la
monarchie constitutionnelle "pure".
Toute institution a la tendance d'acquérir un
poids, une fonction, une dynamique autonomes. Il en va de même
de l'institution monarchique. La bourgeoisie a besoin d'un
arbitre de dernier ressort entre les différentes fractions des
classes dominantes. Elle en a d'autant plus besoin que les
forces centrifuges au sein de ces classes sont plus fortes, et
que cet arbitre peut obtenir un écho populaire dépassant celui
d'un président de la République occasionnel (un Bonaparte
non-roi comme De Gaulle sous la 5e République exerce une
fonction semi-monarchique). L'hebdomadaire satirique français
Le Canard Enchaîné publia pendant des années une rubrique et des
caricatures qui traitaient l'Elysée comme la Cour de Versailles
sous Louis XIV.
Mais le risque existe qu'à l'occasion d'une
crise grave quelconque, l'arbitre s'émancipe brusquement de la
tutelle immédiate de ses constituants et n'en fait qu'à sa tête.
Cela peut coûter cher à la bourgeoisie, surtout dans le domaine
financier budgétaire, au sens immédiat du terme. Elle prend donc
des garanties pour que cela ne se produise pas. Le roi peut
régner, mais ne peut gouverner. Il ne peut s'émanciper du
contrôle parlementaire. Voilà ce que pro-clament pratiquement
toutes les constitutions instaurant la monarchie
constitutionnelle. Aucun acte royal n'est valable sans signature
d'un ministre. Aucun ministre n'est censé rester en fonction
sans l'appui d'une majorité parlementaire. Or, sans vote de la
majorité parlementaire, aucune ressource budgétaire ne sera
accordée pour couvrir une dépense d'Etat quelconque.
Donc, voulant s'émanciper du contrôle de la
bourgeoisie, un roi qui chercherait à gouverner, n'aurait pas un
sou pour agir. Voilà au moins la théorie, telle qu'elle a été
formulée maintes fois par des idéologues et des hommes
politiques de là bourgeoisie, du 17e Siècle jusqu'à nos jours.
Mais la pratique fut, à l'occasion, différente, comme l'illustra
le précédent le plus célèbre, celui du président de la
République Louis Bonaparte se convertissant en Empereur Napoléon
III en 1851.
Nous l'avons déjà dit, la peur du peuple, plus
tard de manière bien plus précise la peur du prolétariat, poussa
la bourgeoisie sur la voie de l'acceptation d'un Exécutif fort.
Lorsque le mouvement ouvrier conquit le suffrage universel, et
que ses représentants pénétrèrent en force dans les assemblées
législatives, le centre de gravité de l'Etat bourgeois se
déplaça de plus en plus du Parlement vers l'Exécutif. Celui-ci
s'émancipe de plus en plus du contrôle parlementaire. Les
dépenses publiques sont planifiées d'avance par
l'administration, revues et corrigées (arbitrées) par le
gouvernement. Le parlement ne les contrôle pratiquement plus.
Le chef de l'Etat: symbole ou homme fort?
Or, dans la monarchie constitutionnelle, le roi
est le chef de l'Exécutif. La fonction est certes
essentiellement symbolique, honorifique, représentative. Mais
elle renferme un potentiel de débordement, répétons-le, en
situations de crises graves. Le vrai conflit potentiel n'est dès
lors pas celui entre le roi et le parlement. C'est celui entre
le roi et les ministres. C'est ce qu'on a vu lors des crises
royales qui éclatèrent en monarchie constitutionnelle au 20e
Siècle notamment celle de la Grande-Bretagne (mariage du roi
Edouard VIII qui aboutit à son abdication imposée par le
gouvernement Baldwin en 1935), la question royale en Belgique,
1940-1950, la question royale en Grèce.
La restauration récente de la monarchie en
Espagne illustre bien cette tendance. Le problème posé à la
bourgeoisie par la nécessité de se défaire de la dictature
franquiste fut bien celui d'assurer cette transition en évitant
une crise révolutionnaire, c'est-à-dire de faire accepter un
"pacte social" par les organisations ouvrières en échange de
l'octroi des libertés démocratiques. Mais il fut aussi celui de
faire accepter par les appareils répressifs franquistes -
l'armée, la Garde civile - un rétablissement des libertés
démocratiques avec des garanties bien plus solides contre les
explosions révolutionnaires (et séparatistes) que les simples
accords verbaux des directions réformistes du mouvement ouvrier.
L'institution monarchique apparut comme la seule
solution assurant cette garantie, c'est-à-dire le maintien d'une
force autonome de l'armée par dessus la tête du gouvernement. Le
roi, tout constitutionnel qu'il soit, n'est plus seulement
l'arbitre suprême symbolique. Il l'est au sens plus politique,
plus immédiat du terme, indépendamment du gouvernement, pour ne
pas dire du Parlement. On le vit bien lors du coup d'Etat
militaire du général Milan del Bosch. Un énergumène tint en
échec, l'arme à la main, le Parlement tout entier. Le
gouvernement sembla impuissant pour le neutraliser (il se garda
bien d'en appeler au peuple). Le rebelle affirma agir au nom du
roi. Ce fut suffisant pour s'assurer la neutralité du reste de
l'armée. Ce n'est que lorsque le roi désavoua clairement,
publiquement, l'initiative rebelle et ordonna à l'armée de
rester fidèle au gouvernement que la baudruche Milan del Bosch
se dégonfla lamentablement et apparut comme un épisode
grotesque.
Le précédent est inquiétant. Il peut se répéter.
C’est pourquoi tous les socialistes ont grand besoin de se
rappeler leur tradition républicaine et d'y revenir avec
vigilance et en pratique. Un homme et une femme avertis en
valent bien plus que deux en l'occurrence. |