Dans son livre sur
la Deuxième Guerre Mondiale, l'historien anglais Taylor (1)
essaie de circonscrire de plus près la responsabilité du régime
nazi dans le déclenchement de cette guerre. Malgré de nombreuses
considérations intéressantes, sa conception globale est
indéfendable. D'après lui, Hitler était au fond un opportuniste
qui n'avait pas établi un plan chronologique pour ses guerres et
ses conquêtes et qui ne frappait que lorsque les circonstances
lui semblaient favorables. En principe, il n'est pas essentiel
d'avoir établi un plan précis pour établir sa domination sur
l'Europe tout comme, pour Taylor, il n'est pas essentiel de
commencer les préparatifs pour la conquête à une date fixée.
Hitler et l'impérialisme allemand voulaient établir en Europe un
Nouvel Ordre et cela, en soi, rendait une nouvelle guerre
inévitable.
Un nouvel ordre
européen bien préparé.
Un certain nombre
d'affirmations de Taylor manquent de fondement : «Jusqu'en
1936, le réarmement était surtout un mythe». De nombreux
documents de la Reichswehr (2) le contredisent et des groupes du
grand capital insistaient déjà en 1932-34 sur un doublement des
dépenses militaires. Taylor dit également: «Dans les six années
fiscales 1933-1939, le réarmement coûtait par an quelque 40
miliards de Reichsmark et environ 50 milliards à l'éclatement de
ta guerre». Une approximation plus exacte serait plutôt de 80
milliards.
Le 15 mars 1939,
la Bohème est devenue un protectorat allemand «... comme
conséquence imprévue des événements en Slovaquie», écrit Taylor.
Pourtant, l'évolution en Slovaquie était loin d'être
imprévisible: elle était bien préparée et exécutée pour
démanteler davantage une Tchécoslovaquie déjà partagée. Et
encore: «II n'y avait rien de sinistre ni de prémédité dans le
protectorat de Bohème... il avait toujours fait partie du Saint
Empire Romain». Hitler n'a-t-il peut-être pas été sinistre
lorsqu'il rompit une promesse faite quelques mois plus tôt ?
«Nous ne voulons pas de Tchèques, pour moi je ne vois pas
d'inconvénient à leur donner des garanties» (3). Et Hitler
n'était-il pas sinistre lorsqu'il revendiquait l'Alsace-Lorraine
et l'Artois en tant qu'anciens territoires de l'Empire Romain ?
Quand on veut redessiner la carte de 1' Europe sur base
d'arguments historiques, on sait où l'on commence mais pas où
l'on finit. On pourrait décomposer à nouveau l'Allemagne et
l’Italie en milliers de petits Etats.
L'argument de
Taylor manque de cohésion. Ou bien l’on se tient à la
Realpolitik (4), et alors aucune des conceptions morales n'a de
poids, mais alors on doit aussi accepter la réaction britannique
à l'occupation de la Bohème comme un simple fait et comme un
échec au niveau de la Realpolitik. Ou bien l'on a un jugement de
valeur sur la réaction britannique («exagéré», «déplacé») contre
cette occupation et par conséquent aussi sur l'occupation
elle-même («logique», «à juste titre», «inévitable»). Taylor
écrit: «Hitler n'avait aucune idée qu'il parviendrait à éliminer
la France du théâtre de la guerre lorsqu'il envahit les Pays-Bas
et la Belgique le 10 mai 1940. Il fit un pas défensif: pour la
défense de la région de la Ruhr contre une invasion alliée. La
conquête de la France a constitué un extra imprévu». Le plan
Manstein-Guderian (5) avait pourtant été conçu pour
l’élimination de la France après celles de la Belgique et des
Pays-Bas.
Dans la conception
de Taylor, la politique étrangère est déterminée par les
réactions à la situation internationale telle qu'elle se
présente par hasard; les acteurs principaux, en jouant le jeu,
ne sont pas ancrés dans les forces intérieures et économiques du
pays, mais planent dans un espace qui, en dernière instance, est
déterminé par leur caractère personnel et leurs motivations
personnelles. Aux yeux de Taylor, Hitler devient ce faisant «le
prisonnier» de son propre schéma chronologique et la réussite de
son propre projet (le Nouvel Ordre en Europe) n'est menacé que
par sa propre irrationalité.
«Le combat
européen qui a commencé en 1918, lorsque le délégué allemand se
fit annoncer à Foch (6) pour l'armistice... s'est terminé en
1940... et a été «l'Ordre Nouveau» d'Europe: il a été dominé par
l'Allemagne... La réussite de l'Allemagne dépendait de
l'isolement du reste du monde. En 1941, il va attaquer l'Union
Soviétique et déclare la guerre aux USA». C'est faux sur toute
la ligne. La Deuxième Guerre Mondiale était sans aucun doute
possible une guerre pour la domination mondiale. Il aurait été
impossible «d'isoler» l'Europe du reste du monde, non seulement
pour des raisons militaires et stratégiques mais aussi pour des
raisons économiques évidentes. Juin 1940 n'a pas mis un terme à
«une lutte européenne»; en juillet, encore avant la Bataille
d'Angleterre (7) les études opérationnelles pour une campagne de
Russie avaient déjà commencé. Une domination allemande sur
l'Europe n'était possible qu'avec le consentement de toutes les
grandes puissances, ou au moins avec le consentement passif de
tous les peuples concernés. Et cela n'a pas été le cas, ni en
été 1940, ni au printemps 1941.
Certes, Taylor a
raison lorsqu'il considère que l'impérialisme allemand est un
impérialisme au même titre que tous les autres. Mais comprendre
que nous vivons dans un monde de gangsters économiques ne suffit
pas: il faut identifier le gangster spécifique du moment et
identifier ses crimes spécifiques. Il est clair comme l'eau de
source que l'impérialisme allemand a déclenché délibérément la
guerre contre la Pologne, et ce faisant la guerre mondiale, et
que la classe dominante allemande, ses généraux et son fürhrer y
ont joué un rôle très personnel, quelle qu'ait d'autre part été
la responsabilité des autres grandes puissances impérialistes.
Le défaitisme
français
La démoralisation
et le défaitisme de la bourgeoisie française ont également joué
leur rôle, en rapport évident à la situation déterminée et aux
intérêts sociaux spécifiques. A la fin de la Première Guerre
Mondiale, la France s'était acquis une position
politico-militaire dominante qui ne correspondait pourtant pas
aux rapports des forces au niveau européen ou mondial. Ni le
capital français, ni son industrie ne pouvaient entretenir des
armées en Europe Occidentale et Orientale qui lui auraient
permis d'étouffer dans l'oeuf une tentative allemande de
reprendre le dessus. L'échec financier et diplomatique de
l'occupation de la Ruhr par la France en 1923 (9) avaient bien
montré le gouffre entre les ambitions diplomatiques et la
puissance économique. La faiblesse politique de la France était
une conséquence de sa faiblesse matérielle et non l'inverse.
De plus, de larges
secteurs de la bourgeoisie française avaient peur de la force
potentielle de la classe ouvrière qui s'était manifestée lors de
la grève générale de 1936. L'élimination du «danger communiste»
était pour beaucoup une véritable obsession et avait priorité
sur la situation internationale. De plus en plus, ces secteurs
de la bourgeoisie considéraient que la démocratie parlementaire
était une entrave insupportable à l'élimination de la force
syndicale.
Juste avant que
n'éclate la guerre, ces idées étaient incarnées par Laval et le
maréchal Pétain (10) semblait la personnalité tout indiquée pour
diriger cet «ordre nouveau». Dès le 17 mars 1938, Laval pouvait
annoncer à Mussolini qu'il allait former un gouvernement sous
Pétain et qu'il «torderait le cou aux communistes s'ils
s'aventuraient à s'y opposer».
La bourgeoisie
Française craint la classe ouvrière
Lorsque le 23 mai
1940 Paul Reynaud forme un nouveau gouvernement, il prend dans
son cabinet différents ministres à tendance conservatrice d'extrême-droite.
La crainte d'une révolte ouvrière était encore très grande, même
après la grève générale de septembre 1938 qui avait pourtant
échoué. La peur du général Weygand était même tellement forte
qu'il voulait, tout comme Laval et Pétain, terminer la guerre
coûte que coûte: «Si le gouvernement veut garder haut la
combativité de la troupe et éviter un mouvement révolutionnaire
à Paris, il doit à tout prix rester dans la capitale, y tenir la
situation sous contrôle, même au risque d'être fait prisonnier
par l'ennemi», dit de lui l'amiral Auphan. Weygand dit aussi:
«Il y va de l'ordre intérieur et de la dignité».
De 1929 à 1938, la
Grande-Bretagne était adversaire d'une domination de la France
en Europe. Mais elle ne désirait pas non plus une hégémonie
allemande. La politique «d'apaisement» de Chamberlain était en
relation avec le temps que Londres estimait nécessaire pour
rattraper le retard de 3 à 4 ans encouru dans son réarmement
face à 1’Allemagne. Malgré le fait qu'il s'agissait là d'une
tentative illusoire et sotte d'éliminer Hitler, il ne s'agissait
pas du tout d'accepter une Europe dominée par Berlin.
L'enjeu
Britannique: l'empire.
Contrairement à la
bourgeoisie française, la bourgeoisie britannique n'était ni
démoralisée ni défaitiste: c'était tout l'Empire qui était en
jeu ! Le conflit entre Chamberlain et Churchill ne portait pas
sur la question de savoir si oui ou non il fallait capituler
mais bien sur la manière dont il fallait préserver l'empire
britannique et s'opposer à Hitler. La voie suivie par Hitler
offrit automatiquement le pouvoir gouvernemental à l'aile
politique de Churchill (11). L'aile politique de Chamberlain
avait songé à la possibilité de détourner la politique agressive
de l'Allemagne vers l'URSS.
Mais, après
1'occupation de Prague, il devint évident que les conquêtes
d'Hitler en Europe Centrale et Orientale lui avaient procuré une
position suffisamment puissante que pour attaquer l'Empire
britannique. De l'autre côté du monde, l'impérialisme japonais
s'emparait pas à pas de la Chine et aspirait aussi à conquérir
tout le Sud-Est de l'Asie, encore une autre menace pour l'Empire
britannique.
Notes
(1) Taylor,
A.J.P., The Origins of the Second World War, London,
1964.
(2) Nom des forces
armées allemandes de 1919-1935.
(3) En septembre
1938, Hitler pro-mettait la fin de l'expansion allemande en
échange de la re-connaissance de la Bohème en tant que
territoire du Reich allemand.
(4) Realpolitik:
politique qui se base sur la situation existante et qui tend
vers des résultats immédiatement tangibles, libre de toute
conception idéologique.
(5) Plan d'attaque
«cas Jaune» des deux généraux avec comme première phase la
conquête des Pays-Bas et de la Belgique et ensuite celle de la
France.
(6) Ce maréchal
français avait représenté les Alliés lors des pourparlers pour
l'Armistice, en novembre 1918.
(7) La bataille
pour le contrôle de l'espace aérien du sud de l’Angleterre en
1940-'41 a été gagnée par la Royal Air Force.
(9) Occupation
française (avec l’aide de la Belgique) pour extorquer une avance
de 1 milliard de Mark Or sur les 132 milliards de Mark Or dus
par 1'Allemagne à titre de réparations pour la Première guerre
mondiale.
(10) Laval, plus
tard ministre du gouvernement pro-allemand de Vichy, sous la
direction de Pétain.
(11) Au début de
1940, le conservateur Churchill allait succéder à Chamberlain en
tant que premier ministre. |