Les manifestations de centaines de milliers
d'étudiants qui secouent la Chine depuis la mi-avril, sont d'une
ampleur et d'une profondeur beaucoup plus importantes que celles
de l'hiver 1986-87. D'abord par le nombre : à l'époque, à
l'apogée du mouvement, il n'y avait que 70 000 manifestants à
Shangaï. Ensuite, le mouvement actuel semble très largement
indépendant des luttes d'influence qui font rage au sommet du
Parti communiste chinois (PCC), ce qui n'avait pas toujours été
le cas auparavant. Les étudiants chinois se sont également dotés
d'une structure de coordination nationale, composée de deux
délégués élus par université. Le mouvement manifeste, par
ailleurs, un degré de radicalisation politique impressionnant.
C'est en chantant l'Internationale et avec des drapeaux rouges
que les étudiants exigent une réelle démocratie pluraliste, la
liberté de la presse, la divulgation des revenus des dirigeants
et même l'abolition des privilèges des bureaucrates. Le
mouvement risque également de jouer un rôle de détonateur et
d'entraîner d'autres couches sociales. C'est surtout cela qui
inquiète les dirigeants chinois, et les jonctions partielles qui
se sont déjà effectuées avec les ouvriers confirment que le
danger est bien réel pour le pouvoir de la bureaucratie.
Les grandes manifestations étudiantes qui ont
secoué Beijing, et dans une moindre mesure Shangaï, Tianjin,
Changs-ha, Wou Han, Xi'an et d'autres villes de province,
représentent de nouveau un important changement de la situation
internationale. La dimension internationale de ce réveil
n'apparaît pas seulement dans le fait que les étudiants de
Beijing se réfèrent explicitement à la glasnost, à la veille de
la visite historique de Gorbatchev en Chine, prévue pour les
15-18 mai. On l'aperçoit aussi quand on sait que la
manifestation du 4 mai 1989 coïncide avec une "première" de
taille : la participation d'un banquier de Taiwan (partisan de
Tchang Kaï-chek), ouvertement contre-révolutionnaire, à une
conférence de l'Asian Development Bank à Beijing.
Au départ, les manifestations populaires étaient
essentiellement estudiantines. Elles venaient dans la foulée
d'une agitation d'étudiants qui dure depuis des semaines. Lors
de la manifestation géante du 27 avril 1989, près de 300 000
personnes dans la rue, des habitants de Beijing (petits
commerçants, chômeurs, travailleurs du secteur "informel",
ouvriers, passants) ont exprimé leur sympathie pour les
manifestants. Les ouvriers travaillant sur les chantiers devant
lesquels passa le cortège crièrent à tue-tête "Vive les
étudiants !" (Die Zeit, 5 mai 1989).
La jonction avec les ouvriers
Mais le 4 mai 1989, 70e anniversaire de la
manifestation étudiante de 1919 qui "lança" l'action de masse
pour la révolution nationale-démocratique, la manifestation prit
une tournure nouvelle. Selon l'International Herald Tribune du 5
mai, un fort contingent de jeunes ouvriers se joignit à la
manifestation, avec ses propres revendications. Le 7 de la même
date on constate que dans l'important centre industriel de
Changsha, 1 000 ouvriers rejoignirent 6000 étudiants. C'est ce
que la direction de la nomenklatura chinoise avait craint. C'est
ce qu'elle n'a pas pu empêcher.
Pendant les quinze jours, du 19 avril au 4 mai,
les étudiants ont centré leurs revendications sur trois
questions : les libertés démocratiques en général ; leur propre
droit à une organisation démocratique qu'ils contrôlent
eux-mêmes ; la dénonciation des privilèges de la bureaucratie.
A part ces revendications-là, qui semblent faire
l'unanimité, il y a débats et différenciations sur des questions
multiples : rapports précis avec le Parti communiste chinois
(PCC), ou plus exactement avec son équipe dirigeante actuelle;
attitude à l'égard de l'héritage et du passé du maoïsme. Les
informations font défaut, pour le moment, pour pouvoir délimiter
les tendances en présence. Mais le fait même de ces débats, qui
par certains côtés ressemblent à ceux qu'on a connu en France et
en Europe en mai 68, témoigne à son tour du réveil politique en
cours.
Les bureaucrates décontenancés
L'ampleur des manifestations a visiblement
surpris et décontenancé les autorités bureaucratiques. Celles-ci
ont commencé par réprimer. Puis elles ont menacé de sévir plus
durement encore. Devant la manifestation du 27 avril, elles ont
reculé vers le dialogue par organisation étudiante "officielle"
interposée. En fin de compte, les menaces de répression à
l'égard de ceux qui auraient "enfreint la loi" ont refait
surface. Tout dépendra de l'évolution des rapports de forces
dans les jours et les semaines qui suivent. On ne peut guère
exclure un durcissement de la répression. Celle-ci ne
s'accentuerait cependant qu'en cas de reflux sérieux des
mobilisations populaires.
Si les grandes manifestations de Beijing
s'inscrivent dans le sillage de ce qui se passe en Union
soviétique et dans plusieurs pays d'Europe orientale, des
différences frappantes entre le début d'activité politique de
larges masses en URSS et en Chine méritent d'être soulignées.
Tout d'abord, en URSS on ne se trouve qu'au début de la
perestroïka, des réformes économiques "libérales" dont les
effets (y compris les effets négatifs pour les travailleurs)
restent pour le moment limités. Pour le moment, la classe
ouvrière les appréhende plutôt que de les subir déjà. En Chine,
le réveil des masses survient après dix ans de réformes, dont
les effets, d'abord positifs puis négatifs, sur le niveau de vie
sont amples et visibles à l'œil nu.
Ensuite, en URSS, des réformes politiques dans
le sens d'une démocratisation limitée mais réelle, ont
accompagné presque d'emblée les réformes économiques. En Chine,
à part quelques timides ouvertures à rencontre des
intellectuels, du temps du Premier ministre Hu Yaobang, il n'y a
pas eu de début de démocratisation politique.
Encore la nature sociale des manifestants et
opposants est-elle fort différente dans les deux pays. Si les
ouvriers de Beijing ont manifesté leur appui aux opposants, leur
participation au mouvement reste pour le moment minoritaire
(cela pourrait bien entendu changer). Quant aux paysans qui,
contrairement à l'URSS continuent à représenter la grande
majorité de la population active en Chine, tout en ayant
déclenché bon nombre de grèves locales, ils ne participent pas
encore à l'activité politique.
L'attitude des sommets de la bureaucratie
Finalement, il y a une différence de taille
quant à l'attitude des sommets de la bureaucratie à l'égard du
mouvement de masse. En Union soviétique, Gorbatchev s'efforce
sans doute de canaliser le mécontentement dans un sens favorable
à son orientation d'ensemble. Il manœuvre pour maintenir le
contrôle sur les masses. Mais son attitude reste perçue par les
masses comme encourageant leur participation autonome à la vie
politique. Les répressions en Arménie et en Géorgie n'ont pas
totalement effacé cette impression, sauf dans les régions
concernées.
En Chine au contraire, l'équipe au pouvoir est
perçue comme une équipe d'autocrates qui ne sont pas prêts à
tolérer la moindre autonomie du mouvement de masse. Elle
devient, dès lors, le point de mire de toute mobilisation
populaire, ce qui n'est pas le cas pour le moment de l'équipe
Gorbatchev en URSS.
Les origines et le sens de ces différences
s'éclairent à la lumière de la dynamique et des conséquences des
réformes économiques dites de libéralisation en Chine. La Chine
est encore un pays essentiellement agricole. La suppression de
fait des "communes populaires" et de l'exploitation collective
des terres (dont on a sous-estimé,
à l'étranger, l'impopularité) a permis un essor initial des
forces productives à la campagne. Le niveau d'approvisionnement
des villages et des villes se trouva amélioré. Les revenus réels
des masses s'élevèrent pratiquement partout (1).
La réforme économique
Comme en Russie à l'époque de la NEP, mais sur
une échelle bien plus vaste, la petite et la moyenne industrie
privées se développèrent en articulation avec une agriculture
pratiquement reprivatisée, alimentant le développement d'une
couche de paysans-entrepreneurs enrichis et cossus et les
activités non-agricoles s'étendirent à un rythme précipité à la
campagne.
Mais petit à petit, les contradictions des
réformes "libérales" commencèrent à se faire jour, et à partir
de 1987, elles devinrent de plus en plus explosives. Les
inégalités croissantes furent ressenties amèrement par la masse
des paysans pauvres. Par ailleurs, l'essor de la grande
industrie, incontestablement stimulé au départ par l'autonomie
financière des entreprises et la décentralisation
administrative, déboucha sur une véritable surchauffe: excès
d'investissements, disproportions croissantes entre secteurs,
manque de certaines matières premières. L'appât du gain se
généralisant dans le climat de surchauffe et de spéculation,
aggrava considérablement les phénomènes de corruption au sein de
l'appareil bureaucratique, engendrant la symbiose d'une fraction
de l'appareil avec les entrepreneurs privés et les spéculateurs.
Les sommets de la bureaucratie, effrayés par
cette évolution, ont essayé de freiner le processus de
"libéralisation" dès septembre 1988. Ce qu'ils ont mis à l'ordre
du jour ne fut point la restauration du capitalisme. Ce fut
l'envoi de dizaines de milliers de fonctionnaires pour
"remettre" de l'ordre dans les entreprises, les provinces et les
villages, avec des moyens typiquement bureaucratiques. Cette
évolution économique de plus en plus explosive se déroule sur
l'arrière-fonds de ce qui est, à long terme, le problème social
le plus grave de la Chine, ainsi que de tous les pays
sous-développés: celui du chômage et du sous-emploi.
Dans le cadre d'une industrie de haute
technologie, la Chine ne dispose pas des ressources nécessaires
pour créer 200 à 250 millions d'emplois. Mao chercha à le
résoudre en déportant massivement les jeunes de la ville à la
cam-pagne et en mobilisant la main-d'œuvre excédentaire des
villages pour des activités extra-agricoles. Cette main-d'œuvre
supplémentaire fut intégrée dans le secteur collectif, avec des
rendements minimes et un niveau de vie misérable. Le résultat
fut un désastre économique et social.
Les réformes entreprises par Deng Xiaoping, à
partir de 1979, impliquèrent le retour des jeunes citadins en
ville, et la liberté pour eux de s'établir comme indépendants
dans les petits métiers. A la campagne, la main-d'œuvre
excédentaire fut résorbée par les activités extra-agricoles
privées, y compris avec essor d'entreprises moyennes. Cette
main-d'œuvre servit donc à élargir le secteur privé qui, au
village, prit une ampleur prépondérante : 80 millions de
salariés en 1987. Le résultat en fut d'abord un essor productif
et une hausse du niveau de vie, puis une succession de tensions
et de crises, déjà mentionnées. Dans ce sens, l'explosion
étudiante, comme d'ailleurs le mouvement des Gardes rouges dans
les années 60, reflète aussi un problème d'absence de
perspective d'emploi satisfaisante, ce qui est un problème
existentiel angoissant pour des millions de jeunes.
Les conditions de vie des étudiants
A l'absence de perspective d'emploi, comme motif
de mécontentement des étudiants, il faut ajouter leurs
conditions d'existence misérable. La Far Eastern Economie Review
du 11 mai 1989, affirme que les étudiants sont parqués à 7 dans
un dortoir de 15m2. La plupart d'entre eux ne peuvent manger que
du riz de mauvaise qualité avec un peu de sauce et de légume.
L'insomnie, les maladies de carence de vitamines sont largement
répandues. Le China Daily du 4 mai, reconnaît que la situation
parmi les jeunes enseignants d'université n'est guère meilleure.
Ils quittent en masse l'université. A l'université de Beijing,
70% d'entre eux ne trouvent pas de logement où ils puissent
vivre avec leur épouse. Les assistants gagnent 70 yuans par
mois, moins de la moitié du salaire d'un ouvrier et nettement en
dessous du minimum vital.
Dans l'immédiat, telle ou telle mesure
indispensable pour satisfaire les exigences matérielles
légitimes des masses, peut paraître prioritaire. Telle semble
être la lutte contre l'inflation en Chine, du point de vue des
travailleurs (International Herald Tribune du 5 mai 1989), car
elle implique : échelle mobile des salaires avec ajustement
automatique et mensuelle à la hausse du coût de la vie. Mais
toutes ces mesures, aussi urgentes qu'elles soient, ne pourront
être appliquées réellement, efficacement et durablement, que si
le monopole de pouvoir aux mains de la bureaucratie est brisé.
La mise en avant, par les étudiants, de revendications
démocratiques est donc tout à fait correct.
Avec un instinct politique remarquable, les
étudiants chinois ont lié la dénonciation sévère des privilèges
matériels de la bureaucratie à leurs revendications
démocratiques centrales. C'est que les sommets de la
bureaucratie ne s'accrochent pas à leur monopole de pouvoir
essentiellement par dogmatisme idéologique, ou fanatisme
politique. Ils s'y accrochent pour défendre et étendre ces
privilèges.
Le "mérite historique"
Pour justifier son refus obstiné de satisfaire
les revendications démocratiques des étudiants et des
intellectuels qui les soutiennent, la nomenklatura avance deux
types d'arguments. D'abord la "conspiration" fomentée par les
étudiants pour "ébranler la stabilité sociale" dont la Chine
aurait tant besoin. Cette thèse est aussi vieille que tout
mouvement revendicatif massif dans l'histoire. C'est la première
réaction de tout pouvoir conservateur aux abois.
Le second argument, c'est que les mérites du PC
chinois justifieraient son monopole du pouvoir politique. Comme
on peut le lire dans son discours publié par le China Daily le 4
mai, le secrétaire général du parti, Zhao Ziyang, explique que
le PCC n'aurait commis que des "erreurs" vite redressées. Mais
si le PC chinois a le mérite historique d'avoir mené la
révolution à la victoire en 1949, cette dernière ne fut pas
suivie de simples "erreurs", mais de désastres, dont les
victimes se comptent par millions. On ne peut que penser que ces
désastres auraient pu être évités ou rapidement circonscrits, à
moindres frais, si les masses chinoises avaient pu choisir entre
diverses politiques alternatives. C'est cela le sens de la
démocratie pluraliste.
En se battant pour cette démocratie-là, les
étudiants chinois se battent pour les ouvriers et les paysans
pauvres, pour un nouveau progrès en direction du socialisme,
quelle que soit leur confusion idéologique, inévitable après des
décennies de dictature. En ce sens, ils doivent recevoir l'appui
total de tous les révolutionnaires.
A la fin de la manifestation du 4 mai à Pékin,
un des dirigeants étudiants, Wu Kai, annonça la fin de l'action
à partir du 5 mai. D'autres dirigeants étudiants ne semblent pas
s'être encore prononcés en ce sens. Serait-ce le recul du
mouvement et la victoire de la nomenklatura ? Cela n'est pas
certain, car c'est la répression elle-même qui, le 19 avril,
avec le matraquage sauvage des manifestants au nombre d'environ
5 000 seulement, a joué le rôle de détonateur des manifestations
massives des jours suivants (Far Eastern Economie Review, 4 mai
1989).
De plus, les structures remarquables d'auto-organisation
dont se sont dotés des centaines de milliers d'étudiants de
Beijing - pour la première fois depuis 1927 - continueront à
fonctionner, à réclamer leur reconnaissance par les autorités,
deviendront de plus en plus incontournables.
Les hésitations du pouvoir
II semble bien que devant l'explosion de
mécontentement, les sommets de la nomenklatura chinoise se
soient divisés. D'un côté il y a Deng Xiaoping, partisan d'une
réaction dure à l'égard des étudiants, qui se rapproche ainsi
des tendances à proprement parler conservatrices et hostiles aux
réformes de la bureaucratie. Un membre du Bureau politique, Hu
Quili, a d'ailleurs ouvertement affirmé qu'il fallait éviter, à
tout prix, la reconnaissance de l'association officieuse des
étudiants, parce que ses dirigeants risquaient de devenir les
« Lech Walesa chinois ».
De l'autre côté, il y a Zhao Ziyang qui, après
quelques hésitations, est devenu partisan d'une réaction
beaucoup plus souple à l'égard des étudiants, auxquels il fait
miroiter une ouverture réelle en direction de réformes
significatives.
La fronde des journalistes
La réaction massive de journalistes, membres du
parti, aux côtés des étudiants a visiblement décontenancé les
apparatchiks. Le Quotidien des paysans, le 5e du pays par son
importance, a ouvertement pris la défense des étudiants. Trois
revues ont fait de même. L'une d'entre elles, la World Economie
Herald, paraît à Shangaï. Après cinq heures de négociations et
de pressions, son rédacteur en chef a refusé de céder et fait
paraître un article favorable aux étudiants. La mairie de
Shangaï a fait saisir les 300.000 exemplaires déjà imprimés. Le
rédacteur en chef, Qin Benli a été limogé. Mais au cours de la
manifestation du 4 mai, le mot d'ordre "réintégrez Qin Benli !"
fut scandé par des dizaines de milliers de manifestants. Il
avait été lancé par les journalistes qui participaient au
cortège et qui criaient "ne nous obligez plus à mentir !"
En fin de compte, la grande inconnue, c'est le
degré de soutien aux étudiants, voire de mobilisation propre des
ouvriers dans les semaines qui viennent. Cela pèsera lourdement
sur l'évolution des rapports de forces. Et c'est cette évolution
qui déterminera s'il y a recul ou non des mobilisations
étudiantes.
Ernest Mandel
1) Pour une analyse de la réforme
en Chine, voir l'article de A. Maraver, "Les habits neufs de
Zhao Ziyang", dans Inprecor numéros 271 et 272 des 5 et 19
septembre 1988. |