Certains ont prétendu que la décision
de fonder la IVe Internationale en 1938 avait été déterminée par
deux prédictions de Trotsky qui se sont avérées fausses. Premièrement,
la Seconde guerre mondiale, qui était imminente, déboucherait sur une
gigantesque montée de la révolution, en premier lieu de la classe
ouvrière internationale, qui déborderait les organisations ouvrières
traditionnelles encore plus que celle qui avait suivi la Première
guerre mondiale et donnerait à un courant réellement révolutionnaire
une chance historique de réaliser une percée décisive. Deuxièmement,
à la fin de cette nouvelle guerre, la bureaucratie stalinienne serait
très fortement affaiblie, sinon renversée, et perdrait son contrôle
sur les secteurs les plus militants de la classe ouvrière
internationale et du mouvement anti-impérialiste.
Il est vrai que de telles
perspectives ont inspiré différents cadres du mouvement
trotskyste dans différents pays à la fin des années trente et
au début des années quarante. Leur non-réalisation a eu des
conséquences importantes. Beaucoup d'entre eux ont rompu avec
la IVe Internationale et souvent même avec le mouvement
ouvrier. D'autres se sont efforcés d'adapter leur engagement révolutionnaire
à un panorama mondial qui apparaissait très différent de ce
qu'ils avaient espéré quelques années auparavant. Dans ce
but, ils estimèrent nécessaire de réviser des aspects
fondamentaux du programme de l'Internationale en ce qui concerne
aussi bien les perspectives du capitalisme que la nature de
l'URSS.
Par ailleurs, dans les années 1949-1953, nous avons connu la
crise la plus grave de notre histoire qui a débouché sur une
scission désastreuse. Les conséquences de cette scission ne
seront surmontées que dix ou quinze ans plus tard grâce,
d'abord, à la réunification de 1963 et surtout, ensuite, à la
montée de Mai 68 et de la radicalisation qui l'a suivi.
Aujourd'hui, la IVe Internationale, tout en étant encore trop
faible, est beaucoup plus forte qu'en 1938, en 1949-1953 ou en
1963.
Ce fait serait déjà suffisant pour prouver que tous ceux qui
pensaient que la fondation de la IVe Internationale était, pour
une raison ou pour une autre, liée aux perspectives à court
terme sus-mentionnées, se trompaient complètement. L'histoire
a toujours démontré que toute organisation ouvrière ou révolutionnaire,
nationale ou internationale, surgissant de circonstances
conjoncturelles, pour ne pas dire de quelque idiosyncrasie
analytique, est construite sur du sable et condamnée à disparaître.
Seules les organisations dont le programme et les activités
correspondent à des besoins historiques qui s'exprimeront dans
de nombreuses luttes pendant des décennies sinon pendant des générations,
sont construites sur du roc et finalement s'affirment, si elles
apprennent à exploiter les occasions qui se présentent et à
éviter des erreurs désastreuses.
La Ire et la IIeme Internationale correspondaient au besoin
d'indépendance de classe des salariés, qui reste l'exigence-clé
de la lutte de classe aussi longtemps que le capitalisme
continue d'exister. Cela n'est pas moins vrai aujourd'hui qu'il
y a cent vingt-cinq ans ou quatre-vingt-dix ans. La IIIe
Internationale a combiné cette exigence avec celle du
renversement révolutionnaire du capitalisme à l'époque de
l'impérialisme. Cela aussi n'est pas moins vrai aujourd'hui
qu'en 1914 ou en 1919.
La fondation de la IVe Internationale correspond à des réalités
historiques à l'échelle mondiale d'une nature similaire. Nous
devons vérifier d'une manière scientifique, sans céder à
l'impatience personnelle ou générationnelle, à la déception
et au découragement; si ces exigences sont valables aujourd'hui
autant qu'elles l'étaient il y a cinquante ans.
Il faut ajouter que si on peut rencontrer dans des articles
conjoncturels et parmi les plus polémiques de Trotsky des
perspectives incomplètes, imprécises et même erronées à
court terme (on peut en trouver également dans les écrits
analogues de Marx, d'Engels, et de Lénine, pour ne pas parler
de leurs disciples, même les plus doués), on ne peut pas dire
la même chose en ce qui concerne les principaux textes
programmatiques de cette période, notamment les trois les plus
importants, c'est à dire le " Programme de transition
", le " Manifeste de la conférence d'alarme de la IVe
Internationale " en 1940 (qui est son véritable testament
politique) et " La Révolution trahie ". Cela vaut
aussi pour trois oeuvres programmatiques précédentes, c'est à
dire la " Critique du programme de l'Internationale
communiste ", " La Révolution trahie " et "
La IVe Internationale et la guerre " , qui est aujourd'hui
est trop peu lu et étudié (1).
Cela apparaît en toute clarté dans un paragraphe-clé du
" Manifeste " de 1940 à propos du cadre temporel dans
lequel les perspectives trotskystes doivent être placées:
" Le monde capitaliste n'a pas d'issue, à moins de considérer
comme telle une agonie prolongée. Il faut se préparer pour de
longues années, sinon des décennies, de guerres, de soulèvements,
de brefs intermèdes de trêve, de nouvelles guerres et de
nouveaux soulèvements. C'est là-dessus que doit se fonder un
jeune parti révolutionnaire... La question des rythmes et des
intervalles est d'une énorme importance, mais elle n'altère ni
la perspective historique générale, ni la direction de notre
politique " (L. Trotsky, " Oeuvres ", tome 24,
juin 1940-août 1940, p.70-71).
On peut faire la même remarque en ce qui concerne l'emploi du
mot " période " dans le chapitre initial du "
Programme de transition ". Mais le fait, indiqué par
Goerges Breitman, que la décision de fonder la IVe
Internationale avait été déjà prise par Trotsky et ses
partisans en 1936 (2), est une confirmation encore plus nette
des raisons non-conjoncturelles de cette fondation. A ce
moment-là, la guerre n'était pas imminente et la révolution
européenne n'avait subi de défaite majeure, sauf en Allemagne.
Une victoire de la révolution était possible en Espagne et en
France et elle aurait pu probablement éviter la Seconde guerre
mondiale. Les grandes purges staliniennes de 1936-1938 auraient
pu être aussi évitées.
En fait, la décision de fonder la IVe Internationale aurait été
prise déjà en 1933, lorsque le Komintern avait cessé d'être
une organisation révolutionnaire de même que Lénine avait
lancé son appel pour une troisième Internationale en 1914 au
moment de la capitulation des partis sociaux-démocrates (3).
Les contradictions fondamentales de notre époque
L'exigence de fonder la IVe Internationale découle des
contradictions fondamentales qui ont marqué l'histoire du XXe
siècle et qui peuvent être synthétisées comme suit:
1. Le mode de production capitaliste est entré dans la période
de son déclin historique depuis 1914. Les forces productives
gigantesques créées par ce système se rebellent périodiquement
contre les rapports de production capitalistes, le mode
d'appropriation privé et l'Etat-nation. Cela a amené une
succession de graves dépressions économiques, de guerres,
d'explosions sociales (crise de toutes les relations sociales
fondamentales issues de la société bourgeoise). Plus le système
capitaliste décadent survit, plus ces crises successives
menacent de détruire la base matérielle de la civilisation,
voire la survivance physique de l'humanité. Les forces
productives se transforment périodiquement en des forces de
destruction terrifiantes.
Alors que le capitalisme du XXe siècle détruit les résultats
du progrès du passé dans certaines régions du monde, il
bloque le progrès dans d'autres. La polarisation entre ceux qui
possèdent et ceux qui n'ont rien dans chaque pays capitaliste,
en dépit des ressources disponibles, est liée à la
polarisation à l'échelle mondiale entre pays relativement
riches et pays relativement pauvres.
2. La rébellion des forces productives contre les rapports de
production capitalistes s'exprime aussi par des rébellions périodiques
des forces de production humaines, de gigantesques explosions de
luttes ouvrières qui paralysent le fonctionnement du système
capitalistes et mettent objectivement à l'ordre du jour la révolution
socialiste. Ces luttes ne sont pas uniquement des tentatives
normales des ouvriers de se battre pour leurs intérêts immédiats.
Elles sont aussi une tentative instinctive du prolétariat de réorganiser
la société sur une base nouvelle, une base socialiste.
Les crises fondamentales provoquées par le capitalisme impérialiste
décadent ne pourront être surmontées que par la conquête du
pouvoir par le prolétariat, la destruction de l'appareil d'Etat
bourgeois, la construction d'un Etat ouvrier, ce qui implique
dans les pays impérialistes la suppression radicale des
rapports de propriété capitalistes et dans les pays moins développés
aux moins le commencement d'une telle suppression.
Contrairement à toutes les révolutions sociales précédentes,
la révolution socialiste ne peut atteindre ses buts que d'une
façon consciente. Par conséquent, l'issue des vagues
successives de luttes de masse explosives ne dépend pas
uniquement du rapport de forces social objectif entre le capital
et les travailleurs salariés. Elle dépend aussi du niveau
relatif de la conscience de classe du prolétariat et de la
qualité révolutionnaire de la direction. Puisque ceux-ci se
sont avérés inadéquats dans la plupart des cas, la plupart
des révolutions du XXe siècle ont abouti à des défaites,
totales ou partielles: " La crise de l'humanité est la
crise de la direction révolutionnaire prolétarienne ".
Ainsi, le XXe siècle se développe comme un siècle de crises
et de guerres, de révolutions et de contre-révolutions.
3. La première révolution socialiste victorieuse à l'échelle
nationale, la Révolution russe de 1917, n'a été possible que
grâce à la direction du Parti bolchevique, le pouvoir des
soviets, la construction d'un Etat ouvrier, l'instauration de la
dictature du prolétariat ont permis en même temps de résoudre
le problème politique le plus brûlant du moment, la paix, et
de réaliser les tâches fondamentales de la révolution
nationale démocratique. Mais la classe ouvrière n'aurait pas
pu accomplir ces tâches et les préserver pendant une guerre
civile coûteuse sans chercher à éliminer sa propre
exploitation, c'est à dire sans commencer à construire une économie
et une société socialistes.
Si la modernisation et l'industrialisation de l'URSS ont donné
des résultats spectaculaires, le progrès dans la construction
d'une société sans classes a été, en général, freiné et
inversé. La contre-révolution politique, imposée par le
stalinisme, a débouché sur le monopole du pouvoir politique
par une caste bureaucratique et provoqué une inégalité
sociale croissante. Les ouvriers ont perdu tout contrôle sur
leurs conditions de travail et l'appropriation de leurs
produits. Ces conditions constituent la base matérielle d'une rébellion
de masse contre le stalinisme, pour une révolution politique
antibureaucratique, partie intégrante de la révolution
socialiste mondiale.
4.La politique menée par les partis sociaux-démocrates et
staliniens et par les directions syndicales a empêché que les
vagues successives de lutte de masses dans les années vingt et
trente n'aboutissent à des révolutions socialistes
victorieuses. Cette politique, tout en reflétant des erreurs théoriques,
exprimait en dernière analyse des intérêts matériels spécifiques,
ceux des bureaucraties ouvrières privilégiées. Les réformistes
et les staliniens - y compris les partis communistes
bureaucratisés post-staliniens - subordonnent les intérêts de
la majorité des ouvriers à la défense de leurs propres privilèges.
Alors qu'ils prétendent défendre les " bastions "
ouvriers et les conquêtes arrachées par les luttes, en fait,
il minent ces bastions et ces conquêtes, qu'il faut évidemment
défendre. Mais cette défense ne doit pas être opposée à la
lutte pour des nouveaux bonds en avant de la révolution
socialiste, nationalement ou internationalement. D'où la nécessité
de créer de nouveaux partis ouvriers.
Un processus réel de différenciation au sein de la classe
ouvrière correspond à cette exigence objective. Toute vague
successive de luttes explosives détermine l'émergence de
nouveaux dirigeants naturels de la classe dans les usines, dans
les bureaux, dans les quartiers, dans les campagnes, dans les
syndicats et dans les partis de masse aussi bien qu'en dehors
d'eux. Mais cette nouvelle direction ouvrière potentielle
risque d'être gaspillée si elle ne se concrétise pas par la
création de nouveaux partis politiques. Elle risque également
d'être perdue si les nouveaux cadres et dirigeants n'assimilent
pas les leçons de plus d'un siècle de luttes ouvrières et répètent
des erreurs qui pourraient facilement être évitées. C'est
pourquoi il est nécessaire que les marxistes-révolutionnaires
s'enracinent fermement dans la classe ouvrière, notamment dans
ses couches d'avant-garde, et se battent pour leur programme qui
incarne toute l'expérience historique du prolétariat mondial.
C'est pourquoi il est nécessaire de construire sur cette base
de nouveaux partis révolutionnaires.
5. L'internationalisation croissante des forces productives à
l'époque impérialiste, et l'internationalisation non moins
prononcée du capital et de la lutte de classes qu'elle
implique, rend impossible le parachèvement de la construction
du socialisme dans un seul pays ou un petit groupe de pays. Cela
ne signifie pas que la révolution socialiste soit impossible
dans chaque pays, même relativement arriéré, pris séparément,
ou que ces pays ne peuvent pas commencer à construire une société
socialiste. Mais au cours de ce processus, ils seront soumis à
la pression économique, politique, militaire, idéologique du
capitalisme international, qui se reflétera inévitablement, à
des degrés divers, par des déchirements internes qui
constitueront autant d'obstacles sur la voie du socialisme. La révolution
socialiste commence par triompher dans un pays, s'étend à l'échelle
internationale, se combine avec la lutte de classes
internationale et se parachève finalement dans la construction
mondiale du socialisme. Le "socialisme dans un seul pays
" est une utopie réactionnaire.
De même que le " national-communisme " découle
organisationnellement de la théorie du " socialisme dans
un seul pays ", la construction d'une nouvelle
internationale est la réciproque de la compréhension théorique
du caractère mondial de la lutte de classes à l'époque impérialiste.
Sans organisation internationale du prolétariat, les
organisations ouvrières nationales sombreront plus facilement
encore dans le national-réformisme et la national-communisme.
Sans organisation internationale du prolétariat, la
coordination, voire la compréhension des processus
internationaux de lutte de classes et de révolution seront
infiniment plus difficiles, les défaites plus lourdes, les
victoires plus coûteuses et plus souvent remises en question.
Nous sommes persuadés que ces cinq problèmes fondamentaux du
XXe siècle, qui fondent la nécessité de la IVe
Internationale, d'une nouvelle Internationale révolutionnaire
du prolétariat, restent aujourd'hui les problèmes cruciaux à
résoudre comme ils le furent il y a cinquante ans.
Le capitalisme reste sans issue
La principale objection qu'on a apporté à l'analyse théorique
qui sous-tend la nécessité de la IVe Internationale - la nécessité
objective de la révolution socialiste mondiale pour résoudre
la crise de l'humanité -, c'est qu'elle sous-estimerait la
capacité d'adaptation (et donc de progrès au moins partiels)
du système capitaliste. Comment parler d' " agonie "
d'un système qui a connu une croissance économique
exceptionnelle entre 1948 et 1968, voire 1973? Comment nier que
dans les principaux pays impérialistes, sinon dans pas mal de
pays dits du tiers monde, il y a eu, pendant la même période,
une élévation incontestable du niveau de vie, de qualification
et de culture de larges couches prolétariennes? (4)
A cette objection, nous répondons que ce sont les critiques du
marxisme révolutionnaire et non les marxistes qui font preuve
d'une vue tout à fait partielle, non complète, de la réalité
mondiale depuis 1938 ou depuis 1948. Ce sont eux qui sont
coupables de subjectivisme, d'utopisme, voire d'aveuglement
dogmatique.
Admettons que les marxistes aient effectivement sous-estimé les
capacités d'adaptation du système capitaliste international
(5). Mais immédiatement se pose la question: adaptation à quel
prix? Comment peut-on faire le bilan des cinquante dernières
années, en oubliant les cent millions de morts qu'à coûté la
Seconde guerre mondiale, en oubliant Auschwitz, Hiroshima, les
millions de morts des guerres coloniales depuis 1945, l'hécatombe
des seuls enfants morts de faim et de maladies facilement guérissables
dans le tiers monde depuis 1945 (sans doute supérieure à tous
les morts de la Seconde guerre mondiale)? Cette énorme masse de
souffrance humaine est-elle un phénomène secondaire? Le
concept d' " agonie " paraît-il tellement déplacé
en face de cette réalité prise dans sa totalité?
Sans aucun doute, le déclin de la civilisation n'est-il ni linéaire
ni total. Cela, les marxistes sérieux ne l'ont jamais affirmé
en opposition aux gauchistes infantiles. Faut-il rappeler la
fameuse parole de Lénine, qu'il n'y a pas de situation sans
issue pour le capitalisme? Celui-ci doit encore être renversé.
S'il ne l'est pas, il peut toujours s'en sortir - pendant un
certain temps aux frais des exploités (6). Le retard de la révolution
mondiale a retardé la mise au service du progrès au sens le
plus large du terme, des ressources richissimes des cerveaux
humains. Mais il n'a pas mis hors service ces cerveaux. La
science et la compréhension du réel continuent à progresser.
Leurs fruits ne sont encore que partiellement détournés à des
fins destructrices de l'humanité et de la nature. Nous
continuons en partie à engranger ces fruits. La prolongation de
l'espérance de vie et la baisse de la mortalité infantile à
l'échelle planétaire depuis cinquante ans en attestent.
Mais ces progrès de la production achetés par les infinies
souffrances qui les avaient précédés ne pouvaient être que
temporaires, précisément parce qu'ils étaient le fait d'un régime
économique et social déchiré par d'insolubles contradictions.
Au "boom" de l'après-guerre devait succéder une
nouvelle dépression. Les marxistes n'ont pas été surpris par
elle, comme l'ont été les thuriféraires réformistes, néo-réformistes
(post-staliniens) et néo-keynésiens du capitalisme. Nous
avions annoncé ce renversement de tendance comme inévitable,
avant qu'il ne se soit effectivement produit.
Que reste-t-il aujourd'hui du rêve de la " croissance économique,
du plein emploi et du progrès social assurés "? Où étaient,
où sont les vrais utopistes, sinon dans le camp de ceux qui
supposaient que le capitalisme (pardon; " l'économie mixte
") était capable d'assurer tout cela? Ils ont belle mine
maintenant, avec quarante millions de chômeurs dans le tiers
monde, une chute des revenus réels d'au moins 10% du prolétariat
occidental (avec la " nouvelle pauvreté à la clé
"), une chute allant de 30% à 50% des salaires réels dans
la plupart des pays semi-coloniaux et semi-industrialisés dépendants.
Finalement, si le capitalisme a effectivement pu s'adapter tant
bien que mal à un monde marqué par la crise de déclin de sa
civilisation, le seuil d'inadaptabilité se rapproche
graduellement. Il y a peu d'hommes et de femmes lucides sur tous
les continents qui mettraient en doute qu'une nouvelle "
adaptation " par la guerre mondiale, par le développement
irresponsable de la technologie, par la surexploitation du tiers
monde, par l'érosion des libertés démocratiques (la torture
est déjà institutionnalisée dans plus de cinquante pays)
menacerait non seulement la civilisation mais la survie physique
du genre humain. Jadis, l'alternative se présentait sous la
forme: socialisme ou barbarie. Aujourd'hui, elle a pris la forme
de " socialisme ou la mort ". Car il est impossible d'éviter
à la longue ces désastres qui nous menacent sans mettre fin au
comportement égoïste et compétitif qui découle du régime de
la propriété privée et de la concurrence, et qui inspire la
" double morale ", l'incapacité d'étendre les règles
de solidarité aux genre humain dans son ensemble.
Les critiques plus " nuancés " du marxisme reprochent
à ce raisonnement son "catastrophisme excessif ". Ils
ne nient pas la tendance vers la multiplication des crises
(sociales, économiques, politiques, morales, militaires),
d'ailleurs difficiles à nier depuis 1968. Mais ils estiment que
ces crises n'aboutissent pas nécessairement aux catastrophes
" finales ". Elles ont jusqu'ici pu être
"amorties " en déjà du seuil évoqué. Il y a un chômage
massif, mais il est proportionnellement moins grave que celui de
la " grande crise ". Il y a la " nouvelle pauvreté
", mais les chômeurs et d'autres " laissés-pour-compte
" ne sont pas amenés à vendre leurs lits pour acheter du
pain. Il y a la faim dans le tiers monde, mais la population y
croit quand même et ne recule pas, ce qui prouve que la grande
majorité ne meurt pas de faim. La dépression économique se
prolonge et s'aggrave, mais un " atterrissage en douceur
" ne serait tout de même pas exclu. La classe ouvrière
est encore capable de résister aux offensives les plus
provocatrices du capital, mais elle serait déjà suffisamment
affaiblie pour que les plans bourgeois de restructuration
passent. La tendance vers l'Etat fort s'accentue, mais ne
prendrait pas nécessairement la forme extrême du fascisme. Des
guerres " locales " se multiplient, mais elles ne débouchent
pas nécessairement sur la guerre mondiale. Etcéteri, etcetera.
Les marxistes sérieux n'ont jamais défendu l'idée que nous frôlons
constamment " l'effondrement final ". Mais la preuve
du contraire ne peut guère être apportée: à savoir que
jamais, au cours de notre siècle, les crises susceptibles d'être
amorties ne se soient brusquement transformées en catastrophes.
Il suffit de se rappeler les dates fatidiques de 1914, 1929,
1933, 1939, 1945 (Hiroshima), 1968 ou 1973 (retournement de la
conjoncture économique mondiale) pour s'apercevoir que, périodiquement,
des catastrophes se sont bel et bien produites. Nous ajouterons:
elles ont même tendance à s'aggraver, surtout si elles sont
retardées. Rien ne permet d'affirmer que cela ne se répétera
plus. Ce ne sont pas les marxistes qui " exagèrent "
avec leur "catastrophisme ". Ce sont leurs critiques
qui manquent singulièrement de réalisme, à la lumière de
l'expérience concrète de notre siècle. Or, l'enjeu des
catastrophes futures est devenu effrayant: si le capitalisme
survit, l'humanité est condamnée. Il n'y a guère de faits qui
s'inscrivent en faux contre cette tendance à long terme.
Seule la classe ouvrière peut renverser le capitalisme
En dehors de la classe ouvrière dans la définition classique
du terme déjà citée plus haut (7) - c'est à dire l'ensemble
des salarié-e-s économiquement contraints de vendre leur force
de travail par manque d'accès aux moyens de production ou de
consommation sans cette vente - il n'y a aucune force sociale de
par le monde capable de renverser le capitalisme international
et d'instaurer un ordre social fondé sur la coopération et la
solidarité universelle. Loin d'être numériquement en déclin
ou marquée par une hétérogéneisation, une segmentation plus
grande qu'en 1914, qu'en 1939 ou qu'en 1954, elle est
aujourd'hui plus forte et moins hétérogène qu'aux dates
indiquées (8).
Certes, le milliard de salarié-e-s qu'il y a de par le monde ne
sont pas plus nombreux dans chaque pays, à chaque moment, ni
plus proches les un-e-s des autres par leurs conditions de vie
et de travail, qu'à aucun moment du passé. Le développement
de la classe ouvrière est, lui aussi, soumis à la loi du développement
inégal et combiné. La classe ouvrière ne croit pas de manière
linéaire, elle recule (et se déqualifie) dans certaines
branches, certaines régions, voire certains pays pour
progresser et se re-qualifier dans d'autres. Mais il n'y a
aucune indication que la tendance mondiale et à long terme soit
celle du déclin, bien au contraire.
Déjà le nombre de salarié-e-s est, à l'échelle mondiale des
pays capitalistes (c'est à dire si on n'inclut pas la RP de
Chine)est plus élevé que celui des paysans, même en tenant
compte des pays du " tiers monde " les plus peuplés
(Inde, Pakistan, Indonésie). Cette transformation historique ne
s'est d'ailleurs produite qu'au cours de la toute dernière période.
Rappelons, pour rétablir le cadre de référence, qu'au moment
de la révolution socialiste d'Octobre, les salarié-e-s représentaient
à peine 20% de la population active de la Russie, et qu'à l'échelle
mondiale, à la même époque, les paysans producteurs représentaient
au moins 75% de cette même population. Même en Europe et aux
Etats-Unis, pour ne pas dire au Japon, le poids des salarié-e-s
était beaucoup plus réduit à cette époque qu'il ne l'est
aujourd'hui.
Le fait que seul le prolétariat dispose du potentiel de
renverser le pouvoir du capital et de le remplacer par un ordre
social fondé sur la coopération et la solidarité universelles
ne signifie en aucune manière que dans les pays
semi-industrialisés dépendants, pour ne pas dire dans les pays
semi-coloniaux les plus importants, il n'ait pas besoin d'alliés
pour pouvoir conquérir et maintenir le pouvoir. Même si
elle est devenu minoritaire dans ces pays, la paysannerie pauvre
y représente une force sociale importante, socialement
explosive, dont les préoccupations principales ne peuvent êtres
satisfaites par le pouvoir en place. L'alliance ouvrière-paysanne
reste le moteur principal pour la réalisation de la stratégie
de la révolution permanente, dont l'application est la
condition sine qua non de la solution des problèmes de sous-développement.
Par ailleurs, la combinaison spécifique de développement et de
sous-développement qui caractérise l'émergence des pays
semi-industrialisés dépendants au cours des deux dernières décennies
a stimulé la croissance d'une couche sociale particulière: la
population marginalisée, semi-prolétarienne, des villes,
habitant les taudis et vivant d'expédients. Cette couche
sociale, numériquement souvent majoritaire dans les métropoles
du tiers monde (y compris dans les pays semi-coloniaux
proprement dit), arbitre souvent l'issue des luttes politiques
à court terme. Elle peut et doit être gagnée comme alliée
par le prolétariat, grâce à l'intégration dans la stratégie
de la révolution permanente de la lutte pour la réforme (révolution)
urbaine, complément indispensable de la révolution agraire.
On invoque quelquefois l'impact des " nouveaux mouvements
sociaux " pour mettre en doute le rôle du prolétariat
comme principal sujet révolutionnaire dans le monde
d'aujourd'hui. Signalons à propos de la définition du "
sujet révolutionnaire ", la confusion dont ont fait preuve
à la fois ceux qui exaltent outre mesure et ceux qui dénigrent
systématiquement ces " nouveaux mouvements sociaux "
en les qualifiants de " petits-bourgeois ".
Un des acquis du marxisme, sans lesquels le matérialisme
historique perd toute capacité opérationnelle pour expliquer
l'histoire, c'est justement le caractère objectif du concept de
" classe sociale ". Les classes sociales existent et
se battent les unes contre les autres indépendamment de la
conscience qu'elles ont de leur propre nature de classe et de
leurs propres rôles historiques (ce qui ne veut évidemment pas
dire que ce niveau de conscience n'influence pas le déroulement
et l'aboutissement de ces luttes). Les salariés américains ont
beau se considérer en bonne partie comme faisant partie des
classes moyennes, cela ne les empêche pas de mener souvent des
grèves farouches contre le patronat, quelquefois de manière
bien plus dure que les salariés d'autres pays dotés d'une
conscience de classe plus élevée. Ils se comportent comme
salarié-e-s parce qu'ils sont des salarié-e-s, même s'ils ne
se considèrent pas comme tel-le-s.
Considérés sous cet angle, la grande majorité des
participant-e-s aux " nouveaux mouvements sociaux "
sont des salarié-e-s, du moins dans les pays impérialistes et
les pays dépendants semi-industrialisés. Cela découle quasi
automatiquement de la structure sociale de ces pays, vu
l'ampleur même des " nouveaux mouvements sociaux ".
Le seul groupe social en dehors du prolétariat duquel ils
pourraient se recruter massivement seraient les ménagères
n'ayant pas de profession rémunérées ou les lycéens/étudiants.
Mais ni au sein du mouvement anti-guerre ni au sein du mouvement
écologiste, ni au sein du mouvement de solidarité anti-impérialiste
ou antiraciste, ces groupes ne sont majoritaires, loin s'en
faut. Seul le mouvement étudiant/lycéen proprement dit - en
tant que mouvement de masse mobilisé - a jusqu'ici échappé à
l'emprise prolétarienne.
La confusion provient du fait que les " nouveaux mouvements
sociaux " sont organisationnellement, et souvent idéologiquement,
désarticulés par rapport au mouvement ouvrier organisé - la
plupart des fois d'ailleurs par sa faute, c'est à dire par son
retard sinon son refus de prendre en charge la défense des
objectifs pour lesquels ces mouvements engagent le combat. Il en
résulte des luttes fragmentées et " décentrées "
qui, tout en permettant des mobilisations plus larges sur des
objectifs limités (single-issue mouvements) facilitent le détournement
de ces mouvements vers des voies réformistes.
Mais on ne peut pas sérieusement défendre la thèse que des étudiants/lycéens,
des ménagères, ou même des paysans des pays dit du "
tiers monde ", disposent de la force de frappe économique
et sociale suffisante pour renverser le pouvoir de la
bourgeoisie dans les principales métropoles. Ils peuvent
l'affaiblir. Ils peuvent constituer des alliés précieux de la
révolution socialiste, c'est surtout le cas du mouvement féministe,
dont le potentiel émancipateur concerne plus de la moitié du
genre humain, et dont la force de frappe autonome est considérable,
tout en mobilisant une fraction importante de salariées et une
fraction croissante du prolétariat dans son ensemble. Mais ils
ne peuvent assurer la victoire. Or, c'est cette victoire qui est
nécessaire si l'humanité veut survivre. Seul le prolétariat
est socialement capable de l'assurer. Tout autre projet de
renversement du capitalisme international est irréaliste.
Tout aussi irréaliste est l'idée, jadis fort répandue mais
que pratiquement plus personne ne défend aujourd'hui, que l'impérialisme
pourrait être renversé par une conjonction du renforcement du
" camp socialiste " et de révolutions victorieuses
dans le " tiers monde ". Dans la mesure où cette
hypothèse impliquait l'idée d'une guerre nucléaire mondiale
" gagnée " par le " camps socialiste ",
elle était criminellement irresponsable. Elle impliquait que
l'on pouvait " construire le socialisme " avec la
poussière atomique, au lieu de le construire avec des hommes et
des femmes vivants. Dès lors que cette hypothèse est abandonnée,
l'idée se réduit à la thèse qu'on peut tuer un géant
monstrueux en lui coupant une jambe, un bras et quelques doigts
de pied. Vu ses ressources colossales, y compris celles de se
doter de prothèses fort efficaces, c'est à proprement parler
infantile.
D'aucuns rétorquent que si le prolétariat est le seul sujet révolutionnaire
potentiellement capable de renverser le capitalisme
international, alors la révolution socialiste mondiale devient
un projet utopique, car le prolétariat se serait montré
incapable de réaliser pareille révolution dans un quelconque
pays industriellement avancé. En fait, dans l'histoire du
mouvement ouvrier international, le refus de reconnaître le rôle
potentiellement révolutionnaire du prolétariat a presque
toujours débouché sur l'abandon de toute perspective et de
toute activité révolutionnaires (9).
Mais est-il vraiment exact de postuler sur la base de l'expérience
concrète des cinquante dernières années que le prolétariat a
cessé d'être le sujet révolutionnaire tel que Marx l'avait prévu
? Citer à ce propos les défaites subies par les crises révolutionnaires
successives n'est pas suffisant comme preuves. Non seulement le
laps de temps est beaucoup trop réduit pour tirer des
conclusions historiques définitives (10) mais l'analyse même
de Marx de la situation prolétarienne impliquait que les premières
vagues de révolutions prolétariennes seraient presque inévitablement
défaites.
La façon correcte de poser la question est fort différente. Il
faut partir non de normes métaphysiques qui reflètent des
visions idéalisantes du prolétariat et de la révolution prolétarienne,
mais du mouvement réel dans l'histoire du prolétariat réel.
Il faut se demander : oui ou non, des millions de salarié(e)s
continuent-ils à déclencher périodiquement (évidemment pas
toutes les années et dans tous les pays), des luttes d'une
ampleur telle à mettre à l'ordre du jour la possibilité d'un
contre-pouvoir ouvrier et populaire, c'est-à-dire la généralisation
d'une situation de dualité de pouvoir, des luttes qui peuvent déboucher
sur le renversement de l'Etat bourgeois et sur l'établissement
de la dictature du prolétariat dans le sens marxiste classique
du terme ? Ces luttes ont-elles tendances à s'amplifier ou à
diminuer à long terme? Ont-elles tendance à paralyser
davantage que par le passé le pouvoir bourgeois, ou celui ci
accroît-il sa capacité de les défaire techniquement ci matériellement
? Les salarié(e)s s'orientent-ils davantage que par le passe
vers la prise en main des usines et des centres de communication
ou le font-ils moins qu'auparavant? Ont-ils moins que par le
passé la tendance vers l'auto-administration et l'autogestion
ou la manifestent-ils de moins en moins ?
Il suffit de comparer les dix
millions de grévistes de Mai 68 avec les trois millions de grévistes
de juin 1936, les dix millions de travailleurs polonais en
1979-1980 au demi-million de participants aux grèves générales
de 1905-1906 ou aux mouvements révolutionnaires en Pologne en
1918-1920, le nombre de participants à la révolution
portugaise de 1974-1975 à ce qui s'était produit dans ce pays
auparavant, pour s'apercevoir qu'au moins dans une série de
pays (nous ne disons pas dans tous), la tendance ascendante est
incontestable.
Certes, l'ampleur de ces luttes de masse explosives ne suffit
pas, en elle-même, pour assurer des révolutions prolétariennes
victorieuses. Mais elle suffît pour rendre celles-ci possibles.
Mais dès lors que les révolutions, seule chance pour assurer
la survie du genre humain, sont possibles, le refus de combattre
pour réunir les conditions de leur victoire apparaît comme un
comportement irresponsable. C'est littéralement jouer à la
roulette russe avec l'existence physique de l'humanité. Jamais
l'équivalent du " pari de Pascal " par rapport à
l'engagement politique révolutionnaire n'était plus valable
qu'il ne l'est aujourd'hui. En ne s'engageant pas, tout est
perdu d'avance. Comment ne pas s'engager, même si la chance de
réussir n'est que d'une sur mille. En vérité, elle est bien
plus grande que ça.
Conception révolutionnaire et conception réformiste
Le fait que des luttes de masse si larges et impétueuses
qu'elles mettent objectivement à l'ordre du jour la possibilité
de renversement du régime capitaliste n'éclatent que périodiquement
pose aux marxistes un problème d'activité quotidienne. On ne
peut poursuivre à la longue une activité révolutionnaire,
sans une pratique au moins à effets objectivement révolutionnaires
de la part des masses.
Toute tentative de pratique révolutionnaire isolée des masses,
et incompréhensible pour elles, a même des effets largement
contre-productifs. Mais par ailleurs, toute pratique
exclusivement réformiste, c'est-à-dire limitée non seulement
à ce qui est immédiatement réalisable mais encore à ce qui
est acceptable par la bourgeoisie (12) (c'est là bien la
logique infernale du réformisme), a trois effets désastreux.
Elle tend à més-éduquer les masses, à ne pas les préparer
aux brusques tournants de la situation, inévitables à notre époque
(13), à leur faire aborder des crises pré révolutionnaires et
révolutionnaires sans compréhension de ce qui est nécessaire
et possible.
Elle tend du même fait à freiner et fragmenter objectivement,
sinon à briser consciemment, les luttes de masse qui menacent
le consensus avec la bourgeoisie, qui débordent le cadre de
l'Etat bourgeois. Elle tend à déformer les organisations qui
suivent cette voie elles-mêmes, les rendant de moins en moins
capables de comprendre le devenir du capitalisme (14), les
rendant de moins en moins capables de passer à l'action révolutionnaire
quand celle-ci devient possible.
Diverses solutions ont été proposées pour sortir de cette
difficulté réelle. Le repli vers la propagande (révolutionnaire)
seule n'en est évidemment pas une. Une organisation qui
abandonne toute intervention dans la lutte de classes réelle
autre qu'une intervention propagandiste dégénère presque
automatiquement en secte du type Témoins de Jéhovah.
Le repli vers l'identification exclusive avec les révolutions réelles
en cours ailleurs dans le monde - suivant la pratique du
Kominterm lorsqu'il fut contrôlé par la fraction stalinienne
ou la pratique maoïste - est elle aussi contre-productive.
Pareille identification est utile et nécessaire en tant que
composante indispensable de l'internationalisme prolétarien.
Mais elle ne peut d'aucune manière se substituer à une
intervention courante dans la lutte de classes de chaque pays,
qui part des besoins objectifs de celle-ci et des préoccupations
réelles des masses, indépendamment de ce qui se passe dans
d'autres pays. L'insertion systématique et prioritaire dans les
organisations de masse et dans la classe ouvrière ne fournit
pas non plus une réponse suffisante à la question. Elle est,
certes, indispensable, mais elle renvoie au problème de départ
: insertion pour quoi faire, pour suivre quelle politique ?
Si l'on combine tout ce qui est positif dans ces trois
approches, justement insuffisantes parce que partielles, on se
rapproche davantage d'une solution satisfaisante. Elle est résumée
dans ce que Trotsky et la IVe Internationale, ont appelé la
stratégie des revendications transitoires. Partant des préoccupations
immédiates des masses, qui dans des situations non-révolutionnaires
restent forcément centrées sur des réformes économiques,
sociales, politiques, démocratiques, culturelles, d'opposition
à la guerre et à la tendance vers l'Etat fort répressif,
etc... Les révolutionnaires démontrent en pratique qu'ils sont
les meilleurs organisateurs de ces luttes, tant dans la
formulation de leurs objectifs que dans les propositions
d'action, d'organisation réelle de la lutte. Ils s'efforcent
d'en assurer la réussite maximale.
Mais ils combinent cette activité avec une propagande
anticapitaliste systématique, qui met constamment en garde les
masses contre l'illusion d'un progrès continu dans le cadre du
système, qui les avertit des risques inévitables que ces conquêtes
partielles soient annulées totalement ou partiellement, qui les
prépare aux crises et réactions inévitables du capital et de
son Etat " démocratique ", qui esquisse les réponses
nécessaires à ses réactions et à ces crises. Ces réponses
culminent dans des formules de pouvoir opposant celui des masses
laborieuses à celui de la bourgeoisie.
Il ne s'agit pas d'une tâche purement pédagogique-littéraire,
bien que cet aspect de la stratégie d'ensemble ne doive
d'aucune manière être sous-évaluée. Elle à prise sur la
lutte de classes réelle, dans la mesure où elle prend la forme
d'une promotion constante de l'auto-organisation des masses, des
comités de grève et des comités de base de quartiers les plus
modestes, aux comités centraux de grève et aux coordinations
nationales dans des mouvements de masse. Ce sont là des écoles
indispensables d'expérience de lutte extra-parlementaire
directe des masses, sans laquelle aucune transcroissance globale
de ces luttes vers la dualité généralisée du pouvoir, et à
plus forte raison vers la prise du pouvoir, n'est possible dans
des pays largement industrialisés. Ce sont là des expériences
possibles et nécessaires, y compris avant l'éclatement de
crises pré-révolutionnaires.
C'est à ce propos que s'affrontent constamment la conception réformiste
et la conception révolutionnaire de la politique, du moins dans
le cadre de la démocratie bourgeoise-parlementaire, et ce indépendamment
de la conjoncture précise. Pour les réformistes (et les néo-réformistes
de tout acabit), politique égale élections et activités au
sein des institutions de l'Etat bourgeois. Les grèves sont
considérées comme fondamentalement " économiques ",
et donc infra-politiques, voire a-politiques. La même remarque
s'applique, en gros, aux autres formes d'action directe des
masses (dans la mesure où réformistes ou néo-réformistes ne
les récusent pas à priori).
Il faut donc les subordonner aux exigences électorales
parlementaires. C'est cela le fond de l'électoralisme réformiste.
Pour les révolutionnaires, au contraire, aussi importante que
soit l'activité électorale-parlementaire (15), elle reste
subordonnée à l'auto-activité et à l'auto-organisation des
masses, qui est la véritable pratique préparatoire à l'émancipation
des travailleurs. Celle-ci ne peut être que l'œuvre des
travailleurs eux-mêmes, et pas celle de partis ou de syndicats,
quel que soit par ailleurs leur rôle indispensable dans ce
sens, pour ne pas dire celle de Parlements ou de mairies. Tout
le marxisme est là.
Stratégie réformiste et stratégie révolutionnaire ne
s'opposent donc pas seulement du fait que la première élimine
l'inéluctabilité, voire la possibilité des crises révolutionnaires.
Elle s'opposent surtout par des pratiques différentes dans la
lutte de classe au jour le jour, même en conjoncture non révolutionnaire.
La première subordonne de plus en plus la défense des intérêts
des travailleurs à la " sauvegarde des institutions "
et de l'" équilibre social ", c'est-à-dire à des
pratiques de collaboration de classes. La seconde défend envers
et contre tout les intérêts des travailleurs(euses) et, à
cette fin, l'indépendance politique du prolétariat non
seulement a l'égard des partis bourgeois mais aussi à l'égard
des institutions de l'Etat bourgeois.
La défense intransigeante des révolutions socialistes en cours
de par le monde fait partie intégrante de la stratégie des
revendications transitoires. Elle est d'abord une tâche
pratique, car ces révolutions sont généralement soumises à
des agressions multiples de la part de l'impérialisme. Leur
capacité de résistance et de survie ainsi que leur destin ultérieur,
dépend dans une bonne partie de l'ampleur du mouvement
international de solidarité qui répond à ces agressions,
Ernesto Che Guevara avait encore plus raison qu'on ne l'a
compris à l'époque, lorsqu'il s'indignait de la solidarité
insuffisante face aux agressions que subit la révolution
vietnamienne indochinoise dans les années soixante (et après
l'assassinat du Che dans les années soixante-dix).
Car même si la révolution vietnamienne a fini par vaincre,
elle l'a fait dans des conditions et à un prix tel que tout son
avenir fût profondément hypothèqué. Les réactions
psychologiques-idéologiques, par ailleurs compréhensibles,
parmi les " gens de gauche " devant la catastrophe
cambodgienne et la manière dont ont tourné les choses au Viêt-nam,
seraient bien plus tempérées si elles incluaient cette
co-responsabilité du mouvement ouvrier et anti-impérialiste
mondial dans la tragédie indochinoise.
Elle est aussi une tâche d'élévation de la conscience de
classe. L'internationalisme ne s'apprend dans les livres qu'à
l'échelle des individus. A l'échelle des masses; il s assimile
par une pratique répétée. L'action de solidarité avec les révolutions
en cours n'est pas la seule forme praticable d'internationalisme
prolétarien. Mais aussi longtemps que les masses ne sont pas
plongées elles-mêmes dans l'activité révolutionnaire dans
leur propre pays, elle est la seule manière d'élever la
conscience vers l'appréhension de la révolution comme fait
historique fondamental pour des couches plus larges. C'est d'une
importance capitale pour leur propre avenir.
Vu l'expérience politique énorme de la bourgeoisie des pays
impérialistes et les réserves économiques dont elle dispose,
il semble exclu que le prolétariat puisse y prendre le pouvoir
sans un niveau de conscience et une direction qui aient été préparés
des années à l'avance. La composante anticapitaliste de
l'activité courante du mouvement ouvrier est donc vitale pour
l'avenir. Sans théorie anticapitaliste cohérente, sans éducation
anticapitaliste systématique des masses, sans pratique
anticapitaliste des organisations révolutionnaires pas de
victoire prolétarienne possible dans les pays impérialistes,
et donc pas de solution de la crise de l'humanité, pas d'avenir
de celle-ci.
La bureaucratie ne peut pas introduire la démocratie socialiste
institutionnalisée
L'inévitabilité de révolutions politiques antibureaucratiques
prévues par le programme de la IVe Internationale a été
confirmée par l'histoire d'après la Seconde Guerre mondiale.
Elle a cessé d'être un concept spéculatif. Les explosions de
juin 1953 en RDA, de Hongrie et de Pologne de 1956, de la République
socialiste tchécoslovaque de 1968-1969, de Pologne de
1980-1981, et en partie de Chine au cours de la période
1966-1978, lui donnent un contour et un contenu de plus en plus
concret.
En fait, une perception scientifique adéquate du devenir des
sociétés de transition bureaucratisées entre le capitalisme
et le socialisme fait partie intégrante du bagage marxiste
d'aujourd'hui. Aucune pratique politique prolétarienne
internationale correcte n'est possible en dehors d'une telle
perception. Aussi, la perspective de la révolution politique
antibureaucratique et la stratégie politique qu'elle inspire,
s'opposent-elles :
- à l'idéologie du "
totalitarisme " et aux analyses et orientations
anticommunistes et antisocialistes. Présenter l'URSS, les
pays de l'Europe de l'Est, la République populaire de Chine
comme des pays où la révolution n'a apporté aucun progrès,
ou n'a apporté de toute façon plus de réaction et de misère
humaine que de progrès, c'est intenable en face des faits
et de leurs conséquences quant au comportement des masses.
Présenter celles-ci soit comme totalement terrorisées,
soit comme totalement " intégrées " par le régime
et donc, dans les deux cas, incapables de réagir et de défendre
leurs intérêts dans n'importe quelles circonstances, cela
s'est avéré tout aussi faux à la lumière de l'expérience,
y compris en URSS (16).
- à la conception d'un parallélisme
étroit entre la révolution politique anti- bureaucratique,
d'une part, et la révolution socialiste dans les pays
capitalistes, d'autre part, parallélisme qui est le
corollaire de toute théorie selon laquelle l'URSS est un
pays capitaliste. Les événements, énumérés plus haut,
ont tous suivi une trajectoire marquée par la facilité et
la rapidité avec lesquelles les masses peuvent s'imposer
face à la bureaucratie, justement parce que celle-ci n'est
pas une classe, ni une classe capitaliste ni une "
nouvelle classe dominante ". Il a à chaque fois fallut
l'intervention d'une force militaire extérieure pour empêcher
un triomphe rapide et presque sans frais de la révolution
politique en cours. On ne voit pas très bien quelle serait
cette force militaire " externe " au processus révolutionnaire
dans l'éventualité d'une révolution politique en URSS ;
certainement pas l'armée soviétique.
- à la conception selon
laquelle la bureaucratie - ou, ce qui reviendrait au même
des forces " saines " au sein des partis
communistes au pouvoir - serait à même, " sous la
pression des masses ", sous celle de leur propre
perception de la réalité " mauvaise " ou d'une
combinaison des deux, d'abolir radicalement leur dictature
propre et de démocratiser fondamentalement la société et
l'Etat, d'instaurer un régime d'autogestion et
d'auto-administration des masses laborieuses, c'est-à-dire
un régime au sein duquel le pouvoir réel appartient et est
exécuté par des conseils ouvriers et populaires souverains
et démocratiquement élus, ce qui d'après les marxistes-révolutionnaires,
réclame la pluralité des partis politiques, le droit des
ouvriers et des pays d'élire qui ils désirent dans les
soviets, et le droite de ces élus de se grouper autour de
plates-formes différentes, dans des tendances, fractions,
groupements, partis de leur choix.
Toute l'expérience, depuis
l'arrivée au pouvoir de la fraction stalinienne en URSS,
confirme le caractère fallacieux de cette hypothèse, quelle
que soit par ailleurs la diversité croissante des modes de
pouvoir et des formes de domination de la bureaucratie dans les
sociétés bureaucratisées en transition entre le capitalisme
et le socialisme (Etats ouvriers bureaucratisés). Cela ne
signifie d'aucune manière que la bureaucratie soit incapable de
réaliser des réformes, quelquefois même fort audacieuses,
lorsque sa survie est à ce prix. La bourgeoisie impérialiste,
et même la bourgeoisie de plusieurs pays semi-coloniaux ou
semi-industrialises dépendants, a d'ailleurs fait preuve de la
même capacité. Pensons à l'autogestion ouvrière instaurée
par le Parti communiste yougoslave en 1950, aux concessions de
la fraction Nagy aux masses en Hongrie en 1956, aux réformes réalisées
par la direction Dubcek en été 1968 en CSSR. La glasnost
appliquée actuellement en URSS va dans le même sens.
Mais ces reformes se heurtent à une barrière d'intérêt
social insurmontable lorsqu'elles mettent en danger les privilèges
matériels de la bureaucratie. Et toute souveraineté réelle de
conseils ouvriers et populaires, voire déjà tout rétablissement
des libertés démocratiques sans restrictions pour les larges
masses, tend à avoir le même effet. C'est pourquoi, au-delà
de ce point (généralement marqué aussi par la remise en
question du monopole de pouvoir du PC) le mouvement de réformes,
même s'il a été initié par une aile de la bureaucratie, ne
peut se poursuivre que s'il connaît à son tour une
transcroissance vers une authentique " révolution par en
bas ", c'est-à-dire des mobilisations de masse impétueuses
et l'apparition de formes diverses d'auto-organisation du prolétariat
et d'autres couches populaires, laborieuses.
L'interaction entre des divisions au sein de la bureaucratie,
provoquées par des contradictions internes du système autant
que par les premières manifestations d'opposition populaire et
le développement ultérieur d'un mouvement autonome des masses
fait partie du processus réel vers la révolution politique
antibureaucratique que nous avons vécue depuis 1948. Le rôle
que jouent dans ce sens des initiatives de déstalinisation (dé-maoïsation),
comme celle, spectaculaire de N.S. Khrouchtchev de 1955-1956,
comportant non seulement le fameux rapport " secret "
au XXe Congrès du PCUS mais encore la libération de millions
de prisonniers, doit également être compris.
La IV Internationale, pratiquement seule parmi les tendances du
mouvement international, a eu une vue généralement juste de ce
vaste mouvement historique, bien qu'elle se soit évidemment
aussi trompée quelquefois sur des appréciations
conjoncturelles. Cela lui a donne non seulement une analyse plus
correcte de l'évolution des pays en question et de la situation
internationale, dans son ensemble (notamment lors de la guerre
de Corée, de la guerre du Viêt-Nam et de l'hystérie sur le
" danger imminent de guerre et d'extermination " du début
des années quatre-vingt). Cela lui permis surtout d'accorder à
la solidarité avec les mouvements de masse antibureaucratiques
en cours dans les Etats ouvriers bureaucratisés (notamment 1956
en Hongrie, 1968 en Tchécoslovaquie, 1980-1981 et la suite en
Pologne) tout le poids qu'elle mérite dans le cadre de l'effort
de reconstituer l'unité consciente du prolétariat mondial, la
réapplication consciente et sans restriction de la règle : un
pour tous et tous pour un.
Il s'agit avant tout d'une tâche pratique et politique d'un
devoir devant lequel, à quelques rares exceptions près, toutes
les organisations ouvrières et en tous cas tous les courants
internationaux en dehors du nôtre, ont failli. Mais il s'agit
de plus que cela. Il s'agit de comprendre que la révolution
politique antibureaucratique fait partie intégrante de la révolution
prolétarienne mondiale, qu'elle y occupe une place extrêmement
importante ne fût-ce que par le fait qu'un tiers du prolétariat
mondial vit aujourd'hui dans les pays concernés et participera
à ces révolutions.
Son importance pour la révolution mondiale est d'autant plus
grande que le discrédit profond que le stalinisme et les régimes
bureaucratiques post-staliniens ont jeté sur le communisme, le
socialisme, le marxisme en général est aujourd'hui l'obstacle
subjectif principal pour que les masses des pays capitalistes
industrialisés s'engagent sur la voie du socialisme. De ce
fait, il y a une dialectique objective entre les progrès vers
la révolution politique antibureaucratique d'une part et les
progrès vers la révolution socialiste dans les pays impérialistes
d'autre part, dialectique qui joue d'ailleurs dans les deux
sens. Dans le monde aujourd'hui, aucun progrès décisif de la révolution
mondiale n'est concevable sans le déroulement de cette double
dialectique-là. Sans cette révolution, il n'y aura pas de
solution de la crise en URSS, en Europe de l'Est en Chine.
Etendue et limites des nouvelles conquêtes révolutionnaires
La prévision de Trotsky selon laquelle la Seconde Guerre
mondiale se terminerait par une montée révolutionnaire plus
large encore que celle qui avait conclu la Première Guerre
mondiale, et que celle-là échapperait largement à l'emprise
des organisations traditionnelles (avant tout aux partis
staliniens) ne s'est pas avérée exacte. Mais elle n'a pas non
plus été totalement contredite par le cours réel de
l'histoire. Il y a eu une montée révolutionnaire, mais plus
limitée que prévue, notamment en Italie et en France.
Il y a eu de nouvelles victoires révolutionnaires, mais pas
dans des pays à prédominance industrielle-prolétarienne. Ces
révolutions ont été dirigées par des partis d'origine
stalinienne à l'exception de Cuba, mais ceux-ci ont été amenés
à rompre avec le stalinisme pour pouvoir diriger ces révolutions.
Ces victoires révolutionnaires ont approfondi la crise tant du
système impérialiste international que du stalinisme, mais
elles n'ont conduit au renversement ni de l'un ni de l'autre.
Voila le contexte historique général de la période s'étendant
en gros de la fin de la Seconde Guerre mondiale à Mai 68. Ce
contexte a confronté la IVe Internationale avec des problèmes
théoriques et organisationnels qui, plus encore que des précisions
conjoncturelles partiellement erronées, ont été la source de
la crise durant la période 1948-1953 C'est notamment la détermination
de la nature même des révolutions yougoslave, chinoise et
vietnamienne, et des partis qui les dirigeaient, ainsi que de
leur devenir qui a provoqué des dissensions profondes au sein
du mouvement trotskyste international, dissensions qui
continuent en partie à retarder son unification jusqu'à
aujourd'hui.
La manière la plus infantile de répondre à la tournure imprévue
des événements fut de nier qu'elle eût lieu. D'aucuns sont
allés jusqu'à nier qu'il y a eu une révolution sociale d'une
ampleur inégalée en Chine. D'autres admettent à la rigueur
qu'il y a eu quelque chose comme " une " révolution.
Mais comme ce n'était pas " la " révolution prolétarienne
pure à laquelle on s'était attendu, ce n'était pas à une
" vraie " révolution sociale, en rupture avec le système
impérialiste, capitaliste à laquelle on aurait assisté. On
aurait assisté à la reprise du pouvoir par le "
nationalisme petit-bourgeois" voire par une "nouvelle
classe dominante" (inexistante jusqu'au moment ou elle prit
le pouvoir!).
On ne doit pas s'attarder outre mesure sur le caractère idéaliste-normatif
en rupture avec la méthode marxiste, de ces analyses de
circonstance et sur l'autojustification de secte qui les
sous-tend. Une révolution sociale se caractérise par une
modification fondamentale des rapports de propriété et de
production. Peut-on sérieusement nier que pareille modification
se soit produite en Yougoslavie en Chine, au Viêt-Nam ? Une révolution
sociale se caractérise de même par la destruction du pouvoir
d'une classe dominante. Peut-on sérieusement affirmer qu en
Yougoslavie, qu'en Chine, qu'au Viêt-Nam le pouvoir est détenu
par la même classe sociale qui le détenait en 1940 ? Sur quel
fait peut-on baser l'affirmation que la petite-bourgeoisie,
c'est-à-dire les paysans, les artisans voire les "
intellectuels petit-bourgeois ", soient aujourd'hui au
pouvoir dans ces pays en tant que classe ?
Mais dès lors qu'on reconnaît ce que sont bel et bien des révolutions
sociales anticapitalistes, débouchant sur le développement de
nouvelles sociétés de transition entre le capitalisme et le
socialisme, fussent-elles bureaucratisées et sur la création
de nouveaux Etats ouvriers bureaucratisés (ces deux concepts
sont synonymes pour nous) qui se sont produites dans ces pays,
se pose une autre difficulté d'ordre théorique. Trotsky avait
dit que le stalinisme était passé définitivement du côté de
l'ordre bourgeois dans les pays capitalistes. Or, voici au moins
trois révolutions populaires authentiques impliquant la
mobilisation de millions d'hommes et de femmes (en Chine, des
dizaines de millions) qui avaient été bel et bien dirigées
par des partis d'origine stalinienne (17). Trotsky s'était-il
donc trompé à ce sujet ? Toute l'analyse traditionnelle du
stalinisme par la IVe Internationale devait-elle être révisée?
La réponse dépend dans une large mesure de la détermination même
que l'on donne du stalinisme. Celle-ci doit être matérialiste,
non idéologique (18) Le stalinisme, c'est la subordination des
intérêts du prolétariat et de la révolution de chaque pays déterminé
à ceux d'une bureaucratie privilégiée. Il est clair qu'en
s'orientant vers le renversement révolutionnaire des anciennes
classes possédantes, les partis communistes yougoslave,
chinois, vietnamien, n'ont pas subordonné les intérêts de la
révolution et du prolétariat de leur pays à ceux de la
bureaucratie soviétique. Il est également clair qu'ils ne les
ont pas non plus subordonnés à ceux de bureaucraties privilégiées
yougoslave, chinoise ou vietnamienne inexistantes à ces
moments-là. De ce fait, ces partis ont cessé d'être des
partis staliniens du moment où ils avaient décidé de prendre
cours vers la conquête révolutionnaire du pouvoir à la tête
d'un puissant mouvement de masse.
Mieux : ils n'ont pu prendre le pouvoir que parce qu'ils avaient
rompu en théorie et en pratique avec le stalinisme, parce
qu'ils avaient refusé de subordonner la lutte révolutionnaire
aux intérêts, aux injonctions et aux " théories "
du Kremlin et ce, des années avant la conquête du pouvoir à
proprement parler. Réduire ces tournants à la seule "
pression de masses " réduit à néant le rôle décisif du
facteur subjectif dans la victoire de la révolution. Cela débouche
d'ailleurs sur une conclusion paradoxale : la pression
insuffisante des masses serait donc la cause de la défaite de
la révolution en Grèce, en Indonésie, au Chili, opposée à
sa victoire en Yougoslavie, en Chine et à Cuba. La
responsabilité incomberait ainsi aux masses et non aux
directions traîtres.
La réalité est différente. Il n'y avait pas moins de
pressions des masses (ni de menaces aiguës de contre-révolution)
en Grèce qu'en Yougoslavie, en Indonésie qu'en Indochine ou
qu'en Chine, au Chili qu'à Cuba. Il y avait des partis qui se
sont comportés différemment. Les uns se sont orientés
consciemment vers la prise révolutionnaire du pouvoir. Les
autres (y compris le PC cubain stalinien, a l'opposé du
Mouvement du 26 juillet) ont refusé délibérément de le
faire, sous couvert d'appliquer la théorie de la " révolution
par étapes ". Le fait que les partis communistes
yougoslave, chinois et vietnamien ont rompu avec les staliniens
pour diriger la révolution dans leur pays sans pour autant
devenir des partis marxistes-révolutionnaires ne doit cependant
pas être escamoté de
l'analyse sous prétexte que la seule chose qui compte, c'est la
prise du pouvoir.
La rupture seulement partielle et non totale avec leur passé
stalinien a maintenu la direction de ces partis sur des
positions organisationnelles bureaucratiques tant en ce qui
concerne leur régime intérieur qu'en ce qui concerne leurs
rapports avec les masses. De ce fait, les victoires révolutionnaires
n'ont pas été accompagnées de l'institutionnalisation d'un
pouvoir ouvrier et populaire direct (soviets). L'appareil du
parti s'est identifié dès le départ avec l'Etat. Du même
fait, le phénomène de bureaucratisation et celui de dépolitisation
des masses - tous les deux renforcés par l'apparition rapide de
privilèges matériels exorbitants d'une nouvelle bureaucratie -
se sont accentués. On peut donc légitimement parler de révolution
socialiste bureaucratiquement manipulée et déformée dès le départ.
C'est sans doute une notion peu élégante et peu simple. Mais
elle rend mieux compte du processus historique réel dans toute
sa complexité. Le caractère non marxiste-révolutionnaire de
ces partis est devenu progressivement un obstacle aux nouveaux
pas en avant nécessaires de la révolution, tant à l'intérieur
qu'à l'extérieur. Si la victoire de la révolution chinoise à
profondément bouleversé les rapports de forces a l'échelle
mondiale, portant un coup mortel au système colonial tel qu'il
existait en 1940 et tel que l'impérialisme tenta de le
restaurer encore en 1945, les formes politiques-idéologiques
concrètes sous lesquelles elle a triomphé ont contribué
lourdement à la défaite de la révolution indonésienne et à
la paralysie du mouvement révolutionnaire en Inde.
A une échelle plus modeste, la force d'attraction émanant de
la République populaire de Chine, combinée à la confusion
politique-idéologique provoquée par le maoïsme (y compris
sous la forme finale de la Révolution culturelle) a contribué
à diviser et à affaiblir les forces révolutionnaires dans les
pays impérialistes comme produit de la réaction de la jeunesse
des années soixante, surtout après Mai 68. Elles ont du même
fait réduit les possibilités ouvertes dès cette époque d'une
recomposition plus large du mouvement ouvrier international et détruit
politiquement au moins des dizaines de milliers de cadres révolutionnaires
ou potentiellement révolutionnaires en Europe, au Japon et en
Amérique du Nord.
A Cuba, à Grenade et au Nicaragua, ce sont par la suite partout
d'authentiques révolutions socialistes populaires, se
distinguant par un trait capital des révolions yougoslave,
chinoise et vietnamienne, car à leur tête se trouvaient des
partis révolutionnaires non pas d'origine stalinienne mais
produits de différenciation et de maturation des courants
anti-impérialistes et socialistes de leurs propres pays. Du même
fait, les processus de bureaucratisation du pouvoir ont été
beaucoup plus réduits dans ces pays que dans les premiers cas
et des pas en avant - limités et encore insuffisants - ont pu
être entrepris en direction d'une institutionnalisation du
pouvoir ouvrier et populaire - plus au niveau local qu'au niveau
national. En fonction de ces différences réelles, la révolution
cubaine et l'Etat ouvrier cubain ont poursuivi des progrès révolutionnaires
longtemps après la prise du pouvoir, progrès qui ont exercé
une force d'attraction réelle sur une partie du mouvement
anti-impérialiste et ouvrier d'Amérique latine.
Mais là encore, la non-assimilation de parties essentielles du
marxisme-révolutionnaire a eu des conséquences pratiques néfastes.
L'absence d'une authentique démocratie socialiste a Cuba devint
de plus en plus un frein pour d'ultérieurs progrès économiques.
La conception paternaliste du parti comporte des risques graves
de conflits politiques et sociaux. L'identification du parti et
de l'Etat qui en découle limite gravement l'influence
internationale de la direction pour promouvoir la révolution en
Amérique latine. Les inévitables manœuvres diplomatiques de
l'Etat cubain tendant à influencer sinon à dicter les conseils
tactiques, voire stratégiques, donnés aux forces révolutionnaires
du reste du continent. Le retard des victoires révolutionnaires
en Amérique latine affaiblit à son tour la position de l'Etat
cubain face à l'impérialisme, accroît sa dépendance matérielle
par rapport à la bureaucratie soviétique et aggrave la
dynamique de crise à Cuba même.
La question de l'assimilation du programme marxiste-révolutionnaire
n'est pas un détail insignifiant ou tout à fait secondaire, même
dans le cas de Cuba et du Nicarague. Vu le caractère
qualitativement différent des directions révolutionnaires
cubaine et nicaraguayenne, on doit poser la question : ces
exemples pourraient-ils se répéter et poser du même fait, en
des termes tout à fait nouveaux, la question de l'émergence
d'une nouvelle direction révolutionnaire du prolétariat à l'échelle
mondiale ?
On ne peut sérieusement affirmer que dans aucun pays du monde,
la révolution ne pourra plus jamais triompher sauf sous
direction marxiste révolutionnaire. Des forces révolutionnaires
apparues, comme à Cuba, à Grenade et au Nicaragua, dans un
creuset de différenciations essentiellement nationales ou
" régionales " peuvent répéter ces exemples par-ci
par-là. Pour juger de cette possibilité, il ne faut pas partir
de parti-pris dogmatiques, ni " positifs " ni " négatifs"
mais étudier concrètement, sur le terrain, les choix, les
activités, la dynamique de telle ou telles organisation révolutionnaire
(disons au Salvador, au Guatemala, aux Pilippines).
La réponse n'est jamais acquise d'avance. Elle dépend de la
pratique concrète des organisations en question, et ce, sur une
longue période. Mais nous sommes persuadés qu'il ne peut
s'agir là que de quelques cas d'exception. Pour s'apercevoir de
leur caractère exceptionnel, il faut rappeler les conditions
particulières des victoires à Cuba et au Nicaragua :
1. Caractère authentiquement indépendant des directions révolutionnaires
avant tout par rapport à la bourgeoisie et à la bureaucratie
soviétique.
2. Faiblesse, démoralisation et décomposition extrême des
classes possédantes.
3. Faiblesse de la tradition d'auto-organisation du prolétariat.
4. Paralysie relative de l'impérialisme devant la tournure imprévue
du processus révolutionnaire et échec de ses manœuvres
politiques.
5. Qualité politique élevée de la direction révolutionnaire,
acquise en fonction d'une longue pratique et d'une autorité
croissante au sein de larges masses, qualité qui est une pré-condition
pour mettre en échec les manœuvres politiques de l'impérialisme.
Il suffit d'examiner la situation dans tous les pays impérialistes
ainsi que les pays dépendant semi-industrialisés, et dans la
grande majorité des pays semi-coloniaux, pour s'apercevoir que
nulle part on y retrouve tous ces facteurs, ni même la majorité
de ceux qui expliquent la victoire cubaine et nicaraguayenne,
sous direction non marxiste-révolutionnaire.
Etendue et limites de la recomposition du mouvement ouvrier
Le cas des directions castriste et sandiniste doit être placé
dans un contexte plus large : celui du phénomène de
recomposition du mouvement ouvrier dans un nombre croissant de
pays. Historiquement, ce processus, qui commence avec la
victoire de la révolution cubaine, est battu en brèche en Amérique
latine par les défaites de la révolution au Venezuela, au Brésil,
en Bolivie et au Chili, est relancé par Mai 68, l'"
automne chaud " en Italie et la révolution portugaise et
se poursuit depuis lors, fût-ce à un rythme inégal et saccadé.
Il est donc le reflet d'une montée de luttes de masse échappant
en partie au contrôle des directions traditionnelles.
Ses manifestations les plus spectaculaires sont l'apparition du
Parti du travail au Brésil, parti socialiste de classe, à base
de masse et orienté programmatiquement vers la révolution
socialiste ; la syndicalisation de masse des travailleurs noirs
d Afrique du Sud ; le rassemblement de la majorité du prolétariat
polonais d'abord au sein et ensuite, après son illégalisation
par la dictature de Jaruzelsky, autour du syndicat indépendant
Solidarnosc. Ces trois formations influencent déjà des
millions de travailleurs. Elles se caractérisent déjà par une
option en faveur de la démocratie interne et de
l'auto-organisation des masses qualitativement supérieure à
celle des partis socialistes et des partis communistes.
Sur une échelle plus modeste, un phénomène similaire est en
train de se produire dans plusieurs pays d'Amérique centrale,
au Mexique, aux Philippines, au Pérou, au Danemark. Le
regroupement des forces d'extrême gauche encore petites, mais
ayant un poids important dans le mouvement syndical et dans les
"nouveaux mouvements sociaux " en France et en
Espagne, sans entrer dans la même catégorie indique que
quelque chose de comparable devient possible dans plusieurs pays
en plus de ceux déjà mentionnés. Tout laisse prévoir que des
pays comme la Corée du Sud, plusieurs pays de l'Est, voir
l'Argentine, pourraient connaître des développements
analogues.
Certes, dans la plupart des pays impérialistes et dans
plusieurs pays dépendants, semi-industrialisés, les appareils
bureaucratiques traditionnels politiques (réformistes, néo-réformistes,
post-staliniens) et syndicaux (Etats-Unis, Argentine Mexique,
notamment) continuent à peser comme des obstacles principaux
sur la voie de la lutte de masse et de la conquête de l'indépendance
politique de classe. L'expérience historique des cinquante
dernières années confirme l'enseignement tiré de la montée révolutionnaire
1917-1921 : cet obstacle ne peut être éliminé seulement par
la dénonciation tout à fait juste et nécessaire des
capitulations successives de ces appareils devant la bourgeoisie
et des défaites graves qu'ils causent ainsi à la classe ouvrière.
Cette dénonciation doit être combinée avec une tactique de
front unique intelligemment appliquée par les révolutionnaires
qui les fait apparaître comme une tendance politique résolument
unitaire sur toutes les questions et objectifs de luttes
centraux pour les masses, en fait comme la tendance la plus
unitaire.
Il faut cependant relativiser le phénomène de l'emprise
continue des appareils sur le mouvement ouvrier, pour ne pas
dire sur la classe ouvrière dans les principaux pays impérialistes.
Le phénomène est avant tout électoral. Même sur ce plan, il
n'est plus aussi absolu que par le passé - c'est-à-dire qu'en
1945 ou même qu'en 1968 (à l'exception de la Grande-Bretagne,
où il s'est maintenu (19)). En outre, ce phénomène électoral
est plutôt le reflet d'options de moindre mal que d'illusions
dans la volonté des partis traditionnels de réaliser un
changement social fondamental. Il est accompagné d'un
scepticisme croissant qui se traduit notamment par l'abstention
massive de l'électorat ouvrier américain, malgré les
consignes de vote des bureaucrates syndicaux pour les candidats
présidentiels démocrates successifs.
Il est en partie contrebalancé par un déclin de l'emprise
syndicale réelle des appareils traditionnels, dont le cas le
plus spectaculaire est celui de la France. Dans ce pays, la
social-démocratie arrive au score électoral le plus important
de l'histoire, sa présence au sein des entreprises est
marginale (quelquefois inférieure en chiffres absolus à celle
des révolutionnaires). Son poids au sein des syndicats est
largement minoritaire.
En fait, à y regarder de plus près, un processus complexe de
recomposition du
mouvement ouvrier (des rapports entre la classe des salarié(e)s
et ses organisations anciennes et nouvelles) se déroule dans
pratiquement tous les pays, même s'il ne prend pas partout la même
forme. Il articule dans des proportions différentes, et qui
changent elles-mêmes d'étape en étape, des processus au sein
des syndicats, des processus au sein des organisations
traditionnelles, l'apparition de formations et de courants
nouveaux, et des différenciations progressives au sein de ces
formations.
Encore une fois, il faut appréhender et aborder ce mouvement réel
sans schéma préétabli prétendument valable pour tous les
pays, mais en fonction de ce qui se dégage dans chaque cas
concret comme forces et opportunités réelles pour faire des
pas en avant vers la construction de nouvelles directions révolutionnaires
du prolétariat, tenant compte de la spécificité du mouvement
ouvrier et du mouvement de masse (de la lutte de classe) dans
chaque pays. Aucune tactique particulière n'est a rejeter à
priori, à condition qu'elle ne désarme pas les révolutionnaires
pour résoudre leur tâche historique : conquérir la majorité
de la classe ouvrière pour le renversement de l'Etat bourgeois
et du pouvoir économique du capital (20).
Si la situation du mouvement ouvrier est en train de changer par
rapport à celle de Seconde Guerre mondiale, des années
cinquante et même de 1968 en ce qui concerne l'emprise réelle
des appareils traditionnels sur la classe ouvrière et le
mouvement de masse, nous n'assistons pas pour autant à la
construction d'authentiques partis révolutionnaires de masse,
consciemment orientés vers la révolution socialiste et préparant
les masses à cette fin (le cas du PT du Brésil se rapproche
sans doute le plus de ce but. Mais même en ce qui le concerne,
le test décisif reste encore devant nous). Nous pourrions
caractériser cette situation comme une situation intermédiaire
marquée par une prépondérance d'une demi-conscience de classe
politique. Des avant-gardes larges se sont dégagées, qui sont
plus avancées que les réformistes et les néo-réformistes sur
toute une série de questions politiques, mais qui n'accèdent
pas encore à un projet politique anticapitaliste d'ensemble.
On peut découvrir pas mal de causes à cette situation intermédiaire
de la conscience des (nouvelles) avant-gardes ouvrières. La déception
profonde causée par les projets classiques staliniens
(post-staliniens) et sociaux-démocrates, résultats de décennies
de faillites politiques et de compromissions répugnantes, la
situation lamentable en URSS et en République populaire de
Chine aujourd'hui largement assimilée par ces avant-gardes ;
les expériences désastreuses de l'intervention militaire en
Tchécoslovaquie et en Pologne, ainsi que l'expérience sinistre
de Pol-Pot et de l'intervention militaire en Afghanistan: tout
ce fardeau d'expériences négatives n'est pas encore compense
par des expériences pilotes comparables à celle de la révolution
d'Octobre ou même celle de la révolution espagnole de 1936,
qui pourraient réellement susciter un espoir à échelle
historique pour le prolétariat mondial.
Mais sous-jacente à cette explication, qui met l'accent sur le
poids du facteur
subjectif, doit rester une explication objective, matérialiste.
La construction de partis révolutionnaires de masse ne peut en
dernière analyse résulter que du mouvement réel de la classe,
combiné avec une intervention adéquate des révolutionnaires
eux-mêmes. Or si ce mouvement a déjà embrassé, à des
moments successifs, les gros bataillons prolétariens de
quelques pays-clés au cours des dernières décennies (France,
Italie, Grande-Bretagne, Brésil, Espagne, Pologne, Argentine,
en partie Mexique, pour ne citer que ceux-ci), quelques-uns des
principaux détachements restent absents de la scène politique
: Etats-Unis, URSS, et dans une large mesure Allemagne et Japon
(20). L'entrée en tant que mouvement politique indépendant,
voire la simple explosion de luttes de masse impétueuses, de la
part du prolétariat de ces pays - qui, dans les conditions
actuelles, ne pourraient guère être canalisées par les
appareils traditionnels - modifierait de fond en comble
l'ampleur, le rythme et le contenu du processus de recomposition
du mouvement ouvrier international.
En attendant, les marxistes révolutionnaires doivent continuer
à agir en fonction du constat que la crise de la direction révolutionnaire
du prolétariat n'est encore résolue dans aucun des pays impérialistes
et semi-industrialisés dépendants. Les partis révolutionnaires
de masse restent partout à construire, même si les conditions
de cette construction sont devenues plus claires et plus concrètes,
et si des progrès réels ont été réalisés dans ce sens dans
plusieurs de ces pays. Ils sont partie prenante des processus de
recomposition là où ils sont en cours, et dans les formes adéquates
à la situation spécifique de chaque pays, avec tout
l'enthousiasme et la loyauté que ce renouveau réclame.
Mais ils ne sacrifient nulle part à l'accomplissement de cette
tâche la défense intransigeante de leur programme, ce refus ne
correspondant pas à une fidélité sentimentale ou à une
simple routine, et encore moins à un besoin d'affirmation
sectaire. Il reflète leur conviction profonde que la
non-assimilation d'éléments essentiels de celui-ci conduit à
coup sûr le mouvement ouvrier à des défaites désastreuses
(ce qui n'implique nullement que ce programme devrait être
considère comme achevé, et qu'il ne réclame pas un
enrichissement périodique, en fonction de nouvelles exigences
objectives et de nouvelles expériences du mouvement de masse).
De même, ils ne sacrifient pas aux tâches de recomposition du
mouvement ouvrier la construction de leur propre courant en tant
que tâche spécifique politico-organisationnelle à tous les
niveaux : formation et continuité de la direction ; formation
de cadres ; intervention dans les luttes ; implantation
prioritaire en milieu syndical et ouvrier ; identification avec
un projet politique à long terme ; capacité d'initiatives
politiques flexibles, etc. Cette orientation est à son tour
justifiée par la conviction qu'une direction révolutionnaire
ne peut se construire qu'à longue haleine - du moins dans les
pays industrialisés, et surtout dans ceux a longue expérience
politique de la bourgeoisie et du prolétariat.
Paradoxalement, c'est dans les phases et situations non révolutionnaires
que l'apport essentiel à la construction de ces partis et
directions révolutionnaires doit être fait. Lorsque la révolution
éclate, le délai est trop court pour franchir certaines étapes
de construction, si la solution de cette tâche n'a pas déjà
été largement entamée dans la phase précédente.
La faiblesse principale des nouvelles organisations apparues ou
en voie d'apparition dans le processus actuel de
recomposition du mouvement ouvrier, c'est le refus de construire
simultanément des organisations nationales et une organisation
internationale. Dans le meilleur des cas, cela débouche sur une
réédition du " national-communisme ". Dans le pire
des cas, cela combine une incompréhension d'aspects clé de la
lutte de classe mondiale avec des prises de position politiques
qui abandonnent, voire trahissent la défense des intérêts de
secteurs entiers du prolétariat international.
Le défi de la mondialisation
Cette lacune est d'autant plus criante qu'elle coïncide avec
une " mondialisation " à proprement parler dramatique
de crises et de problèmes décisifs pour la survie du genre
humain. Dans une mesure qualitativement plus large qu'en 1914,
qu'en 1939 ou qu'en 1945, ces problèmes ne peuvent plus être résolus
qu'a l'échelle mondiale. Les trois principaux d'entre eux sont
celui d'éviter la catastrophe nucléaire ; celui d'éviter le désastre
écologique ; celui de résoudre le problème de la faim et du
sous-développement du tiers monde.
Au niveau actuel de nos connaissances, il est établi qu'une
guerre nucléaire (voire biologique et chimique), utilisant ne fût-ce
qu'une partie de l'arsenal d'armes de destruction massive
actuellement accumulé, équivaudrait non seulement à la
destruction de la civilisation mais à celle du genre humain
tout entier. Dans ces conditions, empêcher une guerre (nucléaire,
biologique, chimique) mondiale devient l'objectif stratégique
central du mouvement ouvrier international. Si cet objectif
n'est pas réalisé, tout projet de révolution mondiale ou de
construction du socialisme perd son sens. On ne " construit
" pas le " socialisme " sur une planète sans
vie.
Notre divergence avec les pacifistes radicaux ne porte donc pas
sur l'objectif à atteindre. Nous le partageons avec eux sans réserves.
Nous reconnaissons la contribution vitale qu'ils ont faite à
une prise de conscience scientifique, rationnelle et non
affective des conditions nouvelles dans lesquelles se déroulent
la lutte de classes et la lutte révolutionnaire, dès que la
menace d'extermination collective de l'humanité est suspendue
en permanence sur elle.
Notre divergence avec les pacifistes porte sur les conditions nécessaires
à l'élimination définitive de cette menace mortelle. Les
marxistes révolutionnaires sont convaincus qu'il est illusoire
qu'on puisse assurer la paix dans le monde et éviter
l'holocauste nucléaire (biologique, chimique) sans renversement
du pouvoir du capital et de l'Etat national souverain dans les
pays détenteurs ou potentiellement détenteurs de ces armes de
destruction massive. Il est notamment illusoire de croire que
des accords de désarmement partiels - quelque souhaitables et
positifs qu'ils soient par ailleurs - combinés avec une
pression croissante sur les gouvernements capitalistes par le
mouvement de masse anti-guerre, anti-impérialiste, etc.
suffiraient pour éviter l'holocauste nucléaire (biologique,
chimique).
Nous leur reprochons en définitive non pas d'exagérer mais de
sous-estimer la gravité du danger, du moins à long terme. Il
est vrai que la bourgeoisie a, elle aussi, pris conscience de
l'ampleur de la menace suicidaire qu'implique l'emploi massif de
ces armes d'extermination. Elle ne peut dès lors concevoir une
guerre mondiale comme une " solution " fût-elle
perverse et inhumaine, à sa crise (à commencer par la crise économique)
comme ce fut encore le cas en 1914 ou en 1939. Des bourgeois
morts ne résolvent pas la crise capitaliste en " vendant
" des " marchandises " détruites à des "
clients " atomisés. Il est donc probable qu'aucune
direction tant soit peu rationnelle d'un Etat bourgeois ne déclenchera
délibérément une guerre nucléaire mondiale.
Mais cette constatation n'épuise malheureusement pas la
question. Tout d'abord, aussi longtemps que d'importants stocks
d'armes nucléaires restent éparpillés de par le monde, il y a
un risque permanent de ces stocks par accident risque qui
augmente en fonction de la réduction des délais d'interprétation
et de l'automatisation des systèmes. La pré-condition pour
qu'un premier seuil de garantie contre la menace de destruction
nucléaire du genre humain soit franchi est dès lors non le désarmement
nucléaire partiel mais le désarmement nucléaire total, la
destruction intégrale de toutes les armes nucléaires
(biologiques chimiques), l'interdiction définitive et assurée
de leur fabrication. Il semble exclu que cela puisse se réaliser
aussi longtemps que le capitalisme se survit. Toute la doctrine
militaire prévalente dans les pays impérialistes et toute la
logique de l'économie de profit et de marché s'inscrit en faux
contre cette hypothèse.
Ensuite, même en cas d'élimination intégrale des armes nucléaires
le seul fait de l'existence de centaines de centrales nucléaires
dans le monde transformerait une guerre mondiale "
classique " voire une guerre " régionale " large
dans plusieurs zones-clés du monde, en holocauste nucléaire,
chacune des centrales se transformant en fusée nucléaire sous
l'effet d'un bombardement " classique " Or depuis
1945, les guerres " locales " et " régionales
", presque toutes provoquées par l'impérialisme, ont déjà
fait des millions de morts et se sont succédé pratiquement
sans interruption. Il est illusoire de croire que les décennies
à venir seront différentes à ce propos des décennies dernières.
Aussi longtemps que survivra le capitalisme, la menace
d'extermination du genre humain subsistera dans ces conditions
quelle que soit, par ailleurs, la prise de conscience
universelle y compris au sein de la bourgeoisie, de cette
menace.
Il faut en outre comprendre qu'au fur et à mesure que la course
aux armements se poursuit, surtout sous le fouet de la "
longue dépression (21) " des armes " classiques
" de plus en plus destructrices sont fabriquées. Déjà
aujourd'hui, des obus d'artillerie " ordinaires "
pourraient égaler la force destructive des bombes atomiques qui
ont détruit Hiroshima et Nagasaki. Demain, ils pourraient la dépasser.
La distinction entre une guerre nucléaire mondiale et une
guerre mondiale " classique " se réduira
progressivement. Le désarmement intégral (non seulement nucléaire)
apparaît dès lors comme une condition de survie du genre
humain. Mais espérer ce désarmement intégral sans abolition
du capitalisme, c'est plus illusoire que d'espérer le seul désarmement
nucléaire sans révolution sociale et victorieuse.
Finalement, s'il est vrai que des bourgeois rationnels ne
commettront sans doute pas délibérément un hara-kiri nucléaire,
il n'est nullement démontré que l'Etat bourgeois est toujours
et partout dirigé par des hommes et des femmes politiques
rationnels. L'histoire nous a déjà donné l'exemple d'au moins
une grande puissance impérialiste - l'Allemagne nazie - dirigée
par un aventurier fanatique, au comportement de plus en plus
irrationnel à la fin de sa carrière, qui optait carrément en
faveur du suicide non seulement de sa personne mais de sa
classe, de son Etat et de sa nation. Il serait pour le moins
imprudent d'affirmer qu'un tel cas extrême ne puisse plus se répéter
dans ces conditions historiques analogues d'exacerbation extrême
de la crise du système économique, social, politique, idéologique,
moral de la bourgeoisie (qu'on pense à l'extrême droite américaine,
avec sa mentalité de " plutôt mort que rouge ").
C'est donc à l'issue de la lutte de classes aux USA, en France,
en Grande- Bretagne et demain sans doute en RFA et au Japon qui,
décidant de la forme de gouvernement et du personnel politique
dirigeant dans ces pays, comme ce fut le cas de l'Allemagne
entre 1929 et 1933, tranchera la question de savoir si
l'holocauste nucléaire devient une menace tangible à court
terme, en cas d'écrasement du mouvement ouvrier et des "
nouveaux mouvements sociaux ".
A la longue, il n'y a aucune possibilité d'éviter la
destruction de la civilisation et de l'humanité par la guerre
grâce à des pressions extérieures, " l'équilibre des
forces ", le renforcement du " camp socialiste ",
la conscience croissante du danger nucléaire, etc. Seule la
prise en main de toutes les usines capables de produire des
armes de destruction massive par les producteurs eux-mêmes,
leur résolution collective de détruire tous les stocks
existants d'armes et d'en empêcher définitivement la
fabrication est capable d'assurer à la longue la suivie du
genre humain. Cela ne peut être garanti ni à l'échelle
nationale ni à l'échelle continentale. La création de la Fédération
socialiste mondiale est la seule solution concevable pour libérer
l'humanité à jamais de la menace d'extermination par la
guerre. Elle ne peut résulter que d'une issue favorable au prolétariat
des luttes de classes internes dans chaque pays-clé.
Il faut ajouter un " fait nouveau " apporté par l'expérience
des dernières décennies. Si la plupart des guerres
ininterrompues que nous avons connues depuis 1945 sont à mettre
sur le compte de l'impérialisme et de la bourgeoisie
internationale, toutes n'entrent pas dans cette catégorie. Nous
avons connu plusieurs conflits militaires entre Etats
post-capitalistes (Etats ouvriers bureaucratisés), conflit
militaire sino-soviétique ; conflit militaire entre le Viêt-Nam
et le Cambodge, conflit militaire entre la Chine et le Viêt-Nam
(l'entrée des troupes du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie
n'est pas à éliminer de cette catégorie même si elle n'a pas
conduit à un affrontement à proprement parler militaire).
Trotsky, lui-même, n'a pas pu entrevoir cette logique ultime et
terrifiante de l'idéologie bureaucratique du " socialisme
dans un seul pays " et du " national-communisme
".
L'importance pour l'avenir du genre humain d'une éducation et
d'une pratique internationaliste résolues, conséquentes, sans
restrictions régionales ni " messianisme communiste
national " d'aucune sorte n'en prend que plus de relief. Il
faut rompre une fois pour toutes avec l'idée qu'il puisse y
avoir dans le monde d'aujourd'hui, un quelconque " bastion
", dont la défense puisse prendre la préséance sur la tâche
d'assurer la survie de toutes et de tous à l'échelle planétaire.
Il faut réorienter l'ensemble de la classe ouvrière vers un
internationalisme conséquent. Il n'est pas nécessaire de répéter
en détail le raisonnement qui s'applique au problème de la
menace de guerre d'extermination par rapport à la menace de
catastrophe écologique et celle de la faim dans le tiers monde.
Notre divergence avec les écologistes et les tiers-mondistes ne
porte de nouveau nullement sur l'ampleur de ces menaces. Nous
partageons totalement leurs préoccupations à ce propos. Comme
dans le cas des pacifistes, nous reconnaissons leur mérite
d'avoir élargi une prise de conscience, mais insuffisamment
articulée, concrétisée, prise en charge par le mouvement
ouvrier organisé (y compris quelquefois son aile révolutionnaire).
Notre divergence porte sur les conditions d'élimination de ces
menaces dramatiques, fout en appuyant toute lutte pour des
solutions immédiates partielles, transitoires, nous estimons
qu'écologistes et tiers-mondistes purs, c'est-à-dire non résolument
socialistes révolutionnaires, anticapitalistes, sous-estiment
gravement le lien structurel entre ces menaces croissantes et le
maintien d'une économie tournée vers l'enrichissement privé,
la concurrence, le profit, l'accumulation du capital, l'économie
de marche, ainsi que le comportement social et les mentalités
qui en découlent.
Ces problèmes ne seront résolus
qui si on rompt rapidement avec cette logique-là. Dans le cadre
du système capitaliste et de la société bourgeoise marchande,
ils resurgiront chaque fois de nouveau. Face à cette
mondialisation de la crise de l'humanité, le " campisme
" perd toute crédibilité. Il la perd d'autant plus que
sous Gorbatchev - attendons la suite - il est de plus en plus
remis en question par les maîtres du Kremlin eux-mêmes.
Ceux-ci ont fait un pas en avant en abandonnant des utopies
criminelles et inhumaines comme celle qui permettait de "
gagner la guerre nucléaire " Mais ce qu'ils y substituent
ne vaut pas beaucoup mieux. En fait, il n'y a que deux réponses
cohérentes possibles au défi de la mondialisation. L'un
consiste à croire que devant les menaces qui pèsent sur le
genre humain tout entier, l'impérialisme et le grand capital
(ce que les post-staliniens appellent par un raccourci peu
scientifique " les monopoles ") changeront
graduellement de nature, abandonneront leurs pratiques les plus
agressives et les plus compétitives, cesseront de se comporter
en tant qu'impérialistes, et accepteront des rapports de coopération
progressive voire progressistes, avec les sociétés
post-capitalistes, les peuples du tiers monde et leurs propres
classes ouvrières. Il faudrait les " encourager "
dans cette évolution en évitant soigneusement tout ce qui
pourrait exacerber des contradictions quelconques, avant tout en
évitant toute pratique révolutionnaire.
L'autre réponse part de la constatation que dans l'étape
actuelle de la crise de la société bourgeoise, l'exacerbation
de ces contradictions est périodiquement inévitable, quoi que
fassent politiciens, idéologues, économistes ou organisations
ouvrières. Dès lors, la seule réponse adéquate au défi de
la mondialisation, c'est d'assumer toute la gravité des
menaces, c'est de sortir vers la seule solution possible de la
crise : la création de la fédération socialiste mondiale par
la victoire successive de la révolution prolétarienne dans les
principaux pays du monde (révolution socialiste dans les pays
capitalistes, révolution politique antibureaucratique dans les
principaux Etats ouvriers bureaucratisés, révolution
permanente dans la majeure partie des pays dits du tiers monde.
La première réponse est fondée sur une sous-estimation grave
de la crise du système et de sa dynamique terrifiante. Elle est
foncièrement idéaliste et illusoire. La seconde est
incontestablement plus difficile à faire accepter dans l'immédiat
par de larges masses. Mais elle est la seule réaliste. Dans la
mesure ou elle tend à épouser la marche réelle de l'histoire,
elle sera aussi de mieux en mieux comprise.
Sans théorie, pratique et organisation internationales, pas de
construction de la fédération socialiste mondiale.
Le retard d'engagement intégralement internationaliste de la
part des principales formations qui émergent aujourd'hui de la
recomposition du mouvement ouvrier international a de nombreuses
causes. Parmi les causes subjectives, on peut mentionner
notamment les mauvaises expériences faites avec des "
centres " bureaucratiques, administratifs, manipulateurs
qui datent déjà de la déformation zinoviéviste du Komintern
- et qui ont atteint leur point culminant avec le Komintern
stalinisé puis successivement le Kominform, les tentatives de
maintenir un contrôle par le Kremlin sur le " mouvement
communiste international ", les tentatives chinoises
d'aligner les groupes maoïstes sur les avatars successifs de la
diplomatie chinoise, etc.
Le scepticisme quant à la possibilité de combiner des
engagements internationaux valables pour l'ensemble des pays
avec la spécificité de la situation de lutte de classes dans
chaque pays - scepticisme nourri notamment par la faillite de la
IIe Internationale en 1914 pour réaliser un front commun
mondial contre la guerre, malgré tous les engagements solennels
pris précédemment - y joue également un rôle capital.
Mais à ces causes subjectives, il faut joindre des causes
objectives qui sont en définitive plus importantes pour les
partis déjà au pouvoir. Les obligations incontournables de la
manœuvre diplomatique entraînent l'impossibilité d'une prise
en charge totale des intérêts du prolétariat mondial, dès
lors qu'à certains moments et pour certains pays, il y a
contradiction entre ces intérêts et la portée immédiate de
la manœuvre. Ceci n'implique d'aucune manière une condamnation
par les marxistes-révolutionnaires de la nécessité de ces manœuvres.
Elle implique la nécessité d'une séparation nette entre toute
politique d'Etat et la politique de classe du prolétariat
mondial ; or, il est impossible de réaliser cette séparation
si on ne l'institutionnalise pas organisationnellement.
Lénine l'avait bien compris. C'était une des raisons qui le
poussait à la création rapide (d'aucun disaient déjà à l'époque
: prématurément) de l'Internationale communiste, non pas pour
donner un instrument d'action supplémentaire à la Russie soviétique
mais, au contraire, pour contrebalancer l'obligation des
communistes russes de manœuvrer comme Etat sur la scène
mondiale. Il est élémentaire pour Lénine, pour Trotsky, pour
Zinoviev, pour Boukharine pour tous les dirigeants de
l'Internationale communiste que lorsque la Russie soviétique
concluait la paix de Brest-Litovsk avec l'Allemagne et
l'Autriche-Hongrie, le devoir des socialistes révolutionnaires
dans ces trois pays et ailleurs était non pas celui de défendre
ce traité, mais de le dénoncer comme un diktat imposé à la
Russie par l'impérialisme.
Lorsque la Russie soviétique conclut plus tard un accord de
collaboration avec l'Allemagne capitaliste à Rapallo, accord
qui inclut même un début de collaboration militaire, les
communistes allemands ne cessèrent pas un jour leur lutte pour
renverser le gouvernement et le pouvoir de cette même
bourgeoisie allemande.
Mais si on commence par refuser de distinguer l'appareil d'Etat
et le parti, si ce dernier s'identifie en gros avec le premier,
si du même fait on refuse de séparer la politique
internationale du parti de celle de l'Etat, alors les
implications objectives de la raison d'Etat, les résultats
objectifs des manœuvres d'Etat deviennent un obstacle sur la
voie de la création d'une organisation révolutionnaire
internationale.
Sur les partis et courants surgissant ailleurs qu'à Cuba et
qu'au Nicaragua dans le processus de recomposition du mouvement
ouvrier pèse en outre le fait objectif que l'identité d'intérêt
des trois secteurs de la révolution mondiale, qui est une réalité
historique, n'est pas encore vécue dans l'expérience
quotidienne par des secteurs importants d'avant-garde, pour ne
pas dire par les larges masses. La désynchronisation et le développement
largement autonome des luttes de masse dans ces trois secteurs
est à ce propos un important obstacle.
A un moment donné, en 1968, on pouvait espérer que le
Printemps de Prague joue un rôle unificateur, multipliant
l'effet combiné de Mai 68 et de l'offensive du Têt au Viêt-nam.
L'étouffement du Printemps de Prague est du même fait le crime
politique aux effets à long terme les plus néfastes dans la
longue liste des crimes commis par la bureaucratie soviétique
depuis la Seconde Guerre mondiale. C'est un fait que depuis lors
- pour ne prendre que ces exemples - l'expérience des masses et
des révolutionnaires d'Amérique centrale est largement coupée
de celle des travailleurs polonais de Solidarnosc et de celle
des ouvriers de la FIAT, des mineurs britanniques, des cheminots
français ou des sidérurgistes ouest-allemands.
On peut essayer de surmonter ces coupures par la propagande et
des activités de solidarité. Mais cela ne remplace pas
valablement une expérience de masse commune ou transmise
simultanément. Le caractère lui-même partiel et fragmenté
des luttes de masse et des progrès politique d'avant-garde dans
nombre de pays joue dans le même sens. Finalement, comme on l'a
déjà dit plus haut le fait que quelques-uns des plus gros
bataillons nationaux de la classe restent encore absents du
dispositif concret de combat pèse à son tour lourdement sur la
crédibilité du projet de reconstitution d'une Internationale révolutionnaire
de masse.
Dans ces conditions, seule la IVe Internationale et quelques
petits groupes de dimensions analogues à celle de ses sections
les plus fortes sont partie prenante d'une solidarité de classe
réellement universelle, englobant les trois secteurs de la révolution
mondiale. Seule la IVe Internationale en a tiré la conclusion
organisationnelle qui lui correspond : construire simultanément
des partis révolutionnaires nationaux et un parti révolutionnaire
mondial.
Ces obstacles seront surmontés à la fois par de nouveaux développements
de la lutte de masse explosive dans des pays-clés, par de
nouvelles différenciations au sein des organisations révolutionnaires
en voie de développement, et par de
nouveaux épisodes, scissions, regroupements et unifications
touchant les organisations de masse traditionnelles. Mais l'idée
que tout ce processus puisse déboucher spontanément et
automatiquement sur la réapparition d'un véritable
internationalisme universel du type de celui des premières années
de l'Internationale communiste (l'hyper-centralisation et les
erreurs tactiques en moins) est à rejeter comme infondée et
spontanéiste.
Il n'y aura pas de nouvelle internationale révolutionnaire de
masse sans une bataille inlassable pour la construction d'une
internationale " hic et nunc " dès maintenant. Il n'y
aura pas de nouvelle internationale révolutionnaire de masse
sans la poursuite de la construction de la IVe Internationale, même
si la première ne sera pas simplement la prolongation de la
seconde mais le résultat d'un vaste regroupement.
Allons plus loin : il n'y aura pas de fédération socialiste
mondiale, dans un avenir prévisible - et donc pas de salut de
l'humanité - sans une expérience préalable de secteurs
importants des masses laborieuses avec une internationale révolutionnaire
de masse fonctionnant comme telle, c'est-à-dire comme une véritable
organisation mondiale, régie par des statuts (règles de
comportement) acceptés librement par tous, et impliquant des
abandons au moins partiels de souveraineté de la part de ses
partis-membres (sections). De tels abandons partiels de
souveraineté sont inévitables au niveau des Etats pour résoudre
des problèmes comme celui de la destruction des stocks d'armes
et la prohibition de leur fabrication ; la lutte contre la
pollution ; la redistribution mondiale des ressources pour éliminer
la faim et les maladies guérissables dans le tiers monde.
Mais ce serait croire au Père Noël que de supposer qu'après
des millénaires de pratiques d'exploitation, d'oppression et de
violence de la part des Etats des classes dominantes les plus
forts à l'égard d'ethnies, de peuples, d'Etats ou de classes
plus faibles ; après un siècle de surexploitation et
d'oppression impérialistes à l'égard des peuples coloniaux et
semi-coloniaux ; après des siècles de discrimination, de
violence, voire d'exterminations racistes ; après un demi-siècle
d'oppression et de discrimination de la part de la bureaucratie
soviétique à l'égard de diverses nations étrangères et de
nationalités au sein même de l'URSS, tous les peuples, tous
les groupes minoritaires hier encore opprimés, toutes les
classes ouvrières, tous les partis révolutionnaires,
accepteront automatiquement, librement, sans arrière-pensées,
de tels abandons de souveraineté comme allant de soi.
Il semble indispensable qu'à cette fin ils passent d'abord par
une expérience qui leur enseigne qu'une collaboration mondiale
est possible sur un strict pied d'égalité, où les "
petits " n'ont pas moins de droits et de pouvoirs que les
" grands ", ou les abandons de souveraineté sont
appliqués par les " puissants " avant même de l'être
par les " faibles ", où toute discrimination de sexe,
de race, de nationalité ou d'ethnie est radicalement bannie.
Tout laisse supposer que c'est au sein d'une internationale révolutionnaire
de masse que cette expérience pourra d'abord être acquise. Car
le fonctionnement d'une telle internationale - comme l'est déjà
celui de la IVe Internationale aujourd'hui -, devra être fonde
sur un double principe : autonomie totale des partis nationaux
en ce qui concerne la sélection de leurs directions et de leurs
tactiques nationales ; discipline internationale fondée sur le
principe de la règle majoritaire (centralisme démocratique
dans le sens originel, léniniste du terme, et non de sa
perversion stalinienne en centralisme bureaucratique) en ce qui
concerne la politique mondiale.
Si le premier principe est abandonné, on aboutit aux
manipulations zinovievistes, voire carrément aux méthodes
bureaucratiques staliniennes d'étouffement de la démocratie
interne et de processus de " sélection à rebours "
de directions nationales, dans lesquelles les plus serviles a l'égard
du " centre international " survivent. Mais si on
refuse le second principe, on risque de déboucher sur le résultat
terrible formulé par Rosa Luxemburg ; " Prolétaires de
tous les pays, unissez-vous en temps de paix, mais égorgez-vous
les uns les autres en temps de guerre ! "
Les raisons qui imposaient la fondation de la IVe Internationale
restent donc toutes valables. Résumons le résultat de
l'analyse. La survie du capitalisme implique plus que jamais le
risque d'une succession de catastrophes qui menacent de détruire
non seulement la civilisation mais l'existence physique du genre
humain. Le salut ne peut venir que d'un renversement révolutionnaire
du règne du capital - sa disparition graduelle par voie de
reformes étant une utopie inconsistante - et son remplacement
par le règne de producteurs librement associes, fédérés a échelle
mondiale. Seule la classe ouvrière internationale est capable
de renverser le capitalisme. Mais elle nécessite à cette fin
un niveau adéquat de conscience de classe et de direction révolutionnaire.
Ses poussées périodiques d'action directe impétueuse rendent
la révolution possible créent en même temps les conditions
pour résoudre " la crise du facteur subjectif", à
condition que les révolutionnaires y aient œuvré à temps,
efficacement, et sur une échelle suffisamment vaste. Cet effort
doit viser simultanément la construction de nouveaux partis révolutionnaires
nationaux et d'une nouvelle internationale.
A l'échelle historique, le dilemme est donc identique à ce
qu'il fut en 1938. Ou bien le prolétariat international reste
en gros fragmenté en secteurs nationaux se battant séparément
les uns des autres, et encore essentiellement dans des batailles
défensives, limitées, ne débordant qu'en quelques pays les
cadres de l'Etat bourgeois et de la société bourgeoise.
Dans ce cas, la constitution d'une internationale révolutionnaire
de masse échouera, mais par concomitance aussi la construction
de nouveaux partis révolutionnaires de masse. Dans ce cas,
l'humanité sera condamnée. Ou bien le prolétariat des
principaux pays du monde finira par agir comme l'ont fait le
prolétariat français et italien en 1968-1969, le prolétariat
portugais en 1973 1974 le prolétariat tchécoslovaque et
polonais en 1968 et en 1980-1981, le prolétariat noir africain
au cours des dernières années. A condition qu'un nombre
suffisant de cadres solidement implantés dans la classe ouvrière,
dotés d'un programme et d'une vision stratégique corrects,
aptes à l'initiative d'action et l'initiative politique adéquates
soient rassembles à ce moment-là, les limites politiques
organisationnelles et géographiques du processus en cours de
recomposition du mouvement ouvrier seront progressivement
surmontées. La construction de nouvelles directions révolutionnaires
nationales et d'une nouvelle internationale révolutionnaires de
masse deviendra possible.
Parce que nous ne doutons pas un seul instant que c'est ce deuxième
terme de l'alternative qui se vérifiera, nous ne doutons pas un
seul instant de l'avenir de l'humanité, du développement de
l'internationale révolutionnaire de masse, de la victoire de la
IVe Internationale.
Notes
1.Ce document est surtout important parce qu'il projette une
double tactique (tactique combinée) en cas de guerre mondiale :
dans les pays impérialistes allies a l'URSS et dans les pays
impérialistes attaquant l'URSS, double tactique dont le réalisme
et la nécessite ont été largement confirmés par l'expérience
de la Seconde Guerre mondiale. Trotsky fut pratiquement le seul
à la concevoir de manière telle à ce qu'elle n'implique aucun
abandon de la défense des intérêts de classe et de l'indépendance
politique du prolétariat dans les pays impérialistes alliés
de l'URSS.
2. Voir l'article de George Breitman, reproduit dans ce même
numéro de Quatrième Internationale.
3. Voir l'article de Lénine du 1er novembre 1914 ; "
Situation et lâches de l'Internationale socialiste ".
4. Présenter l'accroissement considérable de la production (et
de la consommation populaire) de vivres, de produits textiles,
d'appareils électroménagers, de soins médicaux, de services
d'enseignements, etc. comme un " développement des forces
destructrices ", cela frise évidemment le ridicule.
5. Dans son rapport devant le IIIe Congrès de l'Internationale
communiste prononce en 1921, Trotsky avait soulevé l'hypothèse
de la relance d'une croissance capitaliste soutenue après
vingt-cinq années entrecoupées par des défaites historiques
de la classe ouvrière et d'immenses hécatombes. 1921 + 25 =
1946...
6. Nous avons essayé de systématiser une théorie marxiste des
" ondes longues de la conjoncture ", inspirée par
Trotsky dans le Troisième Age du capitalisme, et surtout un
petit livre ad hoc. Thé Long, Waves of Capitalist Development
(Cambridge University Press 1980).
7. Cette définition est de Lénine, dans le premier programme
du Parti social-démocrate ouvrier de Russie qu'il a rédigé
avec Plekhanov.
8. Voir notre article sur l'avenir du travail, publie dans
Quatrième Internationale, n° 20 mai 1986.
9. Ce fut notamment le cas du collaborateur le plus doué
intellectuellement de Trotsky, Jan Van Heijdenoort, qui rompit
avec le trotskysme et le marxisme sur cette base en 1948.
10. Faut-il rappeler qu'entre la première révolution
bourgeoise (celle des Pays Bas) et sa victoire sous forme "
mûre " et définitive, consolidée par la révolution
industrielle, deux siècles ont dû s'écouler ?
11. " De temps en temps, les ouvriers triomphent, mais ce
seulement de manière passagère. Le véritable résultat de
leurs luttes, ce n'est pas le succès immédiat, mais
l'association [l'unification] de plus en plus large des
ouvriers" {Manifeste communiste). Voir aussi le célèbre
dernier paragraphe de la préface du Dix-Huit Brumaire de Louis
Bonaparte de Marx est sur le caractère longtemps provisoire et
autocritique des révolutions prolétariennes.
12. C'est bien là la logique infernale du réformisme : opérer
le saut périlleux entre ce qui est immédiatement réalisable
(cf. Bernstein : le mouvement est le tout, le but n'est rien
") et ce qui est compatible avec les institutions de l'Etat
bourgeois-parlementaire, c'est-à-dire avec le maintien d'un
consensus de base avec la bourgeoisie.
13. " Le caractère révolutionnaire de l'époque ne
consiste pas à permettre à chaque instant de réaliser la révolution,
c'est-à-dire de prendre le pouvoir. Ce caractère révolutionnaire
est assuré par des profondes et brusques oscillations, par des
changements fréquents et brutaux " (cf. Trotsky "
Critique du Programme de l'IC " dans l'Internationale
communiste après Lénine. tome I, PUF, 1969, p. 179.)
14. Deux exemples classiques : Kautsky affirmait dans un article
écrit pour Die Neue Zeit que l'ultra-impérialisme rendrait les
guerres impossibles. L'article parut au lendemain de l'éclatement
de la Première Guerre mondiale. L'infortuné Rudolf Hilferding
affirmait dans un article écrit pour la revue du SPD, Die
Geselischaft, que grâce à la tactique intelligente et sage, ce
parti avait empêché l'alliance entre les nazis et l'appareil
d'Etat, et du même fait l'arrivée au pouvoir d'Hitler.
L'article parut au lendemain de la désignation d'Hitler comme
chancelier par le président von Hindenburg.
15. Suivant Karl Marx, les révolutionnaires estiment à leur
juste valeur toute législation sociale qui permet d'étendre à
l'ensemble de la classe, et notamment à ses secteurs les plus
faibles, les moins organisés, les plus exploites, ce que par
l'action directe seuls les secteurs les mieux organisés (généralement
aussi les mieux rémunérés) peuvent arracher
16. Il est vrai qu'entre 1934 et 1941, une telle paralysie fut générale
en URSS sous l'effet de la terreur et de l'absence totale de
perspective politique. Elle fut au moins partiellement surmontée
par l'engagement conscient d'une grande partie du prolétariat
dans la guerre contre les agresseurs impérialistes.
17. En ce qui concerne l'Albanie et la Corée du Nord, les
informations font encore défaut pour juger dans quelle mesure
la prise du pouvoir des partis communistes y résultant d'une
authentique révolution populaire ou plutôt le résultat d'une
intervention militaire étrangère comme en Europe de l'Est.
18. La définition du stalinisme en tant que partis fondés sur
la théorie du socialisme dans un seul pays est essentiellement
idéaliste. Elle est aussi source de confusion évidente De
nombreux partis sociaux-démocrates étaient partisans du "
socialisme dans un seul pays " sans être pour autant
staliniens.
19. Même en laissant de côte le cas de la RFA avec un parti
Vert obtenant 7% des voix et généralement perçu comme étant
à la gauche de la social-démocratie rappelons qu'au Danemark,
le parti SF, nettement à gauche de la social-démocratie, vient
d'obtenir 13% des suffrages au niveau national. Dans la capitale
prolétarienne de Copenhague il frise les 25% des voix, ce qui,
ensemble avec les voix de deux partis d'extrême gauche plus
petits donne plus de voix qu'au PS. Mentionnons quand même
aussi qu'en France, selon un sondage du journal le Monde du 3
mai 1988, au premier tour des élections présidentielles les
trois candidats d'extrême gauche obtinrent ensemble (et maigre
leur division) 7% des voix de l'électorat. Il s agit d'un phénomène
nouveau.
20. Sous le sous-titre " La nouvelle époque exige une
nouvelle internationale " la Lettre ouverte pour la IVe
Internationale rédigée par Trotsky en juin 1935, comporte le
passage suivant : " II serait fatal de prescrire pour tous
les pays un itinéraire unique. En fonction des conditions
nationales, du degré de décomposition des vieilles
organisations ouvrières et finalement de l'état de leurs
propres forces à un moment donné, les marxistes (les
socialistes révolutionnaires, les internationalistes, les
bolcheviks-léninistes) peuvent apparaître tantôt en tant
qu'organisation indépendante, tantôt en tant que fraction à
l'intérieur d'un des vieux partis ou syndicats. Bien entendu,
partout, ce travail de fraction ne constitue jamais qu'une étape
vers la création de nouveaux partis de la IVe Internationale,
partis qui peuvent naître soit du regroupement d'éléments révolutionnaires
des vieilles organisations soit de l'action de formations indépendantes
" (Léon Trotsky, Œuvres, tome 5, p. 355)
21. Ceci n'est point en contradiction avec ce qui a été dit
plus haut. Si la guerre nucléaire mondiale n'est manifestement
pas une " solution " à la crise économique
capitaliste, la course aux armements fournit bel et bien un
" marché de substitution " pour le grand capital en
climat de crise. Elle se poursuivra donc, indépendamment de
toutes considérations sur le caractère suicidaire d'une guerre
nucléaire.
22. Le régime zinoviéviste, qui s'épanouit dans le Komintern
après 1923. impliquait notamment le changement des directions
nationales par interventions brutales (quelquefois purement
administrative) de la direction internationale au sein des
sections de l'Internationale communiste.
|