1. Ce qui a rendu possible l'holocauste -
événement unique dans l'histoire jusqu'ici - c'est en premier
lieu l'idéologie hyper-raciste dans sa variante biologique
(forme extrême du darwinisme social). Selon cette doctrine, il y
aurait des « races sous-humaines » (Untermenschen), dont
l'extermination serait justifiée, voire indispensable. Pour les
tenants de cette idéologie, les Juifs étaient la « vermine à
exterminer », les Noirs sont des « singes », les « seuls bons
Indiens sont les Indiens morts », etc. La doctrine du racisme
biologique extrême ne tombe pas du ciel. Elle trouve sa base
matérielle dans des pratiques socio-économiques et politiques,
qui traitent des groupes humains déterminés de manière tellement
inhumaine que le besoin d'une justification idéologique -
l'idéologie de la déshumanisation - et d'une « neutralisation »
de la mauvaise conscience et du sentiment de culpabilité
individuelle (cf. le discours de Himmler du 6 octobre 1943) naît
de manière presque impérative.
2. La déshumanisation systématique des Juifs aux
yeux des nazis n'est pas un phénomène isolé dans l'histoire. Des
phénomènes analogues ont eu lieu à l'égard des esclaves dans
l'Antiquité, des sages-femmes (« sorcières ») aux XIVe et XVIIe
siècles, des Indiens d'Amérique, des Noirs soumis à la traite,
etc. Leurs victimes se comptent par millions, y compris des
femmes et des enfants. Si le caractère systématique et intégral
des massacres n'atteint dans aucun de ces cas celui de
l'holocauste, ce n'est pas parce que ces assassins étaient plus
« humains » ou plus indulgents que les nazis. C'est parce que
leurs moyens et leurs desseins socio-économiques et politiques
étaient plus limités.
3. Ce n'est pas vrai que les projets
d'extermination des nazis étaient exclusivement réservés aux
Juifs. Les Tziganes ont connu une proportion d'extermination
comparable à celle des Juifs. A plus long terme, les nazis
voulaient exterminer cent millions de personnes en Europe
centrale et orientale, avant tout des Slaves. Si l'extermination
a commencé par les Juifs, cela est dû en partie à la croyance
démentielle de Hitler et de quelques-uns de ses lieutenants dans
la « conspiration mondiale des Juifs », mais aussi en partie à
une raison plus pratique. Avant l'extermination, il fallait que
les esclaves travaillent (cf. le ministre de la « Justice »
Thierack : « Tod durch Arbeit »). Or, les nazis croyaient, à
tort ou à raison, que les Juifs seraient moins dociles, moins
facilement réductibles à un esclavage d'analphabètes entièrement
résignés, que les autres « races inférieures ». D'où la
nécessité à leurs yeux de les amener à la mort (y compris par le
travail) à l'intérieur des camps, et non dans des villages et
des villes encore partiellement « ouverts » (destin qu'on
prévoyait pour les Russes, les Polonais, les Ruthéniens, les
Ukrainiens, etc., à exterminer successivement).
4. La doctrine de l'infériorité raciale (la «
déshumanité ») des Juifs est liée chez les antisémites
contemporains les plus fanatiques au mythe de la « conspiration
de la juiverie internationale » pour s'emparer du pouvoir à
l'échelle mondiale et « sucer le sang » de tous les peuples. Les
instruments conjoints de cette conspiration seraient le grand
capital spéculatif (bancaire) ; le socialisme marxiste (plus
tard le bolchevisme) ; la franc-maçonnerie, voire... les
jésuites. Ce mythe n'est pas d'origine allemande, mais d'origine
russe (les fameux Protocoles des Sages de Sion, une fabrication
de l’Okhrana tsariste), dont les échos, à la fin du XIXe siècle,
étaient beaucoup plus forts en France, en Grande-Bretagne, en
Autriche, en Hongrie, en Pologne qu'en Allemagne à proprement
parler. Le chef ukrainien Petlioura, responsable de pogromes qui
ont tué en peu de temps plus de 100.000 Juifs, était un
fanatique de ce mythe. Pour nous, il ne fait point de doute
qu'il était capable de concevoir et de pratiquer l'holocauste,
s'il en avait eu les moyens matériels et techniques.
5. La doctrine du racisme biologique se situe
dans un cadre plus vaste, celui de la montée de doctrines
anti-humanistes, anti-progressistes, anti-égalitaires,
anti-émancipatrices, qui exaltent ouvertement la violence la
plus extrême et la plus systématique à l'égard d'importants
groupes humains (« l'ennemi ») et qui se répandent vers la fin
du XIXe siècle. Il nous semble impossible de contester que le
déclenchement (et dans une moindre mesure la préparation) de la
Première Guerre mondiale constitue le tournant décisif à ce
propos. Sans la Première Guerre mondiale, Hitler et le nazisme
en tant que phénomène de masse, auraient été inconcevables. Sans
le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Auschwitz était
impossible. Or, la crise de l'humanisme et de la civilisation
que marque la Première Guerre mondiale peut difficilement être
détachée du phénomène de la crise de l'impérialisme, dont les
prodromes dans le colonialisme sont justement liés à la
naissance de doctrines biologiques-racistes chez une partie des
colonisateurs (cf. les pancartes : « Interdit aux chiens et aux
indigènes »).
6. L'holocauste n'avait pas seulement des
racines idéologiques. Il était impossible sans un ensemble de
moyens matériels et techniques. Ce fut une entreprise
industrielle et non artisanale d'extermination. Voilà toute sa
différence avec les pogromes traditionnels. Cette entreprise
exigeait la production en masse du gaz Zyklon B, de chambres à
gaz, de tuyauteries, de fours crématoires, de baraquements, de
l'intervention massive des chemins de fer, sur une échelle telle
qu'elle était irréalisable au XVIIIe siècle et dans la majeure
partie du XIXe siècle, pour ne pas parler d'époques antérieures
(sinon pour des périodes s'étendant à des décennies, voire à
plusieurs siècles). Dans ce sens, l'holocauste est aussi (pas
seule-ment, mais aussi) un produit de l'industrie moderne
échappant de plus en plus au contrôle de la raison humaine et
humaniste, c'est-à-dire de l'industrie capitaliste moderne
propulsée par la concurrence exacerbée devenue incontrôlable.
C'est l'exemple le plus extrême jusqu'ici d'une combinaison
typique de rationalité partielle perfectionnée et
d'irrationalité globale, poussée jusqu'au bout, combinaison qui
caractérise la société bourgeoise.
7. A côté des pré-conditions idéologiques et
matérielles/techniques de l'holocauste, il faut mettre en
évidence ses pré-conditions socio-politiques. La réalisation de
l'holocauste exigeait la participation, à des degrés divers de
complicité active ou passive, de plusieurs millions de
personnes: bourreaux, organisateurs et gardes-chiourmes des
camps en premier lieu, sans aucun doute; mais aussi hommes
d'État, banquiers, industriels, hauts fonctionnaires, officiers
supérieurs, diplomates, juristes, professeurs, médecins, ainsi
que la piétaille: petits fonctionnaires, policiers, gardiens de
« prison normale », cheminots, etc. Un examen attentif de cette
masse de plusieurs millions de complices les répartira selon les
nationalités, les Allemands à proprement parler ne constituant
sans doute pas plus de 50 à 60% du total. Il les répartira
aussi selon leur degré d'irrationalité, les psychopathes et
fanatiques représentant une minorité, certes substantielle. Mais
la majorité agit par obéissance, par routine ou par calcul (le
silence des hiérarchies ecclésiastiques entre dans cette
dernière catégorie), sinon par lâcheté (les risques individuels
de désobéissance étant considérés comme supérieurs aux risques
d'être complices d'actes inhumains).
Une des raisons qui ont permis l'holocauste est
donc d'ordre éthique ou, si l'on veut, relève de la motivation
des comportements. L'holocauste est aussi le résultat, sur le
plan des mentalités - outre l'exaltation, l'acceptation ou même
le culte de la violence massive - de l'acceptation de la
doctrine que l'État a le droit d'imposer aux individus des
actions que ceux-ci devraient récuser, et au fond d'eux-mêmes
récusent, du point de vue des règles fondamentales de l'éthique.
Selon cette doctrine, il vaudrait mieux se soumettre à ce
pouvoir d'État dans tous les cas, plutôt que de « saper
l'autorité politique ». Les conséquences extrêmes de cette
doctrine ont démontré l'absurdité de la thèse classique des
conservateurs (y compris d'Aristote et de Goethe) : le «
désordre » provoqué par la révolte contre l'injustice conduirait
toujours à plus d'injustice encore. Il ne peut guère y avoir
plus d'injustice qu'à Auschwitz. Face à l'injustice massive, la
résistance et la révolte, y compris individuelles, mais surtout
collectives, sont non seulement un droit, mais aussi un devoir ;
elles doivent passer avant toute raison d'État. Telle est la
leçon principale de l'holocauste.
8. Des minorités aux vues fanatiques extrémistes
et inhumaines, c'est-à-dire des minorités et des individus
pathologiques, ont existé et existent dans pratiquement tous les
pays aux XIXe et XXe siècles, sans parler des siècles
antérieurs. Mais elles constituent un phénomène marginal, au
poids politique minime. Elles étaient certainement telles en
Allemagne, pendant la période 1848-1914. Pour que de tels
individus puissent rencontrer un écho parmi des millions de
personnes, il faut une profonde crise sociale (nous dirions, en
tant que marxistes : une profonde crise socio-économique, une
profonde crise du mode de production, et une profonde crise des
structures du pouvoir). Pour que de tels individus puissent être
candidats immédiats au pouvoir, voire prendre le pouvoir, il
faut qu'il y ait une corrélation de forces sociales qui le
permette : affaiblissement du mouvement ouvrier (et, dans une
moindre mesure du libéralisme bourgeois) traditionnel;
renforcement des couches les plus agressives des classes
possédantes ; désespoir des classes moyennes; accroissement
considérable du nombre des déclassés, etc. La crise de la
république de Weimar et la crise économique de 1929-1934 ont
manifestement créé ces conditions dans l'Allemagne de 1932-1933.
9. Les particularités de l'histoire allemande;
la nature spécifique du « bloc au pouvoir » après l'unification
allemande de 1871; le poids particulier des Junkers prussiens et
de leur tradition militariste au sein de ce bloc; la faiblesse
relative de la tradition libérale-humaniste par rapport à
d'autres pays (faiblesse due à la défaite de la révolution de
1848); la disproportion manifeste entre l'essor de l'industrie
et du capital financier allemands, d'une part, et son lot dans
la répartition des sphères d'influence à l'échelle mondiale,
d'autre part: tout cela rendait l'impérialisme allemand plus
agressif, pendant la période 1890-1945, que ses principaux
rivaux. La lutte pour la domination mondiale passait à cette
époque, aux yeux d'une bonne partie des « élites » allemandes,
par le chemin de la guerre et du militarisme. L'empire à
conquérir -l'équivalent de l'« empire des Indes » - se situait
en Europe centrale et orientale (avant de s'étendre, à partir de
cette base, au Moyen-Orient, à l'Afrique, à l'Amérique du Sud,
etc.). C'est cela qui explique pourquoi une bonne partie des
classes dominantes allemandes étaient prêtes à accepter Hitler,
sans voir totalement où cela allait les conduire (mais dès le 30
juin 1934, il était clair, pour quiconque n'était pas aveugle,
que cet homme était prêt à transgresser les règles les plus
élémentaires de l'Etat de droit et de la morale, que c'était un
assassin sans retenue aucune).
Les deux tendances, libérale-humaniste et
conservatrice militariste, sont présentes dans toutes les
classes bourgeoises d'Europe et dans celle des États-Unis et du
Japon, après 1885-1890. La différence, c'est que la deuxième est
restée minoritaire en France et en Grande-Bretagne, et qu'elle
est devenue majoritaire en Allemagne et au Japon (aux
États-Unis, elles restent en équilibre depuis 1940). Cette
différence ne s'explique pas par des raisons ethniques, mais par
des particularités historiques.
10. Si l'on voit l'holocauste comme l'expression
jusqu'ici ultime des tendances destructrices présentes dans la
société bourgeoise, tendances dont les racines plongent dans le
colonialisme et l'impérialisme, on peut relever des tendances
allant dans le même sens, notamment et en premier lieu dans
l'évolution de la course aux armements (guerre nucléaire, guerre
biologique/chimique, armes dites conventionnelles qui dépassent
l'effet des bombes jetées sur Hiroshima et Nagasaki, etc.). Une
guerre nucléaire, voire une guerre « conventionnelle » mondiale
sans suppression préalable des centrales nucléaires, serait pire
que l'holocauste. L'irrationalité globale des préparatifs allant
dans ce sens s'exprime déjà sur le plan du langage. Quand on dit
« réduire les coûts » de la guerre nucléaire, cela équivaut à
cher-cher à se suicider, et à détruire tout le genre humain, « à
moindre coût ». Qu'ont à voir les « coûts » dans le suicide ?
11. Cette interprétation de l'holocauste n'a
nullement la fonction de relativiser les crimes nazis contre
l'humanité, qui sont les pires crimes de l'histoire, pourtant si
riche en horreurs. Elle a une valeur scientifique propre. Si on
la rejette, il faut démontrer qu'elle est erronée du point de
vue des faits, de leur corrélation, de leur enchaînement. C'est
un débat entre historiens, sociologues, économistes,
politologues, moralistes. On ne peut réfuter une thèse
(hypothèse) scientifique qu'avec des arguments scientifiques, et
non avec des arguments extra-scientifiques.
Mais loin d'être, de quelque manière que ce
soit, une concession aux nazis ou aux militaristes allemands,
pour ne pas dire aux « élites » allemandes, cette interprétation
de l'holocauste a aussi une fonction subjective. Elle est aussi
utile et nécessaire du point de vue des intérêts du genre
humain. Elle permet d'échapper aux risques intellectuels et
moraux inhérents à la thèse opposée, selon laquelle l'holocauste
échapperait à toute explication rationnelle, serait
incompréhensible. Cette thèse obscurantiste constitue, dans une
large mesure, un triomphe posthume de la doctrine nazie. Car si
vraiment une parcelle de l'histoire est irrationnelle et
totalement incompréhensible, c'est que l'humanité serait, elle
aussi, irrationnelle et incompréhensible. Alors, l'empire du mal
serait « en nous tous ». C'est une manière à peine indirecte,
sinon hypocrite, de dire que la responsabilité n'est ni chez
Hitler, ni chez les nazis, ni chez ceux qui leur ont permis de
conquérir et d'exercer le pouvoir, mais qu'elle serait chez tout
le monde, c'est-à-dire chez personne en particulier.
Nous préférons, quant à nous, constater ce
qui correspond à la vérité historique : loin d'être « tous
coupables », les hommes et les femmes se sont rangés partout, y
compris en Allemagne, en deux camps. Les criminels et leurs
complices se sont comportés différemment des résistants. Les
ouvriers d'Amsterdam, qui sont entrés en grève pour protester
contre les premiers décrets anti-Juifs, ne sont pas pareils aux
SS. La résistance danoise, qui a sauvé pratiquement tous les
Juifs de ce pays, n'est pas pareille aux Quisling. La majorité
du peuple italien (une « bande de menteurs malhonnêtes » comme
le disait Eichmann, avec un cynisme qui frise le grotesque), qui
a permis de sauver la grande masse des Juifs italiens, n'est pas
pareille aux Oustachis. Les soldats de l'Armée rouge, qui ont
libéré Auschwitz, ne sont pas semblables à ceux qui ont créé les
chambres à gaz. Entre ces deux camps, il y avait, certes, des
situations et des comportements intermédiaires. Mais les deux
camps sont empiriquement vérifiables. En expliquant les causes
de l'holocauste de manière rationnelle, on explique en même
temps la différence entre ces comportements.
12. Notre interprétation de l'holocauste a aussi
une fonction politique pratique. Elle permet d'échapper à
l'impuissance pratique, et au sentiment d'impuissance devant les
risques de répétition du phénomène. Nous disons à dessein que
l'holocauste est jusqu'ici le sommet des crimes contre
l'humanité. Mais il n'y a aucune garantie que ce sommet ne soit
pas égalé, ou même dépassé, à l'avenir. Le nier a priori nous
semble irrationnel et politiquement irresponsable. Comme le
disait Bertolt Brecht : « II est toujours fécond le ventre qui a
accouché de ce monstre. »
Pour mieux combattre le néo-fascisme et le
racisme biologique aujourd'hui, il faut comprendre la nature du
fascisme d'hier. La connaissance scientifique est aussi une arme
de combat et de survie de l'humanité, et non un exercice
purement académique. Refuser d'utiliser cette arme, c'est
faciliter l'avènement de nouveaux candidats assassins de masse,
c'est contribuer à ce qu'ils commettent de nouveaux crimes.
Expliquer les causes du fascisme et de l'holocauste, c'est
renforcer le potentiel de rejet, d'indignation, d'hostilité,
d'opposition totale et irréductible, de résistance et de
révolte, contre la remontée toujours possible du fascisme et
d'autres doctrines et pratiques de déshumanisation. C'est une
œuvre de salubrité politique et morale élémentaire et
indispensable. |