Daniel
Guérin vient de mourir. Avec lui disparaît l'une des figures
de proue de l'extrême-gauche française pendant un demi-siècle,
et qui joua un rôle clé dans le mouvement homosexuel.
Guérin
était venu au socialisme par l'anti-colonialisme, ce qui n'était
pas tellement habituel au début des années 30. Il est resté
un militant anti-colonialiste pendant toute sa vie. On trouve le
résumé de cette fidélité acharnée à l'internationalisme
prolétarien dans le recueil intitulé « Ci-gît le
colonialisme » (Mouton, La Haye/ Paris. 1973).
Mais
bientôt le péril fasciste qui monte dans toute l'Europe, après
la prise du pouvoir des nazis en 1933 élargit cette motivation
initiale. Son livre Fascisme et grand capital (Paris. Gallimard,
1936). offre la première explication détaillée du phénomène
fasciste d'un point de vue marxiste-révolutionnaire, en bonne
partie inspirée par les analyses de Trotsky, explication
largement supérieure à celle du Komintem. Malgré un aspect
parfois mécaniste, elle a conservé aujourd'hui toute sa
validité, alors que nous disposons d'une masse énorme de
documents auxquels Guérin n'avait pas accès à l'époque.
Ayant
adhéré à la SFIO de Léon Blum, le jeune Daniel Guérin
auquel l'électoralisme vulgaire de la "vieille
maison" répugne, se situera rapidement à l'aile gauche du
parti, la fameuse "gauche révolutionnaire" autour de
Marceau-Pivert. Elle connaîtra son heure de gloire au cours de
juin 1936, mais ne réussit pas à traduire ses convictions révolutionnaires
en actes organisés et organisationnels. Elle finit par se faire
exclure de la SFIO en 1938, dans la phase déclinante des luttes
ouvrières.
Dans
le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) constitué à la
suite de cette ex-pulsion, Daniel Guérin se situera de nouveau
à l'aile gauche, rejetant notamment les mesures d'abord
vexatoires puis disciplinaires prises à l'égard des
trotskystes qui avaient adhéré à cette formation.
Pendant
toute cette période, qui allait d'ailleurs se prolonger durant
la Deuxième Guerre mondiale. Guérin se rapproche de Trotsky et
du trotskysme. Il admire l'extraordinaire lucidité du
"Vieux", mais lui reproche une rigidité tactique qui
aurait encouragé ses disciples français à verser dans le
sectarisme et dans les maladresses manœuvrières.
L'histoire
tranchera sur les questions de détail ; tout cela semble bien
loin aujourd'hui. Mais personne ne peut nier, à la lumière de
l'histoire, que les choix fondamentaux n'étaient pas tactiques
mais politico-stratégiques. Sur ces choix, Trotsky avait
raison. Guérin lui-même s'en est d'ailleurs largement rendu
compte, au milieu des années 40. C'est ce qui l'a amené à adhérer
à la IVe Internationale pendant une brève période, à cette
époque-là.
Tout
le processus de rapprochement conflictuel de Daniel Guérin avec
le marxisme révolutionnaire - le trotskysme -pendant la période
1933-1940 est décrit sincèrement dans son livre « Front
populaire, révolution manquée » (Paris, Julliard, 1963).
Au
lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, Daniel Guérin a
produit son livre le plus intéressant, qui continue à faire
date, tant dans l'historiographie en général, que dans
l'histoire du marxisme. « La lutte de classes sous la
Première république » (1956) élargit l'analyse fondée
sur la théorie de la révolution permanente à celle de la
grande Révolution française (un condensé de l'ouvrage est
paru en 1973, sous le titre Bourgeois et Bras-Nus, chez
Gallimard).
Aujourd'hui,
cela reste une tâche pour de jeunes historiens marxistes de réexaminer
l'histoire de toutes les révolutions bourgeoises en les
abordant non pas comme une lutte de classes triangulaire entre
la noblesse, la bourgeoisie et la paysannerie, mais comme une
lutte de classes à quatre pôles, dans laquelle le pré-prolétariat,
le semi-prolétariat, voire le prolétariat naissant, commence
à apparaître comme une force sociale autonome.
Au
moment où l’on s’apprête à célébrer le bicentenaire de
la Révolution française, les marxistes français devraient
s’inspirer de l’ouvrage lucide de Daniel Guérin pour
continuer sur cette voie.
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