Le livre de Alec Nove " The
Economics of feasible Socialism " critique la méthode de la théorie
économique marxiste. Cette méthode serait sans objet pour la
construction du socialisme. Le but de la conception politique marxiste -
le socialisme sans production de marchandises - serait un leurre
impossible a réaliser. Toute réponse réelle à ces objections doit
suivre l'approche qu'adopta Marx dans son étude de la formation du
capitalisme.
Rien ne sert de partir d'un idéal
final ou d'un but normatif à atteindre : il faut prendre comme
point de départ les éléments de la nouvelle société qui se
développent déjà dans l'ancienne, les lois et les
contradictions internes du mode de production capitaliste et de
la société bourgeoise telle qu'elle existe.
Quelle a été la tendance historique fondamentale du développement
capitaliste à partir de la révolution industrielle ? Une
croissance de la socialisation objective du travail. Toutes les
lois. intimement liées l'une à l'autre, du mode de production
capitaliste - la recherche constante d'une intensité et
productivité du travail accrues, la recherche inlassable de
nouveaux marchés, la tendance à introduire des innovations
technologiques pour économiser la force de travail
(augmentation de la composition organique du capital), la
concentration et la centralisation du capital, la chute
tendancielle du taux de profit ; l'éclatement de crises périodiques
de surproduction et de suraccumulation, la tendance implacable
à l'internationalisation du capital - tout cela amène à un
tel aboutissement.
1. La socialisation objective du
travail
Qu'est-ce que la socialisation objective du travail ? Il s'agit,
en premier lieu, d'une interdépendance croissante entre les
processus de travail eux-mêmes et le choix de la production des
biens que nous consommons. Cette interdépendance concernait au
XIVe siècle quelques centaines de personnes sur la population
moyenne d'un pays d'Europe ou d'Asie. Elle englobe aujourd'hui
des millions de personnes. La socialisation objective du travail
implique quelque chose de plus important encore. Elle suppose un
élargissement spectaculaire de l'organisation planifiée du
travail. Lorsque l'industrialisation progresse, ce n'est pas le
marché mais le plan qui prédomine au sein de l'entreprise.
Plus l'entreprise est grande, plus sont grands l'échelle et le
volume d'un tel plan.
Avec l'apparition du capitalisme monopolistique, le plan s'étend
de l'entreprise à la firme, c'est-à-dire, dans les cas
typiques, à une institution qui comprend plusieurs entreprises.
A l'époque du développement des sociétés multinationales, le
plan devient international et concerne souvent des firmes
multiples au plan juridique.
La conséquence de ce processus à long terme est à l'heure du
capitalisme tardif une réduction drastique du travail attribué
sur le marché par rapport au travail attribué directement. La
raison principale du déclin de l'allocation du travail sur le
marché n'est pas une intervention croissante de l'Etat dans l'économie
ni l'émergence du Welfare State ou les conquêtes des luttes de
la classe ouvrière. même si tout cela a contribué à ce résultat
final. Elle réside dans la logique interne du capitalisme lui-même
et dans sa dynamique propre d'accumulation et de concurrence.
L'allocation directe du travail peut certes aller de pair avec
une comptabilité monétaire, comme c'est le cas en Union Soviétique,
en Chine ou en Europe orientale. Cela ne l'identifie pas pour
autant avec une allocation par le marché.
Lorsque General Motors produit les pièces détachées de
ses camions dans l'usine X, les composants du véhicule dans
l'usine Y et réalise le montage dans l'usine Z, le fait qu'un
ordinateur calculant les coûts de la façon la plus minutieuse
fait accompagner le transport des pièces détachées par des
pseudo-factures ne signifie aucunement que l'usine X " vend
" ces pièces à l'usine Z. Une vente implique un
changement de propriété et par là une fragmentation effective
des décisions reflétant une réelle autonomie de la propriété
et des intérêts financiers. Ce n'est pas le marché, mais
l'objectif planifié de la production de camions qui détermine
le nombre de pièces qui doivent être fabriquées. L'usine qui
produit les unités ne peut pas " faire faillite "
parce qu'elle délivre " trop " de pièces à l'usine
de montage.
Bien entendu, l'économie de marché capitaliste règne encore
compte tenu que tous ces processus sont typiquement limités au
stade de biens intermédiaires, qu'ils ne parviennent au client
final (nous disons ici " client " et non "
consommateur " parce que le client peut être une firme qui
achète des machines ou l'Etat qui achète des armes). Ce
fonctionnement a de plus en plus recours à des mécanismes qui
ne sont pas ceux du marché, non seulement dans la sphère de la
production, mais aussi dans celle de la circulation. Le fait que
cette socialisation du travail sous le capitalisme soit en outre
liée au développement de formes politiques d'allocation du
travail non déterminées par le marché rend les contradictions
du processus dans son ensemble encore plus explosives.
Le plan
Nous avons utilisé le terme " plan ". Mais le concept
lui-même doit être précisé. Le plan n'implique pas une
allocation " parfaite " des ressources ni une
allocation " scientifique " ou " plus humaine
". Il implique tout simplement une allocation "
directe ", ex ante qui s'oppose dans ce sens à
l'allocation par le marché qui se réalise ex post. Ce sont
deux formes d'allocation des ressources fondamentalement différentes,
même si elles se combinent parfois en des formes précaires et
hybrides qui ne se reproduisent pas automatiquement.
Elles ont une logique interne essentiellement différentes et déterminent
des lois de développement différentes. Elles engendrent des
motivations différentes parmi les producteurs et les
organisateurs de la production et elles s'expriment par des
valeurs sociales divergentes.
Les deux formes d'allocation du travail ont existé dans
l'histoire à l'échelle la plus large et la plus durable et
sont donc l'une et l'autre parfaitement réalisables. Elles ont
été appliquées sous les formes les plus variées et avec les
résultats les plus divers. On peut avoir un plan "
despotique " et un plan " démocratique " (ceux
qui nient celui-ci n'ont jamais étudié un village bantou précolonial).
On peut avoir un plan " rationnel " et un plan "
irrationnel ". On peut avoir un plan basé sur la routine,
les mœurs, la tradition, la magie, la religion, la superstition
(les plans dictés par des faiseurs de pluie, des fakirs et des
analphabètes de toute sorte). On peut avoir - ce qui est pire -
un plan dirigé par des généraux : chaque armée est en effet
basée sur une allocation à priori des ressources.
On peut voir encore un plan organisé sous une forme à demi
rationnelle par des technocrates ou, au niveau le plus élevé
de l'intelligence scientifique, par des ouvriers et des spécialistes
désintéressés. Mais, quelles qu'en soient les formes, tous
ces plans comportent une allocation des ressources (y compris la
force de travail) à priori, par le choix délibéré d'un corps
social. Au pôle opposé, il y a l'allocation des ressources par
les lois du marché qui contrebalance ou corrige à posteriori
les décisions fragmentaires prises auparavant par des
organismes privés, agissant indépendamment les uns des autres.
L'économie de marché se manifeste historiquement sous les
formes les plus variées dans le sens d'une distribution des
ressources ex post. En principe, on peut avoir des économies de
marché avec une libre concurrence " parfaite " même
si, dans la pratique, cela se trouve difficilement réalisé. On
peut avoir des économies de marché marquées par la prédominance
de monopoles puissants, capables de contrôler de larges
secteurs d'activité et par conséquent de fixer les prix
pendant des longues périodes. Des marchés peuvent coexister
avec des formes dures d'autocratie et de despotisme, comme, par
exemple, l'absolutisme, du XVIIIe siècle et le tsarisme du XIXe
siècle, pour ne pas parler des régimes militaires ou des
dictatures fascistes du XXe siècle. Ils peuvent aussi coexister
avec des formes avancées de démocratie parlementaire, comme
c'est le cas dans la deuxième moitié de ce siècle, même si
c'est dans une vingtaine de pays seulement parmi les cent
cinquante du monde capitaliste.
L'économie de marché peut aggraver la misère des larges
masses par une baisse de leur niveau de vie ; cela s'est passé
dans la plupart des pays occidentaux pendant une grande partie
du XVIIe siècle et du XIXe siècle, puis en Europe orientale.
Au XXe siècle, c'est maintenant le lot de l'hémisphère sud.
Le marché peut également, dans des conditions données,
permettre des augmentations sensibles du niveau de vie moyen de
la majorité de la population, comme ce fut le cas dans les pays
occidentaux pendant les trente années qui ont précédé la
Première Guerre mondiale et dans le quart de siècle qui a
suivi la seconde.
Mais, dans tous ces cas, c'est toujours le principe du marché
qui domine, c'est à-dire une allocation des ressources à
posteriori suivant les fluctuations des ventes et des revenus
(sous le capitalisme, du profit).
Historiquement, l'économie de marché a atteint son niveau le
plus étendu pendant la transition de la petite production
marchande aux phases initiales d'un capitalisme fondé sur des
entreprises relativement petites, dans le monde du
laissez-faire au milieu du XIXe siècle. Par la suite, les
principes purs de l'allocation par le marché se sont heurtés
de plus en plus aux exigences de production rationnelle au sein
des grandes entreprises et des grandes firmes.
Les deux systèmes différents d'allocation des ressources sont
largement identiques et structurellement liés à deux formes
différentes d'adaptation de la production aux besoins. Toute
société humaine est orientée en dernière analyse vers la
consommation parce que sans la consommation des producteurs
(c'est à dire la reproduction de leur force de travail) il n'y
aurait pas de production, ni de survivance humaine. Ces besoins
peuvent être donnés au départ, établis par exemple par un
organisme social dominant quelconque et la production est
organisée pour les satisfaire. Ou bien il faut les considérer
comme des inconnus ou, en tous cas, incertains et on suppose que
c'est le marché qui les révèle exposés par le truchement des
dépenses de la " demande solvable ".
Après la Seconde Guerre mondiale à l'époque de l'économie
visant à régler les cycles et du Welfare State, cette demande
elle-même était considérée par la science bourgeoise
conventionnelle comme dépendante dans une certaine mesure des décisions
et de l'intervention des pouvoirs publics. Mais, au cours de la
dernière décennie, il y a eu dans le monde capitaliste une
dure réaction contre les idées et les techniques keynésiennes
avec une réhabilitation sans limite du marché et de la
production de marchandises comme valeurs de civilisation. Ce
changement a également eu une influence sur la gauche.
Aujourd'hui, l'ensemble de la pensée socialiste (qui est plus
vieille que Marx mais à laquelle celui-ci a donné une
expression scientifique systématique) qui représente une
critique de la production de marchandises et du marché en tant
que telle et une démystification historique d'une série de
conceptions qui remontent à Hobbes, Locke et Smith risque d'être
rejeté d'une façon indiscriminée. Non seulement les
professeurs et les politiciens conservateurs, mais aussi de
nombreux sociaux-démocrates de gauche et euro-communistes, redécouvrent
et réintroduisent dans leur pensée des axiomes bourgeois qui
n'ont aucune base empirique ou scientifique. La conclusion
logique d'un tel changement d'opinion est une perte de confiance
dans la possibilité d'une planification consciente et une
acceptation, sinon le culte, du marché qui frappent au cœur la
cause du socialisme.
L'enjeu réel des débats actuels est de savoir non pas dans
quelle mesure l'échange de marchandises est nécessaire immédiatement
après une révolution anticapitaliste, mais si le but à long
terme du socialisme, c'est-à-dire une société sans classes,
dont la construction peut durer un siècle, mérite d'être
atteint et pourquoi il le mérite. C'est la question
fondamentale pour tous les théoriciens socialistes de Babeuf et
Saint-Simon à Engels et Rosa Luxemburg.
Pour nous aussi. Toute tentative de répondre à Alec Nove et à
d'autres avocats du " socialisme de marché " se
heurte à une difficulté. Ces gens veulent analyser et corriger
les graves distorsions des économies de transition en Union
soviétique, en Europe orientale et en Chine. C'est une préoccupation
légitime et nécessaire. Nous ne pensons pas que ces sociétés
sont, sous quelque forme que ce soit, des sociétés
socialistes. Nous ne pensons pas non plus que le socialisme, tel
que Marx l'a défini, y soit au coin de la rue. Dans aucun de
ces pays une suppression radicale des rapports de marché qui
subsistent n'est souhaitable ni réalisable. Le sens du livre de
Nove est d'expliquer que le "socialisme marxiste",
dans sa définition classique est à l'ordre du jour nulle part
et qu'il ne fut dès le début qu'un projet utopique.
En d'autres termes, l'argumentation de Nove ne se réfère pas
seulement à la période de transition avec ses problèmes économiques
spécifiques mais à la nature même du socialisme. L'expérience
de l'Union soviétique avec tout son fardeau historique d'arriération,
de destructions provoquées par la guerre et de désordre
bureaucratique, est utilisée pour donner du poids aux arguments
classiques contre la planification socialiste en tant que telle.
Posons la question : est-ce que les problèmes particuliers d'économies
comme celle de l'URSS ne dépendent pas partiellement de
l'immaturité des conditions d'une socialisation généralisée
? Or, il existe dans les pays avancés des tendances objectives
qui révèlent l'existence des ressources matérielles,
techniques et humaines nécessaires pour une planification. Nous
pouvons aussi constater ce qu'est le prix payé dans ces sociétés
par l'absence d'une planification.
Incontestablement tout programme réaliste visant à lutter
contre le chômage massif, la surexploitation des travailleurs
et des minorités ethniques ou les conséquences de
l'irresponsabilité écologique des grandes sociétés et des
gouvernements devra se baser sur des priorités sociales tout à
fait nouvelles, fixées par une socialisation authentique et une
planification démocratique. Marx, lui-même, ne rejette pas la
production de marchandises sous le socialisme pour de simples
raisons d'efficacité économique ou par confiance aveugle dans
le prolétariat. Il serait absolument erroné de renoncer à l'énorme
contribution de la tradition socialiste qui culmine dans ses écrits,
seulement parce que cette contribution est revendiquée
frauduleusement par les partisans soviétiques de la
centralisation bureaucratique. Nous ne rejetons pas les
principes des droits de l'homme du fait que ces principes sont
invoqués aussi par des capitalistes réactionnaires.
Trop de décisions ?
Voyons maintenant qu'elles sont quelques-unes des principales
objections que Nove avance contre la conception marxiste
classique d'une planification socialiste. Partant de sa
connaissance incontestable de l'économie soviétique, il
explique qu'à tout moment douze millions de biens différents
sont en train d'être produits en Union soviétique et que seul
le marché peut accomplir la tâche de les distribuer
rationnellement. Le nombre des décisions à prendre est tout
simplement trop grand pour qu'une quelconque association démocratique
de producteurs puisse le faire.
Il faut d'abord préciser que les chiffres de Nove incluent un
nombre énorme de biens intermédiaires et de pièces détachées
ainsi que de types d'équipement spécialisés que le commun des
citoyens ne voient ni ne consomment jamais. Ils incluent également
une grande quantité de variantes du même bien de consommation.
Cela correspondrait dans les sociétés occidentales à dix
types différents de détergents ou à trente types de pain. Des
gens normaux ne consomment d'habitude qu'un ou deux de ces types
de biens. Il faut en tenir compte pour délimiter la difficulté
dont parle Nove. En réalité, le marché ne " distribue
" pas dans les pays capitalistes avancés des millions de
marchandises.
Au mieux, des consommateur privés n'achètent que quelques
milliers de biens différents tout au long de leur vie (pour
beaucoup d'entre eux, il s'agit même là d'une estimation exagérée).
Ils n'ont guère le temps de consommer des " millions
" de biens ni de répondre à des millions de "
signaux du marché " en les " choisissant ". L'idée
- chère aux économistes libéraux aussi bien qu'à Staline -!
selon laquelle les " besoins de consommation " sont
illimités et que leur satisfaction exige un " nombre
illimité " de biens est tout simplement ridicule. Il est
impossible de consommer un nombre illimité de biens dans un
espace de temps limité et, malheureusement, notre séjour sur
la Terre est bien limité!
La situation ne change pas substantiellement en ce qui concerne
les biens de production y compris les biens intermédiaires.
Comme nous l'avons déjà remarqué, l'essentiel des biens
intermédiaires ne sont pas distribués par le truchement du
marché. Ils sont produits sur commande. Cela est évident. Cela
vaut aussi, même si on le signale moins souvent, pour la
plupart des grosses machines. Les turbines hydroélectriques
pour des barrages ne sont pas achetées sur le marché: elles
sont commandées avec des indications très précises. Même si
cela se réalise sur la base d'offres publiques ce n'est pas la
même chose qu'une distribution par le marché. Les différentes
offres n'aboutissent pas à des différents produits
effectivement fabriqués parmi lesquels on peut choisir.
Elles aboutissent à l'élaboration d'un seul produit qui est
automatiquement utilisé. La même procédure peut être adoptée
sans introduire aucun mécanisme formel de marché. Au lieu
d'examiner des offres concurrentielles, il serait possible de
calculer les coûts de revient différents dans des unités de
production différentes et d'opter par l'offre la plus bon marché
à condition que toutes les exigences techniques et de qualités
soient respectées.
Nous arrivons ainsi à une conclusion plutôt surprenante.
Aujourd'hui déjà, dans les pays capitalistes les plus avancés,
l'essentiel des biens de consommation et des biens de production
ne sont nullement produits en fonction de " signaux du
marché " changeant brusquement d'une année à l'autre,
voire d'un mois à l'autre. L'essentiel de la production
courante correspond à des modèles de consommation et à des
techniques de production données qui sont dans une large
mesure, sinon entièrement, indépendants du marché. Comment
cela s'est-il produit ? C'est justement le résultat de la
socialisation objective croissante du travail.
Pourquoi le problème de la distribution des ressources en ce
qui concerne les produits qui sont connus, dans une très large
mesure d'avance, ne pourrait-il pas être résolu par les
producteurs associés à l'aide des ordinateurs modernes qui
peuvent calculer des " millions " d'équations ?
Certes, les habitudes des consommateurs ne sont pas immuables.
Des changements technologiques à long terme peuvent
radicalement transformer l'éventail prédominant de biens de
consommation de même que la façon de les produire. Il y a un
siècle, les chariots tirés par des chevaux étaient des éléments
de production standardisés. Aujourd'hui, ils ont été remplacés
par les voitures. Il y a un siècle on n'utilisait presque pas
de ciment, d'acier ou de vitre, l'aluminium dans la construction
de maisons.
Maintenant, on n'a presque plus recours au bois et aux
briques... Des changements de cette nature ne se produisent
toutefois sur une échelle massive qu'à long terme. Qui plus
est, la poussée vers de tels changements ne provient jamais du
marché ou du consommateur. Elle provient de l'innovateur et de
l'unité de production associée. Il n'y a jamais eu des
dizaines de milliers de consommateurs. s'écriant : " Cher
Henry Ford, donne-nous des automobiles ! Chers amis de la Apple
Corporation, donnez-nous des micro-ordinateurs ! " Marx a
souligné la pression en direction du changement technologique
constant déterminée aussi bien par la concurrence inter
capitaliste que par la lutte de classes entre le capital et le
travail et du lancement de nouveaux produits pour créer la
demande nécessaire et vendre le plus possible de marchandises.
Cela, plus d'un demi-siècle avant Schumpeter.
2. Pénurie et abondance
Le problème de la complexité extrême de l'allocation tel que
le présente Nove, est dans une large mesure illusoire pour une
économie industrielle avancée. Personne ne nie qu'une
planification socialiste démocratique se heurtera à des
difficultés pratiques propres, dont certaines peuvent être
facilement prévues et d'autres pour l'instant, beaucoup moins.
Mais il n'y a aucune raison de croire qu'elles seront insolubles
dans le sens technique indiqué par Nove. En tout cas, sa
critique de la conception marxiste du socialisme ne se limite
pas aux méthodes de construction d'une société sans classes
mais concerne la définition du but lui-même. En effet, la précondition
de l'abondance, sur laquelle était fondée l'idée que Marx
avait du communisme, est, selon Nove, irrémédiablement
utopique : "
Définissons l'abondance comme ce qui est nécessaire pour
satisfaire les besoins au prix zéro de manière qu'aucune
personne raisonnable ne soit mécontente ou désire quelque
chose de plus (ou, du moins, quelque chose de plus qui soit
reproduisible). L'abondance joue un rôle crucial dans la vision
que Marx a du socialisme-communisme. Elle supprime les conflits
sur l'allocation des ressources puisqu'elle implique, par définition,
qu'il y a assez pour tout le monde et par conséquent il n'y pas
de choix qui s'excluent mutuellement... Il n'y a aucune raison
que des individus ou des groupes différents luttent entre eux,
s'approprient à leur propre usage ce qui est à la disposition
de toute le monde. Prenons l'exemple de l'approvisionnement
d'eau dans les villes écossaises. Il implique évidemment des
coûts : il faut employer de la force de travail pour construire
les réservoirs et les canalisations, pour purifier l'eau, pour
faire des réparations et assurer l'entretien...
Il y a pourtant une grande
quantité d'eau. Il n'est pas nécessaire d'en régler l'usage
par " un rationnement sur la base du prix " ; on peut
en disposer dans des quantités suffisantes pour tous les
usages. Elle n'est pas " vendue sur le marché " sous
quelques formes que ce soit et son approvisionnement n'est réglé
par aucune " loi de la valeur " ou par aucun critère
de profit. Il n'y a pas de concurrence pour l'eau, il n'y a pas
de conflits à ce sujet... Si les autres biens étaient
librement disponibles comme l'eau en Ecosse, des attitudes
humaines nouvelles se développeraient ; l'instinct de
possession disparaîtrait ; les droits de propriété de même
que les crimes concernant la propriété disparaîtraient également
". ( The Economies of feasible Socialism, p. 15-16).
Nove et ses contradictions
Nove commence en disant qu'" abondance " signifie
absence de conflit pour l'allocation des ressources. Il réduit
ensuite l'" allocation des ressources " aux besoins de
consommation. En effet, il n'y aurait pas " abondance
" d'eau en Ecosse si cinquante centrales électriques
commençaient à y travailler. En d'autres termes, Nove part de
la prémisse tacite que ce qui est " abondance " est déterminé
par les besoins courants des consommateurs locaux et seulement
par eux, toutes les autres choses restant égales. Ou, pour
l'exprimer sous une autre forme, il considère comme acquises et
permanentes les habitudes des consommateurs (et les modèles de
production qui en découlent). Il ne rend guère explicite sa prémisse
parce que s'il le faisait, il serait contraint de nier son
affirmation initiale selon laquelle l'abondance est impossible
et le socialisme de Marx irréalisable.
Il y a une autre contradiction dans son argumentation. D'un côté,
Alec Nove explique que pour assurer l'" abondance "
d'eau aux habitants de l'Ecosse, il faut employer de la force de
travail (pour construire des conduites, des réservoirs, assurer
l'entretien, etc.). Or, la force de travail est "
relativement rare ". La même force de travail qui est
employée pour construire des conduites ou des réservoirs,
pourrait être utilisée dans des buts alternatifs (construire
des terrains de golf, des centrales électriques ou même des
missiles).
Pourtant, pour des raisons mystérieuses, malgré l'inévitabilité,
en général, de " conflits " pour " l'allocation
des ressources ". l'eau peut être distribuée gratuitement
en Ecosse. Le lien que Nove et d'autres économistes,
sociologues et philosophes, misanthropes, proclament entre la pénurie
globale des ressources et les modèles spécifiques de
comportement humain est, le moins qu'on puisse dire,
empiriquement non prouvé. L'exemple qu'il avance lui-même démontre
qu'il est parfaitement possible que les gens ne soient pas déterminés
par l'instinct de possession à l'égard de biens particuliers,
dans des circonstances particulières, pourvu qu'un certain
nombre des conditions soient remplies.
Quelles sont ces conditions ? Pourquoi le " rationnement
sur la base du prix " n'est-il pas nécessaire dans le cas
de la consommation d'eau des citoyens de l'Ecosse? Il est étonnant
que Nove ne le mentionne pas. alors qu'économistes marxistes et
économistes libéraux pourraient se trouver facilement d'accord
à ce sujet parce qu'elle explique parfaitement pourquoi on ne
pourrait pas dire la même chose dans l'hypothèse d'une
multiplication potentielle de centrales électriques dans la région.
C'est parce que l'élasticité marginale de la demande d'eau est
égale à zéro ou même négative pour le consommateur privé
moyen. 11 y a probablement du " gaspillage " du fait
que l'eau est distribuée gratuitement.
Mais ce gaspillage est inférieur à ce que coûterait de faire
payer ce bien particulier (installation de compteurs, embauche
de personnel de contrôle, envoi des factures, etc.). La demande
stable et prévisible (tendanciellement même décroissante) est
l'élément empirique opérationnel clé. Tout le reste en découle.
Si on peut concevoir une abondance d'eau dans le cadre d'une pénurie
persistante de l'ensemble de ressources, pourquoi ne pourrait-on
pas dire la même chose à propos d'autres biens ou services
similaires ? Est-ce que l'eau écossaise est vraiment le seul
bien pour lequel l'élasticité de la demande est égale à zéro
ou négative ? C'est ici que la conception marxiste du
socialisme-communisme prend tout son sens. Grâce à
l'augmentation de la richesse sociale, la croissance des forces
productives et l'apparition d'institutions post-capitalistes, le
nombre de biens et de services caractérisés par une telle inélasticité
de la demande et don susceptibles d'être distribués
gratuitement, peut augmenter progressivement.
Lorsque entre 60 et 75 de tous les biens de
consommation et de services seront distribués sous une telle
forme, ce processus cumulatif aura changé profondément la
" condition humaine " dans son ensemble. Une autre pétition
de principe s'est glissée dans la conclusion de Nove. Il paraît
suggérer que les " droits de propriété " découlent
inévitablement de la " pénurie ". Mais pour que la pénurie
engendre de tels droits, il faut des institutions sociales spécifiques
qui rendent possible, facilitent, maintiennent et défendent
l'appropriation privée des moyens de production et en privent
la masse des producteurs de même qu'elles les privent de leur
base naturelle (la terre, l'eau, l'air). Ces institutions sont
à leur tour liées à des classes sociales spécifiques qui défendent
leurs intérêts spécifiques contre des classes ayant d'autres
intérêts.
La " pénurie " existait aussi dans un village bantou
traditionnel mais elle n'a pas déterminé des " droits de
propriété " de la guerre pendant des millénaires. Si les
habitants de l'Ecosse (ou de la Grande-Bretagne, de l'Europe ou
d'une fédération socialiste mondiale) décidaient démocratiquement
de ne pas donner des droits de propriété a des investisseurs
potentiels dans l'énergie hydroélectrique, aucune loi économique
pourrait mystérieusement transformer l'eau de propriété
publique en propriété privée comme résultat de la pénurie.
Ils pourraient être obligés à payer le prix d'une énergie
plus chère (c'est-à-dire à dépenser plus de ressources matérielles
et humaines pour la production d'énergie) pour concrétiser
l'option de disposer d'eau propre et gratuite. Mais ce serait
leur choix et leur droit en tant que consommateurs et citoyens.
Pour la même raison, il est également erroné de déduire de
la pénurie un " instinct humain de possession " générique.
Un tel instinct n'existe pas sous une forme générale. Il y a
plutôt des inclinations spécifiques à cet instinct, liées
plus a l'intensité relative de besoins spécifiques qu'à la pénurie
de biens en général ou même a la pénurie de biens
particuliers. Une Rolls-Royce, c'est très joli. C'est aussi très
rare. Beaucoup de conducteurs (et certainement la plupart de
fanatiques de la voiture) voudraient avoir une Rolls-Royce. Mais
l'écrasante majorité de la population ne se bouscule pas pour
l'obtenir. Par conséquent, l'" instinct de possession
" peut dépérir longtemps avant que la " pénurie
" en général ait disparu, de même qu'il a dépéri chez
le peuple écossais en ce qui concerne l'eau. Il est suffisant
que les besoins les plus intensément éprouvés soient
satisfaits ou qu 'il r ait sur ce terrain une saturation de la
consommation. C'est sur cette supposition que Marx a fondé sa
conception du socialisme qui est tout à fait réaliste et
concevable.
3. La hiérarchie des besoins
En répondant à la critique de Nove à l'égard de l'héritage
marxiste, nous avons introduit le concept de " l'intensité
relative des besoins ". Cette notion a plusieurs
implications importantes pour une discussion sur la
planification socialiste. En Occident, l'intensité variable des
besoins s'exprime aujourd'hui par des comportements différenciés
vers les biens qui ont un prix (et même vers ceux qui ne l'ont
pas). Mais cela ne doit pas être mesuré nécessairement en
argent. On peut vérifier empiriquement les changements dans les
modèles de consommation physique lorsque le revenu diminue
brusquement (comme c'est le cas pour beaucoup de monde pendant
la dépression actuelle). Des traits caractéristiques assez
communs apparaissent clairement. Certaines dépenses sont en
effet coupées avant d'autres.
Dans le cadre de chaque catégorie importante de consommation,
des variétés de biens sont réduites alors que d'autres
augmentent (on consomme plus de porc et moins de viande maigre).
Les dépenses pour la santé s'avèrent plus rigides que celles
pour des produits de toilette.
Il ne s'agit pas de préférences dues au hasard. L'un des progrès
les plus importants dans la connaissance déterminée par le
capitalisme - il s'agit dans un certain sens d'un compliment au
capital - est que. à la suite de l'augmentation du niveau de
vie des classes moyennes puis de couches plus larges de la
population on dispose maintenant d'une grande quantité de données
empiriques sur les habitudes de consommation qui apparaissent
comme remarquablement similaires dans beaucoup de pays. On peut
ainsi constater un ordre objectif de priorité commun a des
centaines de millions de personnes au cours de nombreuses décennies.
Toute recherche sérieuse sur les besoins humains devrait partir
de telles données.. D'une telle recherche, il apparaît ce que
le statisticien prussien Engel avait déjà constaté il y a
cent cinquante ans. Au fur et à mesure qu'à la suite de la
croissance économique les besoins se diversifient, on peut
saisir une hiérarchie bien définie. Il y a des besoins
fondamentaux. Il y a des besoins secondaires. Il y a aussi des
besoins de luxe ou marginaux.
En gros, (nous sommes prêts à accepter des corrections, mais
sur la base de données empiriques et non de spéculation métaphysiques),
nous pouvons inclure dans la première catégorie : nourriture
de base et boissons, vêtements, logement avec le confort annexe
(eau courante, chauffage, électricité, toilette meubles) dépenses
pour l'éducation et la santé ; transports pour aller au
travail et un minimum de frais pour les distractions nécessaires
à la reconstitution de la force de travail a un niveau donné
de rythme et de stress du travail. Ce sont là des besoins qui,
selon Marx, doivent être satisfaits pour qu'un salarié moyen
puisse continuer à travailler à un niveau d'effort donné.
Ils peuvent être subdivisés en besoins physiologiques minimaux
et besoins historico-moraux additionnels Ils varient dans
l'espace et le temps. Leurs fluctuations dépendent de
changements majeurs dans la productivité du travail moyenne.
Elles dépendent également des grandes variations dans le
rapport de forces entre les classes sociales en lutte à chaque
moment donné, dans chaque pays donné, ce sont des données
objectives qui se reflètent aussi dans la conscience de la
grande majorité de la population. Ils ne peuvent pas être altérés
d'une façon arbitraire (y compris par le truchement des
"forces du marche") sans perturbations violentes du
cadre social et économique.
Dans la deuxième catégorie de biens et de services, nous
pourrions inclure la plupart des aliments et des boissons supplémentaires,
des vêtements des objets de maison sophistiqués, les biens et
les services les plus élaborés au niveau de la culture et des
loisirs et les moyens de transports privés (distincts des
moyens de transports publics). Tous les autres biens de
consommation et services font partie de la troisième catégorie,
celle des dépenses de luxe. Bien entendu, il est difficile de
fixer des frontières précises entre ces trois catégories de
besoins.
Le passage graduel de besoins (et de biens et services
satisfaisant ces besoins) de la deuxième a la première catégorie
dépend de la croissance économique et du progrès social
(notamment des résultats de la lutte de classes du prolétariat).
Les congés payés pour tout le monde sont une conquête récente
de la classe ouvrière qui remonte à la vague d'occupation
d'usine de 1936-1937 et à ses répercussions dans le monde
industrialise. La distinction entre la troisième et la deuxième
catégorie est une question autant de préférences
socioculturelles que de phénomènes de masses qu on puisse
observer.
Si tous ces points méritent d'être soulignés, le modèle général
qui s'esquisse est très clair. La hiérarchie des besoins
humains a évidemment une base physiologique et une base
socio-historique. Elle n'est ni arbitraire ni subjective. Elle
peut être rencontrée dans tous les continents, dans les
conditions les plus diverses, même si sous une forme non
synchronisée à cause du développement inégal et combiné de
la croissance économique et du progrès social. La hiérarchie
des besoins n'est le résultat d'aucun diktat que ce soit des
forces du marché, de bureaucraties ou d'experts éclairés.
Elle s'exprime par le comportement spontané ou semi-spontané
du consommateur. Le seul "despotisme" qui existe est
celui de la grande majorité. Les minorités " excentriques
" - qui le plus souvent ne sont pas si peu nombreuses en
chiffres absolus - ne font pas partie du modèle général. Mais
la loi des grands nombres tend à contrebalancer les exceptions
et maintenir dans l'espace et dans le temps un modèle qui
indique une hiérarchie définie des besoins de la majorité écrasante
des consommateurs. Cette hiérarchie a un aspect encore plus
important.
L'élasticité de la demande tend à zéro ou devient négative
en descendant l'échelle des priorités, à chaque stade
successif de la croissance économique. Le même phénomène se
produit en ce qui concerne les catégories les plus importantes
de produits. La consommation, par tête d'habitant, de
nourriture de base (pain, pommes de terre, etc.) dans les pays
industrialisés les plus riches diminue aujourd'hui très
sensiblement aussi bien en chiffres absolus qu'en pourcentage
des dépenses nationales en termes monétaires. La même chose
vaut pour les fruits et les légumes du pays, les sous-vêtements
de base, les chaussettes aussi bien que pour l'ameublement élémentaire.
Les statistiques indiquent aussi que, malgré la différenciation
croissante de goûts et de produits, la consommation globale
d'aliments, de vêtements et de chaussures tend à être saturée
et même à décliner.
Modèles de consommation
Ces faits réfutent l'idée bourgeoise et stalinienne selon
laquelle les besoins des gens ordinaires augmenteraient sans
limite. La saturation des besoins de base est une tendance vérifiable
en Occident non seulement du fait qu'ils diminuent une fois
qu'on atteint un certain palier, mais aussi parce qu'il y a un
changement de motivation. Des modèles rationnels de
consommation remplacent le désir prétendument instinctif de
consommer de plus en plus. Ici, ce qui est " rationnel
" n'a pas besoin d'être dicté (ne doit pas être dicté)
par les forces du marché, par des planificateurs
bureaucratiques ou par des experts omniscients.
La consommation alimentaire est un exemple éloquent de ce
processus. Depuis un temps immémorial l'humanité a vécu au
bord de la famine. Même dans notre siècle tel a été le sort
de la grande majorité de la population de la planète. Dans ces
conditions, il est naturel que les êtres humains soient obsédés
par l'idée de manger. Cinq ans de restrictions sévères dans
l'alimentation en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale
avaient suffît à provoquer une véritable explosion de
gloutonnerie dés qu'une espèce de "consommation
alimentaire illimitée" fut à nouveau possible à partir
de 1945 (dans certains pays européens beaucoup plus tard).
Combien de temps cette réaction a-t-elle duré ?
Moins de vingt plus tard (une génération!), les priorités ont
changé d'une façon spectaculaire. La règle est devenue de
manger moins et non de manger plus. La santé est devenue plus
importante que la gloutonnerie. Ce changement n'a pas été
"imposé" comme un "nouveau modèle de
consommation" par des médecins ou par l'industrie de la
santé. Il a été stimulé par l'instinct d'auto conservation.
Bien avant que l'industrie de la santé soit apparue, une telle
mentalité existait d'ailleurs déjà parmi les gens riches qui
réalisaient "le socialisme pour eux-mêmes". Le modèle
de consommation des gens malades ou valétudinaires est
analogue. Il est assez évident que personne ne s'amuse à se
faire enlever des organes justement parce que la chirurgie est
gratuite. La forte augmentation dans la consommation de médicaments
après la guerre de même que la consommation de prothèses
dentaires et de lunettes après l'introduction du service de
santé gratuit en Grande-Bretagne n'a pas été principalement
due à une acceptation passive des pressions de la publicité
irresponsable des industries pharmaceutiques. Elle est le résultat
de l'accumulation d'un retard dans la satisfaction de besoins élémentaires.
Dès que ce retard est surmonté et qu'on atteint un certain
palier, toute campagne systématique visant à illustrer les
effets négatifs d'une consommation excessive de médicament
donnera fort probablement les résultats escomptés. Par
ailleurs, on peut sans optimisme excessif constater que la
campagne sur les effets nuisibles du tabac a engendré un déclin
incontestable dans la consommation des cigarettes malgré les
efforts publicitaires de l'industrie du tabac.
Deux conclusions découlent de ces réflexions. Dans la mesure où
la " pénurie " est de plus en plus limitée aux biens
et aux services les moins essentiels, il est tout à fait
possible de réduire le rôle de la monnaie dans l'économie
dans son ensemble.
Les biens et les services, qui n'ont pas un prix, deviennent
plus nombreux que les biens et les services achetés. La
supposition selon laquelle les consommateurs ne peuvent déterminer
leurs besoins qu'indirectement par l'allocation de leurs revenus
monétaires à l'achat de différents biens et services est
absurde. Pourquoi les individus auraient-ils besoin du détour
monétaire pour se rendre compte de leurs nécessités ? Ils ont
au contraire besoin d'une certaine quantité de nourriture, de vêtements,
de loisirs, avec certaines préférences, et se disent donc :
" J'ai tant d'argent pour satisfaire mes besoins, cela veut
dire que je ne peux pas les satisfaire tous et que je dois faire
des choix. " Ce n'est pas parce qu'ils ont l'argent qu'ils
se promènent en disant : " Grâce à l'argent que j'ai
dans ma poche et à la vitrine qui est devant moi, je comprends
maintenant que j'ai faim ! " Le moyen le plus simple et en
même temps le plus démocratique d'adapter les ressources matérielles
aux besoins sociaux n'est pas d'interposer la monnaie entre les
deux, mais de vérifier les besoins des gens tout simplement en
leur demandant quels sont ces besoins.
Certes, les pays capitalistes avancés d'aujourd'hui sont composés
de millions d'êtres humains différents avec leurs propres goûts
et inclinations individuels. Dans la transition au socialisme,
toute standardisation uniforme de la production à la manière
du capitalisme sera tendanciellement réduite. A un certain
palier de satisfaction - ou de saturation - des besoins, ils se
produit tout naturellement un changement d'une consommation
passive à une consommation active de même qu'une
individualisation des besoins exige une créativité plus
grande. En gros, il y aura vraisemblablement deux catégories de
nouveaux besoins. Il y aura ceux qui seront développés
par des minorités audacieuses et riches d'imagination,
anxieuses d'expérimenter de nouveaux produits et services.
Mais la production de masse de nouveaux biens ne sera pas
automatiquement le produit de nouvelles inventions. C'est la
majorité qui devra faire un choix conscient. 20 de la
population n'aura pas le droit d'imposer la généralisation de
nouveaux biens à tous les citoyens, même s'ils pouvaient
travailler plus eux-mêmes pour en assurer la production.
D'autre part, il y aura des cas où la majorité optera pour
différents nouveaux biens ou services. Un réajustement
fondamental du plan général sera nécessaire pour s'adapter
aux nouveaux besoins. Dans l'histoire du XXe siècle, de telles
grandes révolutions dans la consommation ont été relativement
rares. Les trois plus importantes ont été celles de
l'automobile, de l'électroménager et des produits en plastique
qui ont radicalement changé la vie de centaines de millions de
personnes.
Sous le socialisme, de telles transformations de masse se
produiront non d'une façon impitoyable et anarchique mais
rationnellement et humainement, pour la première fois sur ordre
et sous le contrôle de ceux qui en seront affectés. Tout cela
constituera la base objective du dépérissement de la
production des marchandises et de l'échange monétaire. En même
temps l'intensité des conflits sociaux pourra diminuer, pourvu
qu'il existe des institutions grâce auxquelles la satisfaction
des besoins essentiels pour tout le monde deviendra une expérience
quotidienne automatique, habituelle, allant de soi. Ce sera la
base subjective du dépérissement de la monnaie et de l'économie
du marché.
En effet, les conflits sociaux sont extrêmement violents et
amers lorsqu'ils concernent la nourriture, la terre, les formes
de travail fondamentales, l'éducation et la santé élémentaires,
les droits de l'homme et les libertés essentiels. Mais il n'y
pas d'exemples de millionnaires qui s'entretuent quotidiennement
pour pouvoir entrer dans des plages réservées aux Bahamas ou
de guerres qui éclatent pour les tableaux de maître ou
l'obtention de sièges à la Chicago Exchange. Des intrigues
politiques occasionnelles, la corruption sur grande échelle et
même l'assassinat peuvent être employés pour résoudre des
conflits concernant l'allocation de " ressources rares
". De tels agissements ne sauraient être comparés aux
horreurs de la famine irlandaise, de la Grande Dépression ou du
système de castes indien.
Si de tels conflits, provoqués par la famine, le chômage et la
discrimination disparaissent, nous aurons un monde différent,
avec d'autres modèles de comportement et d'autres structures
mentales. Si l'instinct de possession se limite aux produits de
luxe et la concurrence à des disputes pour les cigares cubains,
il s'agira de conflits qualitativement différents de ceux qui
se produisent aujourd'hui. Nous n'hésitons pas à affirmer
qu'un tel monde sera meilleur pour 99% de ses habitants.
Tyrannie sur les besoins ?
Il y a, toutefois, des gens qui n'acceptent pas ces conclusions.
En effet, dés que nous utilisons le concept d'une " hiérarchie
des besoins sociaux " dans laquelle certaines exigences ont
la priorité sur d'autres, une très grande suspicion surgit,
surtout sur la base de l'expérience des économies
bureaucratiquement centralisées de notre époque. Avec quel
droit, au nom de quelle autorité et avec quels résultats
inhumains, de telles priorités seraient elles imposées à des
êtres humains réels?
Est-ce qu'il ne s'agit pas d'une " voie à la servitude
"? Dans un livre recommandé par Nove, la Dictature sur les
besoins, Ferene Feher accuse les dirigeants de l'URSS, de la
Chine et des pays d'Europe orientale d'exercer une tyrannie
totale sur les besoins de leurs peuples. L'argument est très
valable, mais en même temps partiel et contradictoire. La
contradiction réside dans le concept qui revient constamment
dans l'œuvre non seulement de Ferene Feher et Agnès Heller,
mais aussi de Ota Sik, Branko Horvath, Wlodimierz Brus et
d'autres partisans du " socialisme du marché ".
Ce n'est pas par hasard que la même notion est également avancée
dans les écrits des néo-libéraux les mieux préparés théoriquement
et les plus conséquents intellectuellement sans parler de libéraux
classiques comme von Mises, von Hayek ou Friedman. Il s'agit du
concept de " besoins socialement reconnus ". Pour tous
ces théoriciens, indépendamment de leurs divergences majeures,
la pénurie de ressources est le fondement sur lequel la théorie
économique {toute la théorie économique) doit être
construite. La pénurie de ressources implique cependant
automatiquement que les besoins individuels ne peuvent pas être
tous satisfaits. C'est la prémisse tacite de la formule "
besoins socialement reconnus " : les besoins individuels ne
sont pas reconnus automatiquement par la société. Seulement
une partie en est reconnue. Un individualiste conséquent doit
en conclure que la formule " besoins socialement reconnus
"implique en tout cas une tyrannie de la société sur les
besoins individuels. Cela vaut aussi bien pour une économie de
marché que pour une économie planifiée. La tyrannie est inévitable.
La seule question consiste à savoir les formes spécifiques
qu'elle prendra et quelles en seront les conséquences
politiques.
Pour les libéraux aussi bien que pour les partisans du "
socialisme de marché ". il est évident que le despotisme
du marché - " le rationnement par le porte- feuille "
- est moins pénible pour les individus et moins nuisible à la
liberté personnelle que le despotisme d'un plan ou le
rationnement tout court. Cela peut apparaître comme plausible
si on compare des cas extrêmes dans l'hémisphère
septentrional, par exemple le rationnement par les différences
de revenu dans la Suède du Welfare State et le rationnement par
les décisions du Gosplan en Union soviétique à l'époque de
Staline. Ces cas extrêmes constituent historiquement plus
l'exception que la règle. Si on considère le rationnement
moyen historique sous le capitalisme par les rapports du marché
et les différences de revenu, qui a été caractérisé au
cours des cent cinquante-deux cents dernières années par une
grande misère de masse et une inégalité extrême des revenus,
la conclusion n'est pas du tout évidente.
Moins les besoins élémentaires sont satisfaits par la
distribution courante des revenus, plus les gens sont indifférents
aux formes spécifiques que prend ce manque de satisfaction.
Selon des informations récentes, un prêtre catholique a déclaré
à Santiago du Chili qu'après la dernière dévaluation du peso
chilien les pauvres de la ville (50 de la population !) ne
peuvent même pas acheter du pain avec leur revenu monétaire.
Milton Friedman et ses Chicago
boys auront de la peine à les convaincre qu'ils sont "
plus libres " que les citoyens de l'Allemagne orientale qui
ne manquent pas de nourriture de base quelle que soit la
tyrannie exercée sur leurs autres besoins élémentaires.
L'Afrique contemporaine constitue un autre exemple de cette vérité.
Lorsque la famine fait des ravages au Sahel, est-ce que
quelqu'un pourrait condamner une distribution de nourriture par
le rationnement comme une allocation " dictatoriale "
alors que la vente de cette nourriture impliquerait plus de
liberté ? Si une épidémie éclate au Bangladesh, est-ce
qu'une distribution de médicaments en quantités données peut
être considérée nuisible par rapport à leur vente sur le
marché ? En réalité, il est beaucoup moins coûteux et plus
raisonnable de satisfaire les besoins élémentaires non par la
voie indirecte d'allocation par l'argent sur le marché que par
une distribution ou redistribution directe de toutes les
ressources disponibles.
Par contre, la monnaie et le marché sont des instruments
permettant une plus grande liberté du consommateur dans la
mesure où les besoins élémentaires sont déjà satisfaits. En
effet, la liberté du consommateur implique le choix du
consommateur et, face à des besoins effectivement élémentaires,
le consommateur n'a justement aucun choix. On ne choisit pas
entre le pain et une place sur un avion. l'éducation élémentaire
et un deuxième téléviseur, la santé et un tapis persan. La
monnaie, en tant qu'instrument de liberté pour le consommateur,
n'est efficace que pour des décisions concernant des biens
relativement superflus à un degré élevé d'égalité des
revenus. Comme moyen de déterminer les lignes fondamentales
d'allocation des ressources, elle est plutôt injuste et
inefficace.
Certes, si une société décide démocratiquement de donner la
priorité à la satisfaction des besoins élémentaires, elle réduit
automatiquement les ressources disponibles pour la satisfaction
des besoins secondaires ou de luxe. Dans ce sens, on ne peut pas
éviter une certaine " dictature sur les besoins "
aussi longtemps que les besoins insatisfaits ne sont pas devenus
complètement marginaux. C'est justement à ce propos qu'on peut
vérifier les avantages politiques du socialisme. En effet,
est-il plus juste de sacrifier les besoins élémentaires de
millions de gens ou les besoins secondaires de quelques dizaines
de milliers ? Cela ne veut pas dire qu'on envisage une
frustration en matière de besoins plus sophistiqués qui se
sont développés avec le progrès de la civilisation
industrielle elle-même. La perspective socialiste vise à une
satisfaction graduelle de besoins de plus en plus nombreux et
non à une réduction aux besoins élémentaires.
Marx n'a jamais plaidé en faveur de l'ascétisme ou de l'austérité.
Au contraire, le concept de personnalité pleinement développée,
qui est au centre de sa conception du communisme, comporte une
grande variété de besoins humains et leur satisfaction. Le dépérissement
des rapports de marché et de la monnaie impliquera l'extension
graduelle du principe de l'allocation des ressources ex ante à
un nombre de plus en plus grand de biens et de services, avec
une variété plus ample que celle qui existe aujourd'hui sous
le capitalisme.
4. La tyrannie sur les producteurs
Les citoyens des pays industrialisés ne sont pas que des
consommateurs. Pendant la plus grande partie de leur vie, ils
sont avant tout des producteurs. Ils passent, en moyenne, au
moins neuf ou dix heures par jour au travail et en se déplaçant
pour aller au travail et en revenir. Etant donné que la plupart
des gens dorment huit heures, cela leur laisse six heures pour
la consommation, le repos, les loisirs, les rapports sexuels et
les relations sociales.
Il faut constater ici une double contrainte dont les partisans
de la " liberté du consommateur " ne se préoccupent
pas excessivement. En effet, plus on multiplie le nombre des
besoins à satisfaire dans le cadre d'une population donnée,
plus on exige de travail des producteurs à un niveau donné de
la technologie et de l'organisation du travail. Si les décisions
concernant les charges de travail ne sont pas prises
consciemment et démocratiquement par les producteurs eux-mêmes,
elles leur sont imposées d'une façon dictatoriale, soit par la
législation du travail inhumaine de Staline, soit par la loi
impitoyable du marché du travail avec ses millions de chômeurs.
De telles récompenses ou de tels châtiments impliquent non
seulement des revenus plus élevés et des revenus plus bas. des
travaux " meilleurs " ou des travaux " pires
". Ils impliquent également des licenciements périodiques,
la misère du chômage (y compris la misère morale d'avoir le
sentiment de ne servir à rien). l'accélération des cadences,
l'esclavage des contrôles et des lignes de montage, la
discipline autoritaire des équipes de production, l'usure
nerveuse et physique, les effets nuisibles du bruit, l'exclusion
de toute connaissance du processus de production dans son
ensemble, la transformation des êtres humains en simples
appendices des machines ou des ordinateurs.
Pourquoi faudrait-il que des millions de gens se soumettent à
de telles contraintes pour assurer une augmentation de 10 de la
satisfaction de leurs besoins à 50 ou même à 20 de leurs
contemporains ? C'est exactement ce que l'économie du marché
les oblige à faire s'ils veulent être en condition de pourvoir
aux besoins de leurs familles et d'eux-mêmes. Le moins qu'on
puisse dire est que la cause n'est pas entendue. Ne serait-il
pas préférable de renoncer à la vidéo, à la deuxième
voiture (même à la première, s'il y a des transports publics
adéquats), et travailler dix heures par semaine de moins avec
beaucoup moins de stress, si la satisfaction de tous les besoins
élémentaires n'est pas menacée par une telle réduction ? Qui
sait ce que les producteurs décideraient s'ils étaient
effectivement libres de choisir ? Dans une économie de marché
- n'importe quelle économie de marché soit-elle une économie
mixte ou une économie " socialiste " de marché -,
ces décisions ne peuvent pas être prises librement par les
producteurs. Elles sont prises indépendamment d'eux, soit par
des employeurs, soit par des " lois objectives " sur
lesquelles ils n'ont aucun contrôle. Pourtant ce despotisme
n'est pas une fatalité.
Le prétendu empereur est en réalité tout nu. Il n'y a aucune
raison impérieuse qui empêche les producteurs d'une communauté
libre de dire : " Nous sommes un million. Si nous
travaillons vingt-cinq heures par semaine en utilisant pendant
vingt millions d'heures de travail un équipement donné et en
respectant une organisation du travail donnée, nous sommes en
état de satisfaire nos besoins élémentaires maintenant et
dans un avenir prévisible. Nous pouvons essayer par une
rationalisation de la technologie et de l'organisation du
travail de réduire notre temps de travail à vingt heures par
semaine dans les vingt prochaines années. Nous pensons que
c'est la priorité fondamentale.
Il y a encore des besoins additionnels à satisfaire, mais nous
ne sommes pas disposés à travailler plus de cinq heures par
jour actuellement et plus de quatre heures par jour dans vingt
ans pour satisfaire ces besoins additionnels. Donc, nous décidons
que la semaine de travail sera de vingt-cinq heures aujourd'hui
et elle deviendra graduellement de vingt heures au cours des
prochaines années, même si cela implique que certains besoins
ne seront pas satisfaits. " Sur la base de quels principes
le droit de décider en la matière serait-il arraché aux
producteurs eux-mêmes ?
5. La coopération informelle objective
Nove n'aborde jamais la question. Il pourra certainement répondre
que son livre contient une réponse tacite. En effet, il
explique que. même si le marché a ses inconvénients, la seule
alternative au marche en tant que force organisatrice conséquente
de l'économie est une puissante bureaucratie centralisée.
C'est l'un des leitmotive de son livre. II s'agit là d'un préjugé
dogmatique qui reste à démontrer. En réalité, on peut
prouver empiriquement que cela devient de plus en plus faux,
aussi bien à l'Ouest qu'à l'Est, avant même que soit réalisée
quelque forme que ce soit de socialisme " marxiste ".
Ce que Nove néglige, c'est que la contradiction croissante
entre la socialisation objective du travail et la fragmentation
constante du processus de décision peut être de moins en moins
maîtrisée par le marché aussi bien que par la planification
bureaucratiquement centralisée. Ce qui empêche l'écroulement
de ces deux systèmes peu efficaces et irrationnels est le fait
qu'ils sont contournes dans la pratique par des milliers d'actes
quotidiens allant dans le sens d'une coopération informelle
objective. Qu'est-ce que cela signifie ? Pour comprendre
l'enjeu, il est nécessaire d'introduire une distinction
importante. Les rapports monétaires ne s'identifient pas complètement
avec les rapports de marché : ils peuvent être des rapports de
quasi-marché ou de pseudo-marché.
Dans ces cas, la même forme monétaire cache des contenus tout
à fait différents. Or, une économie de marché est une économie
guidée par les fluctuations des prix. Les " acteurs économiques
", consommateurs ou entreprises, réagissent aux signaux du
marché. Si une telle réaction ne se produit pas, il est
difficile de prouver que le signal est économiquement important
(sauf s'il s'agit d'un axiome qui n'a pas besoin de preuve, donc
d'un dogme révélé). Qu'est-ce que nous disent à ce propos
les études sur le comportement réel des consommateurs, y
compris ceux appartenant à la classe ouvrière, dans les pays
capitalistes avances ? Elles indiquent que la grande majorité
des biens couramment produits sont achetés dans des magasins ou
des distributeurs habituels, indépendamment des fluctuations
des prix. Cela vaut au moins pour 80 de la consommation
d'un consommateur moyen.
En fait, les consommateurs considèrent que leur temps (et
souvent leurs habitudes, le désir de bavarder avec les vendeurs
qu'ils connaissent ou avec d'autres clients) est plus précieux
que des différences marginales de prix. En ligne générale,
c'est seulement lorsque se produisent des catastrophes économiques
(augmentation de 300 du prix du pétrole ou chute de 30
du revenu a la suite du chômage) que les modèles de
consommation répondent aux signaux orthodoxes du marche - et même
dans ce cas cela ne vaut pas pour tous les biens et les
services.
Il est prouvé que des réponses courantes non déterminées par
le marché ont pris le dessus sur les réactions de marché dans
beaucoup de domaines dans le comportement économique quotidien.
Même dans un quartier ouvrier, une offre soudaine de pommes bon
marché peut être considérée avec suspicion (s'agit-il d'une
qualité moins bonne ou d'un truc publicitaire ?). Une
augmentation limitée dans les prix des voyages de vacances peut
stimuler plutôt que réduire les dépenses de ce type aussi
longtemps que le revenu et l'emploi restent inchangés. De tels
rapports économiques n'impliquent pas une réelle économie de
marché ni une planification bureaucratiquement centralisée.
Ils représentent en fait des formes élémentaires de coopération
spontanée. Ils peuvent souvent rester relativement stables
pendant des années, sinon pendant des décennies. Certes, ils
peuvent être changés à volonté par les individus ou par les
familles, et ils le sont souvent, mais sans qu'aucune force extérieure
ne dicte ces changements ou qu'aucun bouleversement économique
majeur n'en découle.
La même chose est vraie en ce qui concerne des nombreuses
transactions entre les firmes. Une recherche effrénée parmi
une multitude de fournisseurs pour réduire les dépenses en matériaux
de 5 n'a aucun sens pour une grande firme, ne fût-ce que
parce que les fournisseurs habituels ont tendance a assurer des
temps de livraison réguliers et une qualité raisonnable des
produits, garantie par l'expérience, ce qui est plus important
que des petites différences de prix. C'est de cette façon
qu'on agit aujourd'hui dans les pays capitalistes et les pays
" socialistes ". en se basant sur les habitudes, la
routine et la coopération naturelle qui découle de la
connaissance réciproque et des résultats prévisibles.
On pourrait avancer une objection : ces millions d'actes de coopération
volontaire, tout en n'étant pas guidés par des signaux du
marche ou par des directives bureaucratiques, sont toutefois
soutenus et rendus possibles par des forces puissantes de
centralisation économique, qu'il s'agisse du marche ou d'un
plan économique. La coopération routinière ne règle que des
opérations décentralisées relativement petites.
Cette objection contient un grain de vérité. Sa force réside
dans le contraste entre, d'un côté, ces millions de clients de
petits magasins qui ne se préoccupent pas de petits changements
de prix et, de l'autre, des firmes comme Nestlé ou Carnation
qui sont obligées par le marché de prêter la plus grande
attention aux prix de revient du lait sous peine de risquer la
faillite. Est-ce que ce n'est pas le marché qui a effectivement
oblige ces géants à fusionner ?
Pourtant, le réseau de distribution propre de Nestlé est complètement
rationalisé et sa production de lait condensé est également
automatisée et rationalisée. En fait, le "marché"
ne joue sur ce terrain aucune rôle économique un tant soit peu
significatif puisque Nestlé, en tant que monopole, peut
naturellement imposer des prix de vente basés sur des coûts de
revient moyens plus une marge de profit préétablie.
Les gens ont besoin en tout cas de lait et le consomment dans
des quantités plus ou moins prédéterminées. Ainsi, les seuls
éléments économiques significatifs à ce propos résident
dans la question de savoir quelle proportion du revenu national
(ou du produit national brut) sera consacrée à la consommation
de lait et quelle partie des ressources productives sera destinée
à la production et à la distribution de lait à des conditions
optimales diététiques et hygiéniques. Dans le cadre des
techniques avancées qui existent déjà, toutes les autres
fluctuations sont absolument insignifiantes.
L'industrie de l'électricité fournit un exemple encore plus
frappant. Un réseau national d'énergie - en fait le réseau
international de la CEE avec quelques autres pays - n'a pas
besoin des forces du marché ou d'une bureaucratie centralisée
pour fonctionner normalement. L'élasticité marginale de la
demande peut être calculée avec assez de précision sur les
base de séries statistiques.
La charge maximale à des moments déterminés au cours d'une
année peut être prévue d'avance. Des réserves suffisantes
peuvent être maintenues pour faire face à tout danger
d'interruption brusque ou à toute augmentation constante de la
demande. Le résultat est que la distribution régulière de l'énergie
électrique parmi des centaines de millions de consommateurs n'a
pas besoin, essentiellement, de forces du marché ni de grandes
bureaucraties. Elle peut être réglée par des ordinateurs se
basant sur les données statistiques disponibles.
C'est en réalité le fait de faire payer ces biens qui devient
de plus en plus irrationnel (du moins pour les consommateurs
privés et les entreprises moyennes, car les industries peu
nombreuses qui sont de grands consommateurs d'énergie
pourraient continuer à payer). Si le paiement était supprimé,
il serait possible d'éliminer 90 des bureaucraties
existantes de ce secteur, à l'Ouest comme à l'Est. Cela ne
peut pas être généralisé en ce qui concerne tous les biens
et les services.
Des problèmes de centralisation sont techniquement d'une telle
nature que la routine ne pourrait pas remplacer des organismes
de décision. La division globale des ressources (à l'échelle
nationale et internationale) entre les différentes branches
d'activité et les différents secteurs de la société doit être
réglée par une action délibérée. Mais justement la tendance
vers une coopération de fait de plus en plus large entre les
gens ordinaires, qui s'est développée à côté de la
socialisation objective du travail, montre qu'il y a un chemin
entre le Scylla des forces aveugles du marché et le Charybde
des gigantesques bureaucraties centralisées : l'autogestion démocratiquement
centralisée, c'est-à-dire articulée, basée sur la coopération
consciente et libre.
6. Les innovations et leurs motivations
Mais est-ce que cette " troisième solution " ne
pourrait amener à une idéalisation de la routine et de
l'habitude, c'est-à-dire à une stagnation économique ?
Certainement pas dans le domaine de la production, où l'intérêt
des producteurs
de réduire leur temps de travail et d'améliorer leur
environnement créerait un stimulant intrinsèque à la
diminution des coûts. On pourrait peut-être enregistrer un
ralentissement de l'afflux de nouveaux biens de consommation. Un
changement dans la tendance actuelle n'aurait pas, toutefois,
des répercussions significatives. Même les consommateurs les
plus riches ont pu après tout vivre heureux dans un passé récent
sans disposer de jeux électroniques ou de téléphones mobiles.
Seule une conception misanthropique de l'humanité peut mesurer
le progrès ou la santé relatifs sur la base du nombre
croissant de gadgets d'une utilité décroissante. Une démocratie
socialiste marquera une croissance dans la civilisation plutôt
que dans la simple consommation, c'est-à-dire un élargissement
de la gamme des activités et des relations humaines
significatives : élever des enfants et élargir la formation,
s'occuper des malades et des handicapés, développer un travail
créatif, pratiquer les arts et les sciences, faire des expériences
amoureuses, explorer le monde et l'univers.
Est-ce qu'une société qui donnerait la priorité à la lutte
contre le cancer et les maladies cardiaques, à l'étude du développement
du caractère et de l'intelligence des enfants, à la compréhension
des névroses et des psychoses, serait si bornée et ennuyeuse
par rapport au monde joyeusement dynamique dans lequel nous
vivons actuellement ? Est-ce que la liberté d'avoir une santé
mentale et physique plus durable et plus grande serait moins
importante que la liberté d'acheter un deuxième téléviseur
en couleurs ?
L'absence de la concurrence sur le marché n'implique nullement
un manque d'innovation des produits. Tout au long de l'histoire,
en effet, la plupart des découvertes et des inventions majeures
ont été réalisées en dehors du cadre marchand. Lorsqu'on a
commencé pour la première fois à se servir du feu, le profit
n'existait pas. L'agriculture et l'utilisation des métaux n'ont
pas été créés par le marché. L'imprimerie n'a pas été
inventée en fonction du gain. La plupart des grands progrès médicaux
- de Jenner à Pasteur et de Koch à Fleming - n'ont pas été
impulsés par l'espoir d'une compensation financière. Le moteur
électrique est né dans des laboratoires universitaires et non
dans une entreprise travaillant pour le profit. Même
l'ordinateur, sans parler des engins spatiaux, a été projeté
dans des buts publics (bien que militaires) et non pour enrichir
des actionnaire privés.
Il n'y a pas la moindre raison de supposer que le dépérissement
des rapports de marché et des récompenses monétaires conduira
à la disparition des innovations technologiques. En effet,
l'impulsion à ces innovations réside dans quelque chose de
plus profond que la concurrence mercenaire. Elle réside dans la
propension naturelle des producteurs à économiser leur travail
et dans la curiosité intellectuelle et scientifique spontanée
des êtres humains. Il n'y a aucune raison non plus d'accepter
la notion très répandue selon laquelle l'égalité sociale est
un obstacle à l'efficacité économique. La preuve du contraire
peut être fournie par les kibboutz israéliens où vit
actuellement la troisième génération de gens baignant dans un
milieu caractérisé par une absence fondamentale de rapports
monétaires dans le domaine aussi bien de la production que de
la consommation. Il va de soi que le kibboutz n'est pas une
communauté socialiste.
Au contraire, il est un village militaire de colons, un coin
enfoncé contre la population palestinienne avec toutes les
tensions et corruptions qu'un tel rôle comporte. En outre, il
est intégré dans le cadre d'une économie capitaliste qui le
subventionne et devient par conséquent lié de plus en plus à
l'extérieur aux rapports entre le capital et le travail. Mais
justement à cause de ces conditions peu propices, il est
d'autant plus significatif que la simple abolition de la monnaie
et des rapports de marché au sein du kibboutz ait donné tant
de résultats analogues à ceux qu'avaient prévu Marx et
Engels.
Malgré la disparition de récompenses et de sanctions monétaires,
les gens du kibboutz produisent normalement et efficacement, en
fait d'une façon plus efficace, en moyenne, que l'économie de
marche qui l'entoure. Aucune forme nouvelle non monétaire d'inégalité
économique, de privilèges, d'exploitation ou d'oppression
n'est apparue. La violence et le crime ont presque disparu. Il
n'y a pas de prison ou de camps de travail " correctionnel
". Le niveau moyen de santé, de culture et de bien-être
est remarquablement supérieur à celui de la société israélienne
dans son ensemble. Il y a une liberté politique et culturelle
illimitée.
Tout cela est confirme non seulement par des défenseurs du système,
mais aussi par des observateurs très critiques comme le
psychanalyste Bruno Bettelheim, le libéral Dieter Zimmer et le
sociologue Melford Spiro. Il y a certainement beaucoup des
conflits entre les générations et les sexes. Le kibboutz n'est
pas une utopie réalisée. Les inclinations et les comportements
individualistes n'ont nullement disparu comme résultat d'une égalité
socio-économique. Après tout, pourquoi auraient-ils disparu ?
Le trait d'une société sans classes elle-même ne sera pas une
similarité des individus qui en feront partie, mais la plus
grande différenciation parmi le plus grand nombre d'individus
dans son sein. Le but du socialisme n'est pas la socialisation
de la personne, mais le développement le plus large de la
personnalité unique de chaque individu.
7.
L'autogestion articulée
Le problème de la motivation a l'efficacité, la coopération
et l'innovation n'est absolument pas insoluble dans une démocratie
socialiste. Une difficulté plus immédiate réside dans
l'institutionnalisation de la souveraineté populaire elle-même.
Comment peut-on combiner un maximum de satisfaction des besoins
de consommateurs avec un minimum de travail des producteurs ?
Alec Nove insiste à juste titre sur cette contradiction
qu'aucun marxiste sérieux ne saurait contester.
Mais le fait d'enregistrer une contradiction réelle - en
l'occurence l'impossibilité de produire des biens et des
services à l'infini dans des heures de travail humain qui
tendent à une ou zéro heure par semaine sauf une robotisation
" totale " qui est encore dans les brumes d'un avenir
lointain - ne signifie pas qu'il est impossible d'augmenter
d'une façon spectaculaire la satisfaction des besoins de tous
les êtres humains tout en réduisant en même temps d'une façon
non moins spectaculaire le fardeau et l'aliénation du travail
des producteurs directs. Un système d'autogestion articulée
peut aller loin dans la réalisation de ces buts. Ses mécanismes
et ses institutions fondamentaux pourraient fonctionner comme
suit.
Des congrès réguliers - disons, pour simplifier, annuels - des
conseils ouvriers et populaires nationaux - et aussi vite que
possible internationaux - détermineraient la division du revenu
national dans ses grandes lignes en partant d'alternatives cohérentes
discutées auparavant par tous les citoyens lors des élections
des délègues aux congrès. Les choix -c'est-à-dire les
principales conséquences prévisibles de chaque option -
devront être clairs : temps de travail moyen par semaine ;
besoins à satisfaire prioritairement pour tout le monde par une
allocation des ressources garantie (distribution
"libre"): volume des ressources destinées à la
" croissance " (fonds de réserve + consommation de la
population additionnelle + investissement net en fonction de
choix technologiques clairement précisés) ; volume des
ressources qui restent pour des biens et des services " non
essentiels " à distribuer par des mécanismes monétaires
; politique des prix des biens et services distribués par le
truchement du marché. Le cadre global du plan économique
pourra donc être établi sur la base de choix conscients de la
majorité de ceux qui sont concernés.
En partant de ces choix, un plan général cohérent sera alors
esquissé en utilisant des tableaux input-output et des
inventaires indiquant les ressources disponibles pour chaque
branche de la production (secteurs industriels, transports,
agriculture et distribution) et de la vie sociale (éducation,
santé, communications, défense si elle est encore nécessaire,
etc.). Les congrès nationaux et internationaux n'iront pas
au-delà de ces instructions générales et ne s'occuperont pas
de donner des précisions pour chaque branche ou unité de
production ou région.
Des organismes d'autogestion - par exemple les congrès des
conseils ouvriers de l'industrie alimentaire, de l'industrie de
la chaussure, des industries de l'électronique, de l'acier ou
de l'énergie - devront diviser le temps de travail prévu par
le plan général entre les unités de production existantes
et/ou projeter la création dans la prochaine période d'unités
de travail additionnelles, si la réalisation des objectifs de
production le rendait nécessaire avec le temps de travail donné.
Ils fixeraient la moyenne technologique (conduisant au niveau
technologique optimum sur la base des connaissances existantes)
- c'est-à-dire la productivité moyenne du travail ou les
" coûts de production " moyens - des biens à
produire, mais sans supprimer les unités moins productives
aussi longtemps que la production globale ne peut pas satisfaire
tous les besoins et aussi longtemps qu'on ne peut pas garantir
de nouveaux emplois aux producteurs concernés dans des
conditions acceptables par eux.
Dans les unités de production d'équipement, les coefficients
techniques découlant des décisions précédentes détermineront
dans une large mesure l'ensemble de la production. Dans les
industries de biens de consommation, l'ensemble de la production
sera déterminé par des consultations préalables entre les
conseils ouvriers et des congrès de consommateurs élus démocratiquement
par la masse des citoyens. Des modèles différents - par
exemple, des types différents de souliers - seront présentés
et les consommateurs pourront les critiquer et les remplacer par
d'autres. Des expositions et des tracts publicitaires seront les
instruments de vérification.
Des référendums des consommateurs pourront être organisés et
c'est sur cette base que les modèles des biens de consommation
pourront être choisis. Par rapport au mécanisme du marché, le
grand avantage d'un tel système résidera dans le fait que les
consommateurs auront une influence plus grande sur les choix de
production d'ensemble (avec la suppression de la surproduction),
qui deviendront empiriquement optimales après quelques années.
Le bilan des préférences des consommateurs et de la production
réelle aura lieu avant la production et non après la vente,
avec la production d'un stock nécessaire de réserves sociales
produites additionnellement.
Les conseils ouvriers d'usine seront alors libres de transférer
ces décisions des branches au niveau de l'unité de production
selon leurs préférences - en organisant la production et les
processus de travail de façon à réaliser toute l'économie
possible du temps de travail. S'ils peuvent atteindre les
objectifs de production en travaillant vingt heures par semaine
au lieu de trente, après avoir soumis leurs produits à des vérifications
de qualité, ils pourront obtenir une réduction du temps de
travail sans aucune réduction de la consommation sociale.
La supériorité de l'autogestion
Alec Nove explique : " Dans aucune société une assemblée
élue peut décider par cent quinze voix contre soixante-treize
l'allocation de dix tonnes de cuir ou s'il faut produire cent
tonnes de plus d'acide sulfurique. " (op. cit., p. 77) Dans
notre modèle d'autogestion articulée, aucune assemblée ne
devra jamais prendre de décisions de cette nature en même
temps ; aucune assemblée " centrale " ou aucun comité
de planification n'aura à en prendre.
Mais pourquoi des congrès des conseils ouvriers de l'industrie
du cuir ne pourraient-ils pas décider à la majorité (plus
probablement par consensus après discussion) la destination du
cuir (si la décision sur des quantités plus petites doit être
laissée au conseil d'usine, c'est une autre question) une fois
que les objectifs de consommation concernant les produits du
cuir auront été fixés par d'autres organismes ? Est-ce que
les délégués d'un tel congrès ne pourront pas décider à ce
propos mieux que n'importe quel technocrate ou qu'un ordinateur,
puisqu'ils connaissent leur industrie et qu'ils pourront prendre
en considération une quantité d'impondérables qu'aucun marché
ni aucun comité de planification central n'introduira dans ses
calculs sauf, dans la meilleure des hypothèses, par pur hasard
?
En fait, des erreurs gigantesques dans l'allocation des
ressources, qu'aucune assemblée ouvrière consciente ne
commettrait, sont commises tout le temps dans une économie de
marché. Des firmes ont planifié la construction du barrage
d'Itaipu au Brésil au prix de cinq milliards de dollars. Le coût
est aujourd'hui de dix-huit milliards et l'addition n'est pas
encore définitive. Dans le trust nord-américain de machines
agricoles Deere, de nouveaux produits ont dû être plusieurs
fois redessinés, malgré une concurrence très rude. à cause
de divergences endémiques entre les techniciens du design et
ceux de la fabrication. Au cours d'une récession récente, la
firme d'automobile bavaroise BMW a découvert brusquement
qu'elle pouvait réduire ses stocks courants de matières premières,
des pièces de rechange de plus de 50 .
De tels exemples pourraient être multipliés à volonté. Des
organismes d'autogestion pourront aussi prendre en charge
l'administration des services publics, le logement, la santé,
l'éducation, les télécommunications, les transports ou la
distribution. Dans ces domaines aussi, il y aura des conseils élus
par les citoyens qui devront être consultés avant que les décisions
prises soient appliquées. Des organismes régionaux et locaux
utiliseront les ressources allouées de cette façon, encore une
fois avec un maximum de libre initiative, mais qui assure une
exploitation optimale dans le but de satisfaire les
consommateurs et de réduire l'effort des producteurs.
Un tel système donnera un contenu concret à la conception
marxiste du dépérissement graduel de l'Etat. 11 permettra au
moins de remplacer d'un seul coup la moitié des ministères
actuels par des organismes d'autogestion. Il impliquera également
une réduction drastique du nombre des fonctionnaires, y compris
dans le domaine de la planification. Cela signifiera en même
temps que des millions de personnes pourront non seulement être
consultées, mais aussi participer réellement aux décisions et
à la gestion directe de l'économie et de la société. La
division sociale du travail entre administrés et
administrateurs, entre dirigeants et dirigés commencera à
disparaître.
L'administration ne sera plus monopolisée au "niveau
central", de même que l'autogestion ne sera pas limitée
au niveau de l'entreprise. Il y aura une combinaison de niveaux
centralisés et de niveaux décentralisés. La grande masse des
citoyens impliqués dans les processus de prise de décision ne
seront pas engagés dans cette activité comme permanents
professionnels. Puisque les décisions e question auront une
influence directe sur le bien-être et les conditions de
travail, on peut présumer qu'ils n'auront pas une attitude
indifférente face à leurs responsabilités, mais qu'ils
s'engageront sérieusement dans le processus d'administration.
La réduction de la semaine de travail et le potentiel
d'information et de communication des ordinateurs constitueront
la base matérielle principale d'une dispersion réelle du
pouvoir. Comment pourra-t-on déterminer le revenu monétaire
additionnel des unités de production et de distribution au-delà
de l'allocation garantie de biens et services gratuits ? Ce
revenu dépendra d'un contrôle de qualité et de la
satisfaction des consommateurs dans un cadre donné avec un
coefficient concernant le stress au travail (ceux qui
travaillent dans les mines et dans d'autres lieux de production
insalubres auront des rémunérations plus élevées).
Quant aux biens intermédiaires, la régularité des livraisons
fera partie de l'index. Un tel système aura l'avantage de ne
pas créer des obstacles au flux libre et honnête
d'informations sur les ressources et les potentialités des unités
de production et de distribution parce que la force de travail
autogestionnaire n'aura aucun intérêt à cacher la réalité.
Nove insiste beaucoup sur le fait qu'on ne peut pas garantir
d'avance un flux honnête des informations.
Mais il a tendance à oublier la cause principale de la
transmission de données fausses dans des sociétés comme
l'URSS, c'est-à-dire l'intérêt matériel des dirigeants
industriels, leurs revenues dépendant de la réalisation et du
dépassement du Plan. On ne peut pas supprimer les conséquences
sans supprimer la cause. En outre, un flux d'informations par
ordinateur qui accompagne automatiquement le flux de biens peut
beaucoup aider à réunir des données correctes servant à une
planification démocratiquement centralisée.
Comment un tel système pourra-t-il être articulé à l'échelle
mondiale ? Il faut souligner d'entrée qu'autogestion démocratique
ne signifie pas que tout le monde décide sur tout. Si on
partait d'une telle hypothèse, la conclusion serait évidente :
le socialisme n'est pas possible. Mais il ne s'agit pas de cela.
Certaines décisions peuvent être prises mieux au niveau
d'atelier, d'autres au niveau d'usine, d'autres encore au niveau
de quartier, au niveau local, régional, national, continental
et finalement international.
En suivant Nove, notre discussion s'est placée jusqu'ici au
niveau national. Quelles décisions pourront et devront être
prises au niveau international ? Quatre domaines apparaissent
immédiatement. Le premier concerne toutes les décisions qui
impliquent une redistribution d'ensemble des ressources humaines
et matérielles nécessaires à assurer la disparition rapide de
maux sociaux et culturels du sous-développement (faim, mortalité
infantile, maladies et analphabétisme). Le deuxième concerne
la priorité de l'allocation de ressources naturelles
effectivement rares, à propos desquelles seule la population du
globe dans son ensemble a droit de décider. Le troisième
inclut tout ce qui a trait à l'environnement naturel et au
climat de la planète. Finalement, il s'agit évidemment des décisions
concernant l'interdiction des armes de destruction de masse, de
la fabrication de drogues toxiques, etc.
De ces paramètres globaux, découlent des contraintes par
rapport aux ressources disponibles pour la planification et la
satisfaction des besoins, qui devront être décidées dans
chaque continent et dans chaque pays. Par exemple, dés qu'on
aura fixe la quantité globale de tonnes d'acier à utiliser en
Amérique, Europe ou Asie, les producteurs et les consommateurs
de ces régions seront libres de les allouer selon leur propre
choix. Si, malgré tous les problèmes d'environnement ou
autres, il veulent maintenir la prédominance des voitures privées
et continuer à polluer leurs villes, ce sera leur droit. Les
changements dans les comportements de consommateurs à long
terme sont en général lents.
Il est peu probable que les ouvriers des Etats-Unis renoncent à
leurs voitures privées au lendemain de la révolution
socialiste. Mais la règle que des forces sociales autres
qu'eux-mêmes puissent imposer des changements dans leurs
habitudes de consommation est plus nuisible que la prolongation
pendant quelques décennies du smog à Los Angeles. L'émancipation
de la classe ouvrière - qui représente aujourd'hui pour la
première fois dans l'histoire la majorité absolue de la
population mondiale - ne peut être réalisée que par les
ouvriers eux-mêmes, tels qu'ils sont, non pas des gens d'un
autre monde mais des êtres humains concrets avec toutes leurs
faiblesses.
Vers le socialisme
Pareil système d'allocation consciente des ressources, de
planification démocratique centralisée et d'autogestion pour
l'élévation sera beaucoup plus efficace qu'une économie de
marché (capitalisme monopolistique) ou qu'une économie
autoritaire (bureaucratiquement centralisée). En effet, il y
aura des mécanismes correctifs intrinsèques que les deux
autres alternatives ne possèdent pas. Nous ne croyons pas que
" la majorité a toujours raison " de même que nous
ne croyons pas que le Duce, le pape ou le parti ont toujours
raison. Tout le monde fait des erreurs.
Cela vaudra aussi pour la majorité des citoyens, la majorité
des producteurs et la majorité des consommateurs. Mais il y
aura une différence fondamentale par rapport au passé. Dans
tout système impliquant une inégalité de pouvoirs - inégalité
économique, monopole politique ou combinaison des deux -, ceux
qui prennent des décisions sur l'allocation des ressources sont
rarement ceux qui subissent les conséquences de leurs erreurs
et jamais ceux qui les subissent le plus.
En revanche, si la masse des producteurs/consommateurs vote à
la majorité une allocation de ressources erronée, ce seront
eux-mêmes qui paieront le prix de leur erreur. A condition
qu'il existe une démocratie politique réelle, une réelle
information et un choix réel, il est difficile de croire que la
majorité opte à continuité pour la mort de ses bois, la chute
de la consommation de nourriture indispensable, une réduction
de la quantité des logements ou la diminution des travailleurs
des hôpitaux, sans corriger rapidement les erreurs qui
aboutissent à de tels résultats.
Le système que nous avons esquissé n'est pas encore un
socialisme " pur " tel que Marx et Engels l'avaient
envisage. Il est encore un système de transition vers le
socialisme -même si carrément vers le socialisme et non vers
un avenir inconnu ou vers le capitalisme - parce qu'il comprend
encore un secteur réglé par la monnaie et le marché. Ces
entreprises privées et coopératives survivent dans la
production de petite échelle (agriculture, artisanat, services,
etc.).
Les entreprises ne seront pas interdites ; en effet, puisque
tous les citoyens jouissent d'un niveau de consommation minimal
garanti, il n'y a aucune obligation à vendre sa force de
travail à des entrepreneurs et les contrats sont effectivement
volontaires. L'auto-emploi " domestique pourra être étendu
dans la mesure où les citoyens recevront tous les outils élémentaires
pour produire dans leur temps libre ce qu'ils veulent pour leur
propre satisfaction ou pour leurs familles ou leurs voisins. Les
possibilités d'initiatives individuelles augmenteront énormément.
8. La misère "mixte", une critique générale
Alec Nove a proposé un modèle à cinq secteurs de
"socialisme réalisable" : une combinaison
d'entreprises d'Etat, d'entreprises socialisées, de coopératives,
de petites entreprises privées et d'entreprises individuelles.
A première vue, les différences entre ce schéma et le modèle
que nous venons d'esquisser peuvent apparaître relativement
petites. Pourtant, malgré quelques coïncidences, les deux modèles
divergent sous trois aspects essentiels.
Le premier concerne la nature
des unités de production ou de distribution prédominantes.
Pour Nove, le calcul de coûts individuels implique une
rentabilité individuelle des unités concernées, c'est-à-dire
que les revenus des groupes ou personnes impliqués doivent être
en rapport avec les différences des coûts calcules en monnaie
(ou en valeur) des inputs et des outputs. En d'autres termes,
ces unités sont des entreprises indépendantes. Nous ne sommes
pas d'accord avec une telle approche.
Selon nous, si on lie les revenus des personnes ou des groupes
aux " profits ", on introduit des incitations
puissantes à l'irrationalité économique en risquant des
ravages sociaux, puisque des décisions aux conséquences générales
pour toute la communauté sont prises en fonction d'intérêts
particuliers et fragmentés. Pour la même raison, nous ne
croyons pas que les accords entre producteurs consommateurs
doivent se baser sur des récompenses ou des sanctions monétaires.
En d'autres termes, les rapports de marché réels, c'est-à-dire
l'échange de marchandises réglé en argent, doivent être
essentiellement limites aux rapports entre les secteurs privé
et coopératif d'un côté et le consommateur individuel ou le
secteur socialisé de l'autre. La conséquence en sera que, dans
les pays industriellement avancés, de tels rapports n'auront
qu'un rôle secondaire dans la production et la consommation. La
dynamique de la transition ira vers le dépérissement de la
production de marchandises et non vers son élargissement.
En deuxième lieu. Nove fait une distinction entre un "
secteur d'Etat " centralisé, dans lequel l'autogestion par
les producteurs serait impossible à cause de l'échelle et de
la complexité technique de la production, et un " secteur
socialisé " d'entreprises moins intégrées où
l'autogestion serait réalisée. 11 semble aussi supposer que
des différences de revenus seraient indispensables dans les
deux cas, peut-être même dans le secteur coopératif.
Nove écrit : " Les différences de revenus (une espèce de
marché du travail) représentent la seule alternative connue à
la direction du travail : il est essentiel ici d'éviter toute
confusion. Quelqu'un pourrait dire que, dans le cadre d'une
commune ou d'un bon kibboutz, on peut avoir une égalité complète
et une rotation dans le travail... Mais cela ne peut pas être réalisé
au niveau de la société tout entière en partie parce que cela
n'est applicable qu'à un nombre limité de gens qui se
connaissent réciproquement et qui peuvent se rencontrer tous
les jours, et en partie parce que de telles communes
n'attireraient que des enthousiastes qui aiment un tel style de
vie. " (op. cit. p. 211 )
L'argument semble s'inspirer du bon sens alors qu'il est en réalité
fondé sur une série de dogmes et de préjugés non prouvés.
Ce n'est pas vrai que le seul choix est celui entre une "
direction du travail " despotique et un marché du travail.
La distribution coopérative du travail est une alternative réelle.
Ce n'est pas non plus vrai que des grands complexes ne peuvent
pas être administrés sans des différences de revenus. Au XIXe
et au début du XXe siècle, des syndicats et des églises
composées de dizaines et de centaines de milliers de personnes
étaient souvent gérés par des gens qui n'avaient aucun privilège
matériel.
Cela vaut aussi, comme Nove lui-même le souligne, pour de
grandes organisations scientifiques sans parler de grandes coopératives
de production. Ailleurs, Nove indique correctement que peu de
professeurs préféreraient travailler comme éboueurs, même
s'ils étaient mieux payés. L'expérience générale va à
rencontre de sa supposition. Il s'agit d'un argument qui vaut
plutôt pour des travaux désagréables, sales ou lourds, et non
pour un travail administratif ou
qualifié (à condition que la société paie la formation
professionnelle).
Finalement, la faiblesse principale dans l'argumentation de Nove
réside ailleurs, c'est-à-dire dans l'antithèse qu'il voit
entre un "petit nombre de gens" et de "grandes
organisations". En effet, les "grandes organisations
non structurées", c'est-à-dire atomisées, n'existent
pas. Une usine moderne, une banque, un hôpital ou une école
supérieure n'appartiennent certainement pas à une telle catégorie.
Toutes les institutions de ce type sont en réalité basées sur
de petites unités de coopération sociale objective : équipes
de travail, bureaux, départements, classes, etc. Pourquoi
est-il impensable que ces petites unités s'administrent elles-mêmes
et élisent des délégués (y compris par rotation) qui
pourraient administrer des unités plus grandes qui à leur tour
administreraient l'ensemble?
Les préconditions d'une autogestion démocratique doivent être
saisies dans la façon où fonctionnent les cellules réelles
des institutions non démocratiques existantes, à savoir dans
les relations de travail d'un petit nombre de gens qui se
connaissent, se rencontrent et ont besoin les uns des autres
tous les jours ; qui, en d'autres termes, ne peuvent pas faire
leur travail sans une coopération réciproque. Par conséquent,
contrairement à ce qu'affirme Nove, nous estimons que la portée
de l'autogestion est en principe universelle plutôt que
sectorielle, et que les récompenses monétaires et les privilèges
matériels ne sont pas indispensables à l'exercice démocratique
de responsabilités administratives mais, au contraire,
l'entravent.
La troisième différence fondamentale entre le modèle de Nove
et notre projet concerne le rôle de la concurrence. Nove est
conscient des effets destructifs et corrupteurs qu'a la
concurrence sous le capitalisme. Mais il veut maintenir dans son
socialisme les stimulants monétaires. Il explique donc qu'il
faut distinguer entre formes " bénignes " et formes
" indésirables " de la concurrence. (op. cit. p.
204-205) Les exemples qu'il prend pour clarifier cette
distinction démontrent en réalité qu'elle a très peu
d'importance du point de vue économique.
Il est en effet évident qu'une concurrence pour une place à
l'Orchestre national d'Ecosse, pour la victoire dans une course
aux Jeux Olympiques ou même pour l'élection du conseil ouvrier
dans une entreprise socialisée n'a rien à voir avec la
concurrence pour vendre sur le marché du pétrole, de l'acier,
des avions ou des missiles. La première variété de "
concurrence " n'a jamais provoqué, à notre connaissance,
la misère de millions de gens (elle a peut-être causé de la
misère individuelle, mais le socialisme marxiste n'a aucune
illusion de pouvoir résoudre tous les cas de cette nature). La
deuxième variété, en revanche, a provoqué non seulement le
chômage massif et des chutes drastiques du niveau de vie, sans
parler de l'extension périodique de la pauvreté, mais aussi
des guerres avec des millions de morts.
Un faux dilemme
Nove a de plus en plus recours à une casuistique involontaire
parce qu'il défend la conception conventionnelle du marché. La
combinaison de " marché " et de
"socialisme" dans sa pensée le conduit inévitablement
à des contradictions déconcertantes. Il accuse les marxistes
d'avoir une conception utopique du socialisme. Ce qu'il ne
saisit pas, c'est que sa propre hypothèse - un niveau plus élevé
de responsabilité sociale librement acceptée par les individus
dans un cadre social qui reste marqué par la lutte de tous
contre tous pour la récompense financière et l'enrichissement
- constitue le summum de l'utopie.
Cela rappelle sous une forme mitigée la présentation naïve
(ou cynique) des dirigeants soviétiques selon lesquels l'URSS
pourrait avancer vers la création de l'"homme
socialiste" tout en maintenant des inégalités de revenus
comme de pouvoirs et le conflit universel pour les avantages matériels
privés. Nove est en vérité prisonnier d'un faux dilemme. La
logique de son erreur peut être saisie dans le passage suivant
: "Admettons qu'il y ait seize, ou plus, firmes (socialisées
ou coopératives) engagées dans la production d'un bien ou d'un
service. Supposons qu'il s'agisse de vêtements en laine, de pâte
dentifrice, de roulements à billes, d'hôtels de vacances ou
autres. Elles basent leur activité de production sur des négociations
avec leurs clients. Ceux-ci peuvent choisir de qui obtenir les
biens et les services dont ils ont besoin. Ils peuvent tous
obtenir de leurs-fournisseurs, qu'ils peuvent choisir, ce dont
ils ont besoin pour leur production. Ils ont un intérêt
intrinsèque à satisfaire leurs clients. Nous voudrions espérer
que la motivation de la concurrence ne sera pas principalement
monétaire... Mais nous ne pouvons pas présumer que la masse de
la population agira seulement pour la satisfaction de réussir,
qu'il n'y aura pas besoin de stimulants matériels et même de
mesures de découragement." (op. cit.,p. 204)
Nous sommes entièrement d'accord avec la première partie de
cette argumentation. Nous nous limitons à préciser que dans le
cas de la production de biens d'équipement les plus sophistiqués,
il n'y aurait pas seize fournisseurs. Mais la deuxième partie
ne découle pas du tout de la première. Elle est présentée
comme une espèce de supplément ou d'annexé alors qu'elle n'a
aucune base ni connexion.
Nove suppose en réalité que les gens ne peuvent agir que soit
d'une manière purement désintéressée soit pour des
stimulants monétaires privés. Ce choix n'est pas le seul
possible. Pourquoi doit-on exclure des stimulants ou même des
mesures de découragement non monétaires et non déterminés
par le marché ? L'expérience quotidienne en prouve
l'importance même sous le capitalisme. Après tout, si plus de
99 de conducteurs de voiture respectent les feux rouges,
ce n'est pas avant tout pour éviter les contraventions mais
parce qu'ils veulent vivre plus longtemps.
Cet instinct sain d'auto conservation n'est pas sans rapport
avec un autre instinct humain commun, le désir de réduire au
minimum le travail gênant, mécanique, ennuyeux et non créatif
qu'on considère tout simplement comme du temps perdu pour notre
existence. Il y a toujours un stimulant très puissant à
diminuer le temps de travail en l'organisant mieux.
Mais, qui plus est, Nove semble avoir oublié la possibilité
d'un " dividende social ". Pourquoi une quantité
additionnelle de biens et services gratuits ne serait-elle pas
liée à la performance annuelle d'ensemble de la société,
devenue transparente grâce à un débat public et aux télécommunications
? Est-ce que tous les producteurs et les distributeurs ne
seraient pas stimulés à augmenter la quantité et améliorer
la qualité de leur production, à rationaliser leur
organisation du travail si cette augmentation donnée dans la
quantité des biens et des services effectivement produite et
consommée était liée. par exemple, à une extension spécifique
de vacances et de voyages gratuits pour tous (si telle était
l'option majoritaire) ?
Après avoir construit une polarité artificielle des
motivations subjectives qui le pousse vers les stimulants matériels
individuels, Nove continue à ignorer les conséquences
objectivement irrationnelles d'une combinaison entre une vaste
économie de marché et un secteur de biens et services gratuits
et de propriété sociale. En effet, si le profit reste le mécanisme
fondamental d'allocation des ressources, il n'y a aucune raison
que les conséquences négatives, bien connues sous le
capitalisme, ne réapparaissent pas. Il est significatif que
lorsque Nove aborde la question des risques des stimulants monétaires,
ses exemples soient très marginaux. Il ne parle pas du
gaspillage gigantesque provoqué par la production en fonction
du profit, c'est-à-dire de la capacité de production excédentaire,
de la surproduction, du chômage, de la destruction d'équipements
et de biens. Tous ces phénomènes typiques frappent producteurs
et consommateurs beaucoup plus que les coûts prétendument
excessifs découlant de l'absence de la " discipline des
profits et des pertes ". C'est une leçon que l'on a appris
quotidiennement sous le capitalisme. Elle a été tirée péniblement
aussi dans des sociétés post-capitalistes.
L'expérience pratique dans ces sociétés - surtout en
Yougoslavie et en Pologne, mais d'autres exemples suivront - démontre
que les tentatives de corriger les distorsions d'une
planification bureaucratiquement centralisée en se basant de
plus en plus sur les mécanismes de marché conduit, après
quelques succès initiaux, à une combinaison croissante des
maux de la bureaucratie et des maux du marché, les uns
accentuant les autres plutôt que de les atténuer. Cette
conclusion est valable également pour la Chine, pourtant le cas
le plus favorable pour les partisans du " socialisme de
marché ", parce que plus un pays est arriéré, plus les mécanismes
du marché y restent nécessaires, surtout dans l'agriculture.
Il n'y a aucun doute que l'abandon de l'héritage désastreux du
Grand Bond en avant - la notion complètement irrationnelle et
mystifiée de l'introduction immédiate du communisme - a déterminé
de grands progrès dans les campagnes chinoises. La productivité
et la production ont augmenté et un surplus croissant est en
train d'apparaître. Ce fut le résultat de la libération d'énormes
énergies productives de la paysannerie, probablement la plus
expérimentée du monde, avec une tradition des deux mille ans
d'agriculture intensive sans équivalent dans la plupart des
pays occidentaux sans parler de l'Europe orientale. Mais le
surplus de céréales va de pair avec un surplus croissant de
main-d'œuvre rurale du fait que moins de gens produisent
davantage.
Qu'en sera-t-il de ce surplus de population dans quinze, vingt
ou trente ans? S'il est laissé au marché, le résultat sera l'émergence
d'un chômage gigantesque (le problème du chômage est déjà sérieux
dans les villes). Seule une industrialisation planifiée pourra
résorber le surplus de la population rurale et seule une
industrialisation planifiée démocratiquement et non
bureaucratiquement peut atteindre un tel résultat sans
provoquer dans les campagnes les ravages que la collectivisation
forcée - réaction panique aux conséquences de la croissance
du marché - a provoqués en Union soviétique.
Négligeant la portée de toutes ces conséquences négatives du
marché, Nove nous offre une justification positive, c'est-à-dire
le fait que le marché disperserait le pouvoir de décision et
représenterait donc un rempart contre la tyrannie. C'est
incontestablement la justification libérale traditionnelle du
marché. Mais il s'agit d'une conclusion fausse sous un
camouflage socialiste. Son acceptation en même temps des différences
de revenus en faveur des administrateurs l'éclaircit. En effet,
si les administrateurs tirent des avantages matériels de leurs
positions de direction, ils ont inévitablement tendance à
transformer ces positions en un acquis permanent, c'est-à-dire
à s'y accrocher avec tous les comportements économiquement
irrationnels et politiquement oppressifs qui en découlent. Le
pouvoir tend à être monopolisé. La dispersion de pouvoirs que
Nove envisage ne peut pas être réalisée si l'exercice du
pouvoir n 'est pas séparé des privilèges matériels. Ce n'est
pas une profession de foi, mais une conclusion empirique tirée
de toute l'histoire de l'humanité qu'on connaît. Lorsque
pouvoir et privilège vont de pair, la logique éloigne de la démocratie
et pousse vers le monopole de l'information, de la connaissance
et du contrôle par une petite minorité, Nove veut promouvoir
un socialisme démocratique. Mais puisqu'il accepte les
avantages monétaires pour les dirigeants, ce n'est pas
par hasard qu'il termine en parlant de la nécessité d'un Etat
fort (op. cit., p. 229).
Malgré la dureté de sa critique au "socialisme réellement
existant", il conclut par deux propositions qui sont désagréablement
plus proches de la réalité de l'ordre bureaucratique de l'URSS
que du socialisme marxiste. Il est significatif qu'il utilise
presque les mêmes termes de la bureaucratie polonaise en
critiquant le refus de Solidarnosc d'accepter une diminution du
niveau de vie des ouvriers polonais (op. cit., p. 178). Par là,
il oublie que la responsabilité de la désorganisation économique
n'incombe pas aux revendications ouvrières et aux grèves, mais
à la gestion bureaucratique avant et après 1980. Il ne prend
pas en considération non plus les contradictions insolubles
entre l'autogestion des travailleurs et le "socialisme de
marché" qui explosent aujourd'hui en Yougoslavie. Si les
"lois économiques objectives" agissant dans le dos
des producteurs - c'est justement ce que signifie la loi de la
valeur - décident en dernière instance en matière de
production et d'emploi, alors les ouvriers ne peuvent pas déterminer
la gestion ni à l'échelle de l'usine ni à l'échelle locale
ou nationale et l'autogestion reste un leurre. Est-ce qu'il n'y
a pas d'autre choix ?
Le but de cet article est d'affirmer qu'heureusement une troisième
solution existe : l'autogestion démocratiquement articulée et
centralisée, l'auto gouvernement planifié des producteurs
associés. La souveraineté populaire ne dépend pas de la présomption
d'une harmonie préétablie ou parfaite entre les intérêts généraux
et les intérêts particuliers des membres d'une communauté. Il
est, au contraire, sûr qu'il y aura des conflits d'intérêts
entre producteurs et consommateurs, unités techniquement plus
avancées et unités moins avancées, gens plus actifs
socialement et gens moins actifs, régions économiquement et
culturellement plus développées et régions moins développées.
L'autogestion démocratique est justement un système pour éviter
que ces contradictions sapent tout plan rationnel ou toute coopération
sociale en provoquant de nouveaux conflits de classes et une
nouvelle violence meurtrière.
Le " socialisme de marché ", en revanche, n'est ni
une solution aux maux capitalistes du libre marché ni à ceux
de la parodie bureaucratique du socialisme. L'économie mixte
qu'il propose n'est qu'une misère mixte. L'économie d'un
socialisme réalisable et souhaitable sans production marchande
remplacera l'un et l'autre. Contrairement à la conviction de
Nove. tertium datur. En dernière analyse, notre débat touche
au problème central de l'histoire humaine : est-ce que
l'humanité a la possibilité de déterminer son propre destin
et à quelles conditions ? Est-ce que l'auto-émancipation et
l'autodétermination resteront à tout jamais un rêve non réalisé
avec les effets qui en découlent ? En effet, si les sciences
sociales et la pratique sociale ne réussissent pas à exercer
sur l'évolution sociale un contrôle comparable a celui que les
sciences naturelles ont atteint jusqu'ici sur la nature, alors
les progrès des sciences naturelles risquent d'exploser contre
nous et de nous détruire.
Dans le vieux débat sur les potentialités de la raison et le
poids mort de la fatalité - en dernière analyse, un conflit
entre la connaissance et la superstition -, les " lois du
marché " ne représentent que le destin aveugle, sous le
camouflage ténu d'une " rationalité " partielle.
Est-ce que la compréhension par l'humanité des lois de sa
propre évolution reste un fruit interdit qu'on ne pourra jamais
goûter? |