Les bases théoriques de l'interprétation
marxiste de l'URSS
L'URSS apparaît en premier lieu sous la forme de
l'hypertrophie, de l'omnipuissance de l'État. La première question qui se pose
dès lors pour un marxiste est la suivante : quels sont les fondements
matériels de l'État et quelle est sa place dans les sociétés humaines ?
Marx et Engels avaient clairement établi la
relation générale entre la pénurie, la division sociale du travail,
l'aliénation de certaines fonctions sociales au profit d'un groupe d'hommes
séparés - de la bureaucratie - et les origines ainsi que l'expérience
continuelle de l'État : « Aussi longtemps que le travail humain était si peu
productif qu'il ne dégageait guère de surplus par rapport aux subsistances
nécessaires, l'accroissement des forces productives, l'extension des échanges,
le développement de l'État et du droit, le fondement des arts et des sciences
n'étaient possibles que par une division du travail accrue, qui devait avoir
comme fondement la grande division de travail entre les masses qui fournissent
le simple travail manuel et les quelques privilégiés qui s'occupent de la
direction du travail, du commerce, des affaires d'État et plus tard d'art et
des sciences (1). »
« Le second trait distinctif de l'État, c'est
l'institution d'un pouvoir public qui ne concorde plus directement avec la
population, laquelle s'organise elle-même en force armée. Ce pouvoir public
spécial est indispensable parce que l'organisation spontanée de la population
en armes est devenue impossible depuis la division de la société en classes...
Ce pouvoir public existe dans tous les États. Il ne comprend pas seulement des
hommes armés mais encore des accessoires matériels, prisons et institutions
coercitives de toutes sortes qu'ignorait la société gentilice (2). »
I. Division sociale du travail, État et
pénurie
Le dépérissement de l'État et des classes
sociales - processus parallèles aux yeux de Marx et d'Engels - présuppose un
niveau de développement des forces productives universelles qui rend possible
le dépassement de la pénurie et le développement intégral de tous les
individus. Dès lors, la soumission de ces individus à la tyrannie de la
division ,sociale du travail n'est plus inévitable. Ou, pour paraphraser
Engels, les « affaires communes de la société » peuvent dorénavant être
conduites par tous et toutes et non plus par un appareil spécial.
« C'est seulement l'énorme accroissement des
forces productives, rendu possible par la grande industrie, qui permet de
répartir le travail parmi tous les membres de la société, sans exception
aucune, et ainsi de réduire le temps de travail de tous de manière telle à ce
que chacun dispose d'assez de loisirs pour participer aux affaires communes [
générales ] de la société - théoriques comme pratiques (3). » Et Engels
précise explicitement que ces « affaires communes de la société» incluent
toutes les fonctions qui sont celles de l'État dans la société de classes. Le
dépérissement de l'État, c'est donc le retour à l'exercice par la société
elle-même de ces fonctions, sans l'existence d'appareils spécialisés pour
leur exercice, c'est-à-dire sans bureaucratie.
Dans L'Idéologie Allemande, Marx et Engels
avaient déjà précisé que le communisme avait pour précondition « un grand
accroissement de la force productive », ainsi que son caractère universel
(mondial) : « Car sans lui, c'est la pénurie qui deviendrait générale avec
le besoin, c'est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait, et l'on
retomberait fatalement dans la même vieille m...(4). » Il découle de cette
thèse fondamentale du matérialisme historique que l'absence du socialisme en
tant que premier stade inférieur du communisme en Union soviétique et dans
d'autres sociétés similaires a trois causes matérielles à savoir : 1. le
niveau insuffisant de développement des forces productives ; 2. l'isolement de
ces sociétés par rapport aux nations industrielles hégémoniques et 3, la
résurrection de la lutte pour la satisfaction des besoins matériels qui en
résulte nécessairement ou le retour à la « même vieille m... ».
Trotsky l'a exprimé de la façon la plus claire
dans La Révolution Trahie : « Si l'État, au lieu de dépérir, devient de
plus en plus despotique, si les mandataires de la classe ouvrière se
bureaucratisent, tandis que la bureaucratie s'érige au-dessus de la société
rénovée, ce n'est pas pour des raisons secondaires telles que les survivances
psychologiques du passé, etc. C'est en vertu de l'inflexible nécessité de
former et d'entretenir une minorité privilégiée, tant qu'il n'est pas
possible d'assurer l'égalité réelle. (...) L'autorité bureaucratique a pour
base la pauvreté en articles de consommation et la lutte de tous contre ce qui
en résulte. Quand il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent
venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont
obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très
longue, la présence d'un agent de police s'impose pour le maintien de l'ordre.
Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. Elle
"sait" à qui donner et qui doit patienter (5)... »
L'État comme contrôleur, exécutant, des «
affaires communes de la société » (l'accumulation d'une partie du surproduit
social ; l'administration territoriale ; les affaires militaires ; le respect de
normes de cohabitation entre citoyens et citoyennes ; la création et
l'entretien de l'infrastructure, etc.) distinctes des activités économiques
immédiates (production et répartition) s'incarne dans une série d'appareils
qui, comme le rappelle Engels, dans l'Anti-Dühring, se rendent autonomes de la
société, se transforment de serviteurs en maîtres de celle-ci. Lorsque les
porte-parole de Solidarnosc se réfèrent à cette situation de fait en Pologne,
ils sont marxistes sans le savoir et sans le vouloir - et de bien meilleurs
marxistes que les dirigeants du POUP qui tentent de nier cette réalité
manifeste.
En Union soviétique et dans d'autres formations
sociales similaires, il est évident que l'État n'a pas commencé à dépérir.
Il continue au contraire à s'étendre en une puissante force indépendante
érigée au-dessus de la société. Les dirigeants du PCUS prônent d'ailleurs
franchement son renforcement continuel (cf. le nouveau programme du PCUS de
1986). Ceci prouve que nous sommes encore fort éloignés d'une société
socialiste sans classes, qu'il existe de fortes tensions sociales et que la
régulation de ces contradictions sociales exige l'existence de l'hypertrophie
des appareils bureaucratiques : « L'État ne représente nullement une force
imposée du dehors à la société (...) L'État est un produit de la société
à une certaine étape de son développement. Il constitue l'aveu que cette
société s'est empêtrée dans une insoluble contradiction avec elle-même,
qu'elle s'est scindée en antagonismes inconciliables dont elle est impuissante
à se débarrasser (6). »
Les marxistes-révolutionnaires n'accusent pas la
fraction stalinienne et ses successeurs des « partis communistes » au pouvoir
d'avoir « causé » la croissance monstrueuse de l'État et de la bureaucratie
par « trahison » ou par « erreurs politiques ». Le contraire est vrai. Les
marxistes-révolutionnaires expliquent la victoire, la ligne politique et
l'idéologie de la fraction stalinienne et de ses successeurs par Ies conditions
matérielles et sociales esquissées plus haut. A la fraction stalinienne et ses
successeurs, on peut reprocher (dans la mesure où pour le socialisme
scientifique des « reproches » jouent un rôle en politique ) ce qui suit : 1.
Qu'ils cachent la réalité sociale en justifiant la bureaucratie par une
idéologie spécifie, une « fausse conscience » et, de ce fait, abandonnent le
marxisme et le matérialisme historique dans l'interprétation de la société.
Par là, ils trompent la classe ouvrière de leur propre pays et du monde entier
et répandent des mensonges. 2. Qu'au nom du «communisme» et du « marxisme
», ils ont déclenché des processus d'exploitation et de répression sur une
grande échelle contre les travailleurs, la jeunesse, les paysans, les femmes et
les minorités nationales, ce qui constitue un crime contre le socialisme et le
prolétariat. 3. Que par leur pratique politique, ils n'ont pas limité la
pénurie et les excès bureaucratiques au minimum possible, mais qu'ils les ont
développés outre mesure. Cela veut dire qu'ils n'ont pas agi et qu'ils
n'agissent pas dans l'intérêt du socialisme et du prolétariat en tant que
classe, mais qu'ils subordonnent ces intérêts aux intérêts spécifiques de
la bureaucratie privilégiée.
La question générale posée par cette
explication marxiste de l'hypertrophie de l'État et de la bureaucratie en Union
Soviétique est la suivante : les mencheviks n'avaient-ils donc pas raison,
contre Lénine et Trotsky, en S'opposant à la révolution d'octobre avec
l'argument que la Russie n'était pas mûre pour le socialisme ? La réponse
historique à cette question, c'est que le processus de la révolution
socialiste mondiale doit être séparé conceptuellement de celui de la
construction achevée d'une société socialiste sans classes. En fait, la
Russie n'était certes pas « mûre » pour l'établissement d'une telle
société. Jusqu'en 1924, ce fut le point de vue commun de tous les marxistes
révolutionnaires : non seulement de Lénine, Trotsky, Rosa Luxemburg,
Boukharine, Zinoviev, Lukacs, Gramsci, Thalheimer, Korsch, Radek, etc. mais
aussi de Staline. Mais le monde était mûr pour le socialisme. En fait, déjà
dans l'Anti-Dühring, Engels le tenait pour un fait certain.
Ce qui était déjà vrai en 1875 l'était
incomparablement plus en 1917. Or, l'appropriation des moyens de production par
l'État ouvrier est un acte politique, qui n'est pas seulement lié à des
conditions préalables matérielles mais aussi à des conditions préalables
subjectives. Sur la base de la découverte de la loi du développement inégal
et combiné, Trotsky fut en mesure de prédire dès 1905-1906 que, dans le cadre
du monde impérialiste, et vu son unique combinaison de retard socio-économique
et de maturité politique, le prolétariat de certains pays moins développés
comme la Russie aurait la possibilité de biser le pouvoir d'État du capital
avant que cette éventualité ne se produise dans les nations industrielles les
plus développées. L'impérialisme entrave simultanément le plein
développement des conditions objectives du socialisme dans les pays attardés
(le développement complet du capitalisme) et des conditions subjectives pour le
socialisme dans les pays hautement industrialisés (le plein développement de
la conscience de classe prolétarienne). Mais c'est précisément de la
combinaison de ces deux processus qu'émerge la forme concrète de la
révolution socialiste mondiale qui peut commencer dans des pays comme la
Russie, mais qui n'aboutira au plein développement d'une société socialiste
que par son extension aux nations industriellement les plus avancées. Rosa
Luxemburg l'exprimait succinctement : « En Russie, le problème ne pouvait
être que posé : il ne pouvait pas être résolu en Russie. Et c'est en ce sens
que l'avenir appartient partout au "bolchévisme" (7). » Toute la
tragédie du XXe siècle est contenue dans ces prévisions confirmées par
l'histoire.
La révolution d'Octobre, non pas comme moyen
pour le « développement du socialisme dans un seul pays » mais comme moteur
de la révolution socialiste mondiale : telle fut, dès le début, la
justification historique que Lénine, Trotsky, Luxemburg et leurs camarades lui
ont donnée. Écoutons encore une fois Rosa (on pourrait y ajouter des dizaines
de citations de Lénine, Trotsky, Boukharine, Zinoviev) : « Les socialistes
gouvernementaux d'Allemagne peuvent bien crier que la domination des bolcheviks
en Russie est une caricature de dictature du prolétariat. Qu'elle l'ait été
ou qu'elle le soit, ce ne fut qu'en tant que produit de l'attitude du
prolétariat allemand, laquelle est une caricature de lutte de classe
socialiste. Nous vivons tous sous la loi de l'histoire et l'ordre social
socialiste ne peut absolument s'établir qu'internationalement. Les bolcheviks
ont montré qu'ils peuvent tout ce qu'un parti vraiment révolutionnaire est en
état de donner dans les limites des possibilités historiques. Ils ne peuvent
pas faire des miracles. Car une révolution prolétarienne exemplaire dans un
pays isolé, épuisé par la guerre, étranglé par l'impérialisme, trahi par
le prolétariat international, serait un miracle. Ce qui importe, c'est de
distinguer dans la politique des bolcheviks l'essentiel et l'accessoire, la
substance de l'accident. Dans cette dernière période où nous sommes à la
veille des batailles décisives dans le monde entier, le problème le plus
important du socialisme a été et est encore la brûlante question du jour :
non pas tel ou tel détail de tactique, mais la capacité d'action du
prolétariat, la force d'action des masses, la volonté de conquérir le pouvoir
pour le socialisme en général. à cet égard, Lénine et Trotsky, avec leurs
amis, ont été les premiers qui aient devancé le prolétariat mondial par leur
exemple : ils sont jusqu'ici les seuls qui puissent s'écrier avec Ulrich von
Hutten : "J'ai osé cela !" (8) ».
Avec la Première Guerre mondiale, une série de
révolutions virtuellement ininterrompue éclata de par les contradictions
internes de l'impérialisme et du mode de production capitaliste, intensifiées
par la guerre. Ces révolutions furent hautement stimulées par la révolution
d'Octobre et par la fondation de l'État soviétique mais elles ne furent pas
causées par celles-ci. Le processus réel de la révolution socialiste
mondiale, avec la possibilité de victoire de la révolution dans les pays
industriels avancés comme l'Allemagne et l'Italie, fut favorisé par
l'existence de l'État soviétique. Pendant cette période, la possibilité de
la réalisation du socialisme à l'échelle mondiale progressait, malgré
l'impossibilité de réaliser le socialisme en Russie. La révolution d'octobre
fut donc pleinemerrt justifiée du point de vue historique.
Il. Pénurie et production marchande
La contradiction entre la production marchande et
une société de producteurs associés, c'est-à-dire une société socialiste
comme phase inférieure du communisme, figure parmi les éléments de base du
matérialisme historique. Pour Marx et Engels, le champ d'action de la
production marchande ne fut en aucune manière limité au mode de production
capitaliste. « L'économie politique commence avec la marchandise, avec le
moment où des produits sont échangés les uns contre les autres, soit par des
individus, soit par des communautés primitives (9). » Or, dans le chapitre I
du premier volume du Capital, Marx précise que les produits ne deviennent
marchandises que lorsqu'ils résultent de travaux privés exécutés
indépendamment les uns des autres. à partir du moment où le travail perd son
caractère privé, qu'il devient immédiatement social, que sa répartition
entre divers secteurs d'activité ne résulte plus de décisions spontanées
d'individus, d'unités de production ou de firmes, mais de décisions prises à
priori par la société tout entière, la production marchande disparaît : «
En une société coopérative, fondée sur la propriété commune des moyens de
production, les producteurs n'échangent pas leurs produits ; le travail
dépensé dans ces produits n'apparaît pas non plus comme valeur de ces
produits (...) puisque maintenant, à l'opposé de la société capitaliste, les
travaux individuels font directement partie du travail global [ social ] et pas
seulement après un détour (...). Ce dont il s'agit ici, c'est de la société
communiste non pas telle qu'elle s'est développée sur sa propre base, mais au
contraire telle qu'elle vient juste de surgir de la société capitaliste, donc
encore marquée à tout point de vue, économiquement, moralement,
spirituellement par les stigmates de la vieille société du sein de laquelle
elle provient. De ce fait, chaque producteur reçoit encore exactement de la
société ce qu'il lui donne - compte tenu des déductions (10). »
En même temps que la persistance et
l'hypertrophie de l'appareil d'État bureaucratique, la persistance de la
production marchande est donc une preuve concluante que, du point de vue du
matérialisme historique, en Union soviétique et dans les autres formations
sociales similaires, il n'existe pas d'économie ou de société socialistes,
pas de socialisation pleinement développée des moyens de production ou du
processus de production. Des apologistes de la bureaucratie soviétique
(soutenus par les sourires bienveillants des idéologues bourgeois et
petit-bourgeois en Occident) contestent cette position de deux manières. D'une
part, ils disent que Marx et Engels se trompaient sur le « mouvement réel »
du socialisme et que la pratique aurait prouvé que le socialisme peut
coïncider avec un « État fort », et avec la production marchande. Ils
rappellent dans ce contexte que les deux maîtres répétèrent tout le temps
que le communisme n'est pas un but à atteindre mais le mouvement réel qui
abolit « l'état de choses existant », à savoir la propriété privée. Ce
point de vue réducteur est basé sur la falsification manifeste d'une citation
de L'Idéologie Allemande : « (...) Une fois abolie la base, la propriété
privée, et instaurée la réglementation communiste de la production, qui
abolit chez l'homme le sentiment d'être devant son propre produit comme devant
une chose étrangère, la puissance du rapport de l'offre et de la demande est
réduite à néant, et les hommes reprennent en leur pouvoir l'échange, la
production, leur mode de comportement réciproque. Le communisme n'est pour nous
ni un État qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se
régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel.
Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes
(11). »
Marx et Engels disent donc justement que
l'abolition de « l'état de choses existant » ne doit pas être limitée à la
seule abolition de la propriété privée des moyens de production. Elle doit
inclure au moins : 1. L'abolition de la production marchande et le
dépérissement de l'argent (« la puissance du rapport de l'offre et de la
demande réduite à néant»). 2. L'abolition de l'échange des biens de
consommation, du moins à l'intérieur de la commune. 3. Le contrôle des
producteurs sur les produits de leur travail et sur leurs conditions de travail,
ce qui inclut, entre autres, le pouvoir des producteurs associés de disposer
des moyens de production des biens de consommation. 4. Le contrôle des gens
eux-mêmes sur « leur mode de comportement réciproque », ce qui exclut
l'existence d'un appareil répressif séparé de la société.
On n'a pas besoin d'énumérer de nombreuses
données empiriques pour prouver que l'Union soviétique et les autres
formations similaires sont loin d'avoir rempli ces conditions. Il n'y a pas
encore eu de mouvement réel qui, quelque part dans le monde, ait abolit «
l'état de choses existant ». Il n'y a nulle part de société socialiste.
D'autre part, les apologistes de la bureaucratie accusent les marxistes
révolutionnaires et d'autres « critiques de gauche » d'« élever »
consciemment les exigences du socialisme de manière à pouvoir démontrer qu'en
Union soviétique et ailleurs la réalité n'atteint pas « l'idéal » (12).
Selon eux, cela serait de « l'idéalisme historique », de « l'utopie
normative », du « moralisme » se substituant aux catégories du matérialisme
historique.
A cela nous répondons que le matérialisme
historique implique justement que les catégories scientifiques ( y compris les
« normes » ) sont les produits de relations sociales réelles et non pas les
produits de « raisonnements faux » ou d'un « anticommunisme» diabolique. La
base matérielle des «catégories» marchandise, valeur, argent, en Union
soviétique et autres sociétés similaires, c'est l'absence d'une,
socialisation suffisante de la production. Le travail n'a pas encore
complètement un caractère immédiatement social. Il n'y a pas encore accès
direct des producteurs aux moyens de production et aux biens de consommation. Du
même fait, ces producteurs ne sont pas encore des producteurs associés. Il n'y
a donc pas abolition totale du travail privé et de la propriété privée.
En d'autres termes : ce n'est pas parce que les
conditions sociales en URSS ne sont pas conformes aux « normes » de Marx
qu'elles sont « non socialistes » et « mauvaises ». Pareil raisonnement
serait en effet idéaliste et « normatif ». C'est parce que des preuves
empiriques abondantes prouvent que ces fonctions sont « mauvaises »,
c'est-à-dire encore partiellement exploiteuses, très opprimantes et
aliénantes, qu'elles sont « non socialistes ». Le fait qu'elles ne sont pas
non plus conformes à la définition du socialisme de Marx confirme que les
normes de Marx furent correctes sur ce que devrait être le socialisme. Ces «
normes » propres au socialisme se révèlent être ni des projections «
idéalistes » ni des concepts utopiques, mais des conditions nécessaires à
l'événement d'une société sans classes non exploiteuse et non oppressive. Ni
en Union soviétique ni ailleurs, on ne rencontre un « socialisme réellement
existant ». La bureaucratie, la bourgeoisie internationale et leurs idéologues
respectifs affirment bien entendu le contraire parce qu'une telle affirmation
correspond à leurs intérêts. L'intérêt des uns est de voiler ou d'excuser
l'inégalité, les privilèges matériels et le monopole du pouvoir qui existent
en URSS. L'intérêt des autres est de discréditer le socialisme aux yeux des
ouvriers en Occident, en présentant la situation réelle en Union soviétique
et ailleurs... comme « le socialisme réellement existant».
Des apologistes moins instruits ajoutent : les
critiques « opportunistes de gauche » de la société soviétique confondent
le socialisme avec le communisme. Ce qui est exigé d'une société socialiste
n'est possible qu'en société communiste. Ces apologistes oublient la
caractérisation claire de Lénine : « C'est cette société communiste qui
vient de sortir des flancs du capitalisme et qui porte dans tous les domaines
les stigmates de la vieille société, que Marx appelle la "première"
phase ou phase inférieure de la société communiste. Les moyens de production
ne sont déjà plus la propriété privée d'individus. Ils appartiennent à la
société tout entière. Chaque membre de la société accomplissant une
certaine part du travail socialement nécessaire reçoit de la société un
certificat constatant la quantité de travail qu'il a fournie (13)... »
Ils oublient que cette définition du socialisme
se trouve également dans les citations sus-mentionnées de Marx et Engels, que
l'ensemble de la tradition marxiste de 1875 à 1928, à l'exception possible de
Karl Kautsky, se basait sur la même définition. Staline lui-même le
répétait jusqu'à juin 1928 (14) !. Une simple question de définition ?
Certainement pas. On ne peut maintenir que la production marchande et la loi de
la valeur continuent à opérer dans une société socialiste qu'en rejetant
tout le tome 1 du Capital de Marx, son analyse de la marchandise, de la valeur,
de la valeur d'échange (forme.valeur) et de la loi de la valeur. Cela implique
non seulement le rejet de la définition du socialisme de Marx mais aussi le
rejet de toute son analyse du capitalisme et des origines des classes et de
l'État, c'est-à-dire le rejet du matérialisme historique tout entier. Chacun
a le droit de penser que l'histoire a réfuté ces théories de Marx. Mais
personne n'a droit de s'appeler « marxiste », c'est-à-dire de prétendre
adhérer aux découvertes scientifiques de Marx, et d'avancer en même temps des
théories sur l'essence et la dynamique de la production marchande, de la valeur
et de la loi de la valeur, de l'argent, du capitalisme et du socialisme, qui
sont en contradiction totale avec celles de Marx.
La remarque de Marx selon laquelle le « droit
bourgeois » subsiste encore sous le socialisme (la première phase inférieure
du communisme) ne peut en aucune manière impliquer l'existence de la production
marchande et de la loi de la valeur. La citation sus-mentionnée de la Critique
du Programme de Gotha de Marx affirme explicitement le contraire. Malgré la
disparition de la production marchande et de la valeur sous le socialisme, le
droit bourgeois continue à dominer, parce qu'il y a seulement égalité
formelle (échange de quantités équivalentes de travail individuel,
immédiatement reconnu comme travail social). Du fait que des individus
différents ont des besoins différents et des capacités différentes à
produire des quantités de travail, d'aucuns peuvent largement satisfaire leurs
besoins et d'autres pas. Ce qui existe aujourd'hui en Union soviétique, ce
n'est justement pas l'égalité formelle dans la distribution des biens de
consommation à laquelle Marx se réfère avec la formule « droit bourgeois »
mais une inégalité formelle énorme et croissante. En échange de sept heures
de travail, un travailleur manuel non qualifié reçoit X biens de consommation
; un haut bureaucrate reçoit pour les mêmes sept heures de travail 10 ou 20 X
de biens de consommation (en ne prenant pas seulement en considération le
salaire en argent mais aussi la distribution en nature des biens et des
services).
Ce « droit bourgeois » va bien au-delà de la
notion de Marx concernant la première phase socialiste du communisme. Et de
ceci découle, comme il découle de l'existence persistante de la production
marchande et de la valeur, que la « lutte pour l'existence », la lutte
générale pour l'enrichissement personnel, le froid calcul des « avantages
personnels », l'égoïsme, le carriérisme, la corruption continuent à dominer
la société (même si c'est à un degré moindre que sous le capitalisme).
Cette dynamique sociale ne résulte pas en premier lieu des « résidus de
l'idéologie capitaliste » ou de « l'influence de l'Occident », mais
principalement de la structure socio-économique existante de l'URSS elle-même.
Nous trouvons encore une fois ici la même
pénurie, le même développement insuffisant des forces productives qui ont
déjà servi à expliquer la survie et l'hypertrophie de l'État et de la
bureaucratie. Distribution, relations juridiques et conditions de pouvoir ne
peuvent se trouver à un niveau qualitativement supérieur à celui que permet
le niveau de développement des forces productives. La façon dont s'organise la
distribution, dont se détermine qui la règle et comment il la règle dépend
finalement de combien on peut distribuer, c'est-à-dire de combien on a produit.
La volonté la plus forte, les intentions les plus louables, l'idéalisme le
plus élevé ne peuvent rien y changer à long terme. Aussi longtemps que la
société de l'Union soviétique ne peut se combiner avec les secteurs
industriels les plus avancés du monde ( l'Europe occidentale, l'Amérique du
Nord, le Japon ), il n'y aura pas de socialisme. Le sort du socialisme continue
à dépendre du sort du capitalisme international, de la victoire ou de la
défaite du prolétariat mondial, c'est-à-dire de l'avenir de la révolution
mondiale.
Ceci nous débarrasse d'un autre malentendu
concernant l'attitude des marxistes-révolutionnaires à l'égard de l'URSS. Le
fait que les marxistes soulignent que les relations marchandes qui persistent en
Union soviétique et ailleurs prouvent qu'il n'y existe pas encore une société
socialiste n'implique pas qu'ils « exigent » que le parti ou la classe
ouvrière en finissent « immédiatement » avec la production marchande et avec
l'argent, qu'ils abolissent « immédiatement » l'État ou d'autres absurdités
similaires. La production marchande et la valeur ne peuvent être « abolies »
arbitrairement, de même que l'État ne peut être « supprimé »
artificiellement. Ils ne peuvent que dépérir progressivement. Le fait qu'en
Union soviétique, plutôt que de dépérir ils continuent à croître est un
élément indispensable d'une analyse scientifique, marxiste objective de ces
sociétés, une preuve irréfutable de l'inexistence du socialisme. Mais ce
n'est pas une base pour des suggestions irresponsables et irrationnelles. Dans
les conditions internes et externes données, la survivance de la production
marchande et de la circulation monétaire est inévitable, de même que celle de
l'État ouvrier. S'ils étaient « abolis » du jour au lendemain, il en
découlerait une désintégration encore plus rapide des relations de production
existantes non en faveur du socialisme mais en fin de compte plutôt en faveur
de la restauration du capitalisme.
Les suggestions concrètes faites pour une
réforme de l'économie et de la société soviétique (1922-1933), puis le
programme pour une révolution politique élaborée par les
marxistes-révolutionnaires n'ont jamais appelé à « l'arrêt » immédiat de
la production marchande. Ils ont plutôt appelé à son inclusion optimale dans
un système de production et de planification socialisées qui visait
simultanément un développement optimal à long terme des forces productives et
des relations de production réellement socialistes. L'un ne peut être séparé
arbitrairement de l'autre.
Sans un accroissement des forces productives
existantes, pas de socialisme. Mais sans l'émergence de vraies relations de
production socialistes, la construction du socialisme est tout aussi impossible.
Il ne peut s'agir de produire « en premier lieu » tant de tonnes d'acier, de
ciment ou de quantité d'automobiles, de maisons, etc., jusqu'à ce que les
producteurs(trices) deviennent brusquement (par quel miracle ?) maîtres et
maîtresses de leurs conditions de travail et de vie. Simultanément, et par un
processus d'interaction constante, on doit progresser sur le front de la
production et de la productivité du travail d'une part, et sur celui de l'essor
d'autogestion des travailleurs dans l'économie et dans l'État ( le pouvoir
effectif des conseils, de la démocratie socialiste) d'autre part. Sans progrès
décisif dans l'autogestion ouvrière, dans l'égalité sociale et la
démocratie politique, les sources d'un développement ultérieur des forces
productives se tariront graduellement, l'une après l'autre. Au même titre, il
est complètement déplacé, comme le fait Lukacs, d'accuser les critiques
marxistes-révolutionnaires de la thèse stalinienne de la « construction d'un
seul pays », de défendre comme solution de rechange : « Le socialisme à
travers la guerre révolutionnaire ou le retour aux circonstances d'avant le 7
novembre, c'est-à-dire le dilemme entre l'aventurisme ou la capitulation. Par
rapport à ce dilemme, l'histoire ne justifie pas une réhabilitation de
Trotsky. En ce qui concerne les questions stratégiques décisives de l'époque,
Staline avait complètement raison (15) . »
Cette falsification de l'histoire accepte les
légendes de la bureaucratie thermidorienne, qui sont directement réfutées par
tous les documents concernant les discussions au sein du PCUS et du Komintern de
1923 à 1933. Loin d'avoir été prisonniers du dilemme décrit par Lukacs,
Trotsky et l'opposition de gauche maintenaient -- initialement contre
Staline-Zinoviev, plus tard contre Staline-Boukharine, et finalement contre la
seule fraction stalinienne, le PCUS étant devenu monolithique -- que les
communistes devaient simultanément accomplir deux tâches. Ils devaient
accélérer l'industrialisation de l'Union soviétique, introduire la
planification économique, élever la base technique de l'agriculture (à l'aide
de l'industrialisation) et la réorganiser dans un cadre coopératif, mais
seulement avec l'accord librement consenti des paysans. En même temps, ils
devaient élargir la révolution sur le plan international selon les lois et les
exigences internes de la lutte des classes dans chaque pays (et non selon la
nécessité conjoncturelle de la défense de l'Union soviétique). Cette ligne
rejetait aussi bien la capitulation que l'aventurisme, comme c'est indiqué dans
la critique de Trotsky du programme du Komintern : « Durant ce Congrès [le
troisième de l'IC], nous avons répété des dizaines de fois aux gauchistes
impatients : ne vous hâtez pas de nous sauver, vous ne feriez que nous perdre,
vous et nous ; suivez le chemin de la lutte systématique pour conquérir les
masses, pour arriver à la prise du pouvoir ; nous avons besoin de votre
victoire et non pas d'un combat mené dans des conditions défavorables ; nous,
en Russie soviétique, avec la NEP, nous maintiendrons nos positions et nous
irons quelque peu de l'avant ; vous pourrez encore venir en quelque temps voulu
à notre aide, si vous préparez vos forces et si vous profitez d'une situation
favorable (16). »
Finalement, dans le cadre de la théorie de la
révolution permanente, la compréhension des lois du développement inégal et
du développement combiné n'implique point que les peuples des pays moins
industrialisés ne peuvent rien faire pour leur propre libération et doivent
attendre la victoire du prolétariat dans les nations industrialisées avancées
pour créer la base pour la construction réussie du socialisme. Au contraire,
Trotsky était arrivé à la conclusion que seule une révolution socialiste
dans les pays retardés pouvait les libérer de l'héritage barbare du passé
qui pèse sur eux. A l'âge de l'impérialisme, le capitalisme est incapable de
nettoyer les écuries comme il le fit pour la plus grande partie en Occident.
Cette raison suffit à elle seule pour justifier pleinement les révolutions
socialistes dans le tiers monde. Elles seules peuvent résoudre les tâches
inaccomplies de développement du socialisme. Mais ce processus ne peut être
complété sur les bases économiques et sociales trop restreintes de ces seuls
pays. Il doit être élargi aux pays industrialisés dirigeants lorsque la
conjoncture de la lutte de classes le permet.
III. La combinaison hybride de l'économie
marchande et du despotisme bureaucratique
Résulte-t-il de notre analyse que, par suite du
développement insuffisant des forces productives en Union soviétique, la
bureaucratie est devenue une classe dirigeante : ou bien une «classe
capitaliste-d'État» ou bien une « nouvelle classe » ? Certainement pas.
Réfuter cette thèse mécaniste implique d'examiner de plus près l'imbrication
contradictoire entre la production marchande et l'opération de la loi de la
valeur d'une part et la domination bureaucratique d'autre part. Cette relation
contradictoire (qui mène à des rapports de production spécifiques et hybrides
qui, historiquement, ne peuvent se reproduire automatiquement ) doit être
insérée dans la problématique plus générale des sociétés de transition
entre les modes de production historiques « progressives », pour reprendre la
célèbre formule de Marx.
Nous l'avons déjà dit : la restriction du
fonctionnement de la production marchande à la seule époque du capitalisme
contredit les thèses du matérialisme historique développés par Marx et
Engels. La valeur d'échange et la production marchande, et par là aussi le jeu
de la loi de la valeur existaient des siècles avant l'émergence du mode de
production capitaliste. Ce qui distingue les différentes formes de la petite
production marchande du capitalisme, c'est le fait que ce n'est que sous le
capitalisme que la production marchande et de la valeur deviennent
généralisées. Ce n'est qu'au sein de ce mode de production que les moyens de
production et la force de travail deviennent en général des marchandises. Bien
que le capital, le capitalisme et leurs contradictions soient déjà présents
embryonnairement dans la petite production marchande, ils ne le sont justement
qu'au stade d'embryon. Afin de se développer pleinement, toute une série de
conditions économiques et sociales supplémentaires doivent être créées pour
permettre à cet embryon de grandir et de mûrir. En Occident et dans les
grandes civilisations de l'Orient, ce processus a pris 2 500 ans. Dans les pays
les moins développés, il n'est pas encore complété aujourd'hui.
Les obstacles sur le chemin de ce processus sont
énormes. Pour n'en mentionner qu'un : la nécessité de séparer les
producteurs, dans leur très grande majorité des paysans, de tout accès direct
à la terre. Sans cette condition, le plein développement du mode de production
capitaliste et la transformation des producteurs directs en salariés sont
impossibles. Mais la séparation des paysans de leurs moyens de production et de
subsistances élémentaires exige une énorme transformation des relations de
propriété à la campagne (17) . La plantation d'esclaves et le domaine foncier
d'État, aussi bien que les communautés villageoises originales avec pouvoir
d'accès de fait à la terre pour les paysans (soit dans le cadre du « mode de
production asiatique », soit dans celui du féodalisme « pur ») sont des
obstacles énormes pour une telle transformation. Ils doivent être anéantis.
Des transformations économiques, sociales et politiques supplémentaires dans
la production et le commerce, à la ville et à la campagne, sont en outre
nécessaires. La lenteur de leur mûrissement conduisait, même dans les
régions avancées d'Europe occidentale, à la coexistence pendant de longues
périodes de la petite production marchande, de rapports de production à
prépondérance non capitaliste et de rapports de production capitalistes
émergeant progressivement.
Cette phase de transition du féodalisme au
capitalisme produisait une combinaison hybride de production marchande et de
production de valeurs d'usage seules. La loi de la valeur fonctionnait dans la
sphère de la production marchande, sous une forme propre à cette société de
transition. Mais pendant une longue période, elle fonctionnait peu ou pas du
tout au niveau des villages. Un paysan européen pendant le haut moyen âge, un
paysan indien ou chinois au XVIIIe siècle, un paysan mexicain ou africain au
milieu du XIXe siècle, ne change pas le volume ou la nature de sa production
selon les fluctuations du prix de marché, aussi longtemps que cette production
est destinée avant tout à sa subsistance. Des impôts-rentes, la guerre ou des
famines peuvent augmenter ou diminuer (parfois drastiquement) la part de la
totalité des valeurs d'usage produites qui lui reste pour sa propre
consommation. Mais ce fait ne le transforme pas en producteur de marchandises,
dépendant du marché, c'est-à-dire de la loi de la valeur.
Pour que cela se produise, il faut une
transformation des rapports de propriété dans le village (des rapports de
propriété compris non seulement dans un sens juridique mais économique). Une
séparation de fait du paysan du libre accès à la terre est nécessaire. Nous
définissions la logique d'une telle société hybride par la formule : la loi
de la valeur fonctionne dans de telles sociétés de transition mais elle n'y
domine pas. La distribution des ressources productives socialement disponibles
entre les différentes branches n'est pas déterminée par la loi de la valeur
mais plutôt par la coutume et les traditions, les besoins des paysans, leurs
techniques de production, leurs habitudes, leur organisation communautaire, etc.
L'analyse que Marx a faite de cet état des choses est bien connue.
De tels rapports de production hybrides ne
mènent pas nécessairement à la stagnation des forces productives et de la
société. Une contradiction entre l'économie traditionnelle et la production
marchande s'y développe lentement, y compris par l'expansion de l'usure et du
capital commercial et manufacturier. Elle peut produire à long terme une
dynamique économique et sociale qui mène finalement à la prédominance de la
loi de la valeur et du mode de production capitaliste. Néanmoins, il s'agit
d'un processus historique concret, qui doit être étudié concrètement et dont
la réalité doit être démontrée empiriquement. Il ne peut être déduit de
syllogismes abstraits du type : émergence de la production marchande -
prédominance automatique de la loi de la valeur - capitalisme - domination de
la classe capitaliste.
L'analogie avec la structure économique et
sociale de l'Union soviétique et d'autres sociétés similaires est frappante.
De même que dans les sociétés précapitalistes, la production marchande
persiste dans la société de transition entre le capitalisme et le socialisme.
Mais il s'agit dans ces deux cas d'une production marchande non généralisée
et seulement partielle. Les biens de consommation et les moyens de production
échangés entre les coopératives agricoles et les entreprises d'État sont des
marchandises, de même que les produits insérés dans le commerce extérieur.
Mais la masse des grands moyens de production ne sont pas des marchandises. La
plus grande partie de la force de travail ne l'est pas non .plus (18). Pour la
masse des machines, les matières premières ou la force de travail, il n'y a
pas de marché à proprement parler.
La distribution des ressources sociales entre les
différentes branches de production ne s'effectue pas sur base de la loi de la
valeur. Les machines et la force de travail ne se déplacent pas des branches
ayant un « taux de profit » inférieur vers les branches ayant un taux de
profit supérieur. Les prix, les « profits » (d'ailleurs purement comptables,
et découlant de prix arbitraires) ne sont pas les signaux qui déterminent ou
réorientent l'investissement. Ce n'est pas la loi de la valeur mais l'État,
c'est-à-dire la bureaucratie, qui décide en dernière instance des proportions
du produit social qui seront investies et de celles qui seront consommées,
ainsi que de la dynamique de l'économie prise dans son ensemble. L'économie
soviétique n'est -pas une économie de marché généralisée. C'est une
économie d'allocation centrale des ressources, une économie centralement
planifiée.
Ce n'est pas pour autant une économie
d'allocation « pure ». C'est une combinaison hybride d'économie d'allocation
et de production marchande dans laquelle la loi de la valeur ne prédomine pas
mais continue à fonctionner. Et celle influence de la loi de la valeur limite
en dernière instance le despotisme bureaucratique et lui fixe des frontières
infranchissables. C'est ce que n'admettent pas Sweezy et Magdoff qui rejètent -
correctement - l'existence de prétendues « lois économiques du socialisme »,
mais en déduisent à tort la possibilité d'un despotisme économique plus ou
moins illimité de la bureaucratie.
D'une part, l'arbitraire de la bureaucratie est
circonscrit par des contraintes objectives internes, c'est-à-dire par les
limites des ressources matérielles que l'économie peut allouer. En effet, la
bureaucratie peut déterminer de façon despotique que certaines branches
industrielles reçoivent de manière prioritaire des ressources rares, par
exemple techniquement avancées. Elle peut ainsi accorder successivement la
priorité à l'industrie lourde, à l'industrie d'armements, à la navigation
spatiale, aux gazoducs vers l'Europe, etc. Mais elle ne peut se libérer des
lois de la reproduction élargie (19). Chaque allocation disproportionnée de
ressources au bénéfice d'une branche distincte de l'économie mène à des
disproportions d'ensemble qui minent la productivité du travail, y compris dans
l'industrie lourde et dans celle de l'armement, et qui détournent par exemple
une partie des ressources économiques soviétiques vers l'importation de
produits alimentaires au lieu d'importer des machines, de la technologie
moderne, etc. Ceci n'est d'ailleurs qu'un aspect du problème. Mille liens
unissent les secteurs non marchands aux relations marchandises-argent, en dépit
de toute la terreur, de toute la pression et de tout le despotisme de la
bureaucratie.
D'autre part, l'arbitraire de la bureaucratie est
restreint par la pression du marché capitaliste mondial. Sur le marché
mondial, c'est la loi de la valeur qui domine. Là, il n'y a en définitive
qu'une seule structure des prix, déterminée par la loi de la valeur. Tout le
commerce extérieur du bloc soviétique (y compris le commerce à l'intérieur
du COMECON) se traduit en définitive sur la base des prix du marché mondial.
La nature hybride de la société de transition
en URSS se reflète clairement dans la structure dualiste des prix. Une série
de prix sont déterminés par la loi de la valeur. Une autre série de prix sont
fixés arbitrairement par les autorités du plan. Le deuxième groupe de « prix
» domine encore en Union soviétique. C'est pourquoi l'économie soviétique
est encore une économie d'allocation centralisée - protégée par le monopole
étatique du commerce extérieur -, c'est-à-dire une économie planifiée. Mais
plus grand est le poids du commerce extérieur au sein du produit national brut
dans un pays du bloc soviétique, plus augmentent les contraintes du marché
mondial, et plus les prix « planifiés » sont influencés par la loi de la
valeur. Cela influence la distribution des ressources même au sein du secteur
étatique de l'économie. De ce fait, la possibilité socio-matérielle de
l'économie planifiée, c'est-à-dire de l'allocation centralisée des
ressources économiques décisives, se trouve restreinte. Le conflit entre
l'aile « politique » et l'aile « technocratique » de la bureaucratie, entre
les instances de planification «centrale » et les managers d'entreprise, sont
en dernière analyse des reflets de ces contradictions objectives.
Bien que l'existence persistante de la production
marchande et la domination despotique de la bureaucratie découlent de la même
source (l'isolement de la révolution socialiste dans une partie du monde
relativement attardée sur le plan industriel), ce despotisme reste lié à la
propriété collective des moyens de production, à l'économie planifiée et au
monopole étatique du commerce extérieur: La production marchande et le
fonctionnement de la loi de la valeur ne peuvent à la longue se généraliser
sans briser le despotisme de la bureaucratie.
Nous trouvons ici la raison décisive pour
laquelle la bureaucratie n'est pas devenue une classe dominante. Elle ne peut le
devenir en évoluant en « nouvelle » classe dominante mais seulement en se
transformant en une classe capitaliste « classique ». Pour que puisse émerger
un « nouveau » mode de production « bureaucratique » non capitaliste, la
bureaucratie soviétique devrait se libérer définitivement de l'influence de
la loi de la valeur. Cela exigerait non seulement la dissolution des rapports de
distribution basés sur l'échange à l'intérieur même de l'Union soviétique
mais cela exigerait aussi l'émancipation totale de l'URSS vis-à-vis du marché
mondial, c'est-à-dire l'élimination du capitalisme à l'échelle mondiale, au
moins dans les nations industrielles les plus importantes (20), ce qui dépend
à son tour de l'issue finale de la lutte des classes entre le capital et la
classe ouvrière à l'échelle mondiale.
Aussi longtemps que cette lutte n'est pas conclue
de façon définitive, C'est-à-dire aussi longtemps que nous n'avons pas vécu
soit la victoire de la révolution socialiste mondiale, soit l'autodissolution
de la bourgeoisie et de la classe ouvrière dans une nouvelle barbarie ou dans
la poussière radioactive, le sort de l'Union soviétique reste indécis.
Une nouvelle classe dominante présuppose un
nouveau mode de production, avec sa propre logique interne, avec ses propres
lois motrices. Jusqu'à maintenant, personne n'a été capable ne fût-ce que
d'esquisser les lois motrices de ce « nouveau mode de production bureaucratique
» - pour la simple raison qu'il n'existe pas. D'autre part, il nous a été
possible de déterminer les lois motrices spécifiques de la société de
transition entre le capitalisme et le socialisme, gelée à une phase
intermédiaire par la bureaucratie. Les données empiriques des trente
dernières années confirment amplement l'opération de ces lois motrices (21).
Les partisans de la notion de « classe
bureaucratique » écument en maudissant la bureaucratie. Mais ils sont en même
temps contraints d'admettre que ces « assassins, criminels, voleurs, tyrans »
jouent un rôle partiellement progressif. Ce n'est pas accidentel : dans
l'histoire, chaque classe dominante a en effet joué un rôle progressif à
l'aube de sa domination. Pour les marxistes-révolutionnaires, les aspects
partiellement progressifs incontestables du rôle intérieur et extérieur de
l'État soviétique découlent précisément du fait qu'il s'agit encore d'un
État ouvrier, même si c'est un État ouvrier bureaucratisé. La classe
ouvrière est et reste aujourd'hui la seule force sociale progressive à
l'échelle mondiale, la seule qui peut résoudre la crise de l'humanité, la
crise du XXe siècle. Quant aux aspects non prolétariens de l'État ouvrier
bureaucratisé, à tout ce qui se rapporte aux intérêts particuliers et à la
nature spécifique de la bureaucratie en tant que couche sociale (son
antagonisme envers la classe ouvrière, son appropriation d'une partie du
surproduit social, son rôle conservateur dans l'arène internationale), ils
sont profondément et totalement réactionnaires (22).
Dans, l'histoire, les classes dirigeantes ont
été capables de maintenir leur domination à long terme sur la seule base de
la propriété (au sens économique du terme : le pouvoir de disposer du
surproduit social et des moyens de production). Le sort des fonctionnaires
d'État dans le mode de production asiatique est très significatif à cet
égard.
En Chine, pendant les phases initiales de chaque
dynastie, la fonction objective de la bureaucratie fut de protéger l'État et
la paysannerie des prétentions de la noblesse terrienne (gentry) afin de
permettre la reproduction élargie (travaux d'irrigation, centralisation du
surproduit, garantie de la productivité du travail adéquate dans les villages,
etc.), ce qui permettait le paiement - souvent très généreux - de la
bureaucratie par l'État, au travers du surproduit social centralisé. Mais le
bureaucrate restait dépendant de l'arbitraire de l'État (de la Cour, de
l'empereur). Sa position n'était jamais sure (23). Il ne pouvait garantir que
son fils ou son neveu obtiennent la même bonne position de bureaucrate que lui.
C'est pourquoi, pendant la seconde moitié de chaque cycle dynastique,
s'opérait généralement une intégration progressive de la noblesse terrienne
(gentry) et de la bureaucratie. Des bureaucrates devenaient propriétaires
privés, initialement d'argent et de valeurs mobilières, de terres (ce fut
souvent un processus formellement « illégal », comparable à l'appropriation
de stocks de matières premières et de produits finis par le « marché noir »
en Union soviétique). Dans la mesure où les bureaucrates d'État se fondirent
dans la noblesse terrienne, la centralisation du surproduit social fut minée,
le pouvoir d'État affaibli, la pression sur la paysannerie renforcée, le
revenu de la paysannerie réduit. La productivité du travail agricole diminua.
L'exode rural, les révoltes paysannes, le banditisme, les insurrections se
généralisèrent.
Finalement, la dynastie s'écroula. Une nouvelle
dynastie - souvent originaire de la paysannerie - émergea et restaura
l'indépendance relative de l'État et de sa bureaucratie vis-à-vis de la
noblesse terrienne.
Un processus analogue s'est développé pendant
les dernières décennies au sein de la société soviétique. Aussi longtemps
que la pénurie absolue de biens de consommation y persista - c'est-à-dire en
gros de 1929 à 1950 -, la nécessité de satisfaire leurs besoins immédiats
pousse les bureaucrates à forcer les travailleurs à doubler ou tripler
d'efforts. Quand ces besoins immédiats furent assurés, l'économie soviétique
fut confrontée au problème qui a caractérisé toutes les sociétés
précapitalistes. Des classes ou des couches (castes, etc. ) dominantes, dont
les privilèges sont en gros réduits à des avantages de consommation privée,
n'ont pas d'intérêt objectif à long terme à l'accroissement durable de la
production (24). C'est pourquoi l'accroissement de la production et de la
consommation de luxe vont de pair avec le gaspillage, le luxe insensé, la
décadence individuelle (alcoolisme, orgies, stupéfiants). A ce propos, la
conduite de la noblesse de l'Empire romain, de la noblesse de cour française au
XVIIIe siècle, de la noblesse ottomane au XIXe siècle, de la noblesse tsariste
à la veille de la Révolution russe est quasi identique.
Le parallèle avec des fractions des couches
supérieures de la bureaucratie soviétique, ainsi qu'avec des couches
rentières parasitaires sous le capitalisme des monopoles, est évident. Seule
la classe des entrepreneurs capitalistes est forcée par la pression de la
concurrence (c'est.à-dire de la propriété privée et de la production
marchande généralisées) de se comporter de manière fondamentalement
différente. Si la concurrence s'affaiblit, le capitalisme tend à la
stagnation, disait Marx. Mais la concurrence découle de la propriété privée
(encore une fois au sens économique du terme). Sans l'une, l'autre perd toute
signification.
Au cours des années cinquante, les critiques de
notre thèse selon laquelle l'URSS reste une société de transition ont crié
à tue-tète que dans ce pays prévaut « la production pour la production »,
qui conduit en permanence à un taux de croissance exceptionnellement élevé.
Notre analyse nous a permis de prédire que le contraire allait arriver, étant
donné la nature particulière de la bureaucratie. L'histoire a déjà tranché.
De là une dynamique empiriquement vérifiable de
l'économie soviétique. Plus se ralentit la croissance économique soviétique,
plus une partie de la bureaucratie pousse à une décentralisation du contrôle
des moyens de production et du surproduit social, au nom de l'accroissement des
« droits des directeurs », ainsi qu'à une appropriation illégale des
ressources pour la production privée et le profit privé. Cela sape
progressivement la planification centrale. Cela conduit à l'opération
renforcée de la loi de la valeur et débouche en définitive sur une tendance
à la restauration du capitalisme. Parallèlement à ce processus, on assiste à
une division grandissante au sein de la bureaucratie, et surtout à l'opposition
grandissante de la classe ouvrière (25). Car les ouvriers constatent en
pratique que l'appropriation privée et la propriété privée ne peuvent
s'imposer qu'au détriment du plein emploi et au prix d'une inégalité toujours
plus grande. Les exemples de la Pologne et de l'Union soviétique confirment que
la classe ouvrière sa bat avec acharnement pour le plein emploi et contre
l'inégalité sociale (26). C'est pourquoi l'autogestion ouvrière, combinée
avec une prétendue « économie de marché socialiste », ne fait que masquer
la contradiction au lieu de la résoudre. Il n'y a pas de véritable pouvoir de
décision des collectifs ouvriers (et donc pas de véritable autogestion) si la
loi de la valeur peut leur imposer des fermetures d'entreprises. Il n'y a pas de
véritable « économie de marché » si des collectifs ouvriers peuvent
effectivement empêcher des fluctuations de l'emploi.
En bref, si l'on assiste en Union soviétique et
dans les sociétés similaires à une transformation embryonnaire de parties de
la bureaucratie en une « classe dirigeante », ce n'est pas d'une « nouvelle
classe dirigeante bureaucratique » qu'il s'agit, mais bien de l'embryon de la
bonne vieille classe de capitalistes et de propriétaires privés des moyens de
production. Si elle devait se réaliser, cette transformation des bureaucrates
en capitalistes reflèterait le processus par lequel la loi de la valeur
parviendra finalement à dominer l'économie soviétique au lieu de
l'influencer. Un tel processus exige une généralisation de la production
marchande, c'est-à-dire une transformation des moyens de production et de la
force de travail en marchandise. Pour aboutit, ce processus devra détruire la
propriété collective des moyens de production, le plein emploi
institutionnellement garanti, la planification centrale dominante et le monopole
étatique du commerce extérieur. Cela ne peut se passer simplement sur le
terrain économique et exigerait une nouvelle défaite historique de la classe
ouvrière soviétique au niveau économique et social. Cette défaite n'a pas
encore eu lieu (27).
Les forces qui favorisent une révolution
politique antibureaucratique (et qui, à long terme, sont plus fortes que celles
qui conduisent à la restauration de la propriété privée et du capitalisme)
poussent la société soviétique dans la direction opposée : celle d'un
rétrécissement de l'opération de la loi de la valeur, du renforcement de la
propriété collective des moyens de production, de la limitation résolue du
champ d'activité de la bureaucratie et de l'inégalité sociale. du
dépérissement de l'État. Elles opèrent objectivement en faveur d'un nouveau
progrès décisif vers le socialisme et la révolution mondiale.
La révolution d'Octobre et la domination
bureaucratique qui résultait de son isolement ne peuvent s'expliquer que par
une combinaison des limites spécifiques du «développement interne» russe (un
capitalisme « barbare » dans un État semi-féodal, sous forte influence
extérieure impérialiste ; une faible bourgeoisie « indigène » ; une classe
ouvrière relativement plus forte, plus concentrée et plus consciente) et du
développement prodigieux du capitalisme mondial et du prolétariat mondial à
l'époque impérialiste. Pour cette même raison, la bureaucratie russe ne peut
se transformer en « classe dirigeante » aussi longtemps que le sort du
capitalisme n'est pas décidé internationalement d'une manière ou d'une autre.
Pour cette même raison, la « même vieille m... » qui émergea de nouveau en
URSS après la victoire de la révolution ne pouvait prendre la forme d'une
nouvelle société de classe mais celle d'une bureaucratisation de la société
de transition entre capitalisme et socialisme.
IV. L'impact concret de la politique de la
bureaucratie sur la réalité sociale
Notre interprétation marxiste révolutionnaire
de l'Union soviétique n'est pas basée sur une conception « objectiviste » et
encore moins «économiciste » de l'histoire (28). Nous n'affirmons en aucun
cas que le « facteur subjectif» (la ligne politique appliquée par la
direction de l'État et du parti) et ses relations avec la conscience de classe
moyenne du prolétariat « national » et « international » aient eu ou ont un
impact purement marginal. Les circonstances objectives (le degré de
développement des forces productives) imposent certes des limites strictes à
la politique de l'État et du parti. Même les meilleurs révolutionnaires en
Union soviétique ne pourraient pas aujourd'hui (pour ne pas parler de 1920, de
1927, de 1933 ou de 1953) abolir complètement la production marchande,
l'économie monétaire, l'État et la bureaucratie.
Mais, dans ces limites objectives, la gamme des
politiques possibles est plus étendue qu'on ne le croit généralement. Il y a
près de vingt-cinq ans, nous avons essayé d'expliquer (dans le chapitre 16 de
notre Traité d'Économie Marxiste) la base théorique fondamentale de ces
variantes politiques possibles. Personne ne nous a jusqu'à maintenant donné de
réplique théorique ou n'a réfuté cette argumentation.
Dans chaque société où s'effectue une
reproduction élargie plus ou moins continue du produit social, celui-ci se
subdivise en trois et non pas en deux secteurs de base : 1, le fonds de
consommation productive (A), qui permet de reconstituer la force de travail et
les moyens de production usés au cours de la production ; 2. le fonds
d'accumulation (B), constitué par la somme des moyens de production et de
consommation de producteurs supplémentaires, rendue disponible par la
reproduction élargie, mesurée en valeurs d'usage (dans ce contexte, nous ne
considérons évidemment pas les relations de valeur d'échange, car nous ne
parlons pas seulement du mode de production capitaliste); 3. le fonds de
consommation non productive (C) (il comprend aussi la production d'armements)
qui ne contribue en rien à la reproduction élargie future, encore une fois en
termes de valeurs d'usage (29). L'idéologie économique bureaucratique
(soutenue par d'innombrables idéologues occidentaux, y compris des pseudos et
semi-marxistes) insiste sur le fait qu'une limitation du fonds de consommation
productive est nécessaire pour garantir un haut niveau d'accumulation pour la
croissance économique qui assurerait alors à long terme la « croissance
optimale » de la consommation. C'est ce qui expliquerait le taux d'accumulation
élevé de l'économie soviétique (en moyenne 25 % du revenu national par an).
Cette thèse est théoriquement et pratiquement incorrecte, et ce pour deux
raisons fondamentales : - Elle néglige premièrement le fait que le fonds de
consommation pour les producteurs directs représente en réalité un fonds de
moyens de production indirects. Chaque écart par rapport à ce que ceux-là
considèrent comme fondamental pour leur consommation cause une diminution
relative ou même absolue de la productivité du travail. Des investissements
supplémentaires rendus possibles par cette chute relative ou absolue de la
consommation des producteurs aboutissent dés lors à des taux d'augmentation de
la production finale.
Le taux d'accumulation de 25 % implique
initialement une croissance annuelle de 7 %, puis de 5 %, puis de 4 %, puis de 3
% seulement. Des économistes occidentaux parlent à ce propos d'un «
coefficient du capital croissant » en URSS : les économistes soviétiques
officiels désignent le même phénomène avec le concept de « ralentissement
de la [durée de] la rotation des fonds fixes » (30).) - Deuxièmement, cette
idéologie néglige le fait que les producteurs qui consomment moins qu'ils ne
le voudraient, qui consomment des biens de mauvaise qualité, et qui ne sont pas
satisfaits de leurs conditions de travail et de vie (y compris de l'absence de
droits politiques et civils) travaillent de façon indifférente, sinon
consciemment au ralenti. On doit donc les forcer à travailler.
Dans une économie capitaliste, cela se réalise
essentiellement par le marché du travail, c'est-à-dire par les fluctuations
des salaires, par la peur de perdre l'emploi, par le chômage de masse
périodique pendant les crises économiques et les dépressions, etc. En Union
soviétique, ces contraintes ne fonctionnent que marginalement ou pas du tout :
ce n'est justement pas du tout une société capitaliste. Au lieu des lois de
marché, ce sont le contrôle administratif, la pression et la répression qui
opèrent : le despotisme de la bureaucratie. Ces circonstances expliquent
précisément l'hypertrophie des contrôleurs et des policiers de toutes sortes
: l'hypertrophie de la bureaucratie et de l'État. Cela aboutit à la croissance
énorme du C sus-mentionné (le fonds de consommation non productive). De ce
fait, B diminue plus que dans le cas d'une augmentation raisonnable d'A.
L'expansion des dépenses improductives réduit ou supprime les bénéfices de
croissance qu'on croyait pouvoir obtenir en limitant la consommation des
producteurs (A).
Voilà tout le secret de la politique et de l'
histoire économique de la bureaucratie, de ses succès initiaux et de ses
échecs de plus en plus apparents. à cause de ces contradictions internes de sa
gestion et de sa planification, la bureaucratie freine de plus en plus
l'expansion des forces productives. Cet obstacle sur le chemin du socialisme
doit être éliminé afin de reprendre la marche en avant.
En Union soviétique, l'ampleur de la
bureaucratie, ainsi que celle de la production marchande, est beaucoup plus
grande que ce qui est objectivement inévitable. L'interaction entre
l'inévitabilité objective et la politique bureaucratique (c'est-à.dire le
produit des intérêts bureaucratiques spécifiques) détermine la réalité
soviétique et sa dynamique. Les conséquences de cette interaction peuvent se
résumer en une formule : un gaspillage énorme. Un récent chef de la
bureaucratie, Youri Andropov, estimait qu'un tiers des heures de travail
annuelles sont gaspillées. On ne saurait trouver un jugement plus accablant sur
la gestion de l'économie soviétique par la bureaucratie.
En commençant par Marx, les
marxistes-révolutionnaires ont toujours été conscients du danger que la
classe ouvrière, venue au pouvoir, serait opprimée de nouveau par ses propres
bureaucrates. Dans La Guerre Civile en France, Marx esquissait les mesures par
lesquelles l'État-Commune - la dictature du prolétariat - devrait se
distinguer fondamentalement de l'État bourgeois : élection de tous les
fonctionnaires au suffrage universel ; révocabilité au gré des électeurs ;
limitation de leur traitement à celui du salaire d'ouvrier moyen. Marx ajoute :
« La Commune a réalisé ce mot d'ordre de toutes les révolutions bourgeoises,
le gouvernement à bon marché, en abolissant ces deux grandes sources de
dépenses : l'armée permanente et le fonctionnarisme d'État (31). »
Dans l'introduction qu'il écrivit à cette
brochure de Marx, Engels affirmait explicitement : « La Commune dut
reconnaître d'emblée que la classe ouvrière, une fois au pouvoir, ne pouvait
continuer à administrer avec la vieille machine d'État ; pour ne pas perdre à
nouveau sa propre domination qu'elle venait à peine de conquérir, cette classe
ouvrière devait, d'une part, éliminer la vieille machine d'oppression
jusqu'alors employée contre elle-même mais, d'autre part, prendre des
assurances contre ses propres mandataires et fonctionnaires en les proclamant,
en tout temps et sans exception, révocables (32). » (nous soulignons). à
partir de cette base, Lénine pouvait tirer la conclusion suivante : «Il est
certain qu'en société socialiste une « sorte de Parlement » composé de
députés ouvriers déterminera le régime du travail et surveillera le
fonctionnement de « l'appareil ». Mais cet appareil-là ne sera pas «
bureaucratique ». Les ouvriers, après avoir conquis le pouvoir politique,
briseront le vieil appareil bureaucratique, le démoliront jusqu'en ses
fondements, n'en laisseront pas pierre sur pierre et le remplaceront par un
nouvel appareil comprenant ces mêmes ouvriers et employés. Pour empêcher
ceux-ci de devenir des bureaucrates, on prendra aussitôt des mesures
minutieusement étudiées par Marx et Engels (33). » (nous soulignons).
Vers la fin de sa vie consciente, Lénine
reconnaissait avec amertume que ces garanties ne fonctionnaient pas en Union
Soviétique. Pour cette raison, il qualifiait l'État existant d'État ouvrier
avec déformations bureaucratiques, un État ouvrier bureaucratiquement
déformé (34). Cette formule n'est pas une invention de Trotsky ou de la IVe
Internationale. Elle vient de Lénine, qui l'employait notamment pour justifier
les grèves en URSS. (Entre-temps, le droit de grève a été rayé de la
Constitution de l'Union soviétique et de celle de la République populaire de
Chine). Il n'est pas non plus permis de parler du « dépérissement de la
bureaucratie ». La bureaucratie soviétique est bien forcée de reconnaître
que dans sa formation sociale et dans les formations sociales similaires
existent de puissantes contradictions sociales (35). Après le XXe Congrès du
PCUS, la faillite de la Révolution culturelle chinoise, et l'explosion de
Solidarnosc en Pologne, il serait difficile de le nier. Mais elle ne peut pas
permettre qu'on rende compte de ses contradictions par des concepts sociaux.
Elle doit se limiter à des « explications » historisantes ou même purement
moralisatrices, idéologiques : « erreurs ». « déviations », « mauvaise
conduite », « fractionnisme », « cliquisme ». « crimes », absence de «
moralité communiste » (on ne dit plus : moralité prolétarienne), etc.
Il est vrai qu'à l'occasion un auteur
soviétique critique peut s'aventurer plus loin. Mais il doit dès lors
s'empêtrer immédiatement dans des contradictions parce qu'il ne peut pas aller
jusqu'au bout de sa pensée. Il s'expose en outre à des réprimandes violentes
de la part des autorités. C'est ce que le philosophe soviétique Butenko avait
d'ailleurs prévu. C'est ce qui lui est arrivé, après qu'il eut dénoncé, à
la lumière des événements polonais, « les déformations » du Système
polonais à partir de 1948-1949, c'est-à-dire à partir de ses débuts mêmes,
c'est-à-dire pendant plus de trente (!) années. Ainsi, il écrit qu'une
déformation du socialisme pouvait consister en ce que « la propriété commune
des moyens de production... pouvait être remplacée... par la propriété
d'État bureaucratique, séparée des travailleurs ».
En plus, « les mécanismes du pouvoir dans les
intérêts des travailleurs et par les travailleurs eux-mêmes [ nous
soulignons] pourraient être remplacés par un "mécanisme du pouvoir des
travailleurs mais pas dans leurs intérêts" ». Est-ce que cela vaut
uniquement pour la République populaire de Pologne et pas pour l'URSS ? Ne
devons-nous pas répondre : de te fabula narratur ? Et que penser de la
conclusion suivante : « L'analyse de ces contradictions est une tâche lourde
de responsabilité [en effet, en effet, E. M. ] qui touche aux intérêts des
groupes les plus divers [Quels « groupes »? Pourquoi cette façon de parler
gentille, apaisante, indulgente E. M.] et de laquelle chaque remarque imprécise
[Seulement chaque im-précision ? Peut-être davantage encore chaque remarque
précise ? E. M.] peut être utilisée au détriment de la société [ Pourquoi
les intérêts de « groupe » sont-ils soudainement identifiés aux intérêts
de la société, alors qu'ils se contredisent mutuellement ? E. M.] aussi bien
qu'au désavantage du chercheur en question [Voilà le vrai problème ! Qui peut
l'utiliser ? Le prolétariat en tant que classe dirigeante ? ou les
plénipotentiaires du parti, de l'État et de la bureaucratie ?]. »
Butenko va aussi loin que d'avancer la conclusion
: « Ces manifestations ou déformations du socialisme se produisent chaque fois
sur une base historique concrète, qui sont normalement des éruptions
parasitaires sur le processus réel de la croissance socialiste, et qui sont
entretenues par des groupes déterminés dans leur propre intérêt... [nous
soulignons] (36). Qui sont ces « groupes déterminés » mystérieux ? Pourquoi
ne sont-ils pas nommés ? Ne sont-ils pas précisément la bureaucratie ?
La même chose vaut pour les apologistes
non-Soviétiques les plus « libéraux ». Ainsi Georges Lukacs commence-t-il
son commentaire sur le XXe Congrès du PCUS en rejetant carrément le « culte
de la personnalité » comme explication du stalinisme. Il pose les premiers pas
timides vers une explication sociale, matérialiste du phénomène. « Ma
première réaction, presque immédiate, au XXe Congrès fut dirigée au-delà
de la personne, contre l'organisation : contre l'appareil bureaucratique qui a
produit le culte de la personnalité et qui, ensuite, s'y figeait comme une
reproduction permanente et expansive (37). » Mais la déviation vers
l'idéalisme historique s'effectue immédiatement. Au lieu de ramener cette
autonomie de l'appareil à un conflit d'intérêts sociaux, dans la tradition et
avec la méthode du matérialisme historique, Lukacs explique les cimes énormes
de Staline - ce tyran a assassiné plus de communistes qu'Hitler ; il a coûté
quelques quinze millions de gens au peuple soviétique - par les idées fausses
de Staline : « Je n'ai pas du tout maîtrisé la matière. Mais déjà ces
commentaires passagers et fragmentaires peuvent vous montrer qu'avec Staline, il
ne s'agissait en aucune manière d'erreurs isolées, occasionnelles, comme
beaucoup voulaient le croire pendant longtemps. Il s'agissait plutôt d'un
système de perceptions fausses, qui s'est graduellement développé (38). »
Autrement dit : la bureaucratie n'œuvrait pas à introniser le « culte de la
personnalité » et « le système d'idées fausses de Staline » au service
d'intérêts matériels qui la firent affronter la classe ouvrière comme une
force sociale étrangère. La défense entêtée de son monopole du pouvoir
n'est pas expliquée par le fait que ce pouvoir constitue la base de ses
privilèges matériels. Non, les « idées fausses » de Staline (qui émergent
dans la situation spéciale de l'Union soviétique dans les années trente) ont
produit l'autorité totale et l'arbitraire de la bureaucratie. N'est-ce pas une
rupture complète avec le matérialisme historique ? Ce qui peut expliquer cette
rupture chez un marxiste aussi éduqué et intelligent que George Lukacs, c'est
sa volonté de trouver une excuse pour la dictature bureaucratique, plutôt que
de l'expliquer scientifiquement (et aussi en passant de justifier sa propre
capitulation pendant des dizaines d'années devant cette dictature).
Le pendant des thèses idéalistes de Lukacs,
c'est l'interprétation « objectiviste-historiciste » à la Elleinstein qui
explique le phénomène stalinien par les « circonstances historiques », en
évacuant encore une fois le phénomène social spécifique de la bureaucratie.
Pour résumer : isolée dans un pays moins
développé, la révolution socialiste russe ne pouvait se déployer en
direction de la dictature du prolétariat et de la construction de la société
socialiste sans classes, telle que la théorie marxiste classique l'avaient
prévue. Une productivité insuffisante créa la pénurie généralisée. Dans
ces conditions, et vu le modeste niveau culturel du prolétariat, il perdit
graduellement l'exercice direct du pouvoir politique au profit d'un appareil de
fonctionnaires professionnels : la bureaucratie.
Le prolétariat international et russe fut de
même trop faible (avant tout pour des raisons subjectives en ce qui concerne le
premier, pour des raisons objectives pour le second) pour garantir la limitation
progressive de l'économie marchande et monétaire et l'extension internationale
victorieuse de la révolution vers les pays les plus avancés. Mais la crise
croissante de l'impérialisme et du capitalisme, jointe à la force réelle du
prolétariat et à l'extension partielle de la révolution empêchèrent la
restauration du capitalisme en URSS. De là découle la manière spécifique du
jeu de la loi de la valeur et la nouvelle division du travail, basée sur la
pénurie, dans la société soviétique : non pas sous la forme de l'émergence
d'une nouvelle classe dominante, mais par l'hypertrophie d'une couche (caste)
bureaucratique pas encore libérée de la propriété collective des moyens de
production et de l'économie centralement planifiée.
Cette couche bureaucratique jouit de privilèges
matériels croissants et d'un monopole politique du pouvoir pour les garantir.
Mais elle est en même temps obligée de limiter ses privilèges à la sphère
des biens de consommation. Dc là les contradictions insurmontables au sein de
la société et de l'économie soviétique. Dc là la nécessité d'une
deuxième révolution, politique, antibureaucratique, seule alternative
historique à la désintégration de l'économie planifiée et de la propriété
collective par la transformation d'une partie de la bureaucratie en classe
capitaliste dominante.
Dans ce cadre, la politique de la direction du
PCUS n'est ni objectivement prédéterminée ni sans influence quant à
l'évolution du pays et du monde. Elle possède une marge d'autonomie évidente.
Face à l'élargissement de la production marchande et à l'expansion de la
bureaucratie, cette direction peut stimuler ou combattre ces développements.
Jusqu'à maintenant, elle les a accélérés de façon significative. Elle a
ainsi aiguisé les contradictions sociales. Loin d'être une arme des masses
prolétariennes (du prolétariat en tant que classe) contre la bureaucratie,
comme l'espérait et le voulait Lénine, le parti s'est transformé lui-même en
instrument de l'autorité bureaucratique. Au lieu d'élever le prolétariat à
la position de classe dominante directe pendant la dictature du prolétariat, le
parti s'est transformé de plus en plus en appareil bureaucratique à part,
séparé de la classe ouvrière. La bureaucratisation du parti s'est fondue avec
la bureaucratisation de l'État pour opprimer de nouveau le prolétariat.
Il est évident que toute cette problématique
est très liée à celle du Thermidor. Mais il est beaucoup moins connu que,
déjà en 1921, Lénine avait posé le problème d'un Thermidor éventuel en
Union soviétique dans ses notes pour la 10e Conférence du parti : «Thermidor
? Raisonnablement on doit dire : c'est possible, n'est-ce pas ? Est-ce que ça
viendra ? Nous verrons (39). »
V. L'idéologie fétichiste de la bureaucratie
L'évolution idéologique de la bureaucratie
stalinienne et poststalinienne en URSS correspond de manière frappante - nous
dirions même : de manière surprenante - avec cette réalité sociale hybride
et contradictoire de l'URSS, avec cette imbrication spécifique de despotisme
bureaucratique et d'influence de la loi de la valeur.
La bureaucratie ne dispose pas d'une idéologie
propre. Elle continue à s'appuyer sur une déformation systématique du
marxisme comme substitut à une telle idéologie. Mais il ne s'agit point d'une
déformation fortuite ou exclusivement pragmatique. A travers le cynisme de la
realpolitik qui a conduit le Kremlin à imposer mille cabrioles conjoncturelles
déterminées à ses malheureux idéologues officiels, des traits plus
fondamentaux ont émergé petit à petit.
Le premier de ces traits, c'est la fétichisation
de l'État, poussée à l'extrême. Dans la Critique du Droit d'État de Hegel (
Kritik des Hegelschen Staatsrecht), Marx avait déjà présenté cette
fétichisation comme une caractéristique idéologique de toute bureaucratie. Il
le fit en termes pénétrants et brillants, qui s'appliquent en toutes lettres
à la bureaucratie soviétique : « L'esprit bureaucratique est un esprit tout
à fait jésuitique, théologique. Les bureaucrates sont les Jésuites de
l'État, les théologues de l'État. La bureaucratie, c'est la
république-prêtre (...) La bureaucratie se considère comme le but ultime de
l'État.
Comme la bureaucratie transforme ses buts [
fonctions ] « formels » en contenu, elle entre partout en conflit avec les
buts « réels ». Elle se voit donc obligée de présenter ce qui est purement
formel comme étant le contenu, et ce qui est le contenu [ réel ] comme
simplement formel. Les buts de l'État se transforment en buts des bureaux, et
les buts des bureaux en [ réels ] buts de l'État. La bureaucratie devient un
cercle dont personne ne peut s'échapper. Sa hiérarchie se présente comme une
hiérarchie des connaissances. Le sommet attribue aux cercles inférieurs la
connaissance des détails, alors que les cercles inférieurs confient au sommet
la connaissance en général [ de la réalité dans son ensemble ] : ils se
trompent mutuellement. La bureaucratie détient l'État, l'essence spirituelle
de la société, comme si elle lui appartenait en tant que propriété privée.
L'esprit général de la bureaucratie, c'est le secret, c'est le mystère,
conservé en son sein par la hiérarchie, et par rapport aux tiers par son
apparition [ action ] comme corporation fermée. L'esprit public d'État, et
donc aussi la conviction d'État [ la conviction politique ] apparaissent de ce
fait pour la bureaucratie comme une trahison de ce mystère. L'autorité, voilà
le principe de ses connaissances, l'adoration de l'autorité comme sa conviction
[ politique ]. En son propre sein, le spiri tualisme se transforme en
matérialisme, le matérialisme grossier de l'obéissance passive, de la foi
(aveugle) en l'autorité, du mécanisme d'une activité fixe et formelle, de
principes, de convictions et de traditions figés. En ce qui concerne le
bureaucrate individuel, le but de l'État devient son but privé, celui
d'essayer de conquérir des postes plus élevés, de faire carrière. (...)
Alors que la bureaucratie est d'une part ce matérialisme grossier, son
spiritualisme non moins grossier se manifeste en ceci qu'elle cherche à faire
tout, c'est-à-dire qu'elle élève la volonté jusqu'à en faire la causa prima
[ cause fondamentale ] de tout (...) puisqu'elle reçoit son contenu de
l'extérieur, et ne peut prouver [ justifier ] son existence qu'en pétrissant,
qu'en limitant ce contenu. Le bureaucrate ne voit dans le monde qu'un simple
objet pour être traité [ de manière volontariste ] (40). »
Voyons ce que cela donne en pratique chez les
idéologues de la bureaucratie soviétique : avant tout une doctrine qui nie le
parasitisme et le caractère histori quement limité, transitoire de l'État.
Écoutons le docteur L. S. Mamut, cet auteur particulièrement doué : « D'un
point de vue rétrospectif sur la réalité de l'État, on s'aperçoit qu'à
l'échelle de l'histoire mondiale, il développe un niveau toujours plus élevé
de liberté politique pour la société et ses sujets sociaux (...) Selon Marx,
la liberté ne peut être créée qu'à l'aide d'institutions (d'État) ; à
cette fin, elles sont transformées fondamentalement et, ce qui est plus
important, doivent être placées sous le contrôle effectif des travailleurs de
la nouvelle société (... ) Après la victoire du prolétariat révolutionnaire
sur la bourgeoisie, la liberté de la société inclura la liberté de chaque
travailleur. Une liberté collective qui n'a pas comme condition préalable la
liberté de chacun des individus associés est, selon Man et Engels, simplement
absurde. La société ne peut se libérer sans libérer chaque individu (41). »
A l'exception des deux dernières phrases, qui
sont de Max et Engels et non pas d'un idéologue de la bureaucratie soviétique,
cet extrait est théoriquement et empiriquement absurde. La « victoire du
prolétariat révolutionnaire sur la bourgeoisie» s'est produite en Union
soviétique il y a soixante-huit ans. Chaque travailleur soviétique a-t-il
aujourd'hui la liberté de créer indépendamment un syndicat, une organisation
politique ou un journal mensuel, sans l'approbation préalable d'un organisme
d'État ? Peut-il écrire et diffuser sans censure une brochure ou un tract qui
ne plaît pas aux « fonctionnaires » ? S'il essaie de le faire, n'est-il pas
conduit immédiatement au commissariat, si ce n'est dans un camp de travail ou
à l'hôpital psychiatrique, et ne perd-t-il pas immédiatement son emploi ?
Est-ce cela la liberté de l'individu ? La classe ouvrière soviétique
contrôle-t-elle effectivement le KGB ? Où ? Comment ? Quand ?
Des cyniques intelligents n'ont-ils pas honte
d'écrire de telles âneries ? Où est « le contrôle des travailleurs
soviétiques » sur les organismes d'État centraux, les mêmes organismes
d'État qui prétendument garantissent « un niveau toujours plus élevé de
liberté politique pour la société et les sujets sociaux » ? Ce contrôle
existe peut-être par rapport à la régulation de la circulation du métro ou
de la température de la soupe dans la cantine de l'usine (même cela n'est pas
certain !). Mais un tel « contrôle » existe également sous différentes
formes de démocratie bourgeoise : ce n'est pas un « niveau de liberté
politique plus élevé pour le sujet social ».
Un sophiste pourrait répliquer : la « liberté
politique » est moins importante que la liberté économique. Admettons. Mais
d'abord en quoi et pourquoi s'op posent-elles l'une à l'autre ? Et puis, les
travailleurs soviétiques sont-ils libres de déterminer les proportions du plan
économique d'État, de décider du rapport de l'accumulation et de la
consommation ? Sont-ils libres de critiquer en public les décisions du Gosplan,
de proposer des proportions alternatives pour les dépenses économiques,
salariales ou sociales, pour la politique de santé et d'éducation ? N'est-ce
pas cela la « liberté économique » ? Et comment peut-on jouir de la liberté
économique sans jouir des libertés politiques, lorsque l'État détient les
moyens de production et le surproduit social ?
Est-il compatible avec le marxisme de prétendre
que, même si les travailleurs contrôlaient effectivement les organismes
d'État, ils transformeraient ainsi l'État en un moyen pour garantir « la
liberté toujours plus grande » ? Pas du tout. Engels écrivait : « En
possession du pouvoir public et du droit d'encaisser des impôts, les
fonctionnaires [ de l'État ] se présentent maintenant comme des organes de la
société au-dessus de la société. Le respect libre, bénévole, dont
jouissaient les organes de la société gentilice, ne leur suffit plus, même
s'ils pouvaient l'obtenir : porteurs d'un pouvoir aliéné de la société, ils
doivent obtenir le respect par des lois d'exception, grâce auxquelles ils
jouissent d'une sainteté et d'une inviolabilité particulières [ Voilà qui
s'applique merveilleusement aux bureaucrates soviéti ques ! ]. L'agent de
police le plus bas de l'État civilisé détient plus d'« autorité » que tous
les organes de la société gentilice pris dans leur ensemble ; mais le monarque
!e plus puissant et l'homme d'État ou le chef militaire le plus grand de la
civilisation peuvent être jaloux du plus petit administrateur de la société
gentilice, étant donné le respect sans contrainte et sans contestation qui lui
est voué. C'est que ce dernier se trouve au bon milieu de la société, tandis
que l'autre est obligé de devoir représenter quelque chose à l'extérieur et
au-dessus d'elle (42). »
Qu'on est loin de « l'État qui », du point de
vue de l'histoire mondiale, « développe de plus en plus de liberté » pour
les individus ! Ces lignes d'Engels résument brillamment toute la théorie
marxiste de la bureaucratie. Qui plus est, Engels écrivait à Bebel exactement
le contraire de ce que Mamut disait sur « l'État comme Garant de la Liberté
». « Aussi longtemps que le prolétariat utilise encore l'État, il l'utilise
non dans l'intérêt de la liberté, mais pour opprimer ses adversaires et, dès
qu'il peut être question de liberté, l'État en tant que tel cesse d'exister
(43) ».
Quant à la différence entre l'État bourgeois -
et l'État de toutes les classes dominantes antérieures - d'une part, et
l'État prolétarien (la dictature du prolétariat) tel que Marx et Engels
l'avaient conçu, Lénine fut encore plus tranchant et plus radical. Dans
L'État et la Révolution, il écrivait, en se référant à la Commune de Paris
et à la dictature du prolétariat : « Réprimer la bourgeoisie et briser sa
résistance n'en reste pas moins une nécessité... Mais ici, l'organisme de
répression est désormais la majorité de la population et non la minorité,
comme cela a toujours été le cas... Or, du moment que c'est la majorité du
peuple qui réprime elle-même ses oppresseurs, point n'est plus besoin d'une «
force spéciale» de répression ! C'est en ce sens que l'État commence à
dépérir. Au lieu d'institutions spéciales d'une minorité privilégiée
(fonctionnaires privilégiés, chefs de l'armée permanente), la majorité
elle-même peut s'acquitter directement de ces tâches ; et plus les fonctions
du pouvoir de l'État sont exercées par l'ensemble du peuple, moins ce pouvoir
devient nécessaire... C'est là justement qu'apparaît avec le plus de relief
le tournant qui s'opère de la démocratie bourgeoise à la démocratie
prolétarienne, de la démocratie des oppresseurs à la démocratie des classes
opprimées, de l'État comme « force spéciale » destinée à réprimer une
classe déterminée, à la répression des oppresseurs par la force générale
de la majorité du peuple... (44). » Lénine résumait la différence entre
l'État bourgeois et la dictature du prolétariat en ces termes succincts et
radicaux : « Le pouvoir soviétique est un type nouveau d'État, sans
bureaucratie, sans police, sans armée régulière (45). »
Nous voyons encore une fois tout ce qui sépare
l'État ouvrier bureaucratisé et le pouvoir des conseils conçu par Marx,
Engels et Lénine. L'ironie veut que si quelqu'un publiait et diffusait
aujourd'hui en URSS cette citation de Lénine, il recevrait une peine de cinq à
dix ans de travaux forcés au goulag pour le crime d'« agitation
antisoviétique » ou de « diffamation des autorités soviétiques ». Pire
encore, il subirait peut-être des années d'internement dans un hôpital
psychiatri que, soumis aux médicaments de lavage de cerveau. On doit
effectivement être fou - aussi fou que Lénine - pour imaginer un État
soviétique sans bureaucrates, sans police et sans armée permanente... Le
fétichisme de l'État frise parfois le grotes que : des idéologues de la
bureaucratie envisagent tranquillement le maintien dans une société communiste
« pleinement développée » ( sic) et sans État, de la police secrète,
c'est-à-dire du KGB : « L'État dépérit mais les organes restent » ! Com
ment en effet prévoir sa propre disparition en tant que groupe social distinct
et privilégié sans se nier soi-même ? On ne saurait trouver meilleure preuve
de ce que les idéologues de la bureaucratie sont en dernière analyse les
idéologues de la police.
Mais dans l'idéologie de la bureaucratie, la
fétichisation de l'État se combine de manière à la fois bizarre et
significative avec le fétichisme classique de la marchandise, caractéristique
de toute société à production marchande importante (partielle ou générale).
Marx avait démontré que la production marchande n'existe qu'en fonction du
caractère privé du travail, donc de la propriété privée (encore une fois :
partielle ou générale). Non, répondent les idéologues staliniens et
poststaliniens. La loi de la valeur règne en URSS en fonction d'une «
nécessité objective » ; c'est une « loi objective ».
Empruntant à Engels une formule d'ailleurs
tronquée, et la remplissant ainsi d'un contenu tout à fait différent de celui
d'Engels, ils ajoutent : la liberté ne peut être que la reconnaissance de la
nécessité. Mais avec cette formule, Engels se réfère explicitement aux lois
de la nature. Pour les idéologues staliniens et poststaliniens, la « loi de la
valeur » aurait donc la force d'une « loi de la nature », alors que pour Marx
et Engels, elle était justement une loi ni « naturelle » ni éternelle, mais
strictement liée à des conditions sociales particulières, limitées dans le
temps, celles précisément de sociétés dans lesquelles les producteurs
travaillent séparé ment les uns des autres du fait de la propriété privée,
et n'entrent en rapports mutuels que par l'échange des produits de leurs
travaux privés.
La combinaison hybride de la fétichisation de
l'État et de la fétichisation de la marchandise dans l'idéologie de la
bureaucratie prend à son tour la forme spécifique de justification du rôle
propre et de la fonction de la bureaucratie en tant que telle. La bureaucratie
« utilise » (le jeune Marx disait : pétrifie) les « lois objectives » pour
diriger l'économie. L'État despotique manipule « la loi de la Valeur »,
c'est-à-dire la viole à chaque pas. Mais en même temps, la planification
bureaucratique doit s'incliner devant « l'intéressement matériel » des
producteurs (en fait celui des bureaucrates), et ne peut pas se fonder sur la
réalisation prioritaire des besoins démocratiquement définis par les
travailleurs en termes de « valeurs d'usage », car « la loi de la valeur
l'interdit ». Elle « régnerait » donc malgré la souveraineté de l'État.
Tantôt l'arbitraire de la gestion bureaucratique
est ainsi légitimé, et tantôt c'est son dysfonctionnement gaspilleur, qui
serait un « fait » indépendant de la volonté et de l'action de la
bureaucratie. « On ne devrait pas tomber dans l'autre extrême : si la
production marchande prévaut, alors l'anarchie du marché, la loi de la valeur
agissant de manière spontanée, la production pour un marché inconnu et libre
seraient inévitables, vu le rôle régulateur de cette loi, etc. La
spontanéité est empêchée par l'État socialiste, puisqu'il est en mesure
d'endiguer les côtés négatifs [ ! ] des rapports marchandises-argent et de
subordon ner leurs instruments [ ? ] à des buts consciemment planifiés. Grâce
à la théorie du marxisme-léninisme et à la pratique de la construction du
socialisme et du communisme, le grand potentiel économique de l'État
socialiste en tant que sujet et force d'organisation du mécanisme économique a
été découvert [ ! ] et démontré. Ce serait cependant une erreur de croire
que dans le socialisme, la détermination de la quantité [ de la mesure ? ] du
travail et de la consommation dépendent seulement [ ! ] de l'État. Dans une
mesure importante, cette fonction est remplie par la loi de la valeur (46) ».
Selon Marx, la loi de la valeur s'impose dans une
économie marchande de manière objective, dans le dos des hommes et des femmes,
et agit indépendamment de leur volonté. Elle détermine à moyen terme - non
au jour le jour - la valeur des marchandises, et donc aussi la valeur de la
marchandise « force de travail », pour autant que celle-ci soit une
marchandise. En société socialiste, le fonds de consommation des producteurs
est-il déterminé par leur décision consciente de consacrer disons 75 % de la
production à celle des biens de consommation ? Non, répond notre professeur
pas très rouge : l'État socialiste (et quid des producteurs associés ?) n'est
pas libre de déterminer à lui tout seul l'ampleur de ce fonds : « dans une
mesure importante », cette fonction est remplie par la loi de la valeur.
C'est donc que la force du travail serait encore
une marchandise ! Sinon, comment peut-elle avoir une valeur déterminée par «
la loi de la valeur » ? Mais si la force de travail est une marchandise, de
même que les moyens de production, comment « l'État socialiste » peut-il
empêcher « la loi de la valeur » - une loi objective, indépendante de la
volonté humaine - de déterminer la valeur de toutes les marchandises, et donc
la dynamique de la croissance économique ? C'est que « l'État socialiste »
peut « endiguer » cette loi ! Si ce galimatias a un sens, c'est celui de
démontrer que le désordre dans la « théorie » de la bureaucratie est à la
mesure du désordre de sa gestion pratique. Le tout culmine dans le concept
révisionniste de la survie de l'État non seulement dans la société
socialiste mais même dans la société communiste « non entièrement
achevée», et ce malgré la disparition complète des classes. A quoi sert
alors cet étrange État ? « Le dépérissement de l'État dépendra en premier
lieu du succès avec lequel les restes du capitalisme sont éliminés de la
conscience des hommes (47). »
En d'autres tertres : il faut un appareil de
répression, « des groupes d'hommes armés », pour imposer exclusivement la
discipline (le monolithisme) idéologique ! La police se borne à faire la
police des idées, puisqu'elle n'a plus rien d'autre à faire. Mais elle doit
tout de même survivre pour remplir cette fonction « vitale ». N'est-il pas
évident que nous sommes en présence d'une idéologie d'autojustifi cation qui
reflète l'existence matérielle de la bureaucratie en tant qu'appareil qui
s'approprie l'exercice de fonctions que la société avait exercées auparavant
sans appareils spéciaux, qu'elle pourrait demain exercer de la même manière
mais qu'elle n'est pas « autorisée » à exercer parce que la bureaucratie,
elle, veut survivre à tout prix ?
La portée historique de la révolution politique
antibureaucratique, et sa nécessité objective ne peuvent être saisies qu'à
condition de comprendre à la fois le rôle objectif de la bureaucratie et la
fonction objective de la démocratie socialiste en URSS. Il ne s'agit point
d'appliquer des « normes idéales ». Il s'agit de nécessités
socio-économiques qui découlent des contradictions immanentes de la société
soviétique.
Dès que l'État prend le contrôle de tous les
grands moyens de production, s'approprie et distribue centralement le surproduit
social, la question de la gestion des uns et de l'autre devient décisive pour
la dynamique de la société. Cette question implique celle de la répartition
du produit social entre les trois grands fonds mentionnés plus haut. Lorsqu'en
absence de démocratie effective des conseils, l'État est conduit à effectuer
cette gestion sans une articulation effective avec les besoins et les
préférences de la grande masse des producteurs et des consommateurs clairement
reconnus et exprimés à la fois, le despotisme social (c'est-à-dire
l'oppression) et le dysfonctionnement économique sont inévitables.
Pour cette raison, le caractère
arbitraire-despotique de l'économie d'allocation centrale en Union soviétique
ne reflète pas « l'essence » de la propriété collective et encore moins «
l'essence » des impératifs de la planification économique. La bureaucratie
peut appliquer des « réformes » afin de corriger son caractère arbi traire.
Elle peut recourir à des doses supplémentaires d'économie marchande. Mais le
centralisme bureaucratique n'en reste pas moins despotique et gaspilleur ; il
est condamné à le rester. Il n'y a qu'une alternative à l'arbitraire
bureaucratique : un système de gestion et de planification dans lequel la masse
des travailleurs allouent eux-mêmes centralement les ressources et déterminent
démocratiquement les priorités. Un tel système exige que les masses
elles-mêmes articulent leurs besoins en tant que producteurs, consommateurs et
citoyens, autrement dit qu'elles deviennent maîtresses de leurs conditions de
travail et de vie, qu'elles se libèrent progressi vement du despotisme, du
diktat bureaucratique, et de celui du marché ( la tyrannie du portefeuille).
Ce n'est qu'ainsi que l'on peut vaincre dans
l'immédiat l'irresponsabilité et l'incompétence de la bureaucratie. La
solution satisfaisante des relations production/besoins signifie le centralisme
démocratique, c'est-à-dire l'administration autocentralisée de l'économie et
de l'État, planifiée et réalisée par les travailleurs eux-mêmes (48). Cela
n'est possible qu'avec la restriction progressive ( pas l'abolition immédiate)
aussi bien de la production marchande que de la bureaucratie, dans le cadre de
la démocratie socialiste des conseils.
Notes :