Le lundi noir du 19 octobre 1987 constitue un
coup très dur pour l'économie capitaliste internationale. Ce
jour-là et le lendemain, les bourses sont connu une baisse du
cours des actions supérieure à celle du "Jeudi noir" d'octobre
1929 à Wall Street. La perte totale des seuls actionnaires
américains est évaluée à 1.000 milliards de dollars. Pour donner
un ordre de grandeur, les particuliers ont perdu presque la
moitié de l'équivalent de toute la dette publique des Etats-Unis.
Les pertes mondiales dépassent 1,500 milliards de dollars, 50%
de plus que toute la dette du "tiers-monde".
Le fait que la Bourse ait récupéré dans les jours suivants une
partie de la baisse, ne signifie pas que ces pertes aient été
annulées. Ce ne sont pas les mêmes personnes qui ont perdu et
qui ont regagné. La grande majorité des petits et moyens
actionnaires ont encaissé la perte sans racheter et regagner
quoi que ce soit les jours suivants.
La chute brutale des cours qui s'est étendue à toutes les
bourses du monde capitaliste reflète l'énorme instabilité
monétaire qui règne aujourd'hui sur l'économie capitaliste
internationale. Le commentaire des praticiens de la méthode Coué,
à commencer par madame Thatcher et selon lesquels il n'y aurait
pas lieu de s'inquiéter puisque "l'économie réelle" serait saine,
est frappé du sceau de l'aveuglement sinon de la volonté
délibérée de tromper le public.
Ce qui est justement le propre de la spéculation boursière,
c'est qu'elle ne reflète jamais la situation du moment. Elle
anticipe, c'est-à-dire, elle traduit des prévisions sur ce qui
se passera après-demain. En ce sens, la chute des cours en
Bourse correspond aux craintes d'une nouvelle récession
généralisée qui se répandent de plus en plus. En fonction de "l'économie
réelle", ces craintes sont tout à fait fondées.
Est-ce à dire qu'un "nouveau 1929" a déjà commencé? La chute des
cours à Wall Street déclenchera-t-elle une crise économique de
la gravité de celle d'après octobre 1929 ? La question est mal
posée pour deux raisons.
Tout d'abord, pour qu'un effondrement des cours à la Bourse
déclenche une grave crise de surproduction, il faut plusieurs
facteurs concomitants. La Bourse s'avère certes le maillon le
plus faible de la chaîne. Mais d'autres maillons doivent sauter
pour que toute la chaîne cède. Des institutions financières
doivent être frappées à mort arrêtant net l'expansion du crédit;
de grandes firmes industrielles doivent faire faillite; les
commandes, la production courante, l'emploi, doivent
sensiblement reculer. Tout cela ne s'est pas encore produit.
Tout cela peut se produire dans les mois à venir.
Ensuite, en 1929 non plus, on n'est pas passé d'un seul coup du
"jeudi noir" à 30% de chômeurs aux Etats-Unis, à 40 en Allemagne.
Il a fallu plus de deux ans pour arriver à ce résultat
catastrophique. Paradoxalement, pour le capitalisme, le moyen
que les gouvernements impérialistes ont imaginé pour arrêter la
chute de Wall Street, est plus grave que la chute elle-même :
l'injection de nouveaux crédits, un nouveau gonflement de la
masse monétaire, une nouvelle amplification de la montagne de
dettes. Le fait que ce soit accompagné, contre toute logique,
d'une baisse momentanée des taux d'intérêts, ne fait que
souligner le caractère "après nous le déluge" de cette
pseudo-thérapeutique.
Le déficit persistant de la balance commerciale américaine
inonde le monde de dollars dépréciés. Peut-on "attirer" des
capitaux étrangers aux Etats-Unis en faisant baisser les taux
d'intérêts ? Gageons que les capitalistes japonais et européens
réagiront à leur façon. On a appris l'autre jour que dans le
Grand Los Angeles, les trois quarts des grands immeubles sont
déjà propriété étrangère! Voilà où aboutit la politique de
Gribouille de monsieur Reagan. Il colmate la brèche dans la
forteresse en la remblayant de caissons de dynamite. Cela ne
préservé pas l'avenir de nouvelles explosions.
Plus que jamais, la spirale d'endettement va s'étendre. A court
terme, on peut prévoir la réduction du pouvoir d'achat des
consommateurs, un nouveau pas vers la récession. Puis, ce sont
les dettes du Tiers-monde, celles des Etats-Unis, celles des
banques et bourses japonaises, celles des pouvoirs publics et de
la Sécurité sociale en Europe, qui commenceront à dégringoler.
Toute la boule de neige s'est mise en mouvement depuis plus d'un
an. Le reste n'est qu'une question de chronologie : crise
généralisée en 1987 ou en 1988 !
Ernest Mandel |