L’année
1936 a été une année-clé des luttes ouvrières. Elle a aussi
été une année-clé de l’histoire mondiale. Pour un instant,
l’Europe a été suspendue entre la révolution et la contre-révolution
fasciste, entre la paix et la guerre, entre un saut vers le
progrès et une chute barbare vers Auschwitz et Hiroshima.
Les
travailleurs d’Europe et d’Amérique du Nord se sont mis en
action par millions. Ils ont concentré leurs efforts sur les
objectifs les plus directement à leur portée : leurs
entreprises. Imitant ce que les travailleurs italiens de Turin
et de Milan avaient commencé en 1920, ils ont multiplié dans
une demi-douzaine de pays – de la Tchécoslovaquie aux
Etats-Unis en passant par la France, l’Espagne, la Belgique
– les grèves avec occupations d’usines.
Une
puissante vague révolutionnaire
Les
capitalistes et leurs hommes politiques ont crié au « désordre »
et à « l’anarchie ». Les démagogues fascistes
– dinosaures à la petite tête mais aux dents longues et
sanglantes – ont crié au « complot communiste » ;
comme si des conspirateurs » pouvaient d’un coup de
baguette magique, mettre en mouvement des millions d’hommes et
de femmes sur quatre continents !
La
réalité, c’est que les travailleurs ont réagi contre des
conditions d’existence gravement détériorées par la crise.
Ils répondaient à une sourde inquiétude, sentant les menaces
de fascisme et de guerre monter un peu partout, et ils voulaient
arrêter ces menaces.
Et
surtout : l’unité d’action retrouvée, ils se
sentaient forts et confiants, comprenant instinctivement qu’il
fallait un changement profond pour en finir avec la crise et les
dictateurs. Comme le disait Léon Trotsky : en occupant les
usines, ils manifestaient spontanément leur désir de réorganiser
la société sur une base socialiste.
Les
illusions des social-démocrates
De
même qu’à la fin de la première guerre mondiale, cette
formidable montée de luttes ouvrières à potentiel clairement
révolutionnaire a été dévoyée et trahie par des directions
peureuses et myopes, effrayées par la perspective de la révolution,
désireuses de tout ramener dans la voie de la routine
parlementaire. Dirigeants sociaux-démocrates et syndicaux ont
cherché à terminer au plus vite les grandes grèves, en échange
de réformes compatibles avec le maintien du régime capitaliste
et de l’Etat bourgeois.
Certes,
ces réformes ont été importantes : semaine des 40
heures, congés payés, droits syndicaux à l’entreprise. Le
patronat avait eu peur de tout perdre. Il était prêt – un
bref instant – à payer un prix élevé pour redevenir
« maître chez soi » , à l’usine et dans les
bureaux. Les patrons français avaient suppliés le social-démocrate
Léon Blum de venir tout de suite au gouvernement pour arrêter
les occupations d’usines. Mais, dès que la peur a disparu, le
désir des patrons de collaborer à tout prix avec les réformistes
allait disparaître également.
Les
réformistes sous-estimaient à la fois la gravité de la crise,
le désir de changement des travailleurs, l’instabilité de la
situation politique, la capacité de réaction et « d’ingratitude »
du grand patronat. Ils croyaient, en calmant les travailleurs,
s’assurer de longues années de stabilité sociale et un recul
durable de la menace fasciste. C’est le contraire qui s’est
produit.
Une
fois la vague de luttes ouvrières passées, les patrons sont
remontés à l’assaut. Ils ont rapidement privé les
travailleurs des fruits des luttes de 1936. Déçus et se
sentant dupés, les ouvriers ont relâché leur pression. Le
pendule est repassé vers la droite.
Ayant
frisé la défaite et l’expropriation en 1936, le Capital a
mis les bouchées doubles pour en finir une fois pour toutes
avec le mouvement ouvrier organisé. La suppression des
syndicats, la dictature, allaient s’établir un peu partout
sur le continent, à l’occasion de la guerre, puis de
l’occupation nazie.
Une
excuse particulièrement inepte utilisée pour justifier le
refus d’un changement décisif, a été le prétendu souci de
ne pas « effrayer les classes moyennes ». Cela a été
l’argument principal utilisé en Belgique par Henri De Man
pour refuser en 1935 la grève générale réclamée par des
centaines de milliers de travailleurs. Mais les classes
moyennes, appauvries et excédées par la crise, espéraient
justement un changement radical. Lorsqu’elles ont vu que la
gauche refusait de l’apporter, elles se sont tournées vers
l’extrême droite. Des centaines de milliers de voix, aux élections
de 1936, ont été vers les groupes fascistes de REX et du VNV.
Tel fut le prix payé en Belgique pour le refus de la grève général
en 1935.
La
trahison stalinienne
A
l’opposé de ce qui s’était produit dans les années
1917-1923, les partis communistes allaient, en 1935-1938,
rejoindre les partis sociaux-démocrates sur la voie de la
collaboration de classe et de l’étouffement des luttes révolutionnaires.
L’excuse,
c’était l’anti-fascisme. Après avoir sous-estimé
gravement le danger fasciste entre 1929 et 1933, après avoir
mené une politique criminelle de division ouvrière, prétendant
qu’il fallait d’abord battre la social-démocratie avant de
pouvoir battre Hitler, Staline, l’Internationale communiste
et, à sa suite, les principaux partis communistes, ont proclamé
que la lutte contre le capitalisme n’était plus immédiatement
à l’ordre du jour. Il fallait concentrer les efforts ses
efforts sur la lutte contre le fascisme, en s’alliant avec une
aile importante de la bourgeoisie. En pratique, les Partis
communistes, par la politique dite du front populaire, se sont
alignés sur l’orientation réformiste, cherchant à terminer
au plus tôt les grands combats ouvrier en échange de quelques
réformes. Toute cette stratégie est exprimée dans le fameux
dicton de Maurice Thorez : « Il faut savoir terminer
une grève ».
Ce
tournant à droite de l’Internationale communiste exprimait la
peur de la révolution internationale qui habitait la
bureaucratie soviétique.
En
URSS, la détérioration du niveau de vie des masses, causée
par la folie politique de la collectivisation forcée de
l’agriculture, avait provoqué une tension sociale très
grande. Staline y avait répondu par une purge sanglante. Il a
assassiné un million de communistes, notamment tous les
« vieux » bolchéviks qui avaient dirigé la révolution
d’octobre. La classe ouvrière soviétique était abasourdie
et désorientée. Elle ne voyait aucune issue entre Hitler et
Staline. Une victoire de la révolution socialiste en France ou
en Espagne aurait débloqué la situation. Elle aurait sans
doute amené la classe ouvrière soviétique à écarter
l’usurpateur de la tête de l’Etat soviétique.
La
tragédie espagnole
Mais
l’alliance avec la bourgeoisie dite « libérale »
n’était-elle pas indispensable pour battre le fascisme ?
L’expérience tragique de la guerre civile espagnole prouve
exactement le contraire.
Sous
prétexte de ne pas effrayer Londres et Paris et de ramener la
bourgeoisie « libérale » au bercail antifasciste en
Espagne même, staliniens et sociaux-démocrates ont commencé
à grignoter les conquêtes de juillet-août 1936 morceau par
morceau. Du coup, l’unité et l’enthousiasme des masses ont
commencé à se dissiper. Le résultat était couru d’avance.
Finie l’offensive contre les fascistes. Finie l’unité
d’action. Fini l’élan de l’été et de l’automne 1936.
C’était au tour des fascistes de passer à l’offensive,
avec l’aide d’Hitler et de Mussolini, et la complicité de
Londres et de Paris. La défaite a pointé, au bout d’une
longue et sanglante agonie.
On
avait affirmé qu’il fallait d’abord gagner la guerre, puis
faire la révolution ; les ouvriers savaient qu’il
fallait gagner la révolution pour gagner la guerre. On a étouffé
la révolution ; on a perdu la guerre d’Espagne. On a
rendu inévitable la guerre mondiale, en livrant pour commencer
le continent européen à Hitler.
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