I.
Depuis quelques années, la thèse selon
laquelle l'émancipation humaine ne peut plus reposer sur le «
prolétariat » la classe des travailleurs salariés, est de
plus en plus défendue avec des arguments économiques. Certains
avancent que le travail salarié serait en train de perdre
rapidement sa position de principal secteur de la population
active à cause de l'automation, de la robotisation, du chômage
de masse, de la croissance des petites affaires économiques indépendantes,
etc. (Gorz,
Dahrendorf, Daniel Bell, Hobsbawm).
D'autres disent qu'il n'y a pas d'avenir pour
l'humanité (et donc pour l'émancipation humaine) tant que la
technologie industrielle «classique» et par conséquent le
travail salarié «classique» seront maintenus à leur niveau
actuel ; une telle situation amènerait à la destruction complète
de l'équilibre écologique (Illitch, Bahro, Gorz (2)).
La crise présente n'est pas vue comme une
crise typique de surproduction et de suraccumulation, mais comme
une crise de civilisation, même si certains de ces auteurs
acceptent encore qu'il puisse y avoir un cycle industriel normal
dans le cadre de la «nouvelle» crise. Certains la perçoivent
aussi comme un changement fondamental de structure de l'économie
capitaliste internationale, avec une modification fondamentale
à long terme du poids, de la cohésion et de la dynamique de la
classe ouvrière, comme une « crise du système industriel ».
Ces hypothèses peuvent-elles être vérifiées
empiriquement? Si tel n'est pas le cas, quel est le sens et
quelles sont les conséquences potentielles à long terme de la
croissance du chômage structurel qui, en soi, est un phénomène
indéniable? Si c'est le cas, quelle est l'explication de ce déclin
supposé de la classe ouvrière comme phénomène objectif?
Quelles sont les conséquences économiques potentielles ?
II.
Empiriquement,
la tendance fondamentale, statistiquement vérifiable, est celle
d'une croissance de la classe ouvrière à l'échelle mondiale
et sur tous les continents et non celle d'un déclin absolu ou
relatif. Si l'on examine les statistiques de l'OIT, c'est ce qui
saute aux yeux. Quand nous parlons de tendance fondamentale,
nous ne parlons pas des variations sur trois ou six mois, mais
de moyennes sur cinq ou dix ans. Même depuis le début de la
longue dépression économique actuelle, disons depuis 1968 ou
depuis 1973, la croissance de la classe ouvrière demeure la
tendance prédominante.
La vérification de cette tendance implique
une série de précisions conceptuelles :
a)
Il ne faut pas réduire la classe ouvrière au « travail
manuel dans les grandes entreprises » (voir la précision de
Marx concernant le « travailleur collectif » dans le Capital,
vol. 1 et la section VI non publiée).
b)
Il faut définir les prolétaires au sens classique de
tous ceux qui sont dans l'obligation économique de vendre leur
force de travail (définition de Lénine-Plékhanov) en excluant
de cette façon les seuls managers et hauts fonctionnaires qui
ont des revenus élevés ou leur permettant d'accumuler un
capital suffisant pour vivre des intérêts de ce capital et qui
sont donc salariés par choix et non par obligation.
c)
Il ne faut pas réduire le prolétariat aux seuls
ouvriers productifs, mais y inclure tous les salariés
improductifs qui répondent à la condition b, comme d'ailleurs
tous les chômeurs qui ne se transforment pas en petits
entrepreneurs (voir Marx, le Capital, vol. 1 ; Rosa Luxemburg, « Einfûhrung
in die Nationalëkonomie » et le concept d'« armée de réserve
» industrielle).
d)
Il faut donner une définition objective et non
subjective de la classe ouvrière (classe en soi), c'est-à-dire
reconnaître que son existence ne dépend pas d'un quelconque
niveau de conscience de classe. Cela implique, entre autres
choses, que les salariés dans l'agriculture (par exemple en
Inde) et dans ce qu'on nomme le secteur des services, sont des
prolétaires au même degré que les travailleurs dans les mines
et dans l'industrie.
Dès qu'on applique ces critères, les
statistiques confirment de toute évidence que nous assistons
encore à une croissance et non à un déclin du prolétariat
mondial. Le nombre total des salariés non agricoles dans le
monde aujourd'hui se situe quelque part entre 700 et 800
millions, chiffre jamais atteint dans le passé. Avec les salariés
agricoles, nous atteignons le chiffre d'un milliard. Cela est également
indiqué par les données suivantes :
Evolution annuelle des emplois salariés non
militaires (moyenne annuelle 1973-1980)
Allemagne de l'Ouest
- 0,2
Australie
+
1,1
Autriche
+ 0,3
Belgique
0,0
Danemark
+ 0,8
Etats-Unis
+ 2,2
France
+ 0,2
Italie
+
1,1
Japon
+ 0.8
Norvège
+ 2,5
Portugal
+ 2,5
Royaume-Uni
- 0,1
(BIT, « Le Travail dans le monde »,
Genève, 1984).
« Selon les estimations de la Banque
mondiale, l'emploi dans l'industrie (et sans doute aussi dans le
secteur manufacturier) a progressé d'environ 4,8%
de 1960 à 1980 dans les pays en voie de développement
à faibles revenus, et à un rythme légèrement inférieur,
soit 4,1% dans les pays à revenus médian (parmi les pays en
voie de développement). » (ibid).
Demeure le problème de la baisse relative de
la classe ouvrière employée dans les grandes entreprises
capitalistes, c'est-à-dire la question d'une déconcentration
relative du travail accompagnant une concentration et une
centralisation accrues du capital. Telle a été la tendance
marginale depuis le début de la crise actuelle dans les pays
impérialistes, mais pas dans les pays semi-industrialisés à
l'échelle globale, où la concentration du travail continue de
progresser. Il faut en outre déterminer s'il s'agit, dans les métropoles
impérialistes, d'un phénomène conjoncturel, lié au déclin
relatif de ce qu'on appelle les vieilles branches industrielles
avant que n'apparaissent sur grande échelle des entreprises géantes
dans les «nouvelles » branches, ou s’il s'agit d'une
tendance fondamentale à long terme. Nous devons attendre les
années 1990 avant de pouvoir tirer des conclusions définitives
à ce propos.
III.
L'impact à court et à moyen terme de
l'automation et de la robotisation sur grande échelle sur
l'emploi total (le nombre de travailleurs employés) a été
pratiquement nul jusqu'au début des années soixante-dix (en
tenant compte des modifications de la répartition de l'emploi
entre les différentes branches qui sont évidemment très réelles).
Il demeure modeste aujourd'hui, comme il en sera pour l'avenir
prévisible. Des études récentes de l'OCDE prévoient qu'entre
maintenant et les années quatre-vingt-dix, la robotisation
supprimera entre 4% et 8% de
tous les emplois existant aujourd'hui dans les pays occidentaux
(entre 2% et 5% de tous les emplois salariés à l'échelle mondiale) (3).
L'OCDE n'indique pas combien de nouveaux
emplois seront créés dans les branches industrielles
produisant des robots et des machines automatiques. Les prédictions
en ce domaine varient considérablement entre « optimistes »
et « pessimistes ». Mais même si l'on suit les prévisions
les plus pessimistes qui pensent que le nombre d'emplois
nouveaux créés dans ces nouvelles industries sera fort réduit,
la réduction totale de l'emploi sera inférieure à 5% sinon
4%. Les salariés constitueront donc encore la majorité écrasante
de la population active jusqu'à la fin du siècle (entre 80% et
90% de cette
population dans les pays occidentaux, au Japon, en Europe de
l'Est et en URSS). Il n'y a donc pas de base empirique pour
parler d'un « déclin du prolétariat » au sens objectif du
terme (4).
Cela ne veut pas dire qu'il faut sous-estimer
la portée d'un chômage de masse à long terme. Celui-ci a
fondamentalement deux causes dans les pays capitalistes : la
baisse des taux de croissance pendant l'onde longue dépressive,
taux de croissance qui tombe au-dessous du taux moyen de
croissance de la productivité du travail (troisième révolution
technologique) ; l'impossibilité pour le système d'absorber
dans ces mêmes circonstances sur le marché de l'emploi la
croissance démographique, toutes choses restant égales par
ailleurs.
Pour citer de nouveau l'étude de l'OIT que
nous avons déjà mentionné (l'Emploi dans le mondé) : « Des
études strictement sectorielles sur l'impact des robots en matière
d'emploi donnent des pronostics pessimistes, quoique variables.
Lors de la préparation du VIIIe plan français (1981-1985), on
a estimé que les robots feraient perdre quelque 30.000 emplois
; mais ce chiffre représente moins de 1%
de la main-d'œuvre industrielle française en 1980. Les
prévisions pour la République fédérale d'Allemagne sont plus
sombres. En présumant que l'utilisation des robots sera de 60%
du potentiel total en 1990 (2% seulement en 1980), 200.000
emplois seraient perdus, soit 6% de l'emploi industriel... Cette
estimation est sans doute trop élevée dans la mesure où elle
suppose un rythme rapide de diffusion. Le problème dans de
telles études sectorielles est précisément leur portée,
comme nous l'avons déjà souligné. Limitées à un secteur,
elles ne tiennent pas compte des effets d'entraînement qui ne
sont pas nécessairement négatifs, sur l'ensemble de l'économie
(5). »
De plus, nous devons prendre en considération
les effets précis de la robotisation sur des branches spécifiques
de l'industrie qui ont joué un rôle clé dans l'organisation
et la force de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier,
comme l'industrie automobile aux Etats-Unis et en Europe
occidentale. Là, les perspectives sont menaçantes et doivent
être comprises avant qu'il ne soit trop tard (comme ce fut
malheureusement le cas avec la sidérurgie et la construction
navale auparavant). Les conséquences d'une croissance à long
terme d'un chômage structurel - dont on prévoit qu'il
atteindra bientôt le chiffre de 40 millions - sont une
fragmentation et une division potentielle croissante de la
classe ouvrière et le danger d'une démoralisation, déjà
visible dans certains secteurs de la jeunesse prolétarienne
(les jeunes Noirs et les jeunes de langue hispanique aux USA par
exemple, et dans certaines régions de Grande-Bretagne (6)) qui
n'ont jamais travaillé depuis qu'ils ont quitté l'école et
qui risquent de ne pas trouver d'emploi dans les années à
venir.
Des socialistes japonais (7) ont essayé d'étudier
les effets des nouvelles technologies notamment dans l'industrie
automobile. Ils insistent également sur les aspects qualitatifs
de ces modifications (déqualification, augmentation des
accidents du travail, émergence de nouvelles couches de
travailleurs et de nouvelles qualifications, etc.). Ils
concluent à une réduction du nombre des ouvriers manuels
d'environ 10% dans l'usine automobile la plus fortement robotisée
du Japon, l'usine Myrayama de Nissan, et ce entre septembre 1974
et janvier 1982, accompagnée toutefois d'une légère
augmentation du personnel employé. Même les syndicats les plus
liés aux entreprises commencent à s'inquiéter de ces développements,
alors que « l'emploi à vie » demeure encore la règle au
Japon (voir Japon Economic Journal, 21 février 1984).
IV.
La seule riposte sérieuse à la croissance du
chômage structurel massif pendant la longue dépression
actuelle, c'est une réduction radicale à l'échelle
internationale de la semaine de travail sans réduction de
salaire : l'introduction immédiate des trente-cinq heures,
voire des trente-deux heures hebdomadaires. Elle signifie la répartition
de la charge de travail existant sur l'ensemble du prolétariat
sans perte de revenus : un chômage de 12%
peut être supprimé par la réduction hebdomadaire de
travail de chaque ouvrier de 12% et une embauche supplémentaire
obligatoire. Elle implique la réunification des classes ouvrières
fissurées par le chômage et la peur du chômage. Cela doit être
le but stratégique central à court terme du mouvement ouvrier
international dans son ensemble, afin d'empêcher une
modification sérieuse des rapports de forces entre le capital
et le travail, aux dépens de ce dernier. La perspective à
moyen terme doit être celle d'une durée hebdomadaire du
travail de 30 heures, sinon moins.
Toutes les considérations sur la « compétitivité
nationale » et la « rentabilité de l'entreprise » doivent être
écartées pour cette priorité sociale impérative. On peut aisément
prouver que d'un point de vue global et international - et non
celui d'une entreprise prise isolément - c'est également la
solution économique la plus rationnelle. Mais la « rationalité
» du capital est justement basée sur la « rationalité » des
entreprises prise isolément, c'est-à-dire sur une rationalité
partielle, qui aboutit à une irrationalité globale de plus en
plus prononcée. Marx s'est lui-même exprimé en toute clarté
sur les deux sujets : les effets bénéfiques d'une réduction
radicale de la durée hebdomadaire de travail sans réduction
des salaires, et la nécessité d'une solidarité internationale
des travailleurs se substituant à toute solidarité «nationale»
(ou régionale, ou locale, ou sectorielle ou même d'une
branche) entre ouvriers et capitalistes.
A propos du premier thème, nous trouvons les
commentaires suivants dans les « Manuscrits de 1861-1863 »,
inconnus jusque fort récemment, et qui constituent un texte
charnière entre les « Grundrisse » et le « Capital »:
«Ainsi, du temps libre est créé également pour les
travailleurs, et l'intensité d'un travail déterminé ne
supprime de ce fait pas la possibilité d'une activité dans une
autre direction [d'un autre contenu], qui peut au contraire
apparaître comme repos [récupération des forces] et avoir cet
effet. D'où les conséquences exceptionnellement avantageuses
que ce processus (la réduction de la journée normale du
travail) exerce - considéré d'un point de vue statistique -
sur l'amélioration physique, morale et intellectuelle de la
classe ouvrière (8). »
A propos du second problème, il suffit de
rappeler le passage suivant de « l'Adresse inaugurale de
l'Association internationale » des travailleurs, rédigée
par Marx : « L'expérience passée a démontré jusqu'à quel
point le mépris à l'égard des liens fraternels qui devraient
relier les travailleurs des différents pays et qui devraient
les animer à s'appuyer fermement les uns les autres dans tous
leurs combats pour l'émancipation, entraîne toujours comme
peine l'échec commun de leurs efforts dissociés. » (Notre
propre traduction).
Dans un de ses rapports trimestriels sur
l'activité du conseil général de l'AIT, Marx écrit : «Et même
l'organisation nationale échoue facilement par suite de
l'absence d'organisation au-delà des frontières, puisque tous
les pays se font concurrence sur le marché mondial et
s'influencent donc mutuellement. Seule une union internationale
de la classe ouvrière peut lui assurer définitivement la
victoire. ) (Marx-Engels-Werke,
tome 16, p. 322. Notre
traduction). D'une manière encore plus catégorique, Marx
affirma, dans ses « Instructions aux délégués du conseil général
au congrès de Genève de 1867 de l'AIT» : «Nous déclarons
que la réduction de la journée du travail est la pré-condition
sans laquelle tous les autres efforts d'amélioration et d'émancipation
sont voués
à l'échec. » (Marx-Engels-Werke.
tome 16, p. 192. Notre
traduction).
V.
La lutte entre les forces qui poussent dans la
direction d'un chômage structurel massif à long terme d'une
part, et celles qui vont dans le sens d'une nouvelle réduction
radicale de la durée du travail d'autre part, est intimement liée
aux deux forces motrices fondamentales de la société
bourgeoise : la tendance nécessaire du capital à accroître la
production de la plus-value relative, c'est-à-dire le développement
des forces productives « objectives » (objectivisées, matérialisées),
les machines, les systèmes mécaniques, les systèmes
semi-automatisés, l'automatisation sur grande échelle, les
robots d'une part ; et, d'autre part, la pression en sens
inverse qui résulte de la lutte de classes entre le capital et
le travail salarié. L'une des principales réussites
analytiques de Marx a justement consisté à montrer
l'interrelation dialectique (et non mécaniste, du type
Malthus-Ricardo-Lassalle) entre les deux tendances
contradictoires.
L'augmentation de la mécanisation a des
effets contradictoires sur le travail. Elle réduit la
qualification, supprime des emplois, pèse sur les salaires par
l'augmentation de l'armée de réserve, effets qui peuvent être
partiellement compensés par l'augmentation de l'accumulation de
capital (« croissance économique »), la migration
internationale du travail, etc. Mais, simultanément,
l'extension de la mécanisation tend à accroître l'intensité
de l'effort au travail (à la fois physique et nerveux ou au
moins l'un des deux), et exerce donc une pression objective vers
la réduction de la journée de travail. Ce second aspect des
choses a souvent été oublié par les militants ouvriers, même
socialistes et marxistes.
Il est fortement développé chez Marx : «A
un certain point [le travail] doit perdre en intensité ce qu'il
gagne en extension. Mais le même rapport s'établit également
dans le sens opposé. Remplacer la quantité par le degré n'est
pas une affaire spéculative. Lorsque le fait se manifeste, il y
a un moyen très expérimental de démontrer ce rapport:
lorsqu'il apparaît par exemple comme physiquement impossible
pour l'ouvrier de fournir pendant douze heures la même masse de
travail qu'il effectue maintenant pendant dix ou dix heures et
demie. Ici, la réduction nécessaire de la journée normale ou
totale de travail résulte d'une plus grande condensation du
travail, qui inclut une plus grande intensité, une plus grande
tension nerveuse, mais en même temps un plus grand effort
physique. Avec l'accroissement des deux facteurs - vitesse et
ampleur (masse) des machines -, on arrive nécessairement à un
carrefour, où l'intensité et l'extension du travail ne peuvent
plus croître simultanément, où l'accroissement de l'une
exclut nécessairement l'accroissement de l'autre. »
(Manuscrits de 1861-1863, Marx-Engels Gesamtausgabe MEGA II,
3.6, p. 1906. Notre traduction).
Mais le capital ne concédera pas cette réduction
de la journée du travail, pourtant physiquement et économiquement
indispensable, spontanément et de bon cœur. Il ne l'accordera
que par suite d'une lutte acharnée entre le capital et le
travail : « Ce n'est que l'absence de mesure, sans honte ni
scrupules, du capital, qui s'efforce de dépasser follement les
limites naturelles de la durée du travail, alors qu'on accepte
tacitement que le travail devienne plus intense et plus tendu
avec le développement des forces productives, qui oblige même
la société basée sur la production capitaliste à limiter par
la contrainte la journée normale de travail à des frontières
fixes (naturellement, c'est la rébellion de la classe ouvrière
qui est la force motrice principale de cette limitation). » (MEGA
II, 3.6, p. 1909. Notre
traduction). Cette rébellion ne peut être couronnée de succès
(temporairement) que dans des conditions de rapports de forces
relativement favorables. Elles sont créées par l'extension de
l'emploi et les modifications de l'organisation du travail dans
la phase précédant la dépression longue et le déferlement du
chômage.
Et précisément, à la fin des années
soixante-dix et dans les années quatre-vingt, le prolétariat
international (notamment en Europe de l'Ouest) est entré dans
la confrontation croissante avec le capital autour de la problématique
« ou bien austérité, ou bien réduction de la durée du
travail sans réduction du salaire direct et des prestations
sociales » avec une force numérique, organisationnelle et
militante considérablement accrue, accumulée pendant les années
cinquante, soixante et le début
des années soixante-dix, c'est-à-dire durant la période
du «boom» économique de longue durée de l'après-guerre.
C'est pour cette raison que la résistance de la classe ouvrière
contre l'austérité va s'accroître, s'étendre, devenir périodiquement
explosive et tendre à se généraliser nationalement et
internationalement. C'est pour cette même raison que la classe
capitaliste n'aura pas la tâche facile pour mettre en œuvre sa
propre « solution » historique à la dépression actuelle.
Précisément parce que la force organique de
la classe ouvrière (du salariat) est si large à l'entrée et
dans la première phase de cette dépression, l'issue de cette
intense offensive de classe du capital contre le travail est
loin d'être certaine. La possibilité que le prolétariat
subisse une défaite écrasante du type de l'Allemagne en 1933,
de l'Espagne en 1939 ou de la France en 1940 dans un quelconque
des grands pays capitalistes clés est restreinte, du moins dans
un avenir rapproché. Cela ne signifie pas qu'une solution
socialiste prolétarienne à la crise est certaine ou déjà
perceptible à l'horizon. Le principal obstacle à cette crise
est subjectif et non objectif: le niveau de conscience de la
classe ouvrière et la capacité de sa direction sont encore
absolument inadéquats. Mais cela implique aussi qu'au moins la
possibilité objective d'une solution ouvrière à la crise de
l'humanité demeure, et ce pour une longue période.
Le reste dépend du mouvement ouvrier lui-même,
de sa conscience de la gravité et des risques impliqués par la
crise (la simple survie physique de l'humanité est maintenant
en question), de l'impossibilité de la résoudre dans le cadre
de l'économie de marché généralisée, c'est-à-dire du
capitalisme, de la nécessité de développer un programme
d'action anticapitaliste ayant comme point de départ les préoccupations
et les besoins réellement existants des travailleurs réellement
existant avec toute leur variété, de la nécessité d'unir
cette force considérable en un bélier pour secouer la
forteresse du capital, de la nécessité de l'organiser en vue
du renversement du capitalisme.
VI.
Acceptons un instant l'hypothèse que tout ce
que nous venons de dire sera contredit par l'expérience dans
les décennies à venir, qu'à la fois pour des raisons économiques
(robotisation) et politiques (prise de conscience écologique de
la «société») que nous sommes censés « sous-estimer », la
classe ouvrière décroisse de façon considérable entre
aujourd'hui et la fin du XXe siècle, que le prolétariat a déjà
commencé à décliner comme force objective (à la fois en
nombre et dans sa cohésion interne) et que pour la même
raison, sa capacité objective à transformer la société dans
un sens socialiste déclinera également plus ou moins régulièrement.
Dans ce cas, on ne peut se contenter de dire «adieu au prolétariat».
On doit dire aussi «adieu au socialisme» et à tout projet réaliste
(fondé de façon matérialiste) d'émancipation humaine et «
adieu à l'économie de marché » et au capitalisme lui-même.
L'une des thèses fondamentales de Marx,
contre laquelle aucune démonstration ne peut être opposée sur
la base des cent dernières années d'expériences, c'est que
seule la classe ouvrière acquiert par sa place dans la
production capitaliste et dans la société bourgeoise les «
qualités positives », c'est-à-dire la capacité d'une
auto-organisation massive, de solidarité et de coopération sur
grande échelle, qui sont les pré-conditions d'une solution
socialiste à la crise de l'humanité. Ces qualités ne créent
pas automatiquement le rôle émancipateur révolutionnaire du
prolétariat, elles conduisent seulement au potentiel social de
cette nature. Mais aucune autre classe ou couche sociale n'a de
potentialité similaire, ni les paysans du tiers monde, ni les révolutionnaires
intellectuels, et certainement pas les technocrates, les
fonctionnaires ou les couches paupérisées et marginalisées
semi-prolétariennes ou sous-prolétariennes. D'autres classes
ou couches sociales ont certainement un énorme potentiel révolutionnaire
anticapitaliste (anti-impérialiste) «négatif», par exemple
la paysannerie pauvre des pays sous-développés. Mais
l'histoire a prouvé encore et toujours qu'elles n'ont pas le
potentiel « positif » pour l'organisation socialiste
consciente.
Par ailleurs, si une substitution massive du
travail « mort » (les robots) au travail « vivant » conduit
à un déclin massif absolu de la classe ouvrière, ce n'est pas
seulement l'avenir du prolétariat et du socialisme qui est
menacé, c'est la simple survie de l'économie capitaliste de
marché qui devient de plus en plus impossible. Ce dilemme se résume,
si c'est de façon simplifiée, par le dialogue désormais
classique entre le patron et le syndicaliste : « - Que
deviendra la force de votre syndicat quand tous les ouvriers
seront remplacés par des robots ? - Que deviendront vos profits
dans ce cas ? - Ils sont réalisés par la vente de vos
produits, et malheureusement pour vous, les robots n'achètent
rien du tout ! »
Marx prévoyait ce développement voilà plus
de cent vingt-cinq ans dans ses « Grundrisse » (ce
qui, soit dit en passant, confirme ce que nous avons souvent écrit,
à savoir que loin d'être « un économiste du XIXe siècle, il
était un visionnaire qui percevait des tendances qui allaient
seulement s'affirmer au XXe siècle). Il écrit ici : « Mais
dans la mesure où se développe la grande industrie, la création
de la richesse véritable dépend moins du temps de travail et
de la quantité de travail appliqué que de la force des agences
qui sont mises en mouvement pendant le temps de travail, force
qui à son tour est hors de proportion avec le temps de travail
immédiat que coûte sa production, mais qui dépend plutôt du
niveau général de la science et des progrès de la
technologie, ou de l'application de cette science à la
production (le développement de cette science, surtout des
sciences naturelles, étant lui-même en rapport avec le développement
de la production matérielle). Le travail n'apparaît plus
tellement comme indu dans le processus de production ; l'être
humain se comporte plutôt comme surveillant et régulateur du
processus de production. » (Grundrisse, Dietz-Verlag Berlin,
1953, p. 592. Notre traduction).
Et encore : « Le vol du temps de travail
d'autrui, sur lequel se fonde la richesse actuelle, apparaît
comme une base misérable comparé à cette base nouvelle, développée,
créée par la grande industrie elle-même. Dès que le travail
dans sa forme immédiate a cessé d'être la grande source de la
richesse, le temps de travail cesse et doit cesser d'être sa
mesure, et la valeur d'échange doit cesser d'être la mesure de
la valeur d'usage. Le surtravail de la masse a cessé d'être la
pré-condition du développement de la richesse générale, de même
que le non-travail de quelques-uns [cesse d'être la condition]
du développement des forces générales de la tête humaine. De
ce fait, la production fondée sur la
valeur d'échange [c'est-à-dire la production marchande.
NDT] s'effondre.
» (Grundrisse, ibidem, p. 593. Notre traduction).
De façon évidente, ce développement ne peut
être achevé sous le capitalisme précisément parce que sous
le capitalisme, la croissance économique, les investissements,
le développement du machinisme (y compris celui des robots)
demeurent subordonnés à l'accumulation du capital, c'est-à-dire
à la production et à la réalisation de la plus-value, c'est-à-dire
à la recherche des profits des entreprises prises
individuellement, à la fois profits attendus et profits réalisés.
Nous avions déjà indiqué dans notre livre le « Capitalisme
du troisième âge » (9) que sous le capitalisme,
l'automation complète, l'introduction de robots sur grande échelle
sont impossibles car elles impliqueraient la disparition de l'économie
de marché, de l'argent, du capital et des profits. Dans une économie
socialisée, la robotique serait un merveilleux instrument d'émancipation
humaine. Elle rendrait possible la semaine du travail de 10
heures (10). Elle donnerait aux hommes et aux femmes tout le
temps nécessaire à l'autogestion de l'économie et de la société,
au développement d'une individualité sociale riche pour tous
et toutes. Elle permettrait la disparition de la division
sociale du travail entre administrateurs et administrés, le dépérissement
rapide de l'Etat, de toute coercition ou violence entre les êtres
humains.
La variante la plus probable sous le
capitalisme, c'est précisément la longue durée de la dépression
actuelle, avec seulement le développement d'une automation
partielle et d'une robotisation marginale, les deux étant
accompagnées par une surcapacité de surproduction sur grande
échelle (une surproduction de marchandises), un chômage sur
grande échelle, une pression sur grande échelle pour extraire
de plus en plus de plus-value d'un nombre de jours de travail et
d'ouvriers productifs tendant à stagner et à décliner
lentement. Cela équivaudrait à une augmentation de la pression
à la surexploitation de la classe ouvrière (en faisant baisser
les salaires réels et les prestations de Sécurité sociale),
en affaiblissant ou détruisant le mouvement ouvrier organisé
et en sapant les libertés démocratiques et les droits de
l'homme.
VII.
Dans les « Grundrisse », Marx ne
perçoit pas seulement la tendance fondamentale de la
technologie capitaliste à aller vers l'expulsion progressive du
travail humain du processus de production. Il souligne aussi la
contradiction fondamentale que produit cette tendance sous le
capitalisme :
—
Surproduction massive ou, ce qui revient au même,
sous-emploi massif de la capacité productive. Pendant la dernière
récession, de 1980-1982, plus de 35% de la capacité productive
des USA était inutilisée. Si l'on déduit en plus la
production d'armement - inutile du point de vue de la production
-, on arrive à ce résultat stupéfiant que près de 50%
de la capacité productive américaine n'était plus
utilisée à des fins productives (12).
—
Chômage massif.
Marx oppose le potentiel émancipateur de
l'automation et de la robotique, leur capacité à accroître
massivement le temps libre pour l'être humain, qui est du temps
pour l'épanouissement de toute la personnalité humaine, à
leur tendance oppressive dans le capitalisme. Il synthétise
ainsi toute la différence fondamentale entre une société de
classes et une société sans classes.
Dans une société de classes, l'appropriation
du surproduit social par une minorité signifie la possibilité
d'étendre le temps libre seulement pour cette minorité, et par
conséquent, la reproduction à une échelle toujours plus large
de la division de la société entre ceux qui administrent et
qui accumulent les connaissances, et ceux qui produisent sans
accès aux connaissances, ou avec des accès des plus limités.
Dans une société sans classes, l'appropriation et le contrôle
du surproduit social par les producteurs associés signifierait
au contraire une réduction radicale du temps de travail (du
travail nécessaire) pour tous, une augmentation radicale du
temps libre pour tous et, donc la disparition de la division
sociale du travail entre les administrateurs et les producteurs,
entre ceux et celles qui ont accès à toutes les connaissances
et ceux et celles qui sont coupés de la majeure partie du
savoir.
Dans un passage saisissant des « Grundrisse »
lié à ceux que nous avons déjà cités, Marx écrit: « La création
de beaucoup de temps libre disponible au-delà du travail nécessaire
pour la société en général, et pour chacun de ses membres
(c'est-à-dire l'espace pour le développement de toutes les
forces productives de tous les individus, et de ce fait également
de la société), cette création de temps de non-travail est créatrice
de loisirs pour quelques-uns du point de vue du capital, comme
à toutes les phases précédentes [du développement
historique]... Sa tendance consiste d'une part à créer du
temps disponible, mais d'autre part à le convertir en
surtravail. S'il réussit trop bien dans la première voie,
alors il souffre de surproduction, et [même] le travail nécessaire
est dès lors interrompu, parce que le capital ne peut plus
mettre en valeur le surtravail. Plus cette contradiction se développe,
et plus il se révèle que la croissance des forces productives
ne peut pas être enchaînée à l'appropriation du surtravail
d'autrui, mais que la masse ouvrière elle-même doit
s'approprier son surtravail. Si elle l'a fait - et si le temps
libre disponible cesse du même fait de conserver sa nature
contradictoire - alors, le temps de travail nécessaire aura
d'une part sa mesure [sa limite] dans les besoins de l'individu
social, et d'autre part le développement de la force productive
sociale croîtra si rapidement que malgré le fait que la
production est maintenant indexée sur la richesse de tous, le
temps disponible pour tous croîtra également. Car la richesse,
c'est la force productive développée de tous les individus. »
(Grundrisse, ibidem, pp. 595-596. Notre traduction, nous
soulignons).
Et dans la même veine : « La véritable économie
- épargne - consiste dans l'économie de temps de travail :
minimiser les coûts de production et les réduire vers le
minimum ; mais cette économie est identique au développement
de la force productive. Il ne s'agit donc point de renoncer à
la jouissance, mais de développer le pouvoir, les capacités de
produire, et donc les capacités de même que les moyens de
jouir... L'économie de temps de travail est identique à
l'accroissement du temps libre, c'est-à-dire du temps pour le développement
plein et entier de l'individu, qui réagit à son tour sur la
productivité du travail, car il [l'individu] constitue la plus
grande force productive... Le temps libre, qui est à la fois
temps de loisir et temps pour des activités plus élevées
[plus nobles], a évidemment transformé son propriétaire en un
sujet différent, et il rentre dans le processus immédiat de
production comme cet autre [nouveau] sujet. » (Grundrisse,
ibidem, p. 599. Notre traduction).
Marx souligne de même comment, sous le
capitalisme, la science,
c'est-à-dire les résultats de ce qu'il appelle « le travail
social en général », c'est-à-dire les connaissances générales
de la société, sont systématiquement divorcées du travail,
comment - anticipation frappante de la « robotique »! - la
science sous le capitalisme est opposée au travail : « La
science en tant que produit mental général du développement
social apparaît ici comme directement incorporée au capital
(et donc son application en tant que science comme séparée des
connaissances et des aptitudes des ouvriers individuels ne
surgit que de la forme sociale du travail), de même que le sont
les forces naturelles du travail social lui-même. Le développement
général de la société, précisément parce qu'elle est
exploitée par le capital contre le travail, apparaît de même
comme le développement du capital, d'autant plus qu'elle est
accompagnée d'une réduction du contenu de la capacité du
travail, du moins pour la grande masse des
travailleurs. » (MEGA,
II, 3.6, p. 2164).
VIII.
Comment le capitalisme essaie-t-il de dépasser
cette nouvelle contradiction croissante entre la réduction de
la quantité absolue de travail humain nécessaire à la
production même d'une masse croissante des marchandises et les
possibilités de réalisation de la plus-value contenue dans
cette masse de marchandises? Sa solution, c'est celle d'une société
duale qui diviserait le prolétariat actuel en deux groupes
antagoniques: ceux qui continuent à participer au processus de
production de la plus-value, c'est-à-dire au processus de
production capitaliste (avec une tendance à la réduction des
salaires) ; ceux qui sont exclus de ce processus, et qui
survivent par tous les moyens autres que la vente de leur force
de travail aux capitalistes ou à l'Etat bourgeois: assistance
sociale, augmentation des activités «indépendantes», paysans
parcellaires ou artisans, retour au travail domestique,
communautés « ludiques », etc., et qui achètent des
marchandises capitalistes sans en produire. Une forme
transitoire de marginalisation par rapport au processus de
production « normal » se trouve dans le travail «précaire »,
le travail à « temps partiel », le travail au noir qui
touchent particulièrement les femmes, les jeunes travailleurs,
les immigrés, etc.
Emploi à temps partiel en 1979 en
dans l'emploi total dont femmes
RFA: 11,4
91.5
Belgique : 6,0
89.3
Danemark : 22,7
86,9
USA: 17,8
66,0
France : 8.2
82,0
Italie: 5.3
61,4
Pays-Bas: 11,2
82,5
Grande-Bretagne : 16,4
92.8
(BIT, « Le Travail dans le monde »,
op. cit.)
Quelle est la logique capitaliste de cette
société duale ? C'est un gigantesque recul historique sur une
question clé : les salaires indirects (socialisés). Par une
longue lutte historique, la classe ouvrière de l'Europe de
l'Ouest, de l'Australie et du Canada (et dans une moindre mesure
des USA et du Japon) avait arraché au capital ce ciment
fondamental de la solidarité de classe, à savoir que les
salaires ne doivent pas seulement couvrir les coûts de
reproduction de la force de travail de ceux qui sont
effectivement employés, mais les coûts de reproduction du prolétariat
dans sa totalité, pour le moins à l'échelle nationale, c'est-à-dire
aussi l'entretien des chômeurs, des malades, des personnes âgées,
des travailleurs et des travailleuses invalides et de leurs
enfants, à un minimum vital supérieur au « seuil de pauvreté
» officiellement reconnu. Voilà la signification historique
des versements de sécurité sociale, qui font partie du
salaire, qui constituent sa part socialisée, ou au moins cette
partie du salaire qui « transite » par les mains des
institutions de sécurité sociale. A travers la pression en
faveur de la société duale, du travail à temps partiel, du
travail précaire, du travail au noir, le capital veut désormais
réduire les salaires aux seuls salaires directs, qui déclineront
ensuite inévitablement en fonction de la croissance massive de
l'armée de réserve. C'est déjà le cas pour la masse des
travailleurs en « noir » ou aux « emplois précaires », qui
généralement ne bénéficient plus des avantages de sécurité
sociale. Cela représente une réduction des salaires brutale de
l'ordre de 30% sinon
plus, du moins en Europe capitaliste.
En d'autres termes : «la société duale»
n'est rien d'autre qu'un des mécanismes clés pour augmenter
brutalement le taux de plus-value, le taux d'exploitation de la
classe ouvrière, et la masse et le taux de profit. Toute
excuse, aussi « sophistiquée » soit-elle, pour soutenir cet
objectif du capital (qu'elle soit
« tiers-mondiste »,
écologique, l'utopie d'une « réalisation immédiate du
communisme », le désir de « rompre avec les modèles de
consommation capitaliste », etc.) est, dans le meilleur des
cas, une capitulation mystifiée devant l'idéologie bourgeoise
et les objectifs de la classe capitaliste. Dans le pire des cas,
c'est une complicité avec l'offensive anti-ouvrière du
capital. Se faire l'avocat de l'extension du travail non payé,
même pour des « objectifs socialement utiles », quand il y a
un nombre croissant de chômeurs, ce n'est pas construire « des
cellules du communisme » au sein du capitalisme. C'est aider
les capitalistes à diviser la classe ouvrière à travers un
nouvel accroissement du chômage, les aider à accroître leurs
profits.
Mais c'est plus que cela. C'est mettre de
nouveaux et formidables obstacles sur la voie de la réalisation
du potentiel réellement émancipateur des nouvelles
technologies et de la «robotique », dans la mesure où la société
duale tend à perpétuer de façon élitiste la division de la
société entre ceux qui reçoivent le temps nécessaire et les
potentialités pour s'approprier tous les fruits de la science
et de la civilisation - qui ne peut se faire que sur la base de
la satisfaction pleine et entière des besoins matériels
fondamentaux - et ceux qui sont condamnés (y compris ceux qui
s'y condamnent eux-mêmes par le choix de l'ascétisme) à
passer de plus en plus de leur temps comme « bêtes de somme »,
pour citer encore l'éloquente formule de Marx.
Le dilemme réel, qui résume le choix
historique fondamental auquel l'humanité doit faire face
aujourd'hui, est le suivant : soit une réduction radicale du
temps de travail pour tous et toutes - pour commencer, la
demi-joumée de travail ou la demi-semaine de travail - soit la
perpétuation de la division de la société entre ceux qui
produisent et ceux qui gèrent, entre ceux qui triment et ceux
qui savent. La réduction radicale du temps de travail pour tous
et toutes, qui était la grandiose vision émancipatrice de
Marx, est indispensable à la fois pour l'appropriation des
connaissances et de la science pour tous, et de la réalisation
de l'autogestion pour tous (c'est-à-dire un régime des
producteurs associés). Sans une telle réduction, les deux sont
une utopie. On ne peut acquérir les connaissances
scientifiques, gérer son entreprise, son quartier ou son «
Etat » (sa collectivité) avec un travail abrutissant pendant
huit heures par jours, cinq ou six jours par semaine. Affirmer
le contraire, c'est se mentir à soi-même et mentir aux autres.
Le potentiel émancipateur de la robotique,
c'est qu'elle rend le socialisme,
le communisme plus aisés, en rendant possible une
semaine de travail de vingt, quinze ou dix heures pour tous et
toutes. Mais toute évolution dans la direction (13) de la société
duale, même avec les meilleures intentions du monde, va dans la
direction diamétralement opposée à celle de l'émancipation.
Nous laissons de côté la question de savoir
si le « travail » réduit à vingt ou quinze heures par
semaine est encore le « travail » au sens classique du terme
(14). Nous laissons également de côté le problème de savoir
jusqu'à quel point l'épanouissement plein et entier de
l'individu social, pour citer de nouveau Marx, est un développement
où les activités « productives » demeurent séparées des
activités culturelles, créatives, scientifiques, artistiques,
sportives, purement récréatives, ou pour dire les choses
autrement, le fameux droit à la paresse de Lafargue se réalise.
Le bonheur humain ne dépend certainement pas d'une activité
permanente exigeant un grand effort, même si un minimum
d'activité et de mobilité physiques et mentales semblent être
une pré-condition absolue à un développement sain et
harmonieux même au niveau du cerveau.
Mais indépendamment de toute considération
de cette nature - l'avenir du travail au sens «séculaire» du
terme -, l'une des conclusions reste incontournable. Ce qu'il
adviendra du travail humain et de l'humanité n 'est pas prédéterminé
mécaniquement par la technologie et la science, leurs tendances
présentes et les dangers évidents qu'elles comportent. C'est déterminé
en dernière analyse par le cadre social dans lequel ils se développent.
Et ici la différence entre un développement dans le cadre du
capitalisme, de la concurrence, de l'économie de marché, de la
soif insatiable d'enrichissement privé d'une part et, d'autre
part, un développement dans le cadre du socialisme, c'est-à-dire
de la propriété collective et de la solidarité collective par
le pouvoir des producteurs associés, par la maîtrise de tous
les producteurs de leurs propres conditions de travail, résultant
d'une réduction radicale du temps de travail, est absolement
fondamentale.
Les patrons et l'Etat bourgeois peuvent
s'appuyer partiellement dans leur objectif stratégique
d'introduire une société duale sur l'attitude évidemment
contradictoire des travailleurs envers le travail dans les
entreprises modernes en générale (15). Il est vrai que les
travailleurs sont forcés, sous le capitalisme, d'être attachés
au plein emploi afin de recevoir un salaire vital (direct et
indirect). La « solution » de rechange, sous le capitalisme,
c'est une réduction drastique de leur niveau de vie, c'est-à-dire
l'appauvrissement, la dégradation matérielle, intellectuelle
et morale.
Mais de la même façon, les travailleurs sont
clairement conscients du caractère dégradant de l'organisation
capitaliste du travail et de l'effort productiviste capitaliste,
notamment dans les conditions d'extrême parcellisation du
travail (taylorisme). Précisément quand leur niveau de vie s'élève,
comme ce fut le cas dans la période 1950-1970, les
revendications « qualitatives » de contrôle ouvrier sur les
rythmes et le contenu du travail (plus de loisirs, plus de santé,
plus de culture) prennent une nouvelle dimension. C'est devenu
une évidence frappante à travers et après l'explosion de Mai
68. Cette conscience existe encore, et les patrons et l'Etat
bourgeois essaient consciemment de s'appuyer sur elle pour faire
en sorte que la société duale apparaisse comme autre chose que
ce qu'elle est réelle-ment : une tentative pour que la classe
ouvrière paye elle-même le fardeau de la crise et pour accroître
brutalement la masse et le taux de profit.
Dans la même veine que les lamentations démagogiques
selon lesquelles les travailleurs (pourquoi pas les patrons et
l'Etat?) devraient partager leurs revenus avec les chômeurs, et
que le mythe suivant selon lequel « les salaires trop élevés
et les prestations sociales excessives » seraient les vrais
responsables de la crise, tout le discours sur « laissons
tomber le travail qui n'a pas de sens » n'est rien d'autre
aujourd'hui qu'une arme idéologique des capitalistes dans leur
lutte de classe contre la classe ouvrière pour réduire la part
des travailleurs dans le revenu national et pour « rationaliser
» l'accroissement du chômage. Si on est tellement convaincu du
caractère « nuisible » ou « inutile » du travail salarié,
pourquoi ne pas prôner la réduction de 35% ou de 50% des
heures de travail pour tous et pour toutes plutôt que de
justifier l'expulsion du travail de quelques-uns et de
quelques-unes?
IX.
Toute idée selon laquelle la technologie
actuelle, qui menace de détruire l'environnement naturel,
serait le produit « inévitable » de la logique interne des
sciences naturelles doit être rejetée comme obscurantiste,
a-historique et, en dernière analyse, apologétique du
capitalisme. Sous le capitalisme, la technologie se développe
sous le fouet de la concurrence, dans le cadre des coûts prévus
et des profits escomptés pour chaque entreprise considérée
individuellement. Les coûts sociaux généraux, les coûts
humains, écologiques ne sont pas pris en compte, non seulement
parce qu'ils
sont «
extériorisés » (c'est-à-dire que les entreprises
individuelles ne les paient pas) mais aussi parce qu'ils
apparaissent souvent plus tard que les profits que les nouvelles
technologies permettent de recueillir à court - ou à moyen -
terme.
De multiples exemples peuvent être cités, de
tels choix technologiques, qui sont profitables du point de vue
de chaque entreprise prise individuellement mais irresponsables
pour la société dans son ensemble, à long terme, notamment le
moteur à explosion (essence) ou le choix de la lessive contre
le savon pour laver le linge. Dans chacun de ces cas, des
alternatives réelles étaient impliquées. Ce n'était point
les seules technologies existantes au moment de ces choix (16).
Au contraire : d'autres solutions techniques étaient possibles.
Les choix n'ont pas été faits pour des raisons de préférence
purement « scientifiques » ou techniques. Il ont été faits
pour des raisons de profits par des branches spécifiques de
l'industrie ou mieux encore des entreprises leaders de ces
branches. Ces choix dépendaient donc des rapports de puissance
au sein de la classe capitaliste et de la société dans son
ensemble. Aucun déterminisme technologique n'a décidé du
destin de l'humanité. Ce qui est en jeu, c'est un déterminisme
socio-économique, dans lequel les intérêts matériels de
classes sociales ou d'importantes fractions de classes
s'imposent aussi longtemps que ces classes ou ces fractions de
classes ont le pouvoir d'imposer leur volonté (guidée par ces
intérêts) à l'ensemble de la société.
Il n'y a rien de nouveau dans la compréhension
que le développement technologique sous le capitalisme n'est
pas la seule technologie possible, mais une technologie spécifique
introduite pour des raisons spécifiques étroitement liées à
la nature spécifique de l'économie capitaliste et de la société
bourgeoise. Karl Marx en était parfaitement conscient. «Dans
l'agriculture comme dans la manufacture, la transformation
capitaliste de la production semble n 'être que le martyrologue
du producteur, le moyen de travail que le moyen de dompter,
d'exploiter et d'appauvrir le travailleur, la combinaison
sociale du travail que l'oppression organisée de sa vitalité,
de sa liberté et de son indépendance individuelles. (...) Dans
l'agriculture moderne, de même que dans l'industrie des villes,
l'accroissement de productivité et le rendement supérieur du
travail s'achètent au prix de la destruction et du tarissement
de la force de travail. En outre, chaque progrès de
l'agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans
l'art d'exploiter le travailleur, mais encore dans l'art de dépouiller
le sol; chaque progrès dans l'art d'accroître sa fertilité
pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables
de fertilité » (le Capital, tome 1).
Il soulignait aussi fortement que cette
tendance à appliquer des technologies spécifiquement
capitalistes - technologies qui augmentent la production de la
plus-value - implique que les nouvelles techniques n'ont pas
pour seul but de réduire la valeur de la force de travail, de
permettre de produire des biens de consommation meilleur marché
et d'économiser du capital constant (d'assurer la production de
machines, de matières premières et d'une énergie meilleur
marché). Elles ont aussi pour fonction de réduire le pouvoir
de résistance des travailleurs dans une usine, dans une branche
industrielles ou dans la société toute entière.
« Et la machine n'agit pas seulement comme un
concurrent dont la force supérieure est toujours sur le point
de rendre le salarié superflu. C'est comme puissance ennemie de
l'ouvrier que le capital l'emploie, et il le proclame hautement.
Elle devient l'arme de guerre la plus irrésistible pour réprimer
les grèves, ces révoltes périodiques du travail contre
l'autocratie du capital. D'après Gaskell, la machine à vapeur
fut dès le début un antagoniste de la "force de
l'homme" et permit au capitaliste d'écraser les prétentions
croissantes des ouvriers qui menaçaient d'une crise le système
de fabrique en pleine naissance. On pourrait écrire toute une
histoire au sujet des inventions faites depuis 1830 pour défendre
le capital contre les émeutes ouvrières» (le Capital, tome 1,
la Pléiade, p. 1292).
L'histoire de l'introduction des
machines-outils à commande numérique après la grande vague de
grèves de 1946 aux USA en est une illustration édifiante (17).
Aujourd'hui, quand le bilan est fait après coup, moins d'1% des
machines-outils utilisées dans l'industrie américaine sont à
commande numérique. Mais la peur créée par leur introduction
initiale fut suffisante pour briser le pouvoir du syndicat dans
les entreprises travaillant avec ces machines-outils. Une
fonction similaire est aujourd'hui jouée par la peur créée
dans le mouvement syndical et la classe ouvrière au sujet de «
la suppression du travail humain par les robots ». La réalité
est loin de s'approcher de quelque chose de ce genre comme le
montre le tableau 1 en fin de chapitre. Et pour citer la revue
Electronic Week, numéro du 1er janvier 1985 : «Même si
l'utilisation des robots croît selon les prévisions (...) en
1990, cela n'affectera encore que quelques dixièmes de % de
tous les salariés dans les pays industrialisés, selon
l'estimation des sources industrielles. »
II est nécessaire de riposter à cette peur
en familiarisant les travailleurs avec les ordinateurs, en
demandant que les enfants de la classe ouvrière aient des
ordinateurs à leur disposition gratuitement dans les écoles.
Cette année, cinq millions d'ordinateurs domestiques «personnels
» seront sans doute vendus aux USA. La compétition est féroce.
La chute des prix sera à la mesure. Les syndicats et les autres
organisations de classe doivent assurer que les ouvriers et les
employés apprennent à maîtriser ces esclaves mécaniques,
qu'ils soient ou non dotés d'« intelligence artificielle ».
Alors la peur reculera et la classe ouvrière finira par se
comporter à l'égard des nouvelles machines comme elle a fini
par se comporter à l'égard des anciennes. Ce sont des
instruments de travail qui peuvent être transformés
d'instruments de despotisme en instruments d'émancipation dès
que les travailleurs deviendront leurs maîtres collectifs.
Des sociétés post-capitalistes comme celle
de l'URSS empruntent généralement la technologie capitaliste.
Elle souffrent en plus des conséquences de la gestion
bureaucratique et du monopole du pouvoir bureaucratique, c'est-à-dire
d'une opinion publique critique libre. Mais dans un régime de
producteurs librement associés d'une démocratie socialiste
avec une pluralité de partis politiques, toutes ces contraintes
n'opéreraient pas.
Il n'y a aucune raison de croire que ces
producteurs seraient suffisamment fous pour s'empoisonner
mutuellement, empoisonner l'environnement, dès
lors qu'ils connaîtront les risques. Il n'y a aucune raison de
penser qu'ils n'utiliseront pas des machines comme les robots
comme moyens pour supprimer ou réduire tous les travaux humains
mécaniques, non créatifs, épuisants. c'est-à-dire tout
travail humain aliénant. La technologie nouvelle rend possible
la réunification de la production, de la gestion et de la
connaissance par les producteurs et élargit, donc, considérablement
l'espace de l'activité créatrice et des jouissances humaines.
X.
II demeure une question que les marxistes
n'avaient pas prise en compte jusqu'à maintenant parce qu'elle
ne se posait pas encore à l'humanité. Après avoir été
pendant des décennies un sujet de science fiction et de
futurologie, cette question paraît maintenant au seuil de ce
qui est historiquement concevable comme résultat des progrès
prodigieux des sciences appliquées et de la technologie dans
les dernières décennies. Le travail humain pourrait-il
construire des machines qui pourraient échapper au contrôle de
l'humanité, qui pourraient devenir complètement autonomes des
hommes et des femmes, c'est-à-dire des «machines intelligentes»
? Ces machines pourraient-elles un jour se rebeller contre leur
créateur originel? A partir d'un certain seuil, les robots
commenceraient-ils à construire d'autres robots sans
instructions humaines (sans pré-programmation) et qui
seraient largement supérieurs aux hommes du point de vue de
l'intelligence ?
Dans l'abstrait, une telle possibilité est
certainement concevable. Mais on doit circonscrire plus précisément
le cadre matériel du problème aujourd'hui et dans un avenir prévisible,
avant de se sentir condamné quant à la maîtrise de l'homme
sur les machines.
Pour construire un jeu d'échecs électronique
« parfait », qui aurait réponse à toutes les combinaisons
possibles, c'est-à-dire 10120,
on aurait besoin d'un nombre de combinaisons qui excède de loin
le nombre total d'atomes dans l'univers. Pour qu'un ordinateur
d'aujourd'hui calcule tous les nombres avec 39751
positions afin de découvrir un possible nombre « premier »
parmi eux (un nombre premier est un nombre qui ne peut être
divisé que par lui-même et par 1), il lui faudrait un temps
supérieur à celui de toute l'existence de l'humanité de ses
origines jusqu'aujourd'hui. Mais avec l'aide de ces mêmes
ordinateurs, l'intelligence humaine a découvert au mois de
septembre 1983 un tel nombre « premier » avec 39751
positions (qui, s'il était imprimé entièrement, s'étendrait
sur soixante mètres) à Chippewa Falls, aux Etats-Unis (18).
Il y a jusqu'à quinze milliards de cellules
nerveuses dans un seul cerveau humain, et mille synapses par
cellule, nombre de synapses que les composantes des ordinateurs
ne pourront aucunement atteindre dans un avenir prévisible.
Alors le jour où nos esclaves mécaniques pourraient nous contrôler,
nous dominer, nous écraser est encore très, très lointain.
Par ailleurs, si besoin en est, l'humanité peut décider de
limiter ou d'arrêter la production des ordinateurs robotisés
et des robots informatisés.
Nous sommes là de nouveau au cœur du problème
: la structure et les lois de développement de la société
humaine et de l'économie. Tel est le véritable objet de
l'alternative et non le potentiel incontrôlable des nouvelles
technologies.
Si l'humanité devient maîtresse de sa société,
de l'organisation sociale du travail, des finalités et des
objets du travail, c'est-à-dire maîtresse de son propre
destin, il n'y a aucun danger qu'elle devienne l'esclave des
ordinateurs pensants. Mais cela présuppose l'abolition de la
propriété privée, de la concurrence, de l'économie de marché,
de l'« égoïsme sacré », comme stimulant global du travail
social. Cela présuppose une organisation du travail basée sur
la coopération et la solidarité pour l'intérêt commun,
c'est-à-dire le socialisme démocratiquement autogéré. Si
nous ne réalisons pas cette maîtrise, alors les menaces sont
innombrables. - Nous risquons la mort atomique, nous risquons d'étouffer
dans nos propres déchets, nous risquons la destruction écologique,
la pauvreté massive et le déclin des libertés. Le possible
esclavage par les machines n'est qu'une d'entre elles et sans
doute la moins probable (19).
Le noyau rationnel de cette peur
irrationnelle, c'est le fait que le changement dans la
conscience humaine nécessaire pour aller vers un monde
socialiste peut être rendu plus difficile par les effets à
court terme des nouvelles techniques de communication sur la
pensée et la sensibilité humaine dans la mesure où l'emploi
de ces techniques est subordonné aux buts et intérêts
particuliers des groupes sociaux privilégiés. La substitution
des vidéos-cassettes aux livres ; le choix extrêmement réduit
entre les ensembles d'idées qui en résultent ; le déclin de
la pensée critique et de la recherche libre de toute dépendance
par rapport à la recherche des profits à court terme ; le déclin
de la pensée théorique, synthétique, imaginative, au profit
d'un pragmatisme étroit et d'un utilitarisme à courte vue
(combiné généralement avec un généreux zeste de mysticisme
et d'irrationalisme en ce qui concerne les « grands problèmes»),
voilà le danger réel : que les robots et les ordinateurs
puissent modeler notre façon de penser, mais non par la faute
de ces malheureux esclaves mécaniques, mais par la faute des
forces sociales qui ont un intérêt immédiat à produire ces
effets désastreux.
De même, le cerveau humain aidé par
l'ordinateur, peut plus aisément opprimer, exploiter, réduire
en esclavage d'autres êtres humains - en premier lieu les
classes exploitées et opprimées ! - que ne le peut le cerveau
humain sans ordinateurs. Cela de nouveau non pas à cause de la
« méchanceté » des ordinateurs ou de la science appliquée,
mais à cause de la cruauté inhérente à un certain type de
société, qui crée la tentation et les incitations pour ce
type de comportement et de tentations.
Contre ces dangers, nous devons nous
mobiliser, non pas sous le mot d'ordre «gare à la science et
à ses dangereuses potentialités » ou « détruisons les
ordinateurs ». Le mot d'ordre qui s'impose est celui-ci : «
Laissons l'humanité devenir maîtresse de son destin social et
technique, maîtresse de son économie et de tous les produits
de son travail intellectuel et manuel ». Voilà ce qui encore
possible aujourd'hui. Voilà ce qui est plus nécessaire
aujourd'hui que cela ne l'était auparavant.
Notes :
1. Voir entre autres André Gortz, Adieux au
prolétariat, Paris, 1979 ; Daniel Belle la Société
postindustrielle, 1973 ; Rudolf Dahrendorf, Geht uns die Arbeit
aus ?, Bonn, 1983 Eric Hobsbawm, Labor's Forward March halted,
Londres, 1980.
2. Joseph Huber, Die verlorene Unschuld der
Oekologie, Francfort, 1982 ; Ivan Illitch le Travail fantôme,
Paris, 1981 ; Club de Rome, Limites de la croissance; Rudolf
Bahro From Red to Green, Londres, Verso Books, 1981.
3. OCDE, Robots industriels, 1983.
4. Evidemment, cela n'implique pas que dans
des branches données de l'industrie (comme par exemple dans les
mines de charbon), il n'y a pas un déclin absolu de l'emploi
mondial ou dans d'autres (comme le textile, l'industrie de la
chaussure, la construction navale, 1 acier) un déclin prononcé
de l'emploi dans certaines régions (USA Europe de 1 Ouest) et
une croissance dans d'autres (Asie).
5. Voir l'excellente étude de Wilfried Wolf,
Volkswagens Robots, in Was Tun ? décembre 1983.
6 Ce phénomène se manifeste entre autres par
l'essor de la consommation de la drogue aux USA, la violence des
jeunes des faubourgs en Grande-Bretagne, etc.
7 Saga Ichiro, The Development of New
Technology in Japon, bulletin du Centre socialiste de
recherches, université d'Hosei, Tokyo, novembre 1983.
8. Dans son pamphlet Salaire, prix et profits,
Marx déclare pareillement : « Quand les ouvriers s efforcent
de ramener la journée de travail à ses anciennes limites
rationnelles ou encore, la ou ils ne peuvent arracher la
fixation légale de la journée de travail normale, quand ils
cherchent à mettre un frein au surtravail par une hausse des
salaires, non pas calculée seulement d après le surtravail
soutiré, mais portée à un taux plus élevé, ils ne font que
remplir un devoir envers eux-mêmes et envers leur race. Ils ne
font que mettre des bornes à l'usurpation tyrannique du
capital. Le temps est le champ du développement humain. Un
homme qui ne dispose d'aucun loisir, dont la vie tout entière,
en dehors des simples interruptions purement physiques pour le
sommeil, les repas, etc., est accaparé par son travail pour le
capitaliste, est moins au une bête de somme. C'est une simple
machine à produire de la richesse pour autrui, écrasée
physiquement et abrutie intellectuellement. » Editions
sociales. (Traduction Paris).
9. Ernest Mandel, le Capitalisme du troisième
âge, UGE 10/18, Paris.
10. Un groupe d'ouvriers et de syndicalistes
en France, écrivant sous le pseudonyme d'Adret, a publié un
livre en 1977 sous le titre Travailler deux heures par jour, qui
a eu trop peu d'écho. Il montre la possibilité matérielle
d'une réduction radicale de la journée de travail avant même
l'apparition de la robotisation.
11. Voir sur cet aspect les conclusions très
mesurées d'une conférence sur la robotique : P. H. Vilson et
K. Prendergast (ed), The A.L Business, Thé Commercial uses
ofArtiflcial Intelligence, MIT Press, Cambridge, Mass, Londres,
1984.
12. Ce que beaucoup d'avocats des possibilités
du capitalisme à réguler la crise actuelle oublient, c'est le
fait que chaque étape de la mécanisation, et bien sûr chaque
étape vers l'automation, est accompagnée d'une augmentation
massive de la masse des marchandises produites qui doivent être
vendues, avant que le capital ne réalise et ne s'approprie la
plus-value produite. Voir Grundrisse, op. cit., p. 325 ; MEGA
II, 3,6, op. cit., p. 2164.
13. Aristote attire l'attention sur le fait
que ceux qui pratiquent la politique et la science, c'est-à-dire
ceux qui « administrent, accumulent » dans le sens marxiste du
terme, ne peuvent le faire que parce que d'autres leur
fournissent leur subsistance.
14. Dans son Ethique à Nichomaque, Aristote
avait déjà établi un rapport entre travail et loisirs qui se
rapproche d'ailleurs de l'analyse de Marx dans le Grundrisse et
dans le Capital. On devrait se rappeler l'éthymologie du mot «
loisir » qui dérive du mot latin licere, être libre pour agir
comme on veut.
15. Voir à ce propos D. Linhart, « Crise et
travail », Temps modernes, janvier 1984.
16.
Voir entre autres Barry Commoner, The Closing Circle, Londres,
1972.
17.
Voir David F. Noble. Forces of Production, Knopf, New-York,
1984.
18. Voir à ce propos Reinhart Brenet, Die
Pfeile der Zeit, Meyster Verlag, Munich. 1984.
19. Le professeur A.-J. Ayer notamment soulève
ce problème dans la critique qu'il fait paraître (New-York,
Review of Books, 1er mars 1984) du livre de J. David Boiter,
Turning's Man : Western Culture in thé Computer Age, University
ofNorth Carolina Press. 1983.
20. La firme Denning Mobile Robotics INC de Wobum
affirme qu'elle a signé un contrat pour procurer 680 robots à
la Southem Steel Corp. afin de servir de gardiens de prisons
pendant trois ans. (The
New York Times, 9 janvier 1985).
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