Nous publions
ci-dessous la version rédigée d'un rapport effectué il y a
quelques mois à la rencontre des bureaux politiques des
sections européennes de la IVe Internationale par Ernest
Mandel. Ce texte aborde les différentes conséquences
sociales de la crise économique que traversent actuellement
les pays d'Europe capitaliste. Cet article analyse plus
particulièrement les questions relatives à l'emploi et au chômage,
aux conséquences de l'introduction des nouvelles technologies
en matière d'emploi et à l'état de la réorganisation du
procès de travail. Le projet politique et social global de la
bourgeoisie est abordé dans ses objectifs ultimes de même
qu'est analysé le degré actuel de sa réalisation. Enfin,
sont étudiés les divers éléments de recomposition du
mouvement ouvrier et sa résistance aux attaques mises en œuvre
par la bourgeoisie.
La longue phase de dépression économique
dans laquelle se trouve l'économie capitaliste ne donne aucun
signe de redressement. Elle est caractérisée par une montée
structurelle du chômage que l'on peut résumer par la formule
suivante : le taux d'augmentation du chômage est égal au taux
d'augmentation de la productivité du travail, auquel on doit
ajouter le taux d'accroissement démographique et soustraire le
taux de croissance économique. En moyenne, la productivité du
travail continue à augmenter de 2,5 à 3% par an. Comme le taux
de croissance économique est inférieur à ce chiffre-là, on
observe donc déjà, même sans prendre en compte le mouvement démographique,
une augmentation du chômage.
L'ARRIERE-PLAN
ECONOMIQUE DE LA CRISE
II ne s'agit évidemment pas d'une dépression
économique linéaire. Le cycle industriel continue à
fonctionner. Il y a donc, dans le cadre de cette dépression,
succession de phases de récession et de phases de reprise.
Actuellement, nous sommes en situation de reprise pratiquement
dans tous les pays d'Europe capitaliste. Mais une nouvelle phase
de récession est inévitable en 1986 ou en 1987, même si
personne ne peut en prédire la date avec certitude. L'ampleur
de ces mouvements conjoncturels est différente selon les cas.
L'insertion de l'Europe capitaliste dans le marché mondial,
donc l'essor relatif des exportations, joue un rôle important
à ce propos. Contrairement à ce qui s'est passé dans la deuxième
moitié des années 1970, l'Europe capitaliste profite
actuellement, à des degrés divers, de toutes les faiblesses
structurelles de l'économie américaine, c'est-à-dire du taux
surélevé du dollar, du manque de productivité de l'industrie
américaine, de l'énorme déficit du budget américain, du taux
d'inflation plus élevé aux Etats-Unis que dans certains pays
d'Europe occidentale. L'inverse risque également d'être vrai :
dès que commencera la phase de récession aux Etats-Unis, il
pourrait y avoir une forte chute des exportations européennes
vers les USA. De ce fait, la prochaine récession risque d'être
plus forte qu'en 1980-1982 en Europe.
Il est important de réfuter un mythe, celui
du déclin de l'Europe dans le monde, qui est très largement répandu
et dont la fonction politique est évidente, dans le sens de la
collaboration de classe et de l'acceptation d'une politique
d'austérité. Pour l'instant, et sans se livrer à des spéculations
sur l'avenir, cela reste un mythe. La part des impérialismes
européens dans le marché mondial, aussi bien pour les
exportations de marchandises industrielles que pour les
exportations de capitaux, n'a pas baissé. Il est difficile d'établir
une tendance générale, parce qu'il y a des discordances entre
pays et d'année en année. Mais s'il y a une tendance générale,
elle va plutôt dans le sens inverse, vers une légère remontée
de la part de l'Europe pour les exportations de marchandises et
une très nette augmentation pour les exportations de capitaux.
Là, c'est même sensationnel, mais évidemment, on peut en
discuter la signification. En Grande-Bretagne, il y a une réorientation
réelle du capital financier vers des opérations financières,
des opérations de la City, et notamment des exportations de
capitaux, qui ont atteint des niveaux records, ce qui n'est pas
en soi positif pour la bourgeoisie britannique, puisque ce
mouvement est accompagné, contrairement aux pays de l'Europe
continentale, d'une véritable désindustrialisation au moins
momentanée.
D'une manière générale, la part des
Etats-Unis dans l'ensemble du stock des capitaux investis à l'étranger
est maintenant inférieure à 40%. Il faut remonter à la période
d'avant la Deuxième Guerre mondiale pour retrouver ce chiffre.
La part du Japon aussi bien que celle de l'Europe sont en
augmentation constante. Quant aux exportations mondiales de
biens industriels, la part de la RFA est pratiquement stable par
rapport au milieu des années 1970, donc un peu au-dessus de 15%
du marché mondial et en remontée par rapport au début
des années 1980, quand elle était tombée aux environs de 14%.
Pour les Etats-Unis, on est en dessous du niveau des années
1970 ; pour le Japon, il y a une forte augmentation.
Actuellement, la RFA est le premier pays mondial pour
l'exportation de biens industriels (15% contre 14%
pour le Japon et 13,5
pour les Etats-Unis). Ce n'est pas exactement l'image du
déclin de l'Europe.
Ce qui est spectaculaire, c'est la montée des
pays semi-industrialisés comme exportateurs de biens
industriels. Cette part a pratiquement doublé depuis dix ans.
Elle est passée de 6,3% en
1975 à 11,2 ou 11,3 actuellement. Autre mythe à dégonfler :
les exportations de biens industriels des pays du tiers-monde ne
sont pas essentiellement des exportations de multinationales américaines,
japonaises ou européennes relocalisées dans ces pays. Cette
catégorie d'exportations représente 20% ou 25% du total. Le
reste, ce sont des exportations d'industries dont le capital est
propriété de ces pays-là, sous forme de propriété étatique,
de propriété mixte, ou de « joint-ventures ».
Prenons l'exemple d'un secteur de pointe parmi
les plus importants, le secteur des télécommunications.
Actuellement, les exportations de l'Europe en matériel de télécommunication
sont les plus importantes du monde. Elles s'élèvent à 6,5
milliards de dollars par an, contre 3,2 milliards pour les
Etats-Unis et 5 milliards pour le Japon. Ce qui est encore plus
important, c'est que la balance commerciale de l'Europe en ce
qui concerne les appareils et instruments mécaniques ou de télécommunication,
est largement créditrice, tout comme celle du Japon. Quant à
la balance commerciale des Etats-Unis en ce domaine, elle est déficitaire
aux deux-tiers, ce qui signifie que ce pays importe deux fois
plus qu'il n'exporte. En ce qui concerne l'électronique de
grande consommation — pas l'électronique de pointe, militaire
et spatiale —, il y a un retournement de situation qui est
absolument spectaculaire, au désavantage des Etats-Unis. Ils
importent deux fois plus qu'ils n'exportent, surtout du Japon,
mais aussi de quelques pays semi-industrialisés.
L'ÉVOLUTION DE L'EMPLOI ET
DU CHOMAGE
Regardons l'évolution de l'emploi et du chômage
par branche, avant d'arriver à des conclusions pour l'évolution
de l'emploi et du chômage global. On peut distinguer grosso
modo trois catégories de branches d'activité : celles où il y
a un déclin absolu et net de l'emploi, celles où il y a une
situation intermédiaire, et celles où il y a une augmentation
de l'emploi.
Très schématiquement, dans la première catégorie,
qui est la catégorie des branches les plus frappées, il y a coïncidence
entre régression de la demande et effet de l'introduction des
nouvelles technologies. L'emploi y recule alors considérablement.
Il s'agit des secteurs de la construction navale, des mines, de
la sidérurgie, du textile, des chaussures et, dans une certaine
mesure, de la pétrochimie et des raffineries de pétrole, bien
que dans ce dernier cas la situation soit un peu meilleure.
La deuxième catégorie, c'est celle où la
demande, et donc la production, continuent à augmenter, mais à
un rythme plus lent que par le passé, et où il y a aussi une
forte poussée de la nouvelle technologie. Il s'agit de secteurs
clés, qui concernent presque la moitié du volume total de
l'emploi industriel : l'automobile, l'électroménager, le bâtiment
et les travaux publics. Là, il n'y a pas de recul de la demande
à moyen terme. La demande continue à augmenter, mais elle est
accompagnée d'une augmentation de la productivité, donc de
l'utilisation de nouvelles technologies. Pour l'emploi, il y a
donc un effet combiné qui est difficile à chiffrer, parce que
la concurrence joue à fond et l'évolution est donc différente
de pays à pays. Certains pays perdent pied sur le marché, ce
qui signifie un recul de l'emploi net ; d'autres pays qui, au
contraire, augmentent leur part du marché, peuvent stabiliser
et même augmenter leur emploi. Pour le moment, l'industrie
automobile espagnole semble être en expansion, de même que
l'industrie automobile allemande; on y embauche, alors qu'on
continue à licencier dans l'industrie automobile française et
britannique.
Finalement, il y a la troisième catégorie,
celle des branches d'activité dont l'expansion de la demande et
de la production reste au-dessus de la moyenne. Paradoxalement,
dans ces secteurs en pointe, les nouvelles technologies ont
beaucoup moins d'impact sur l'emploi que dans les autres
branches. Il s'agit surtout de la construction mécanique, de
tout le secteur de construction de machines et de biens d'équipement,
de l'électronique, de l'appareillage scientifique, des produits
médicaux et pharmaceutiques. L'électronique a une composition
organique du capital (part des salaires dans les coûts de
production) en-dessous de la moyenne des autres secteurs.
Si nous établissons la synthèse de toutes
ces données, il apparaît d'abord qu'il y a augmentation de la
masse des chômeurs et des taux de chômage. Mais, sauf les cas
de l'Espagne, du Portugal et de l'Irlande — Irlande que l'on
peut d'ailleurs laisser de côté, parce qu'il s'agit-là en réalité
d'un pays non-impérialiste et non-industrialisé—, le taux de
chômage se situe autour de 10%. En Grande-Bretagne, on est passé,
pour les quatre dernières années, de 10,2 à 10,9% . Mais en
Espagne, le taux de chômage est le double. Dans ce pays, les
pertes d'emplois dans l'industrie représentent plus d'un quart
de l'emploi (27%) depuis 1977, ce qui est tout à fait
exceptionnel pour l'Europe.
Bien entendu, ces taux de chômage concernent
l'ensemble de la population active et ne disent donc pas grand
chose sur le volume de l'emploi. Le taux de chômage peut
augmenter en même temps que le volume de l'emploi. Tout dépend
donc de l'évolution démographique. Globalement, les
fluctuations de l'emploi sont encore faibles. A ce propos, il y
a un autre mythe à réfuter, celui selon lequel on serait en
pleine désindustrialisation ou « désalarisation » en Europe
et en Amérique du Nord. Les chiffres d'évolution du volume de
l'emploi en Europe capitaliste sont les suivants : réduction de
0,5% en 1983, stabilisation en 1984, légère augmentation de
0,2% en 1985. Sur le plus long terme, c'est la même chose, à
peu de choses près. On a affaire à des fluctuations de l'ordre
de 1,2 à 1,1% depuis 10 ans. Ce sont des fluctuations tout à
fait minimes. Si on les compare à celles de la période
1930-1938, la différence est frappante. Il y avait alors des
chutes verticales de l'emploi, de l'ordre de 30%. Les chutes
actuelles sont des chutes marginales. Ce qui ne signifie pas que
cela soit sans gravité ou sans conséquences sociales. La chute
dans m l’industrie à proprement parler est plus forte. Mais
le mouvement est moins ample qu'il n'est ressenti dans de
nombreux milieux.
Les chiffres pour la France sont très représentatifs.
Le total de la population active a diminué de 2,5%
entre le 31 décembre 1979 et le 31 décembre 1984. Le
nombre des « indépendants » a diminué de 280.000 personnes,
celui des salariés de 250.000 personnes, soit une réduction de
1,4%. Dans l'industrie, la réduction du nombre des salariés
est de l'ordre de 10%. Mais si on y ajoute les télécommunications
et le « tertiaire » non marchand, la réduction se réduit à
moins de 1%. L'emploi dans le commerce et dans les services
financiers stagne. L'emploi dans le secteur public augmente.
Il faut néanmoins apporter quelques précisions
concernant l'emploi des femmes et des jeunes. L'emploi féminin
augmente depuis le début de la crise, et même de manière
assez nette. L'emploi masculin recule. Les taux d'augmentation
de l'emploi féminin diffèrent suivant les pays. Au Danemark,
le taux d'activité des femmes est passé de 63% en 1975 à 72%
en 1983, donc une augmentation de 15%, ce qui est énorme
pour une période de crise. En Suède, on est passé de 67
à 77%, soit une augmentation de près de 15%. En
Belgique, le taux de l'activité des femmes est passé de 44 à
50%, en Autriche de 48 à 50%, en France de 49 à 51%, en
Allemagne de 49 à 49,6, en Italie de 34.5 à 40. La plus forte
augmentation se constate en Norvège, de 53,3 à 67, c'est-à-dire
une augmentation de 25% en
l'espace de dix ans.
Il faut tout de suite nuancer cette
constatation par l'ampleur du travail précaire. La majeure
partie de l'augmentation du travail féminin, c'est augmentation
du travail à temps partiel. En bonne partie, l'augmentation du
travail à temps partiel des femmes est le résultat d'une
double contrainte économique. Le revenu du ménage diminue par
suite de la crise et les femmes essaient de travailler pour
neutraliser ces pertes. La crise fait d'autre part qu'il y a
moins d'emploi à plein temps disponibles, avant tout pour les
femmes. Mais il y a aussi un phénomène socioculturel qui joue,
vu la surcharge de travail des femmes — travail ménager non
payé plus travail professionnel —, ce qui donne des journées
de travail de 13, 14, 15, 16 heures lorsqu'il y a travail salarié
à temps plein. Il y a aussi un choix délibéré d'une partie
au moins de la main-d'œuvre féminine, du moins dans les pays
nordiques, en faveur du travail à temps partiel.
L'augmentation du travail à temps partiel
dans son ensemble est très différente d'un pays à l'autre.
Entre 1973 et 1983, en dix ans, le travail à temps partiel est
passé à 25% en Suède,
de 21 à 24% au
Danemark, de 16 à 19% en
Grande-Bretagne, de 8,7 à 21%
aux Pays-Bas, ce qui constitue l'augmentation la plus
forte si les statistiques sont correctes. Pour la Belgique, le
taux est passé de 4 à 8%, il est passé de 7 à 10%
pour la France, et de 10 à 12%
pour la RFA. L'Italie est le seul pays où il y a régression,
le taux passant de 6,4 à
4,6, mais là encore, c'est une question de statistiques. En
effet, en Italie, une grande partie du travail à temps partiel
est du travail au noir, qui n'est pas intégré dans les
statistiques officielles.
La participation des femmes au travail à
temps partiel est énorme. Elles effectuent plus du 80%
du travail à temps partiel en Europe. En RFA, le taux
est même de 92%, tandis que dans les autres pays européens, il
se situe entre 80 et 85%. La Suède vient après l'Allemagne,
avec 89,6% du
travail à temps partiel effectué par les femmes. En
Grande-Bretagne, cette proportion est inférieure, avec 70%, les
hommes effectuant 30% de ce travail.
Le chômage des jeunes entre 16 et 25 ans est
en très forte augmentation. Le chômage de longue durée, dont
la Belgique a le triste record, est également en très forte
augmentation. Le taux de chômage des jeunes est passé, en RFA,
de 3,9% du total
des chômeurs à 10% depuis le début des années 1980, de 15 à
26% en France, de 14 à 22%
en Grande-Bretagne, de 25 à 34% en Italie, et ainsi de
suite. Ce n'est qu'en Suède que ce taux est demeuré
pratiquement stable, passant seulement de 5,1 à 6%. Parmi les
jeunes de moins de 25 ans, ce taux est passé en Espagne de 28,5
en 1980 à 44,5% actuellement. C'est le taux le plus élevé de
toute l'Europe. Et ce qui est très grave pour tous ces pays,
c'est que dans cette masse de chômeurs, il y a un nombre
croissant déjeunes qui n'ont jamais travaillé, qui n'ont eu
aucun emploi depuis qu'ils ont quitté l'école, ce qui est un
phénomène à incidences socio-politiques évidentes, sources
de graves menaces pour le mouvement ouvrier.
Le chômage de longue durée reflète la même
tendance à la détérioration. Entre 1980 et 1984, le chômage
d'une durée de 2 ans ou plus est passé de 12 à 22%
de l'ensemble des chômeurs en France, de 8 à 15
en RFA, de 8 à 32 en
Espagne, de 13 à 20% en
Italie, de 39 à 49% en
Belgique.
L'EVOLUTION DE LA
QUALIFICATION ET LES NOUVELLES TECHNOLOGIES
Passons à la question qui est la plus délicate
et aussi la plus controversée, de la structure de l'emploi en
matière de qualification. Nous nous trouvons manifestement au
milieu d'un processus dont le profil est complexe et composite.
Il est impossible de savoir pour l'instant laquelle des
tendances en cours va être prédominante. Toute extrapolation
d'une des tendances à l’œuvre dans ce processus complexe
peut être source de très graves erreurs de prévision. Nous
sommes dans une phase tout à fait initiale de l'automation
complète. Nous sommes encore largement dans ce qu'on appelle la
phase de semi-automation.
Il n'est pas question que l'emploi manuel ou
l'emploi salarié soient radicalement éliminés de l'industrie.
Dans ces conditions, la recomposition de la classe ouvrière,
les rapports entre manœuvres et ouvriers qualifiés, anciennes
et nouvelles qualifications professionnelles, sont très
fluctuants selon les branches industrielles ou les entreprises,
très différents suivant que les nouvelles technologies y sont
largement, partiellement ou seulement marginalement appliquées.
Toute conclusion partant de la généralisation des exemples des
secteurs de pointe, où l'on emploie souvent des robots, présuppose
quelque chose qui n'est pas démontré, c'est-à-dire que dans
les dix ans à venir, l'ensemble de l'industrie va se réorganiser
sur la base de ce modèle. Personne ne peut l'affirmer, car
personne ne le sait et, pour l'instant, cela paraît extrêmement
improbable.
Lorsque est introduite une technologie
radicalement nouvelle, cela induit une réorganisation de
l'ensemble du processus de travail. Mais il y a aussi toute une
série de servitudes qui accompagnent cette mutation, dont on ne
sait pas a priori quelle durée elles vont avoir :
l'apprentissage, l'expérimentation de cette nouvelle
technologie, la réorganisation du procès de travail, exigent
beaucoup de main-d'œuvre, y compris, ce qui n'est pas une
petite chose, un rééquipement c'est-à-dire, en aval, la
construction de nouvelles entreprises, de nouvelles machines,
avec autant d'incidences sur l'emploi. Incidences fort différentes
de celle d'une situation où cette technologie se trouverait déjà
en place. La bourgeoisie, le patronat, la bureaucratie syndicale
et, évidemment, l'Etat bourgeois et les gouvernements,
utilisent de manière délibérée tout ce discours sur la
robotisation pour effrayer les travailleurs. On peut toujours prédire
que ce sera la réalité dans dix ans, c'est possible, mais se
rapportant à la réalité d'aujourd’hui, ce discours a une
fonction nettement manipulatrice et simplificatrice.
Ainsi, les chiffres ne prouvent aucune déqualification
de la main-d'œuvre en ce qui concerne la France. Entre 1975 et
1983, le nombre d'ouvriers qualifiés a augmenté dans
l'industrie, passant de 2,8 millions à 2,9 millions. Il est
possible que ce soit purement passager, mais les chiffres sont là.
Pendant la même période, le nombre d'ouvriers non qualifiés a
diminué, passant de 4 à 3,5 millions. Le pourcentage de
travailleurs qualifiés dans l'ensemble des ouvriers de
l'industrie est passé de 39 à 45%. Ces chiffres ne permettent
pas de faire le dosage entre les anciennes qualifications et les
nouvelles. L'emploi ouvrier de qualification ancienne a
manifestement diminué. Le total n'a augmenté que de 100.000
unités et les nouvelles qualifications sont nombreuses. Donc,
la conclusion est évidente : pour les anciennes qualifications,
il y a réduction.
Où se trouve donc la véritable difficulté
de jugement ? C'est que dans la plupart des projections
concernant le nombre de robots et la tendance à la
robotisation, il est fait totalement abstraction des débouchés,
c'est-à-dire du volume de la production et des ventes. On
raisonne comme si les nouvelles technologies étaient
introduites et utilisées en fonction des seuls critères
d'efficacité technique et de gains en coûts salariaux, sans
tenir compte du fait que ces nouvelles techniques impliquent une
énorme augmentation du volume de la production, et exigent donc
une grande expansion du marché pour qu'elles soient appliquées
de manière rentable.
Dans la production du moteur de la Fiat-Uno
par exemple, la productivité du travail a plus que doublé, du
fait de l'utilisation des ordinateurs et des robots. Auparavant,
il fallait 250 minutes pour produire un moteur et maintenant il
n'en faut plus que 107. La chaîne est organisée de manière à
ce qu'un moteur puisse être produit toutes les 20 secondes.
Mais l'appareil de production n'est utilisé qu'à 30% de sa
capacité. Pourquoi ? Parce que pour pouvoir travailler à 100%,
il faudrait vendre deux ou trois fois plus de voitures
qu'actuellement. Et où va-t-on vendre trois fois plus de
voitures ? L'augmentation de la vente des automobiles est
actuellement de l'ordre de 2,5 à 3% par an. Evidemment, il y a
la concurrence à l'intérieur du secteur. Fiat peut espérer
augmenter sa part du marché au détriment d'autres
constructeurs automobiles, mais seulement un peu.
Voilà ce qui limite l'introduction des
nouvelles technologies. Il faut tenir compte de la croissance économique
dans son ensemble, des débouchés, des marchés, du pouvoir
d'achat, des chiffres de vente pris globalement. Les
projections, les perspectives des industriels eux-mêmes vont
dans ce sens. Lors d'une conférence internationale des
industriels de la robotique qui s'est tenue il y a un an, les
chiffres avancés étaient extrêmement modestes, prévoyant que
d'ici à 1990, 1%, 1,5% ou
2% du travail industriel serait robotisé. C'est un chiffre
global. Cela ne veut pas dire que dans certaines branches, le
chiffre ne puisse pas être beaucoup plus élevé, mais dans
l'ensemble, la tendance à la robotisation reste très
marginale.
Dans le fameux atelier de pointe chez Fiat,
auquel nous faisons allusion ci-dessus et dans lequel il y a 103
ordinateurs et 56 robots, l'emploi ouvrier total est passé de
3.100 à 2.670 travailleurs, c'est-à-dire qu'il y a eu une
perte de 13% de l'emploi. Même avec l'introduction de nouvelles
technologies, l'usine est loin d'être totalement automatisée.
EMPLOI INDUSTRIEL ET EMPLOI
DANS LES SERVICES
D'une manière générale, depuis plus de dix
ans, on enregistre un recul — bien que moins prononcé qu'on
ne le pense généralement — de l'emploi dans l'industrie et
une augmentation nette de l'emploi dans le secteur dit des
services.
Pour l'ensemble de l'Europe capitaliste,
l'emploi dans l'industrie a diminué annuellement de 1.2% entre
1973 et 1975, de 0,6% annuellement
entre 1975 et 1979, de 2,9% pour la période de 1980 à 1982 et
de 2,6% en 1983, ce
qui nous donne une diminution cumulée de 17%
sur 8 onze ans. Simultanément, l'emploi dans le secteur
des services a augmenté annuellement de 1,8% entre 1973 et
1975, de 1,9% entre
1975 et 1979. de 1,2% entre
1980 et 1982, et de 0.9% en 1983. Ces moyennes cachent de fortes
différences entre pays. Ainsi, en Italie, en Espagne, en
Finlande, en Norvège, en Suède, emploi industriel a continué
à augmenter entre 1973 et 1975. En Grèce, en Islande et au
Portugal, il a même augmenté jusqu'en 1982. En Italie, la
chute est relativement faible jusqu'en 1984. Elle est beaucoup
plus prononcée en Grande-Bretagne, en Espagne, en Belgique, aux
Pays-Bas, en France et en RFA.
Inversement, l'augmentation d'emplois dans les
services est en dessous de la moyenne en Belgique, en Allemagne
de l'Ouest, au Danemark, en Suisse, en Espagne et en
Grande-Bretagne. Elle est légèrement plus forte en France, en
Suède et aux Pays-Bas. Elle est très prononcée en Autriche,
au Luxembourg et en Italie.
Cependant, ces statistiques doivent être réexaminées
de manière critique, si on veut les interpréter d'un point de
vue marxiste. En effet, nombre d'entreprises que les
statistiques officielles classent dans le secteur des services
ont en réalité leur place dans l'industrie, du point de vue de
la production de la valeur et donc de la plus-value. Il s'agit
notamment du secteur des transports, de celui du gaz-électricité-eau,
du secteur des télécommunications et du secteur électronique/software
(informatique, logiciels).
Dès qu'on opère cette reclassification, le
tableau obtenu change de fond en comble. On s'aperçoit qu'il
n'est point question d'une quelconque « désindustrialisation
». Le capitalisme tardif est plutôt caractérisé par une
industrialisation plus prononcée de l'ensemble de la vie économique,
ce qui se manifeste notamment par une mécanisation accentuée
(et donc une chute potentielle de l'emploi) dans le secteur
commercial et le secteur financier, les secteurs de service par
excellence. Ce n'est que dans le secteur public qu'on assiste à
une expansion nette de l'emploi non industriel, expansion qui
continue. Mais, à ce propos également, il faut se garder
d'extrapoler. La crise de plus en plus prononcée des finances
publiques, et les réductions des dépenses qu'elle entraîne
progressivement dans tous les pays, pourraient rapidement
renverser cette tendance.
Ces déplacements sectoriels d'emploi entraînent
incontestablement une recomposition de la classe ouvrière.
Impliquent-ils fatalement un affaiblissement du mouvement
ouvrier organisé? Là encore, il faut se garder d'extrapoler.
La seule constante qui semble se dégager, c'est celle d'un
accroissement relatif du poids des salariés, et donc des
syndicats, du secteur public, par rapport aux secteurs
traditionnels. Mais cela ne signifie pas automatiquement un
affaiblissement de la combativité ouvrière ni de la force de
frappe du mouvement syndical.
Paralyser les centres de télécommunication, les grandes
entreprises de transport, les centrales électriques, voire les
banques, cela peut frapper une économie capitaliste tout aussi
fortement que pouvait le faire, hier, la paralysie des mines, de
la sidérurgie ou même de l'industrie automobile. Dans pas mal
de pays, certains syndicats de la fonction publique se situent
aujourd’hui à la pointe de la combativité ouvrière. Rien
n'interdit a priori que cette tendance ne s'amplifie.
Autre chose est la question de savoir si des
bastions traditionnels du mouvement ouvrier, du point de vue de
la concentration de la main-d'œuvre et de la tradition de
combativité, peuvent être remplacés par de nouveaux bastions.
Nous reviendrons plus loin sur cette question. Signalons
simplement que la concentration de salariés dans les chemins de
fer, les postes et les centres de télécommunication, les aéroports,
l'industrie électronique, est considérable. De nouveaux
bastions syndicaux pourraient bien y surgir.
L'ÉVOLUTION DU NIVEAU DE
VIE DES SALARIÉS
Quels ont été les effets à long terme de la
crise sur le niveau des salaires réels directs, des allocations
sociales, et sur la problématique de la paupérisation ? En ce
domaine, il y a pratiquement un recul général du pouvoir
d'achat des travailleurs, sauf peut-être dans le cas de la Norvège.
Mais ce recul est de nouveau très différencié selon les pays.
Là encore, le recul le plus prononcé se situe en Espagne et au
Portugal. Il est également net en Belgique, puisque le pouvoir
d'achat du salaire moyen a baissé de 16% en l'espace de 7 ans,
ce qui est beaucoup. En Grande-Bretagne et en RFA cette chute
est un peu moins forte. En Italie et en France elle est encore
moins forte. En Grande-Bretagne, on enregistre une perte du
pouvoir d'achat du salaire moyen, depuis 1979, de 7,6%. Cette
perte est de 10% pour
les ouvriers manuels dans les dix dernières années. Ce sont
des réductions qui varient de 1 à 1,%
par an. En Italie, cela semble être du même ordre de
grandeur, avec des pertes de 1,2 à 1,5% par an. En RFA, c'est également du même ordre, avec des
diminutions de 1,2 à 1,3%
par an depuis 1979.
Ce qui est plus difficile à calculer, c'est
le recul des prestations de la sécurité sociale. A ce propos,
deux mouvements s'entrecroisent. D'abord, il y a le recul de la
prestation individuelle, mais les prestations augmentent dans
leur ensemble, ne serait-ce qu'en fonction de l'augmentation du
chômage. En gros, on peut dire que les allocations sociales ont
diminué en termes de pouvoir d'achat, mais moins que les
salaires.
Il y a deux raisons à cela. D'abord, la
bourgeoisie a estimé, à juste titre d'ailleurs, que des
attaques frontales contre la sécurité sociale provoqueraient
des réactions plus dures que des attaques contre les salaires.
Si on touche notamment à l'allocation maladie, la riposte
risque d'être générale et non pas ponctuelle. La bourgeoisie
veut fragmenter la riposte ouvrière. Elle a donc intérêt à
retarder les attaques contre la sécurité sociale par rapport
à celles contre les salaires. Ensuite, si l'intérêt de la
bourgeoisie pour la réduction des salaires réels est manifeste
et universel, elle est plus divisée sur la question de la sécurité
sociale. Même le cabinet de Mme Thatcher, en Grande-Bretagne,
est divisé sur cette question. C'est en effet grâce au filet
de protection de la sécurité sociale que les effets
socio-politiques de la crise ont été jusqu'ici plus réduits
que dans les années 1930. Dans ces conditions, ce serait évidemment
jouer avec le feu que déchirer brutalement ce filet.
Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas
d'attaques contre la sécurité sociale, bien au contraire. Le déficit
de la sécurité sociale augmente avec la prolongation de la
crise. Dans ces conditions, le système de protection sociale va
être remis en cause plus fortement à l'avenir, bien que la
bourgeoisie essayera autant que possible de modérer et de différencier
ses attaques. Encore une fois, c'est l'Etat espagnol qui est à
la pointe à ce propos, avec l'attaque concentrée sur les
allocations de chômage, qui s'en prend à la minorité de la
classe ouvrière la plus vulnérable qui ne peut se défendre
elle-même. Dans ce pays, les trois quarts des chômeurs ne
touchent pratiquement plus d'allocation. On n'en est pas encore
à ce niveau dans le reste de l'Europe, mais les attaques contre
les allocations-chômage vont augmenter. Le résultat de tout
cela, c'est que même si les dépenses globales de sécurité
sociale augmentent, le nombre de personnes et de ménages qui se
trouvent en-dessous du seuil de pauvreté est en hausse prononcée.
Il y a un important débat sur la définition
de la pauvreté. Il est normal, en tant que marxistes, de ne pas
accepter les critères des bourgeois et de leurs experts. Mais
le vrai débat ne porte pas sur la définition, mais sur la
tendance. Quelle que soit la définition qu'on donne de la
pauvreté, lorsque le nombre des pauvres augmente la paupérisation
s'aggrave. Le nombre des pauvres représente aujourd’hui, dans
la plupart des pays capitalistes d'Europe, environ 15% de la
population. En Espagne, au Portugal et en Italie du Sud, ce
pourcentage est évidemment plus élevé.
En RFA, le nombre de personnes qui vivent des
allocations publiques a presque doublé, passant de 1,4 à 2,5
millions de personnes. Le nombre de chômeurs qui ne touchent
aucune allocation est passé de 800 000 à 2 millions. Si l'on
additionne ces deux chiffres, ce sont presque 5 millions de
personnes qui se trouvent, aujourd’hui, manifestement dans une
situation de pauvreté prononcée. En Grande-bretagne, le nombre
de personnes qu'on peut considérer comme pauvres a aussi
presque doublé, passant, entre 1975 et 1984, de 4,5 millions à
8,5 millions de personnes. Ceux qui touchent ce qu'on appelle le
« social benefit » moyen (allocation versée aux nécessiteux,
d'environ 1.000 francs par mois, ndlr.), sont passés de 3,7 à
5,4 millions de personnes, et ceux qui touchent 10%
de plus que le « social benefit », ce qui reste misérable,
sont passés de 1 million à 1,7 millions. Ceux qui touchent
moins que la garantie de cette assistance publique sont passés
de 1,8 à 3,2 millions de personnes. Cela fait un total qui a
passé de 6,5 à 10,4 millions de personnes, pour un pays
de 50 millions d’habitants.
Dans les pays scandinaves, la situation
est bien meilleure. La Belgique, les Pays-Bas, la France se
trouvent dans une situation intermédiaire. L’Italie et la
Grande-Bretagne, l’Espagne, le Portugal se trouvent beaucoup
plus mal lotis. En Italie d’ailleurs, on enregistre des différences
régionales, notamment entre le Nord, où il y a plus ou moins
le même pourcentage de pauvres que dans le reste de l’Europe,
et le sud, où la situation est proche de celle de
l’Espagne et du Portugal. Il y a un phénomène intermédiaire
entre la paupérisation purement matérielle et l’impact des
nouvelles technologies, qui provoque la perte des anciennes
qualifications et tout ce que cela implique comme misère
morale, amertume, inquiétude, peur, désespoir, sentiment
d’inutilité sociale et démoralisation.
LA REORGANISATION DU PROCES
DU TRAVAIL
L’impact des nouvelles technologies sur
l’organisation du travail fait la charnière entre l’analyse
descriptive et la problématique des rapports de forces entre
les classes. Dans l’histoire du capitalisme, chaque fois
qu’il y a eu une longue dépression, il y a eu une réorganisation
du processus de travail, qui n’est pas seulement, ou même pas
en premier lieu, technologique. Il est difficile de quantifier
la chose, mais l’essentiel de ce qui s’est passé dans les
entreprises, en ce domaine, est le résultat d’une
rationalisation sans technologie nouvelle. Il s’agit en outre,
pour la bourgeoisie, de profiter du chômage pour prendre une
revanche sur les militants en pointe dans la période précédente.
Il y a eu et il y aura des licenciements sélectifs des
militants syndicaux les plus combatifs. Il faut évidemment réagir,
il ne faut pas se laisser faire, mais très souvent, la
complicité de la bureaucratie syndicale est acquise d'avance
pour ce genre d'attaques patronales.
La réorganisation du processus de travail a
évidemment des objectifs précis du point de vue économique.
L'accroissement de l'intensité du travail est une caractéristique
générale d'une période de dépression longue. C'est la manière
la plus nette pour augmenter la production de plus-value.
Beaucoup de choses dont on parle aujourd'hui en matière de
flexibilité, d'utilisation sur une plus longue durée de
l'outil de travail, de généralisation du travail en continu,
ont cette fonction-là.
Il y a le démantèlement des conquêtes du
contrôle syndical sur les chaînes, qui accompagne la remise en
cause du taylorisme, pour employer un terme qui revient à la
mode. De nouveau, il ne s'agit pas d'un phénomène purement
technologique, mais d'une évolution qui possède aussi une
dimension sociale. Il s'agit d'accroître le contrôle du
capital sur le travail, d'accroître la pression sur les
ouvriers, de démanteler des conquêtes du passé. Dans la phase
précédente, des éléments de contrôle ouvrier et syndical
avaient été introduits en ce qui concerne le rythme des chaînes
ou les cadences de travail. On assiste actuellement à une
importante régression en ce domaine.
Cette question est intimement liée à deux
autres problèmes : y a-t-il déconcentration industrielle ? Y
a-t-il écroulement, ou du moins effritement des grands bastions
ouvriers, syndicaux, hauts lieux de la combativité ouvrière
qui ont dominé la lutte des classes en Europe durant les 20-25
dernières années ? La réponse doit être nuancée.
Tout d'abord, en ce qui concerne la déconcentration.
Elle est un fait très marginal. Selon des statistiques de
l'Organisation de coopération et de développement économique
(OCDE), la part de l'emploi total dans les entreprises de plus
de 500 salariés a augmenté en Suède entre 1975 et 1983 ; elle
a diminué de moins de 2% en Belgique pendant la même période
et de 3% en France. La part de l'emploi total dans les
entreprises de plus de 100 salariés a augmenté aux Pays-Bas,
mais diminué de 2% au Danemark. En Grande-Bretagne, dans le
secteur de l'industrie manufacturière, la part de l'emploi dans
les entreprises de plus de 500 salariés est passée de 70%
en 1977 à 68% en 1982, variation somme toute minime. En
Italie, on cite le chiffre de 46,4% de l'ensemble des salariés
de l'industrie manufacturière travaillant en 1981 dans des
entreprises comptant plus de 500 salariés. Si l'on tient compte
de l'accroissement du nombre des entreprises dans le secteur des
services, où la taille moyenne est inférieure à celles de
l'industrie manufacturière, l'impression d'une quasi stabilité
se renforce encore.
Un phénomène important est à noter avec la
réduction du nombre de travailleurs des très grandes
entreprises. Mais la difficulté de juger cette évolution réside
dans le fait que même après une telle diminution ces
entreprises restent de dimension importante. Prenons un chiffre
de référence pour les entreprises automobiles. Quand une très
grande entreprise est réduite de 80.000 à 60.000 ouvriers, on
doit dire que c'est là une forte chute de la concentration
ouvrière. Mais une usine de 60.000 ouvriers reste une très
grande entreprise. Il y a évidemment des secteurs qui se sont
effondrés, comme la construction navale, la sidérurgie, etc.
Mais là où les secteurs ont en gros subsisté ou ont crû, les
entreprises qui prédominent continuent à être de très
grandes entreprises. C'est notamment le cas de l'automobile, de
l'aéronautique, de l'électronique et de la chimie dans la
plupart des pays : Fiat, Volkswagen, Ford, Général Motors,
Daimler-Benz, Seat, Renault, Volvo, Citroën-Peugeot, Siemens,
Philips, GEC, Plessey, les trois « grands » de là chimie
allemande, les trois « grands » de la chimie suisse, Rhône-Poulenc,
ICI, Montedison, etc.
Mais ici intervient une nuance. Il n'y a pas
de lien mécanique entre la dimension de l'entreprise, la force
du syndicat et la combativité ouvrière. Il est tout à fait
possible qu'à court et à moyen terme, la grande entreprise
subsiste, mais que le taux de syndicalisation diminue et que la
combativité ouvrière diminue encore plus. Il faut donc
distinguer ces mouvements pays par pays.
Incontestablement, certains bastions ouvriers
sont tombés : British Leyland, l'industrie de la presse, la sidérurgie
et les chantiers navals en Grande-Bretagne ; la sidérurgie et
les chantiers navals en Espagne ; la sidérurgie wallonne ; la
sidérurgie en France. D'autres ont été affaiblis mais ne sont
pas tombés, comme la sidérurgie de la Ruhr et de la Sarre en
RFA. De nombreux bastions subsistent pourtant encore. En
Grande-Bretagne, en RFA, dans les pays Scandinaves, dans la
plupart des pays du Bénélux et en Autriche, il n'y a aucun
affaiblissement d'ensemble des forces syndicales. Il y a une réduction
du taux de syndicalisation, mais elle est moins forte que la réduction
de l'emploi, ce qui est exceptionnel, car il faut se rappeler
que dans la période de crise comparable, celle des années
1930, l'affaiblissement syndical fut terrible. Les syndicats
anglais, comme ceux de la plu-part des pays d'Europe, perdirent
parfois jusqu'à la moitié de leurs adhérents. Cette fois,
dans les pays énumérés ci-dessus, l'affaiblissement syndical
est marginal.
Il y a les cas intermédiaires de la Grèce et
du Portugal, où la désyndicalisation est réelle mais pas
encore très prononcée. Par contre, il faut noter les cas de
chute verticale de la syndicalisation, surtout ceux de l'Espagne
et de la France. Là, on peut parler d'effondrement syndical. Le
phénomène y est plus net que dans les années 1930.
Cela dit, il n'y a pas une corrélation
automatique et mécanique entre, d'un côté, la permanence des
bastions traditionnels du mouvement ouvrier du point de vue numérique,
de l'ampleur des entreprises, du poids économique des
entreprises et, de l'autre, la force syndicale. Il n'y a pas non
plus de corrélation automatique entre le taux de
syndicalisation et la combativité ouvrière. Les discordances
peuvent se manifester dans les deux sens. Ainsi, il peut y avoir
une baisse de la syndicalisation combinée avec une combativité
ouvrière moins affaiblie, voire même en hausse. En Espagne, la
courbe des grèves est plutôt en augmentation depuis deux ans,
ou du moins elle était en augmentation entre 1983 et 1984.
En Grande-Bretagne, c'est plutôt l'inverse
qu'il faut constater. Là, le taux de syndicalisation reste élevé,
mais la combativité ouvrière est en recul manifeste. Il ne
faut pas sous-estimer les effets de la défaite des mineurs, qui
sont très sérieux. C'était plus qu'une bataille symbolique,
puisqu'elle touchait les rapports de forces globaux entre les
classes. Les mineurs se sont battus courageusement, mais ils
sont restés isolés. Une bataille isolée de ce genre contre
tout un gouvernement et tout le patronat est très dure. Comme
la bataille a été très longue, il y a eu des sacrifices très
lourds pour les ouvriers. De ce fait, l'effet de la défaite est
très sensible. Ce qui est maintenant en train de se passer chez
les mineurs —scission syndicale intervenue dans le NUM,
apparition d'un nouveau syndicat droitier qui risque de diviser
d'autres secteurs de la classe ouvrière, voire l'ensemble du
mouvement syndical — déclenche une dynamique extrêmement
dangereuse, dont il ne faut pas sous-estimer les implications
pour le mouvement ouvrier dans son ensemble.
LES TENDANCES DE LA RÉSISTANCE
OUVRIERE
II n'y a aucune raison de dédaigner, sous
quelque prétexte que ce soit, les luttes pour des
revendications éclatées, limitées, ponctuelles. Au contraire,
toute victoire ouvrière, toute lutte défensive victorieuse, même
sur les plus petites questions, est aujourd'hui plus importante
que les longs discours sur des questions générales. La classe
ouvrière doit faire le réapprentissage du fait qu'elle est
capable d'obtenir des succès, même en période de dépression
et de chômage. Elle peut les obtenir, mais pas dans l'immédiat
sur des objectifs d'ensemble. Si on a compris cela, on se bat
avec acharnement, y compris sur des objectifs ponctuels, lorsque
la victoire et le succès sont si importants. La pédagogie du
succès, la démonstration dans les faits que la lutte peut être
payante, c'est le plus important aujourd'hui.
Le scepticisme des ouvriers quant à une
possible victoire de leur lutte est beaucoup plus réduit
lorsqu'il s'agit de petites revendications qui sont à leur portée
au niveau de l'entreprise que lorsqu'il est question de grands
problèmes. Personne ne croit qu'il peut combattre le chômage
dans une seule entreprise. Mais empêcher une modification des
tarifications ou des classifications dans une usine, c'est
effectivement à la portée des ouvriers de l'usine concernée
à un moment déterminé. Et si, dans de telles luttes, les
travailleurs obtiennent à plusieurs reprises satisfaction, cela
peut commencer à avoir des effets positifs sur un plan plus
large.
Tout ce que nous affirmons-là est purement
conjoncturel. Nous n'excluons en aucune manière un retournement
de la situation. Il faut comparer la situation actuelle avec des
situations analogues que le mouvement ouvrier a connues au début
des années 1930 et au début des années 1960. Il faut faire
cette étude dans chaque pays, pour déterminer comment les
luttes ouvrières avaient redémarré après un assez long
repli. En général, le redémarrage des luttes n'a pas commencé
sur des questions spectaculaires ni dans toutes les entreprises
à la fois, ni même dans des branches entières. Il a commencé
par de petits succès qui sont allés en s'accumulant.
Evidemment, le climat politique était très différent. Il y a
des facteurs extra-économiques qui ont joué, comme la question
du fascisme dans les années 1930. Il y a eu, dans les années
1960, un climat social beaucoup plus favorable dans l'ensemble,
avec le plein emploi. Mais on oublie un peu vite, par exemple,
qu'après le putsch des généraux à Alger, il y avait des
militants qui se préparaient, en France, à prendre le maquis
et à entrer dans la clandestinité. On ne doit pas oublier non
plus comment l'état d'esprit des travailleurs a rapidement évolué.
En 1962-1963, l'atmosphère en France ne portait pas tellement
à l'optimisme, sans même parler de celle qui existait en RFA.
LE PROJET POLITIQUE ET
SOCIAL D'ENSEMBLE DE LA BOURGEOISIE
II y a maintenant un projet politique et
social d'ensemble de la bourgeoisie, c'est-à-dire des
conservateurs et des néo-libéraux, peu importent les
adjectifs. Ce projet va plus loin que simplement arracher un
certain pourcentage supplémentaire dans la répartition du
revenu national aux dépens des masses travailleuses, ou
qu'augmenter le taux de la plus-value et redresser le taux de
profit.
Profitant de la dépression économique et de
l'affaiblissement relatif du mouvement ouvrier —phénomène général
quoique inégal selon les pays—, la bourgeoisie essaie de
modifier durablement les rapports de forces entre les classes et
d'institutionnaliser cette modification, ce qui signifie
essentiellement : démanteler les conquêtes les plus
importantes du mouvement ouvrier du quart de siècle précédent,
sinon des cinquante dernières années. Si l'on veut résumer en
une seule formule ces conquêtes-là, on peut dire que le
mouvement ouvrier avait réussi à imposer une augmentation
quantitative du niveau objectif de solidarité de classe, par
une combinaison de législation sociale, de force syndicale, de
contrôle sur le processus de travail et de poids politique.
Cette formule peut sembler « objectiviste » et vague, mais
elle est très réelle et éminemment marxiste. Le poids du
mouvement ouvrier a joué dans la société pour mieux protéger
toutes les couches les plus défavorisées. Voilà le contenu le
plus général de tout ce qui s'est passé depuis la crise des
années 1930.
Les marxistes révolutionnaires doivent en être
conscients, parce que cela touche à la définition même de ce
qu'est la condition prolétarienne pour Marx, à savoir l'insécurité
fondamentale des conditions d'existence. C'est ce qui est
impliqué par l'obligation économique de vendre continuellement
sa force de travail, vente qui n'est jamais garantie et dont le
résultat financier n'est jamais assuré. L'ensemble de ces
conquêtes n'ont évidemment pas supprimé l'insécurité de la
condition prolétarienne, mais elles en ont considérablement réduit
l'ampleur pour des couches déterminées de la population ouvrière.
Le fait objectif qu'un chômeur soit mieux indemnisé qu'avant,
qu'un malade, qu'un retraité soient mieux rémunérés, que les
moins qualifiés et les non organisés soient protégés par un
salaire minimum (le Smig en France), a un effet objectif sur la
cohésion et la force de frappe de la classe ouvrière, indépendamment
de la conscience qu'en ont ceux et celles qui se sont battus
pour arracher ces revendications ou qui en ont profité sans s'être
battus.
Dès que ces conquêtes sont partiellement ou
totalement démantelées, la solidarité diminue objectivement.
Différentes couches sont frappées différemment et plus ou
moins abandonnées à leur propre sort, surtout ceux et celles
qui sont les plus faibles : les immigrés, les femmes, les
jeunes, les invalides, les vieux. Mais l'effet cumulatif de ce
changement sur la classe ouvrière devient sensible à partir du
moment où le phénomène atteint un certain niveau quantitatif.
Evidemment, il y a une question de transformation de quantité
en qualité. Si ce sont 5% des prolétaires qui se trouvent
marginalisés, les effets sur l'ensemble de la classe ne seront
pas dramatiques. Mais si 30% ou 35%
sont frappés, alors l'effet cumulatif devient grave.
Or, c'est le but vers lequel s'oriente la
bourgeoisie, du moins dans les grands pays. La bourgeoisie ne
s'en cache d'ailleurs pas : son projet, c'est de frapper de manière
durable, non seulement le revenu mais le statut d'un tiers ou de
40% de la classe ouvrière. C'est pourquoi le terme de « société
duale » est justifié pour caractériser le projet bourgeois,
parce que si le résultat est atteint, si c'est un tiers ou 40%
de la classe ouvrière qui est privé d'un minimum de protection
et de solidarité collective, alors on en revient à une
situation d'avant 1914, pour des pays comme la Belgique.
Ce qui facilite avant tout cette évolution,
c'est l'attitude irresponsable de la bureaucratie syndicale et
ouvrière en général, qui soit est complice de cette
politique, soit inconsciente au départ, puis se trouve ensuite
entraînée à capituler devant l'offensive capitaliste, par électoralisme,
par toutes sortes de considérations, y compris par égoïsme de
position, par défense de ses privilèges. Ce qui est d'ailleurs
stupide, car ces menus privilèges seront remis en cause à la
longue, si le mouvement ouvrier s'affaiblit structurellement.
Ensuite, il faut tenir compte des effets objectifs de la crise,
des reculs et des défaites. Une classe ouvrière qui constate
qu'elle a perdu 2, 3, 4 batailles et que le chômage augmente,
ne réagit plus de la même manière qu'une classe ouvrière qui
est encore en pleine possession de ses forces. Il faut bien
constater que l'ennemi de classe possède une direction
politique, un projet, un plan, une orientation beaucoup plus résolus
et beaucoup plus décidés que le personnel dirigeant du
mouvement ouvrier, qui ne fait malheureusement pas montre de ces
mêmes qualités.
Finalement, il faut ajouter que les forces
combatives du syndicalisme et l'extrême gauche politique, indépendamment
du fait qu'elles se renforcent, ne jouissent de toute manière
pas d'une crédibilité telle qu'elles puissent immédiatement
faire contrepoids au développement des autres facteurs. Même
si ces forces se développent, elles restent modestes et ne
peuvent pas parvenir à neutraliser par elles-mêmes les effets
négatifs de tout ce qui a été énuméré plus haut. Il n'y a
donc pas encore d'alternative politique globale crédible,
c'est-à-dire crédible pour une fraction significative de la
classe ouvrière, qui considérerait cette alternative comme une
perspective pour laquelle on pourrait se mobiliser avec des
chances de succès à court terme. L'absence d'une telle
alternative globale crédible est elle-même un facteur de la
situation. La seule exception à ce sujet est peut-être la
Grande-Bretagne, mais même ce jugement est incertain.
Evidemment, la gauche du parti travailliste et du mouvement
syndical constitue une force considérable qui pèse sur la
situation. Mais il n'est pas certain qu'elle représente une
alternative crédible au niveau de la classe ouvrière. Il
existe peut-être une situation analogue au Danemark.
C'est donc dans de telles conditions que le
projet de la bourgeoisie ne doit pas être sous-estimé. Il
pousse tout le mouvement ouvrier sur la défensive. La plupart
des forces du mouvement ouvrier modéré traditionnel évoluent
vers la droite, ce qui ne veut pas dire que ce projet de la
bourgeoisie va automatiquement réussir. Cela dépend des
rapports de forces actuels et non des rapports de forces tels
que la bourgeoisie voudrait les créer d'ici cinq ou dix ans.
Actuellement, ces rapports sont tels qu'ils créent encore, dans
la plupart des pays, des obstacles puissants sur la voie de la réalisation
du projet bourgeois. En RFA, en Italie, en Grande-Bretagne, dans
les pays Scandinaves, dans les pays du Bénélux, la classe
ouvrière conserve une capacité de riposte qui est telle que,
lorsque les provocations dépassent une certaine limite, on
s'aperçoit que la bourgeoisie est obligée de reculer, de manœuvrer,
d'apaiser les protestations. Elle ne peut pas imposer toutes ses
solutions, jour après jour, mois après mois, de manière linéaire.
Néanmoins, nous devons être conscients du
danger et des implications de sa politique. Tous les projets de
la bourgeoisie tendent à augmenter et à institutionnaliser les
divisions au sein de la classe ouvrière, divisions entre
autochtones et étrangers, entre hommes et femmes, entre jeunes
et adultes, entre adultes et retraités, entre travailleurs
qualifiés et non qualifiés, entre secteurs d'activité en
recul et secteurs de pointe, entre secteur public et secteur
privé et entre les travailleurs des différents pays. Dans ce
dernier cas, en essayant de substituer à la solidarité
internationale l'acceptation de réductions de salaires à des
fins de concurrence internationale, prétendument pour « protéger
l'emploi », ce qui conduit à des réductions des salaires réels
dans tous les pays.
A tous les niveaux, la politique de la
bourgeoisie vise à provoquer, à élargir, à
institutionnaliser ces divisions, à proposer des mesures différentes,
selon les cas envisagés, pour que ces divisions soient gelées
et pour que leur poids augmente dans les rapports entre le
Capital et le Travail pris dans leur ensemble. Quelques succès
ont déjà été obtenus, il serait faux de le nier. Malgré les
réactions très positives des jeunes contre le racisme, en ce
qui concerne la classe ouvrière adulte, les effets de la xénophobie
et du racisme sont réels dans toute une série de pays
d'Europe. On peut discuter de l'ampleur du phénomène, mais il
y a maintenant des résultats électoraux qui le confirment,
comme ceux du Front national de Le Pen en France ou ceux des
forces d'extrême droite à Genève, Lausanne ou à Bruxelles.
Ce sont des éléments que l'on ne doit pas sous-estimer, qui ne
concernent pas seulement la petite bourgeoisie. C'est l'effet
non seulement de la crise, mais de la crise combinée avec tous
les facteurs politiques énumérés précédemment.
Un des gros problèmes à ce sujet, c'est
celui de l'organisation des chômeurs. Quand on compare
l'attitude actuelle du mouvement ouvrier avec celle du mouvement
communiste au début des années 1930, qui avait une énorme
activité chez les chômeurs et un succès considérable dans
leur organisation, la régression saute aux yeux. C'est en
Grande-Bretagne que le phénomène est le plus frappant. Si on
étudie attentivement la montée de ce que les bourgeois
appellent « la violence dans les faubourgs », si on étudie ce
qui se passe chez les jeunes chômeurs des quartiers industriels
paupérisés, le moins que l'on puisse dire c'est qu'il faut
porter un jugement nuancé sur ce phénomène. La radicalisation
des jeunes noirs est un fait positif, mais la « radicalisation
», si l'on peut utiliser ce terme, des jeunes hooligans du
football, c'est une tout autre chose.
Si l'on écoute l'explication que ces derniers
donnent d'eux-mêmes à la radio et à la télévision, elle
rappelle plus une mentalité fasciste qu'autre chose :
affirmation de la virilité, de la nécessité du combat
physique, exaltation de la violence pour la violence. Ce sont
des thèmes développés par les fascistes des années 1930. Il
faut être très attentif à tout ce qui peut se passer chez des
jeunes démoralisés qui n'ont jamais travaillé, qui sont chômeurs
depuis 4 ou 5 ans, qui n'ont aucune perspective, auxquels le
mouvement ouvrier n'offre aucune perspective et auxquels les
organisations révolutionnaires offrent seulement des solutions
dans les limites de leurs dimensions encore très réduites.
LES DIFFÉRENCIATIONS DES RÉACTIONS
OUVRIERES
En gros, il y a pour le moment trois types de
réaction de l'ensemble de la classe ouvrière en Europe
capitaliste à cette situation. Il y a une minorité résignée,
il y a une minorité radicalisée, et il y a une majorité
disponible pour des réactions ponctuelles mais difficilement
mobilisable pour des objectifs d'ensemble. C'est évidemment très
schématique, mais cela paraît correspondre à la situation de
la plupart des pays concernés. Le relâchement du contrôle des
appareils bureaucratiques sur la classe ouvrière n'implique pas
nécessairement un phénomène de régression. C'est peut-être
le cas de la France et de la Grande-Bretagne, mais ce n'est
certainement pas celui de l'Espagne et du Danemark.
Prenons l'exemple des menaces de répression
et de licenciement qui pèsent, dans une période de crise, sur
les militants les plus combatifs. Dans le passé, dans les années
1930 et même au début des années 1950, ils étaient
pratiquement sans défense. Aujourd'hui, pour la bureaucratie
syndicale, c'est une aventure de se lancer dans un appui ouvert
aux licenciements des délégués syndicaux par le patronat.
Elles doivent biaiser, les rapports des forces ayant changé. On
ne peut pas dire que c'est exactement la même situation que
dans les années 1930. La recomposition du mouvement ouvrier, le
desserrement du contrôle des bureaucraties sur l'ensemble de la
classe ouvrière organisée, c'est un phénomène fort complexe.
Bien sûr, aussi longtemps que ça coïncide
avec un recul défensif des luttes ouvrières, ce desserrement
du contrôle des directions bureaucratiques n'a évidemment pas
le même impact et la même dynamique que quand il coïncide
avec une montée des luttes. Nous sommes donc en cette phase
difficile, intermédiaire. Pour apprécier cette dynamique pays
par pays, en rapport avec la réalité et le comportement de 'la
classe ouvrière, cela exige une implantation de nos
organisations et une connaissance importante de ce qui se passe
dans la classe ouvrière. Nous ne pouvons nous contenter à cet
égard de généralités, d'abstractions, et surtout pas de spéculations.
Les seules données globales dont nous
disposons pour le moment, ce sont celles des grands mouvements
de résistance de la classe ouvrière. A ce propos, le bilan est
différent suivant les pays. Dans la grande mobilisation
italienne pour la défense de l'échelle mobile qui, partant de
l'assemblée auto-convoquée des délégués d'usine, a abouti
à la manifestation de Rome de près d'un million de
travailleurs, il y a eu relâchement du contrôle des appareils
bureaucratiques, suivi d'une récupération partielle de cette
mobilisation. Dans la grève générale des services publics en
Belgique, ainsi que dans la grève générale au Danemark, le
desserrement de ce contrôle était visible, tout comme l'étroite
dépendance du mouvement par rapport à l'initiative syndicale.
En Espagne, la grève générale a aussi été marquée par une
diminution réelle du contrôle des bureaucraties syndicales.
Par contre, en RFA, le grand mouvement des métallos, d'abord
pour les 35 heures puis pour la défense du droit de grève,
reste sous un étroit contrôle syndical. Il en va de même de
la longue grève des mineurs en Grande-Bretagne et des différentes
mobilisations de riposte ouvrière au Portugal.
Ces mouvements, qui se sont produits au cours
des 18 derniers mois, confirment d'ailleurs la définition,
somme toute prudente, que nous avons donnée de la réaction de
l'ensemble des travailleurs. On peut difficilement caractériser
ces luttes comme des réactions de minorités radicalisées.
Elles confirment que des secteurs importants de la classe ouvrière,
sinon sa majorité, restent disponibles pour des ripostes
combatives, mais chaque fois de manière ponctuelle et dans des
circonstances particulières. La France constitue à ce propos
l'exception et non la règle. Il faut suivre avec une attention
particulière l'évolution en RFA, dont la classe ouvrière se
trouve en situation de capacité de riposte ascendante par
rapport aux autres grands pays d'Europe.
Depuis plusieurs années, des tendances à la
recomposition du mouvement ouvrier organisé et du poids des
différents courants politiques en son sein sont à l’œuvre
dans divers pays d'Europe capitaliste. Rappelons quelques-uns
des phénomènes les plus frappants : recul spectaculaire de
l'influence électorale du Parti communiste français (PCF),
bien que le recul de ce parti au sein du prolétariat
d'entreprise soit moins prononcé ; recul non moins
spectaculaire du Parti communiste espagnol (PCE) ; effondrement
de quelques petits partis communistes (en Grande-Bretagne, en
Belgique et aux Pays-Bas) ; montée spectaculaire des
organisations réformistes de gauche et centristes au Danemark ;
montée de la gauche travailliste en Grande-Bretagne ; montée
des Verts en RFA (1).
Nous nous trouvons encore au début de cette
recomposition, ses contours d'ensemble restent flous. Il serait
pourtant pour le moins prématuré d'en tirer des conclusions générales
concernant un déclin universel des PC, une montée universelle
de la social-démocratie, une expression généralisée de la
nouvelle radicalisation ouvrière au sein de la social-démocratie,
ou un glissement général du mouvement ouvrier vers la droite.
Pour ne prendre qu'un seul exemple, le phénomène des Verts est
fortement différencié d'un pays à l'autre. En Belgique, il
est même sensiblement différent entre la Flandre et la
Wallonie. On ne peut donc s'en tirer à l'égard de ce phénomène
politique par une formule abstraite caractérisant les Verts
comme un « courant petit bourgeois » ou en prétendant qu'«
ils ne font pas partie du mouvement ouvrier organisé. »
En RFA, il est par exemple impossible
d'expliquer ce qui s'est produit en affirmant que la montée des
Verts exprime une évolution politique vers la droite. Bien au
contraire. Non seulement aux yeux des larges masses, mais également
de manière objective, la percée électorale et parlementaire
des Verts a exercé une pression vers la gauche sur la vie
politique, sur la social-démocratie, et même partiellement sur
les syndicats. Elle apparaît comme l'expression ou, si l'on
veut, la récupération électorale des éléments de
radicalisation de la décennie précédente, récupération qui
a échappé à la social-démocratie justement par suite de sa
politique de collaboration de classes et de capitulation
honteuse devant la bourgeoisie sur la question de la lutte
antiguerre, de la démarche écologique, des revendications féministes,
etc.
On peut regretter que ces « nouveaux
mouvements sociaux » se développent en dehors du mouvement
ouvrier organisé, et souvent même pas en front unique avec
lui, mais la faute en revient aux directions traditionnelles du
mouvement ouvrier, incapables de prendre en charge des
revendications hautement légitimes et progressistes, et
ressenties d'ailleurs comme telles par des secteurs croissants
de la classe ouvrière elle-même, comme le confirme le
mouvement pour la paix et le mouvement anti-OTAN, en Espagne, en
RFA, en Grande-Bretagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Belgique,
et l'impact de la question écologique en RFA, en Autriche ou en
Suisse.
Cela ne veut pas dire que nous formulons un
pronostic optimiste sur la dynamique des Verts. L'éventualité
la plus probable, pour la RFA, c'est leur évolution dans un
sens réformiste, leur transformation en tendance social-démocrate
classique, y compris sous la forme d'une collaboration
gouvernementale. Dans d'autres pays, des tendances plus droitières peuvent
s'y manifester, comme c'est le cas en Autriche. Mais cette
transformation provoquera des réactions et des différenciations
au sein de ces courants, auxquelles les révolutionnaires
doivent être sensibles.
En ce qui concerne les mobilisations
antiguerre, anti-impérialiste, les protestations des jeunes,
tous ces mouvements autonomes sont le résultat d'une double désynchronisation.
D'une part, une désynchronisation objective, résultat du fait
que des couches sociales différentes sont frappées de manière
différente par la crise de la société bourgeoise. D'autre
part, une désynchronisation subjective des réactions, entre le
mouvement ouvrier organisé et différentes autres couches de la
société. Les organisations ouvrières étaient en retard sur
ces questions. Il était inévitable que d'autres les prennent
en charge. Ce qui s'était passé dans la radicalisation de la
jeunesse aurait dû préparer le mouvement ouvrier à comprendre
ce qui s'est passé dans les autres domaines.
Maintenant se pose un problème de
reconstituer l'unité de combat contre la société bourgeoise
de l'ensemble de ces composantes de la contestation potentielle
du capitalisme en crise. Il est facile d'effectuer une telle réunification
sur le papier mais, en pratique, les rapports des forces sont décisifs,
les courants révolutionnaires encore faibles, et les appareils
bureaucratiques encore très puissants. Dans ces conditions, la
réunification dans les faits sera longue et difficile. Elle réclame
en outre que le projet socialiste, le programme socialiste,
deviennent de nouveau crédibles aux yeux des larges masses. Les
marxistes révolutionnaires doivent se battre systématiquement
pour cela. C'est une de leurs tâches principales tout en
sachant qu'ils ne pourrons pas, par eux-mêmes, modifier les
rapports de forces actuels. Donc, dans ces conditions
relativement défavorables, cette réunification des forces en
lutte contre le capitalisme n'aboutira pas rapidement. Elle
pourra se réaliser tendanciellement, surtout lorsqu'il y aura
une remontée des luttes de masse d'ensemble.
Dans ces conditions, le grand risque est que
tous ces mouvements sociaux prennent une tournure réformiste.
Mais ce ne peut être une raison de rompre le front unique ou de
se détourner de ces mouvements, bien au contraire. La tentation
réformiste des « nouveaux mouvement sociaux » donne aux
marxistes révolutionnaires une chance de se renforcer. Spontanément,
les jeunes surtout qui s'y sont engagés, ne sont pas réformistes.
Ils sont souvent rebelles, réfractaires au réformisme. Si les
directions de ces grands mouvements glissent sur la pente réformiste,
il y a un espace politique qui s'ouvre pour les marxistes révolutionnaires.
Il n'y a aucune contradiction à cela, dès que l'on conserve le
sens des proportions. Un mouvement de masse de 100.000 personnes
peut évoluer vers la droite, pendant que durant le même temps
nous pouvons gagner 500 ou 1.000 personnes à notre projet révolutionnaire
et à nos organisations, surtout nos organisations de jeunesse.
Les marxistes révolutionnaires doivent d'ailleurs s'armer d'un
programme concret et précis pour le dialogue avec ces
mouvements, programme que nous avons déjà pour la lutte
antiguerre, féministe, jeune, et que le dernier congrès
mondial de la IVe Internationale nous a donné mission de
formuler sur la question de l'écologie.
Plus importants que ces phénomènes des «
nouveaux mouvements sociaux » et de leur impact politique sur
la classe ouvrière sont les phénomènes de recomposition au
sein du mouvement ouvrier organisé lui-même. Il s'agit de réaffirmer
là deux constantes de notre analyse. D'une part, il est
impossible, dans tous les pays où les organisations
traditionnelles restent politiquement hégémoniques au sein de
la classe ouvrière, que des phénomènes de radicalisation
massive se produisent sans qu'ils ne se répercutent dans ces
organisations traditionnelles elles-mêmes. D'autre part, des prévisions
ou des spéculations sur ce qui peut se produire demain ou après-demain
au sein de ces organisations traditionnelles ne doivent pas nous
empêcher de saisir des chances de nous renforcer aujourd'hui en
gagnant des forces sans doute plus réduites qui se radicalisent
en dehors ou en rupture avec ces organisations.
Non seulement il n'y a aucune contradiction
entre ces deux analyses, mais du point de vue de la construction
du parti révolutionnaire, la deuxième conditionne dans une
large mesure la première. Car, en dehors de la Grande-Bretagne,
le résultat final de cette radicalisation future au sein des
partis traditionnels dépend dans une large mesure des rapports
de forces organisationnels, numériques, entre les marxistes révolutionnaires
et les autres tendances politiques. Plus nous nous renforçons
aujourd'hui, organisationnellement et en influence politique
autonome, meilleures seront les chances d'éviter qu'une future
radicalisation de masse au sein des PS et des PC ne dérive une
fois de plus vers le réformisme de gauche ou le centrisme.
Le poids majeur, décisif, du travail syndical
dans une série de pays n'en est que d'autant plus évident. La
capacité des marxistes révolutionnaires de démontrer en
pratique l'utilité de leurs organisations au cours des combats
défensifs qui se déroulent actuellement leur offre la
possibilité de gagner des militants ouvriers combatifs au sein
des syndicats et des entreprises. Au niveau du mouvement
syndical dans son ensemble, cela paraît dépasser nos forces,
mais dans certains secteurs et certaines entreprises, c'est tout
à fait possible. C'est aussi lié à notre capacité à lutter
de manière systématique pour une ligne politique à long
terme, axée sur un programme d'ensemble contre la crise. Il
s'agit d'une lutte essentiellement propagandiste, qui ne va pas
déboucher à court terme sur des mobilisations de masse. Les
marxistes révolutionnaires ne sont pas sur le point d'organiser
la grève générale pour la semaine de 35 ou de 32 heures. Mais
la bataille propagandiste est très importante. Il ne s'agit pas
seulement de redonner confiance à la classe ouvrière. Il
s'agit aussi de redonner confiance à l'avant-garde.
L'avant-garde combative elle-même n'a pas
beaucoup de foi dans le projet socialiste, c'est le moins que
l'on puisse dire. Elle est désarçonnée, elle a perdu pied.
Cette bataille est donc une importante bataille de propagande
qui porte sur un programme, sur la manière dont on peut battre
la crise, dont on peut battre le chômage, dont on peut faire
reculer l'économie de marché, dont on peut combattre la
division ouvrière, à condition d'avoir la volonté politique
de le faire. Il faut donc couronner ce programme d'orientation
anticapitaliste d'ensemble par un objectif politique qui peut être
formulé avec précision dans nombre de pays. Cet objectif
politique central ne doit pas être mis entre parenthèses,
sinon on tombe dans le syndicalisme pur, dans l'économisme, et
on perd en crédibilité, tant au niveau de l'avant-garde qu'au
niveau des masses. Personne ne croit réellement qu'on puisse
s'opposer au chômage et à la crise économique secteur par
secteur, usine par usine, branche par branche. Donc, l'existence
d'une solution politique, même si elle n'est pas « réaliste
» à court terme, reste plus que jamais la précondition de la
crédibilité d'un programme anticrise d'ensemble.
On peut et on doit discuter des délais, des
rythmes, des possibilités de combats intermédiaires, entre les
luttes défensives ponctuelles immédiates et ces grands
objectifs, à la lumière des rapports de for-ces politiques, économiques
et sociaux dans chaque pays, qui sont très différents. Nous
n'allons pas proposer une quelconque analyse à ce propos pour
toute l'Europe capitaliste. Nous n'allons pas conclure sur un
mot d'ordre politique commun à l'ensemble des pays capitalistes
d'Europe, par une formule ou un modèle de recomposition du
mouvement ouvrier commun à toute l'Europe. Ce serait profondément
erroné, parce que la structure réelle du mouvement ouvrier
organisé est trop différente dans les différentes parties de
l'Europe pour permettre un tel modèle commun.
Mais chacune des sections européennes de la
IVe Internationale devrait intégrer les conclusions d'une telle
analyse dans son programme d'action. Et chacune d'elles devrait
prendre conscience du fait que la dimension internationale de la
lutte des classes se trouve objectivement renforcée, indépendamment
de la conscience que les travailleurs en ont, et non pas
affaiblie par les conséquences de la crise. La nécessité
d'une coordination internationale de la résistance des
travailleurs face à l'offensive internationale du Capital est
plus importante que jamais. Des fractions croissantes de la
classe ouvrière en prendront progressivement conscience.
Ernest MANDEL
1. Sur la crise des partis communistes européens,
se reporter au numéro spécial d'Inprecor (no. 187) consacré
à cette question et publié le 7 janvier 1985.
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