L'explication des origines, du contenu et du développement du
marxisme doit forcément déboucher sur l'analyse de sa
diffusion et de son influence réelle dans le monde. A la
longue, les idées et les corps d'ensemble d'idées,
c'est-à-dire les doctrines, valent ce que vaut leur impact sur
l'histoire réelle. Des idées qui n'influencent jamais rien ni
personne sont forcément marginales, y compris dans l'histoire
spirituelle de l'humanité, sans parler de son histoire
matérielle. "La théorie devient une force matérielle
lorsqu'elle saisit les masses", avait déjà dit le jeune
Marx.
La question du délai doit évidemment être éliminée de ce
raisonnement. Des idées qui influencent de plus en plus le
monde cinquante ou cent ans après avoir été formulées, sont
plus importantes que des idées qui ont un impact immédiat mais
déclinent ensuite jusqu'a s'effacer progressivement de la
scène politique.
Ce qui importe, c'est que leur impact social se matérialise
tôt ou tard de manière ample, croissante et - en ce qui
concerne les idées qui renforcent le mouvement ouvrier, le
socialisme, la cause universelle de l'émancipation humaine - à
l'échelle mondiale, a la mesure de la nature mondiale de la
"question sociale", de l'exploitation des salariés,
de l'oppression du prolétariat et de tous les autres groupes
humains opprimés de par le monde : femmes, nationalités et
races opprimées, etc.
Enfin, les caractéristiques particulières du prolétariat, sa
position de subordination économique et idéologique au sein de
la société bourgeoise, subordination qui n'est pas surmontée
par son organisation, sa combativité et son poids social
croissants, font que la version spécifique (et parfois
déformée) dans laquelle le marxisme est transmis aux grandes
organisations ouvrières et aux masses populaires à une étape
historique déterminée, influence incontestablement
l'évolution de la conscience de classe. Celle-ci s'articule en
quelque sorte avec celle-là, positivement ou négativement
selon les circonstances. Mais cette articulation ne peut à son
tour pas être détaché de la marche réelle de l'organisation
et de la lutte du prolétariat, c'est-à-dire de la marche
réelle de l'histoire.
La réception et la diffusion du marxisme de par le monde doit
donc être examinée successivement:
- sur le plan étroit de la
diffusion des écrits de Marx et d'Engels;
- sur le plan de l'influence
de ces idées en dehors du mouvement ouvrier proprement dit,
c'est-à-dire dans les milieux intellectuels, universitaires
et, en général, dans "l'esprit du temps" (les
idéologies dominantes des phases successives par lesquelles
la société bourgeoise est passée);
- au sein du mouvement ouvrier
organisé;
- au sein de la classe
ouvrière large;
- au niveau international.
Les oeuvres de Marx et d'Engels
ont connu une diffusion très inégale et fort désynchronisée.
Certains écrits ont eu un impact relativement rapide et large,
avant tout le Manifeste Communiste, traduit dans de très
nombreuses langues, et diffusé sur des dizaines, puis des
centaines de milliers d'exemplaires (il faut cependant attendre
les années 1920 et 1930 pour que cette diffusion s'universalise
et se chiffre par millions). Le tome I du Capital a connu, lui
aussi, une diffusion relativement rapide dans de très
nombreuses langues, bien qu'à une échelle beaucoup plus
restreinte que le Manifeste Communiste, se chiffrant
généralement par quelques milliers et non par des dizaines de
milliers d'exemplaires par langue. La diffusion de pratiquement
toutes les autres oeuvres, à l'exception possible de
l'Anti-Dühring d'Engels, a été beaucoup plus inégale et
beaucoup plus restreinte.
Il faut signaler à ce sujet que quelques-unes des oeuvres
majeures de Marx et d'Engels ont été publiées, y compris pour
la première fois et dans leur langue originale - l'allemand -
avec un grand retard. La Critique du Programme de Gotha, les
tomes II et III du Capital ne parurent que vingt ans après leur
rédaction, L'Idéologie Allemande et les Grundrisse plus de 80
ans après avoir été écrits. De ce fait, trois générations
successives de marxistes n'ont pas pu avoir une vue d'ensemble
adéquate de la doctrine de Marx et d'Engels, ne fut-ce que par
manque d'informations et de données. Signalons que jusqu'à nos
jours, il reste des manuscrits inédits de Marx. Le dernier de
ses grands textes économiques n'a été publié qu'en 1983.
Du même fait, des ouvrages de vulgarisation du marxisme ont
généralement eu un impact de masse bien plus large que les
oeuvres des grands maîtres eux-mêmes. Il faut accorder ici une
place de choix aux brochures de Karl Kautsky, avant tout La
Doctrine Economique de Karl Marx, et le Programme d'Erfurt (du
SPD), diffusées sur des centaines de milliers d'exemplaires
dans de nombreuses langues. D'autres auteurs de popularisation
ont eu un impact similaire sur un plan plus restreint,
c'est-à-dire pour une ou plusieurs langues. Cela s'applique aux
écrits de Bebel en allemand, de Jules Guesde et Lafargue en
français, de Labriola en italien, d'Iglesias en espagnol, de
Herman Gorter en néerlandais, de Plekhanov en russe, de De Leon
et Debs aux Etats-Unis, qui ont été lus par les premières
générations de socialistes sur une échelle beaucoup plus
vaste que les oeuvres de Marx et d'Engels eux-mêmes.
La réception du marxisme dans les milieux universitaires et
intellectuels a été encore plus lente et plus
désynchronisée. Cela ne doit pas nous étonner. La résistance
de la bourgeoisie et des couches supérieures de la
petite-bourgeoisie à prendre intellectuellement au sérieux le
marxisme était à la mesure de l'opposition intransigeante de
Marx et des marxistes à l'égard non seulement des intérets
matériels de la société bourgeoise, mais encore de ses
grandes "valeurs". Le fait même de l'influence
croissante des idées marxistes dans les masses était une
raison supplémentaire pour le tenir a l'écart de
l'enseignement, des universités, des manuels
"officiels".
A quelques rares exceptions près - tels l'économiste
autrichien Böhm-Bawerk, le philosophe italien Benedetto Croce
et Ie dirigeant de la bourgeoisie tchèque Thomas Masaryk - les
représentants attitrés de l'idéologie bourgeoise ne daignent
pas polémiquer avec le marxisme sur un plan théorique tant
soit peu sérieux. Il faudra attendre la fin de la première
guerre mondiale, la victoire de la révolution russe, l'essor du
mouvement ouvrier européen des années 1918-1923, l'essor du
communisme en Chine, et la crise des années 1930, pour que
cette situation change.
D'abord en Europe centrale et en Chine, en Inde et au Japon,
puis dans les pays anglo-saxons, le marxisme pénètre
progressivement dans l'Université. En France et en Amérique
latine, cette pénétration en force dans le monde intellectuel
ne s'effectuera qu'après la deuxième guerre mondiale.
Pendant toute la période 1875-1900, la polémique autour du
marxisme sera, pour l'essentiel, une polémique au sein même du
mouvement socialiste, propulsée par des débats, des tentatives
de révision et des schismes successifs, dont le plus important
fut celui déclenché par un des exécuteurs testamentaires et
collaborateurs intellectuels principaux d'Engels, Edouard
Bernstein.
Néanmoins, le marxisme influencera de manière croissante,
fût-ce indirecte, les sciences sociales académiques, avant
tout l'historiographie et la sociologie, en imposant une prise
de conscience de l'importance du "facteur économique"
et des groupes sociaux (à la différence des "grands
hommes") dans l'histoire. Il remodèle ainsi la conception
même de l'histoire, d'une histoire d'Etats et d'événements
essentiellement politico-militaires, en une histoire des
sociétés.
L'impact du marxisme sur la science économique
"officielle" fut plus tardif. Il se manifesta avant
tout dans le domaine de la théorie des fluctuations
économiques (business cycles), puis dans celui des grands
agrégats (théories macro-économiques), surtout à partir des
années 1930, puis dans le domaine de la planification, de
l'analyse de l'impérialisme et du sous-développement, puis
celle des sociétés post-capitalistes.
L'influence du marxisme au sein du mouvement ouvrier organisé
se développe de manière décisive seulement à partir de la
naissance des grands partis sociaux-démocrates de masse, au
cours des années 1885-1900 (en Allemagne : 1875-1900). Son
influence au sein des syndicats de masse des pays anglo-saxons
ne fut jamais plus que marginale. La même remarque s'applique
en gros aux partis travaillistes qui émergèrent successivement
de ces syndicats en Australie, en Grande-Bretagne, en
Nouvelle-Zélande, et plus tard, au Canada.
En général les partis sociaux-démocrates qui finirent par
constituer la IIe Internationale (deux congrès concurrents à
Paris en 1889; 2e congres unifié à Bruxelles en 1891; 3e
congres également unitaire à Zürich en 1893) adoptèrent les
thèses fondamentales du marxisme dans leurs programmes ou
déclarations de principes, généralement modelées sur le
Programme d'Erfurt rédigé par Kautsky avec la collaboration
étroite d'Engels lui-même.
Il s'agissait sans aucun doute d'un marxisme assez sommaire,
réduit à quelques idées centrales (lutte des classes; but
socialiste de celle-ci par l'appropriation collective des grands
moyens de production et d'échange; conquête du pouvoir
politique pour atteindre ce but; solidarité internationale des
travailleurs). Mais par rapport aux premières organisations de
la classe ouvrière, tant syndicales et coopératives que
politiques, l'ensemble tout de même fort cohérent de cette
doctrine popularisée constituait un énorme progrès, surtout
dans la mesure où, contrairement aux premières sectes et
ligues communistes, elle influença de larges masses.
Sa faiblesse essentielle résidait dans son caractère
déterministe étroit, virant au fatalisme, qui voyait la
transcroissance du capitalisme vers le socialisme de manière
plus ou moins inévitable, sous l'effet combiné de l'évolution
économique et de l'organisation socialiste (ouvrière), sans
accorder une importance primordiale à l'initiative politique et
à l'action consciente du parti. Cela impliquait souvent un
refoulement, voire un dénigrement de l'action directe des
masses (" Generalstreik ist Generalunsinn" :
"grève générale égale absurdité générale",
disaient les dirigeants des syndicats allemands) pour ne pas
dire de l'action révolutionnaire ou de la destruction de l'Etat
bourgeois.
Il fallut attendre la révolution russe de 1905 pour qu'un large
courant international, incarné pour l'essentiel par Rosa
Luxembourg et par les socialistes russes Lénine et Trotsky, se
réapproprie de nouveau la tradition marxiste d'action directe
des masses et d'initiative révolutionnaire des partis. Pendant
les trente années précédentes, cette tradition avait été
marginalisée dans la social-démocratie - sauf partiellement en
Belgique - pour rester cantonnée dans les milieux
anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires
(Espagne, Grande-Bretagne, Argentine, partiellement Etats-Unis,
Italie et France).
Entre l'essor organisationnel, électoral et syndical de la social-démocratie
internationale dans le quart de siècle 1875-1900, et la diffusion des idées et
des oeuvres de Marx, il y avait quelquefois une interaction plus directe. Un cas
spécial mérite d'être signalé: celui de la Finlande. Ce petit pays sous la
botte du tsarisme réussit en l'espace d'une décennie, entre 1899 et 1911, a
créer un des mouvements ouvriers les plus puissants et les plus combatifs du
monde entier. L'essor de ce parti allait d'ailleurs déboucher en 1917-1918 sur
la révolution prolétarienne la plus profonde et la plus tenace (ainsi que la
plus réprimée) en dehors de la Russie.
Aux élections parlementaires de 1913, les socialistes finlandais obtinrent 43%
des voix, chiffre le plus élevé d'Europe, plus que la social-démocratie
allemande. Ils arrachèrent à la Diète une décision de faire publier Ie tome
I du Capital de Marx, aux frais du Parlement!
La pénétration des idées et de la doctrine marxistes au sein des larges
masses ouvrières de l'époque de la IIe Inter-nationale a en général été
exagérée par les historiens, y compris ceux du mouvement ouvrier. Ces masses
formèrent leurs convictions politico-syndicales à travers deux tamis: leurs
luttes courantes pour des revendications immédiates (objectifs économiques et
suffrage universel; dans quelques pays des revendications
national-démocratiques s'ajoutent à cet ensemble); la formation quotidienne
dispensée par la presse et dans les réunions socialistes. Du marxisme comme
doctrine cohérente au marxisme sommaire des programmes sociaux-démocrates, il
y avait déjà une forte marge. De ces programmes à la pratique, l'expérience
et l'éducation quotidiennes des travailleurs, la distance était bien plus
considérable encore.
La formation théorique systématique des travailleurs fut des plus réduites.
Les revues théoriques marxistes, y compris la plus prestigieuse d'entre elles,
la Neue Zeit, n'eurent que quelques milliers d'abonnés (10.000 pour la Neue
Zeit). Les écoles centrales des partis, y compris celle du SPD qui comptait un
million de membres, ne réunirent pas plus d'élèves que l'école actuelle de
la IVe Internationale.
Un exemple illustre cette faible pénétration du marxisme dans les masses. A
Milan, forteresse du socialisme italien, les bibliothèques publiques
prêtèrent 264000 livres pendant l'année 1910. Ces prêts s'effectuèrent à
raison de 44% à des ouvriers et de 32% à des étudiants. Parmi les auteurs des
ouvrages prêtés, les noms de Marx et d'Engels n'apparaissent pas!
Ce que Ie marxisme apporta aux larges masses, en dehors d'organisations
politiques fortes et de la compréhension générale de la nécessité de
joindre l'indépendance de classe et l'action politiques - y compris l'action
internationaliste - à l'activité syndicale, ce fut un sentiment général
d'être "dans le sens de l'histoire": le sentiment que Ie capitalisme
était condamné à sa perte et que le socialisme lui succèderait.
Sur la manière dont devait s'effectuer le passage de l'un a l'autre, il n'y
avait ni idées précises ni même débat approfondi. Celui-ci était pour
l'essentiel cantonné aux sphères des militants politiques les plus actifs,
voire aux sphères supérieures du parti. Il concernait des milliers d'individus
alors que le mouvement socialiste en embrassait déjà des millions. Il n'allait
pénétrer profondément dans les masses que vers la fin de la guerre mondiale
de 1914-1918, c'est-à-dire lorsqu'il se posait en pratique sous l'impact
combiné de cette guerre et des grandes révolutions prolétariennes qui s'en
dégagèrent: les révolutions russe, finlandaise, allemande, autrichienne,
hongroise, ainsi que la crise révolutionnaire en Italie.
Cependant, il y eut un effet en profondeur de la doctrine marxiste sur les
masses, opérant quelquefois par les médiations indirectes et imprévues, qu'il
ne faut pas non plus sous-estimer. Un exemple en est offert par la lutte pour la
limitation de la journée de travail à huit heures.
Marx fut le grand propagandiste et le grand éducateur du mouvement ouvrier
international quant à l'importance émancipatrice de la réduction de la
journée de travail. L'idée d'une action internationale des travailleurs et des
travailleuses pour un objectif de classe commun aux prolétaires de tous les
pays, est également une idée d'origine clairement marxiste. Mais en pratique,
la décision de faire du Premier Mai dans tous les pays une journée de grève
internationale pour la journée de huit heures ne se répandit qu'après la
condamnation à mort puis l'exécution de cinq leaders anarchistes de Chicago,
les martyrs de Haymarket, accusés en 1886 d'avoir jeté une bombe contre la
police.
Il fallut cette tragédie pour enflammer l'imagination et la sensibilité
ouvrière sur une grande échelle. C'est elle qui déclencha un mouvement
puissant et, à la longue, irrésistible (la journée de huit heures finit par
être arrachée dans pratiquement tous les pays industrialisés); à elle seule,
l'étincelle de la pensée et de la propagande marxistes s'était averée
insuffisante pour cela.
Le fait que le contenu révolutionnaire de la doctrine de Marx et d'Engels ait
commencé à être battu en brèche dès la fin du 19e siècle, au sein de la
social-démocratie, par le révisionnisme de Bernstein et par la collaboration
ministérielle prônée, puis pratiquée, par Millerand en France et Bissolati
en Italie, provoqua une certaine confusion dans les masses. Celle-ci fut
d'autant plus prononcée que ce révisionnisme, bien que combattu sur le plan
des idées par la plupart des dirigeants sociaux-démocrates connus se disant
marxistes, correspondait dans une mesure croissante à leur pratique
quotidienne. Cela s'applique surtout à Anseele et Vandervelde en Belgique, à
Troelstra aux Pays-Bas, à Branting en Suède, à Stauning au Danemark, à
Greulich en Suisse, à Palacios et Justo en Argentine, et dans une large mesure,
à Victor Adler en Autriche.
Seuls Bebel en Allemagne, Guesde en France, Sen Katayama au Japon, maintinrent
pendant cette période une cohérence plus intransigeante en face de la théorie
et de la pratique révisonnistes. Mais cette intransigeance s'effrita pour Bebel
et Guesde au lendemain de la révolution russe de 1905, vers 1910 (Guesde devint
ministre dans un gouvernement de coalition bourgeois dit "d'union
sacrée" en 1914). Katayama resta un marxiste intransigeant.
Cependant, s'il est vrai que la théorie marxiste ne fut pas largement diffusé
dans les masses dans sa version originale et intégrale, il faut réfuter
également une autre légende, celle selon laquelle les quelques idées-clefs du
marxisme qui furent largement reprises par les premiers partis
sociaux-démocrates de masse n'influencèrent pas réellement la conscience des
masses. Cela est particulièrement faux en ce qui concerne l'internationalisme.
Il y eut à l'apogée de la IIe Internationale, des manifestations pratiques
impressionantes d'internationalisme prolétarien. C'est justement du fait de
cette pratique que la trahison d'août 1914 apparut comme tellement
désorientante aux larges masses, et monstrueuse à la gauche socialiste.
Peu après l'éclatement de la guerre entre la Russie et le Japon, les
dirigeants socialistes de ces deux pays, Plekhanov et Sen Katayama,
s'embrassèrent au Congrès de l'Internationale a Amsterdam, et proclamèrent
leur opposition commune à la guerre et aux classes possédantes de leurs pays
respectifs, qui l'avaient déclenchée. Lorsqu'éclata la révolution russe de
1905, elle suscita un puissant mouvement de solidarité internationale. Elle fut
d'ailleurs le détonateur d'une radicalisation des luttes ouvrières dans
plusieurs pays, notamment d'une grève générale en Autriche pour le suffrage
universel. Lorsque la bourgeoisie suédoise voulut empêcher par l'intervention
militaire le mouvement pour l'indépendance de la Norvège en 1906, le congres
du parti social-démocrate suédois décida de s'opposer à la guerre par tous
les moyens, y compris la grève générale, et organisa une manifestation de
masse grandiose a Stockholm, qui fit reculer le gouvernement. En 1913, Ie Parti
Socialiste Italien, contre une vague chauvine puissante appuyée par un tiers de
son propre groupe parlementaire, organisa une grève générale contre
l'expédition colonialiste à Tripoli (Libye).
L'éducation marxiste, l'approfondissement du marxisme, son application aux
problèmes analytiques et stratégiques nouveaux posés par le début de l'ère
impérialiste, se poursuivirent pour l'essentiel au sein de la gauche
socialiste. Celle-ci se développa surtout au sein des partis
sociaux-démocrates eux-mêmes jusqu'en 1914 (1917 et même 1920), mais aboutit
déjà à des scissions dans plusieurs pays avant la première guerre mondiale :
Russie, Pologne, Pays-Bas, Bulgarie. Ailleurs, des courants syndicalistes
révolutionnaires développaient certains aspects du marxisme en dehors des
partis socialistes. Cette gauche marxiste déboucha sur la constitution de la
IIIe Internationale au lendemain des grandes révolutions de 1917-1919.
Le phénomène le plus frappant de toute cette période d'essor des partis
politiques de masse influencé par le marxisme, c'est l'extension mondiale de
l'influence de celui-ci, passant successivement de l'Europe occidentale et
centrale aux Etats-Unis, à l'Europe méridionale et orientale (Russie,
Balkans), à l'Asie (Armenie, Georgie, Iran, Japon, Chine, Inde, Indonésie), à
l'Amérique latine (Argentine, Uruguay, Brésil, Mexique, Cuba, Chili), à
l'Océanie (Australie, Nouvelle-Zélande) et à l'Afrique (Egypte, Tunisie,
Afrique du Sud).
Par ricochet, fût-ce avec retard, la problématique spécifique des pays
coloniaux et semi-coloniaux fut progressivement intégrée dans l'analyse et
dans la pratique marxistes, surtout a partir des révolutions russe, iranienne
et chinoise de 1905-1912. A noter que cela ne s'est en gros pas produit au cours
de la révolution mexicaine de 1910-1917, qui fut la dernière grande
révolution contemporaine dans laquelle ne se dégagea pas un courant marxiste
prononcé.
A la fin du 3e congres de l'Internationale Socialiste, à Zürich, le 12 août
1893, Friedrich Engels, assis dans la salle comme simple délégué, fut porté
à la tribune par une immense ovation. Le vieux militant, ému, après avoir
regretté que son compagnon de lutte Karl Marx n'ait pu vivre cet essor du
mouvement ouvrier organisé mondial, exprima sa confiance inébranlable dans
"la nouvelle, plus forte, invincible Internationale". Jetant un regard
en arrière sur les cinquante-deux années de sa vie politique, regardant les
cités de Vienne, de Berlin, de Paris, de Londres, il pouvait proclamer
"que Marx et lui n'avaient pas lutté en vain, qu'ils pouvaient regarder en
arrière sur leur oeuvre avec fierté et satisfaction".
Et il termina : "II n'y a pas un pays, pas un seul grand Etat où la
social-démocratie n'est pas aujourd'hui un pouvoir avec lequel tous doivent
compter. Nous sommes, nous aussi, "une grande puissance" que l'on
craint. L'avenir dépend bien plus d'elle et de nous que de n'importe laquelle
des "grandes puissances" bourgeoises!"
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