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VIII. Réception et diffusion du marxisme de par le monde

La place du marxisme dans l'histoire

Ernest Mandel Imprimer

La place du marxisme dans l'histoire. - Amsterdam:Institut International de Recherche et de Formation, 1986. - 39 pp. - (Cahiers d'etude et de recherche)


L'explication des origines, du contenu et du développement du marxisme doit forcément déboucher sur l'analyse de sa diffusion et de son influence réelle dans le monde. A la longue, les idées et les corps d'ensemble d'idées, c'est-à-dire les doctrines, valent ce que vaut leur impact sur l'histoire réelle. Des idées qui n'influencent jamais rien ni personne sont forcément marginales, y compris dans l'histoire spirituelle de l'humanité, sans parler de son histoire matérielle. "La théorie devient une force matérielle lorsqu'elle saisit les masses", avait déjà dit le jeune Marx.

La question du délai doit évidemment être éliminée de ce raisonnement. Des idées qui influencent de plus en plus le monde cinquante ou cent ans après avoir été formulées, sont plus importantes que des idées qui ont un impact immédiat mais déclinent ensuite jusqu'a s'effacer progressivement de la scène politique.

Ce qui importe, c'est que leur impact social se matérialise tôt ou tard de manière ample, croissante et - en ce qui concerne les idées qui renforcent le mouvement ouvrier, le socialisme, la cause universelle de l'émancipation humaine - à l'échelle mondiale, a la mesure de la nature mondiale de la "question sociale", de l'exploitation des salariés, de l'oppression du prolétariat et de tous les autres groupes humains opprimés de par le monde : femmes, nationalités et races opprimées, etc.

Enfin, les caractéristiques particulières du prolétariat, sa position de subordination économique et idéologique au sein de la société bourgeoise, subordination qui n'est pas surmontée par son organisation, sa combativité et son poids social croissants, font que la version spécifique (et parfois déformée) dans laquelle le marxisme est transmis aux grandes organisations ouvrières et aux masses populaires à une étape historique déterminée, influence incontestablement l'évolution de la conscience de classe. Celle-ci s'articule en quelque sorte avec celle-là, positivement ou négativement selon les circonstances. Mais cette articulation ne peut à son tour pas être détaché de la marche réelle de l'organisation et de la lutte du prolétariat, c'est-à-dire de la marche réelle de l'histoire.

La réception et la diffusion du marxisme de par le monde doit donc être examinée successivement:

  1. sur le plan étroit de la diffusion des écrits de Marx et d'Engels;
  2. sur le plan de l'influence de ces idées en dehors du mouvement ouvrier proprement dit, c'est-à-dire dans les milieux intellectuels, universitaires et, en général, dans "l'esprit du temps" (les idéologies dominantes des phases successives par lesquelles la société bourgeoise est passée);
  3. au sein du mouvement ouvrier organisé;
  4. au sein de la classe ouvrière large;
  5. au niveau international.

Les oeuvres de Marx et d'Engels ont connu une diffusion très inégale et fort désynchronisée. Certains écrits ont eu un impact relativement rapide et large, avant tout le Manifeste Communiste, traduit dans de très nombreuses langues, et diffusé sur des dizaines, puis des centaines de milliers d'exemplaires (il faut cependant attendre les années 1920 et 1930 pour que cette diffusion s'universalise et se chiffre par millions). Le tome I du Capital a connu, lui aussi, une diffusion relativement rapide dans de très nombreuses langues, bien qu'à une échelle beaucoup plus restreinte que le Manifeste Communiste, se chiffrant généralement par quelques milliers et non par des dizaines de milliers d'exemplaires par langue. La diffusion de pratiquement toutes les autres oeuvres, à l'exception possible de l'Anti-Dühring d'Engels, a été beaucoup plus inégale et beaucoup plus restreinte.

Il faut signaler à ce sujet que quelques-unes des oeuvres majeures de Marx et d'Engels ont été publiées, y compris pour la première fois et dans leur langue originale - l'allemand - avec un grand retard. La Critique du Programme de Gotha, les tomes II et III du Capital ne parurent que vingt ans après leur rédaction, L'Idéologie Allemande et les Grundrisse plus de 80 ans après avoir été écrits. De ce fait, trois générations successives de marxistes n'ont pas pu avoir une vue d'ensemble adéquate de la doctrine de Marx et d'Engels, ne fut-ce que par manque d'informations et de données. Signalons que jusqu'à nos jours, il reste des manuscrits inédits de Marx. Le dernier de ses grands textes économiques n'a été publié qu'en 1983.

Du même fait, des ouvrages de vulgarisation du marxisme ont généralement eu un impact de masse bien plus large que les oeuvres des grands maîtres eux-mêmes. Il faut accorder ici une place de choix aux brochures de Karl Kautsky, avant tout La Doctrine Economique de Karl Marx, et le Programme d'Erfurt (du SPD), diffusées sur des centaines de milliers d'exemplaires dans de nombreuses langues. D'autres auteurs de popularisation ont eu un impact similaire sur un plan plus restreint, c'est-à-dire pour une ou plusieurs langues. Cela s'applique aux écrits de Bebel en allemand, de Jules Guesde et Lafargue en français, de Labriola en italien, d'Iglesias en espagnol, de Herman Gorter en néerlandais, de Plekhanov en russe, de De Leon et Debs aux Etats-Unis, qui ont été lus par les premières générations de socialistes sur une échelle beaucoup plus vaste que les oeuvres de Marx et d'Engels eux-mêmes.

La réception du marxisme dans les milieux universitaires et intellectuels a été encore plus lente et plus désynchronisée. Cela ne doit pas nous étonner. La résistance de la bourgeoisie et des couches supérieures de la petite-bourgeoisie à prendre intellectuellement au sérieux le marxisme était à la mesure de l'opposition intransigeante de Marx et des marxistes à l'égard non seulement des intérets matériels de la société bourgeoise, mais encore de ses grandes "valeurs". Le fait même de l'influence croissante des idées marxistes dans les masses était une raison supplémentaire pour le tenir a l'écart de l'enseignement, des universités, des manuels "officiels".

A quelques rares exceptions près - tels l'économiste autrichien Böhm-Bawerk, le philosophe italien Benedetto Croce et Ie dirigeant de la bourgeoisie tchèque Thomas Masaryk - les représentants attitrés de l'idéologie bourgeoise ne daignent pas polémiquer avec le marxisme sur un plan théorique tant soit peu sérieux. Il faudra attendre la fin de la première guerre mondiale, la victoire de la révolution russe, l'essor du mouvement ouvrier européen des années 1918-1923, l'essor du communisme en Chine, et la crise des années 1930, pour que cette situation change.

D'abord en Europe centrale et en Chine, en Inde et au Japon, puis dans les pays anglo-saxons, le marxisme pénètre progressivement dans l'Université. En France et en Amérique latine, cette pénétration en force dans le monde intellectuel ne s'effectuera qu'après la deuxième guerre mondiale.

Pendant toute la période 1875-1900, la polémique autour du marxisme sera, pour l'essentiel, une polémique au sein même du mouvement socialiste, propulsée par des débats, des tentatives de révision et des schismes successifs, dont le plus important fut celui déclenché par un des exécuteurs testamentaires et collaborateurs intellectuels principaux d'Engels, Edouard Bernstein.

Néanmoins, le marxisme influencera de manière croissante, fût-ce indirecte, les sciences sociales académiques, avant tout l'historiographie et la sociologie, en imposant une prise de conscience de l'importance du "facteur économique" et des groupes sociaux (à la différence des "grands hommes") dans l'histoire. Il remodèle ainsi la conception même de l'histoire, d'une histoire d'Etats et d'événements essentiellement politico-militaires, en une histoire des sociétés.

L'impact du marxisme sur la science économique "officielle" fut plus tardif. Il se manifesta avant tout dans le domaine de la théorie des fluctuations économiques (business cycles), puis dans celui des grands agrégats (théories macro-économiques), surtout à partir des années 1930, puis dans le domaine de la planification, de l'analyse de l'impérialisme et du sous-développement, puis celle des sociétés post-capitalistes.

L'influence du marxisme au sein du mouvement ouvrier organisé se développe de manière décisive seulement à partir de la naissance des grands partis sociaux-démocrates de masse, au cours des années 1885-1900 (en Allemagne : 1875-1900). Son influence au sein des syndicats de masse des pays anglo-saxons ne fut jamais plus que marginale. La même remarque s'applique en gros aux partis travaillistes qui émergèrent successivement de ces syndicats en Australie, en Grande-Bretagne, en Nouvelle-Zélande, et plus tard, au Canada.

En général les partis sociaux-démocrates qui finirent par constituer la IIe Internationale (deux congrès concurrents à Paris en 1889; 2e congres unifié à Bruxelles en 1891; 3e congres également unitaire à Zürich en 1893) adoptèrent les thèses fondamentales du marxisme dans leurs programmes ou déclarations de principes, généralement modelées sur le Programme d'Erfurt rédigé par Kautsky avec la collaboration étroite d'Engels lui-même.

Il s'agissait sans aucun doute d'un marxisme assez sommaire, réduit à quelques idées centrales (lutte des classes; but socialiste de celle-ci par l'appropriation collective des grands moyens de production et d'échange; conquête du pouvoir politique pour atteindre ce but; solidarité internationale des travailleurs). Mais par rapport aux premières organisations de la classe ouvrière, tant syndicales et coopératives que politiques, l'ensemble tout de même fort cohérent de cette doctrine popularisée constituait un énorme progrès, surtout dans la mesure où, contrairement aux premières sectes et ligues communistes, elle influença de larges masses.

Sa faiblesse essentielle résidait dans son caractère déterministe étroit, virant au fatalisme, qui voyait la transcroissance du capitalisme vers le socialisme de manière plus ou moins inévitable, sous l'effet combiné de l'évolution économique et de l'organisation socialiste (ouvrière), sans accorder une importance primordiale à l'initiative politique et à l'action consciente du parti. Cela impliquait souvent un refoulement, voire un dénigrement de l'action directe des masses (" Generalstreik ist Generalunsinn" : "grève générale égale absurdité générale", disaient les dirigeants des syndicats allemands) pour ne pas dire de l'action révolutionnaire ou de la destruction de l'Etat bourgeois.

Il fallut attendre la révolution russe de 1905 pour qu'un large courant international, incarné pour l'essentiel par Rosa Luxembourg et par les socialistes russes Lénine et Trotsky, se réapproprie de nouveau la tradition marxiste d'action directe des masses et d'initiative révolutionnaire des partis. Pendant les trente années précédentes, cette tradition avait été marginalisée dans la social-démocratie - sauf partiellement en Belgique - pour rester cantonnée dans les milieux anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires (Espagne, Grande-Bretagne, Argentine, partiellement Etats-Unis, Italie et France).

Entre l'essor organisationnel, électoral et syndical de la social-démocratie internationale dans le quart de siècle 1875-1900, et la diffusion des idées et des oeuvres de Marx, il y avait quelquefois une interaction plus directe. Un cas spécial mérite d'être signalé: celui de la Finlande. Ce petit pays sous la botte du tsarisme réussit en l'espace d'une décennie, entre 1899 et 1911, a créer un des mouvements ouvriers les plus puissants et les plus combatifs du monde entier. L'essor de ce parti allait d'ailleurs déboucher en 1917-1918 sur la révolution prolétarienne la plus profonde et la plus tenace (ainsi que la plus réprimée) en dehors de la Russie.

Aux élections parlementaires de 1913, les socialistes finlandais obtinrent 43% des voix, chiffre le plus élevé d'Europe, plus que la social-démocratie allemande. Ils arrachèrent à la Diète une décision de faire publier Ie tome I du Capital de Marx, aux frais du Parlement!

La pénétration des idées et de la doctrine marxistes au sein des larges masses ouvrières de l'époque de la IIe Inter-nationale a en général été exagérée par les historiens, y compris ceux du mouvement ouvrier. Ces masses formèrent leurs convictions politico-syndicales à travers deux tamis: leurs luttes courantes pour des revendications immédiates (objectifs économiques et suffrage universel; dans quelques pays des revendications national-démocratiques s'ajoutent à cet ensemble); la formation quotidienne dispensée par la presse et dans les réunions socialistes. Du marxisme comme doctrine cohérente au marxisme sommaire des programmes sociaux-démocrates, il y avait déjà une forte marge. De ces programmes à la pratique, l'expérience et l'éducation quotidiennes des travailleurs, la distance était bien plus considérable encore.

La formation théorique systématique des travailleurs fut des plus réduites. Les revues théoriques marxistes, y compris la plus prestigieuse d'entre elles, la Neue Zeit, n'eurent que quelques milliers d'abonnés (10.000 pour la Neue Zeit). Les écoles centrales des partis, y compris celle du SPD qui comptait un million de membres, ne réunirent pas plus d'élèves que l'école actuelle de la IVe Internationale.

Un exemple illustre cette faible pénétration du marxisme dans les masses. A Milan, forteresse du socialisme italien, les bibliothèques publiques prêtèrent 264000 livres pendant l'année 1910. Ces prêts s'effectuèrent à raison de 44% à des ouvriers et de 32% à des étudiants. Parmi les auteurs des ouvrages prêtés, les noms de Marx et d'Engels n'apparaissent pas!

Ce que Ie marxisme apporta aux larges masses, en dehors d'organisations politiques fortes et de la compréhension générale de la nécessité de joindre l'indépendance de classe et l'action politiques - y compris l'action internationaliste - à l'activité syndicale, ce fut un sentiment général d'être "dans le sens de l'histoire": le sentiment que Ie capitalisme était condamné à sa perte et que le socialisme lui succèderait.

Sur la manière dont devait s'effectuer le passage de l'un a l'autre, il n'y avait ni idées précises ni même débat approfondi. Celui-ci était pour l'essentiel cantonné aux sphères des militants politiques les plus actifs, voire aux sphères supérieures du parti. Il concernait des milliers d'individus alors que le mouvement socialiste en embrassait déjà des millions. Il n'allait pénétrer profondément dans les masses que vers la fin de la guerre mondiale de 1914-1918, c'est-à-dire lorsqu'il se posait en pratique sous l'impact combiné de cette guerre et des grandes révolutions prolétariennes qui s'en dégagèrent: les révolutions russe, finlandaise, allemande, autrichienne, hongroise, ainsi que la crise révolutionnaire en Italie.

Cependant, il y eut un effet en profondeur de la doctrine marxiste sur les masses, opérant quelquefois par les médiations indirectes et imprévues, qu'il ne faut pas non plus sous-estimer. Un exemple en est offert par la lutte pour la limitation de la journée de travail à huit heures.

Marx fut le grand propagandiste et le grand éducateur du mouvement ouvrier international quant à l'importance émancipatrice de la réduction de la journée de travail. L'idée d'une action internationale des travailleurs et des travailleuses pour un objectif de classe commun aux prolétaires de tous les pays, est également une idée d'origine clairement marxiste. Mais en pratique, la décision de faire du Premier Mai dans tous les pays une journée de grève internationale pour la journée de huit heures ne se répandit qu'après la condamnation à mort puis l'exécution de cinq leaders anarchistes de Chicago, les martyrs de Haymarket, accusés en 1886 d'avoir jeté une bombe contre la police.

Il fallut cette tragédie pour enflammer l'imagination et la sensibilité ouvrière sur une grande échelle. C'est elle qui déclencha un mouvement puissant et, à la longue, irrésistible (la journée de huit heures finit par être arrachée dans pratiquement tous les pays industrialisés); à elle seule, l'étincelle de la pensée et de la propagande marxistes s'était averée insuffisante pour cela.

Le fait que le contenu révolutionnaire de la doctrine de Marx et d'Engels ait commencé à être battu en brèche dès la fin du 19e siècle, au sein de la social-démocratie, par le révisionnisme de Bernstein et par la collaboration ministérielle prônée, puis pratiquée, par Millerand en France et Bissolati en Italie, provoqua une certaine confusion dans les masses. Celle-ci fut d'autant plus prononcée que ce révisionnisme, bien que combattu sur le plan des idées par la plupart des dirigeants sociaux-démocrates connus se disant marxistes, correspondait dans une mesure croissante à leur pratique quotidienne. Cela s'applique surtout à Anseele et Vandervelde en Belgique, à Troelstra aux Pays-Bas, à Branting en Suède, à Stauning au Danemark, à Greulich en Suisse, à Palacios et Justo en Argentine, et dans une large mesure, à Victor Adler en Autriche.

Seuls Bebel en Allemagne, Guesde en France, Sen Katayama au Japon, maintinrent pendant cette période une cohérence plus intransigeante en face de la théorie et de la pratique révisonnistes. Mais cette intransigeance s'effrita pour Bebel et Guesde au lendemain de la révolution russe de 1905, vers 1910 (Guesde devint ministre dans un gouvernement de coalition bourgeois dit "d'union sacrée" en 1914). Katayama resta un marxiste intransigeant.

Cependant, s'il est vrai que la théorie marxiste ne fut pas largement diffusé dans les masses dans sa version originale et intégrale, il faut réfuter également une autre légende, celle selon laquelle les quelques idées-clefs du marxisme qui furent largement reprises par les premiers partis sociaux-démocrates de masse n'influencèrent pas réellement la conscience des masses. Cela est particulièrement faux en ce qui concerne l'internationalisme. Il y eut à l'apogée de la IIe Internationale, des manifestations pratiques impressionantes d'internationalisme prolétarien. C'est justement du fait de cette pratique que la trahison d'août 1914 apparut comme tellement désorientante aux larges masses, et monstrueuse à la gauche socialiste.

Peu après l'éclatement de la guerre entre la Russie et le Japon, les dirigeants socialistes de ces deux pays, Plekhanov et Sen Katayama, s'embrassèrent au Congrès de l'Internationale a Amsterdam, et proclamèrent leur opposition commune à la guerre et aux classes possédantes de leurs pays respectifs, qui l'avaient déclenchée. Lorsqu'éclata la révolution russe de 1905, elle suscita un puissant mouvement de solidarité internationale. Elle fut d'ailleurs le détonateur d'une radicalisation des luttes ouvrières dans plusieurs pays, notamment d'une grève générale en Autriche pour le suffrage universel. Lorsque la bourgeoisie suédoise voulut empêcher par l'intervention militaire le mouvement pour l'indépendance de la Norvège en 1906, le congres du parti social-démocrate suédois décida de s'opposer à la guerre par tous les moyens, y compris la grève générale, et organisa une manifestation de masse grandiose a Stockholm, qui fit reculer le gouvernement. En 1913, Ie Parti Socialiste Italien, contre une vague chauvine puissante appuyée par un tiers de son propre groupe parlementaire, organisa une grève générale contre l'expédition colonialiste à Tripoli (Libye).

L'éducation marxiste, l'approfondissement du marxisme, son application aux problèmes analytiques et stratégiques nouveaux posés par le début de l'ère impérialiste, se poursuivirent pour l'essentiel au sein de la gauche socialiste. Celle-ci se développa surtout au sein des partis sociaux-démocrates eux-mêmes jusqu'en 1914 (1917 et même 1920), mais aboutit déjà à des scissions dans plusieurs pays avant la première guerre mondiale : Russie, Pologne, Pays-Bas, Bulgarie. Ailleurs, des courants syndicalistes révolutionnaires développaient certains aspects du marxisme en dehors des partis socialistes. Cette gauche marxiste déboucha sur la constitution de la IIIe Internationale au lendemain des grandes révolutions de 1917-1919.

Le phénomène le plus frappant de toute cette période d'essor des partis politiques de masse influencé par le marxisme, c'est l'extension mondiale de l'influence de celui-ci, passant successivement de l'Europe occidentale et centrale aux Etats-Unis, à l'Europe méridionale et orientale (Russie, Balkans), à l'Asie (Armenie, Georgie, Iran, Japon, Chine, Inde, Indonésie), à l'Amérique latine (Argentine, Uruguay, Brésil, Mexique, Cuba, Chili), à l'Océanie (Australie, Nouvelle-Zélande) et à l'Afrique (Egypte, Tunisie, Afrique du Sud).

Par ricochet, fût-ce avec retard, la problématique spécifique des pays coloniaux et semi-coloniaux fut progressivement intégrée dans l'analyse et dans la pratique marxistes, surtout a partir des révolutions russe, iranienne et chinoise de 1905-1912. A noter que cela ne s'est en gros pas produit au cours de la révolution mexicaine de 1910-1917, qui fut la dernière grande révolution contemporaine dans laquelle ne se dégagea pas un courant marxiste prononcé.

A la fin du 3e congres de l'Internationale Socialiste, à Zürich, le 12 août 1893, Friedrich Engels, assis dans la salle comme simple délégué, fut porté à la tribune par une immense ovation. Le vieux militant, ému, après avoir regretté que son compagnon de lutte Karl Marx n'ait pu vivre cet essor du mouvement ouvrier organisé mondial, exprima sa confiance inébranlable dans "la nouvelle, plus forte, invincible Internationale". Jetant un regard en arrière sur les cinquante-deux années de sa vie politique, regardant les cités de Vienne, de Berlin, de Paris, de Londres, il pouvait proclamer "que Marx et lui n'avaient pas lutté en vain, qu'ils pouvaient regarder en arrière sur leur oeuvre avec fierté et satisfaction".

Et il termina : "II n'y a pas un pays, pas un seul grand Etat où la social-démocratie n'est pas aujourd'hui un pouvoir avec lequel tous doivent compter. Nous sommes, nous aussi, "une grande puissance" que l'on craint. L'avenir dépend bien plus d'elle et de nous que de n'importe laquelle des "grandes puissances" bourgeoises!"

 

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