L'évolution du socialisme utopique avait produit trois figures
de proue qui font la transition de la philanthropie et du
propagandisme pré-prolétarien à l'action prolétarienne
proprement dite: l'Allemand Weitling et les Français
Pierre-Joseph Proudhon et Auguste Blanqui. Deux de ces
socialistes, Blanqui et Weitling, s'inscrivent cependant moins
dans la continuité du socialisme utopique (de laquelle Weitling
relève encore en partie) que dans celle de la tradition
révolutionnaire issue des révolutions américaine et
française.
Au cours de ces révolutions, l'extrême gauche
petite-bourgeoise (jacobine) et pré-prolétarienne, incarnée
surtout par Sam Adams et Thomas Paine en Amérique et en
Angleterre, et par Gracchus Babeuf en France, avait projeté un
type d'organisation révolutionnaire qui tendrait à prolonger
l'action politique au-delà de la consolidation des principales
conquêtes révolutionnaires.
L'agitation de Tom Paine et de ses compagnons déboucha, plus
tard, sur la constitution de la London Corresponding Society,
dirigée par Thomas Hardy, et de nombreuses associations
similaires en Grande-Bretagne, dont la plus importante fut celle
des United Irishmen en Irlande, dirigée par Wolfe Tone. Alors
que la LCS était strictement légale, les United Irishmen et
d'autres groupements de province se constituèrent en ligue
secrète. Mais elles avaient toutes ceci de commun que leurs
revendications principales furent politiques-démocratiques (la
conquête du suffrage universel pour la LCS; le suffrage
universel et l'émancipation nationale pour les United
Irishmen). Leurs revendications économiques, favorables aux
classes laborieuses, n'allèrent pas au-delà d'une réforme de
la société bourgeoise.
Par contre, pour le chef de la Conspiration des Egaux, Babeuf,
et pour ses camarades, il s'agissait déjà clairement de la
conquête révolutionnaire du pouvoir, et non de la conquête
des seules libertés démocratiques. En outre, ils visèrent des
buts collectivistes, tendant à satisfaire les revendications
économiques et sociales des couches les plus pauvres et les
plus exploitées de la population, avant tout le
pré-prolétariat (semi-prolétariat) et Ie prolétariat
naissant. Ces organisations révolutionnaires surgirent
cependant de manière indépendante de l'auto-organisation des
salariés au sens propre du terme.
Les babouvistes essayèrent de s'emparer du pouvoir par un coup
d'Etat en pleine contre-révolution thermidorienne, en 1797. Ils
furent écrasés par la répression. Babeuf lui-même fut
exécuté. Un des survivants de la Conspiration des Egaux,
Buonarotti s'efforça de sauver la continuité des principes et
des projets révolutionnaires de Babeuf dans la Société des
Saisons, qui apparut à Paris dès la chute des Bourbons, au
début des années 1830, et dont Auguste Blanqui fut Ie leader
incontesté.
Blanqui a été Ie plus grand révolutionnaire français du 19e
siècle. Militant d'une conviction, d'une fermeté, d'un courage
et d'une honnêteté inébranlables, il fut comme l'incarnation
des aspirations et de l'action révolutionnaires du prolétariat
français, avant tout du prolétariat parisien. Il tenta de
conquérir Ie pouvoir par une série de coups d'Etat, fut
arrêté à de nombreuses reprises - il passa finalement plus de
vingt ans de sa vie en prison -, mais réussit à maintenir la
continuité de son organisation clandestine. Lorsqu'éclata la
Commune de Paris, en mars 1871, il se trouvait encore en prison,
sur le territoire contrôlé par le gouvernement
contre-révolutionnaire de Thiers.
Considéré par tous - y compris Karl Marx - comme le dirigeant
naturel de la Commune, au sein de laquelle ses partisans
constituèrent une minorité regroupée autour de Vaillant, sa
libération fut réclamée par la Commune à Thiers en échange
de tous les otages pris, y compris l'archevêque de Paris.
Thiers refusa, démontrant ainsi à quel point la bourgeoisie
française craignait la capacité d'organisation et d'animation
du grand révolutionnaire, et les effets de ses dons de
dirigeant sur l'issue de la guerre civile. Au cours des années
1880-1890, Ie courant blanquiste finit par fusionner avec Ie
courant marxiste au cours du processus de création du parti
ouvrier socialiste de masse en France.
L'Allemand Wilhelm Weitling, contrairement à Blanqui, était un
ouvrier autodidacte, qui arriva à des conclusions communistes
et révolutionnaires non seulement sur la base de l'étude, mais
aussi en partant de l'expérience vécue de la condition
prolétarienne. Des compagnons-artisans allemands itinérants
dans toute l'Europe - qui, grâce à ce mode de vie, purent
dépasser les premiers l'horizon localiste et
professionnel/corporatiste étroits des premières couches
prolétariennes de leur pays - créèrent en 1834 à Paris (sous
l'influence de la Société des Saisons blanquiste) une Ligue
des Réprouvés (Bund der Gedchleten), société secrète de
laquelle émergea en 1838 la Ligue des Justes (Bund der
Gerechten), dirigée par Weitling. Elle se donna un programme
communiste utopique intitulé "L'Humanité telle qu'elle
est et telle qu'elle devrait être".
Cette société secrète abandonna ses projets vagues de lutte
pour le pouvoir après l'échec de la conspiration blanquiste de
1839 et s'orienta davantage vers des objectifs d'implantation de
coopératives et de colonies communistes, sous l'influence
d'Owen et de Cabet. Mais comme ce fut le cas du babouvisme en
France, la tradition de l'organisation révolutionnaire
clandestine fut maintenue. La Ligue des Justes fut rebaptisée
Ligue Communiste (Bund der Kommunisten) en 1847, au moment où
Marx et Engels y adhérèrent formellement. (Le Comité de
Correspondance Communiste qu'ils avaient constitué au début de
1846 à Bruxelles avait établi dès le début le contact avec
la Ligue des Justes).
Les organisations révolutionnaires babouvistes, blanquistes et
allemandes représentent un maillon indispensable qui mène des
révolutions bourgeoises des 16e, 17e, et 18e siècles à
l'action révolutionnaire prolétarienne des 19e et 20e
siècles. Leurs acquis principaux furent:
(1) La prise de conscience de la nécessité de l'action
politique pour la conquête du pouvoir, prise de conscience
issue d'une compréhension des principales leçons à tirer
précisément des révolutions bourgeoises, sinon de toutes les
révolutions de l'histoire. Cette leçon ne fut pas partagée
par tous et toutes. Elle ne fut ni largement répandue parmi les
adeptes du socialisme, ni largement acceptée au sein de la
jeune classe ouvrière salariée. Bien au contraire, dans ces
deux milieux prévalut l'apolitisme, soit par scepticisme et
dégoût par rapport à l'action politique traditionnelle
bourgeoise et petite-bourgeoise ("les ouvriers sont
toujours trompés par les politiciens et la politique"),
soit par suite d'un bilan lucide mais incomplet tiré des
révolutions contemporaines elles-mêmes. En effet, pour la
classe ouvrière, celles-ci avaient abouti à la substitution
d'un groupe d'exploiteurs par un autre, et nullement à une
véritable émancipation.
Socialistes utopiques et ouvriers en voie d'auto-organisation en
tirèrent la conclusion que l'action politique était décevante
et inutile : il fallait concentrer l'effort sur l'émancipation
économique. Le type d'organisation devait être adapté à ce
but. Babeuf, Blanqui, Weitling au contraire comprirent, à des
degrés divers, le rôle-clé que le pouvoir politique joue dans
la consolidation de l'exploitation que subissent prolétaires et
pré-prolétaires. Pour cette raison, ils prônèrent une action
politique d'un type nouveau, révolutionnaire prolétarienne, en
vue de renverser l'Etat bourgeois. Ils adaptèrent la forme
d'organisation au but a atteindre.
(2) La défense de l'organisation révolutionnaire
d'avant-garde. Partant d'une sensibilité aiguë de la force et
de l'efficacité de l'appareil de répression bourgeois et des
capacités contre-révolutionnaires de la bourgeoisie, Babeuf,
Blanqui et Weitling étaient convaincus que seul un noyau de
révolutionnaires profondément motivés, endurcis, disciplines,
pouvait venir à bout de cet ennemi puissant. Pour eux, la
principale leçon à tirer de la défaite politique du
"Quatrième Etat" au cours de la révolution
française et au lendemain de 1830, n'était pas l'inutilité
des révolutions populaires prétendument condamnées à la
défaite, mais l'inévitabilité de la défaite des classes
populaires si elles affrontent les riches sans direction et
organisation de fer. Ils étaient convaincus que dirigées par
une telle minorité bien préparée à sa tache historique, les
classes populaires pouvaient triompher dans les explosions
révolutionnaires de l'avenir. Dans ce sens, Babeuf et surtout
Blanqui sont les précurseurs manifestes du concept léniniste
de "révolutionnaires professionnels".
(3) La défense de la tradition et de la continuité
révolutionnaires. Thermidor, le Consulat et l'Empire,
succédant aux avancées de la grande révolution française
entre 1789 et 1793, avaient provoqué une immense déception au
sein des masses populaires et de l'intelligentsia progressiste
en France et en Europe, comparable en certains points aux vagues
de désillusion, de scepticisme, de cynisme et de
"reprivatisation" qu'on observa après la défaite des
révolutions de 1848-1850, après la prise de conscience de la
réalité du Thermidor en URSS au cours des années 1930 et
1940, et après le reflux de l'espoir de révolution en Europe
à partir de 1975-1976. Des intellectuels parmi les plus
représentatifs de leur époque, tels le philosophe allemand
Kant et le poète anglais Wordsworth, qui avaient été des
partisans enthousiastes de la révolution, se transformèrent en
adversaires réactionnaires de celle-ci. Il y eut cependant des
exceptions tel Ie poète anglais Shelley qui resta un
révolutionnaire convaincu.
Parmi les démocrates radicaux engagés dans l'action politique,
parmi les salariés engagés dans l'action syndicale, cette
vague de réaction idéologique provoqua généralement un
reflux vers des conceptions purement légalistes et réformistes
(gradualistes) de l'action et de l'organisation. Face à cette
vague d'adaptation capitularde à l'idéologie de la classe
dominante, les premiers noyaux révolutionnaires
pré-prolétariens et prolétariens maintinrent la tradition
révolutionnaire du 18e siècle, en y incorporant le maximum
d'auto-critique qui était à la portée des révolutionnaires
de cette époque. Cette continuité facilita énormément
l'émergence d'une nouvelle conception et tradition
révolutionnaires, purement prolétariennes, à partir de la
révolution de 1848.
Mais, simultanément avec leurs mérites, on doit souligner les
lacunes des projets révolutionnaires de Babeuf, de Blanqui et
de Weitling:
(a) La lutte pour le pouvoir politique est conçue
essentiellement comme émanant d'une minorité, et même d'une
minorité très réduite de la société et des classes
populaires elles-mêmes. De là le caractère forcément
conspiratif et violent de l'action révolutionnaire envisagée,
la "technique du coup d'Etat" prenant le pas sur
l'action politique de masse proprement dite. La lutte acquiert
de ce fait un caractère putschiste et utopique, la capacité
d'un petit groupe de conspirateurs d'éliminer d'un seul coup le
puissant appareil de répression d'Etats comme l'Etat français
ou l'Etat prussien étant fort réduite.
(b) L'organisation révolutionnaire prônée pour ce genre
d'activité politique est forcément clandestine et élitiste,
résultant d'une sélection sévère à laquelle peu d'individus
résistent à la longue. La nature réduite et secrète de
l'organisation renforce à son tour la nature putschiste de
l'action, et la tendance à négliger sa connection avec de
larges mouvements spontanés des masses, avec les luttes de
classe économiques, etc.
(c) Organisation essentiellement clandestine et action
essentiellement insurrectionnelle débouchent sur une vision
nettement élitiste et autoritaire de l'Etat qui émerge de la
victoire révolutionnaire. Il s'agit d'un pouvoir au service du
peuple, pour le peuple, mais pas exercé directement par le
peuple (Weitling, plus directement prolétarien que Blanqui,
était plus prudent en la matière). De nouveau, le lien avec le
mouvement d'émancipation réel des salariés n'est pas établi,
ou l'est insuffisamment.
(d) Les buts économiques et sociaux à atteindre par la
révolution restent imprécis (surtout chez Blanqui) ou
utopiques (chez Weitling), vu l'absence de connaissances
économiques suffisantes et surtout étant donnée une analyse
insuffisante de la nature du capitalisme et de ses
contradictions. De ce point de vue, Babeuf, Blanqui et Weitling
restent même en-deçà des socialistes utopiques ou des
économistes post-ricardiens les plus audacieux.
Ces faiblesses et ces lacunes des premiers noyaux
révolutionnaires pré-prolétariens et prolétariens
s'expliquent en dernière analyse par leur nature sociale et le
contexte dans lequel ils se développent. Il s'agit
d'organisations émanant du prolétariat pré-industriel,
artisanal et manufacturier, qui n'ont pas encore pu
généraliser, voire appréhender les premières expériences de
lutte et d'organisation de masse du prolétariat industriel
proprement dit. En fait, ils s'efforcent de combiner la
tradition jacobine petite-bourgeoise des grandes révolutions du
18e siècle avec l'expérience d'organisation du prolétariat
pré-industriel, non de tirer des conclusions des premières
expériences révolutionnaires du prolétariat industriel
lui-même.
Marx et Engels ont dû dépasser ces lacunes de manière
systématique, en élaborant leurs propres conceptions de
l'organisation et de l'action révolutionnaires du prolétariat,
débouchant après la révolution de 1848-1850, sur une
conception propre de la révolution prolétarienne :
(a) L'action politique révolutionnaire - la lutte pour la
conquête du pouvoir - est conçue comme devant résulter pour
l'essentiel de l'action de larges masses, celle des salariés et
de leurs alliés directs, mais avant tout celle des prolétaires
eux-mêmes. Le potentiel économique des salariés est
déterminant ("Alle Rader steken still, wenn Dein Starker
Arm es will": Toutes les roues s'arrêtent quand le bras
fort le veut); leur renforcement numérique, jusqu'à ce qu'ils
deviennent la majorité de la nation, est vu comme une des
pré-conditions essentielles de la victoire durable de la
révolution.
(b) De ce fait, l'organisation politique légale - la
constitution du prolétariat en tant que parti politique
indépendant de la bourgeoisie et de la démocratie
petite-bourgeoise - est considérée comme un élément
essentiel dans la victoire révolutionnaire. L'organisation de
sociétés secrètes est déconsidérée, sauf en conditions de
répression extrême, et même dans ce cas seulement à des fins
de maintien de la continuité, non comme instrument de la prise
du pouvoir. Le putschisme est résolument condamné.
(c) Le projet d'auto-organisation du prolétariat à la fois
pour se préparer à l'exercice du pouvoir, pour conquérir Ie
pouvoir et pour exercer celui-ci, est mis en avant comme
prioritaire. L'élitisme et l'autoritarisme sont écartés, de
même qu'une vision par trop "instrumentaliste" de
l'Etat. Alors que Babeuf et Blanqui étaient plutôt partisans
d'un Etat fort dans la tradition jacobine, Marx et Engels, sous
l'influence de la révolution de 1848-1850, et surtout sous
celle de la Commune de Paris, vont prôner le concept de la
destruction de la machine de l'Etat, et de la dictature du
prolétariat - ce concept vient de Blanqui - comme un Etat qui
commence à dépérir dès sa naissance.
(d) Emancipation politique (révolution politique) et
émancipation économique et sociale sont étroitement
combinées chez Marx et Engels. Le programme de la prise du
pouvoir révolutionnaire est, dès Le Manifeste Communiste, lié
à une série de transformations économiques et sociales qui
doivent permettre aux producteurs de se libérer des chaînes de
la condition prolétarienne, de jouir des conditions
matérielles indispensables à l'exercice du pouvoir et au
développement de toutes leurs capacités individuelles. Sans la
réalisation de ces conditions socio-économiques, l'avènement
d'une véritable société sans classes reste utopique.
Ce dépassement des conceptions révolutionnaires des premiers
noyaux prolétariens pré-industriels par Marx et Engels n'est
pas seulement le produit d'une expérience révolutionnaire plus
ample et d'une compréhension plus profonde de la dynamique de
la société bourgeoise, des conditions de victoire du
socialisme, c'est-à-dire de tout l'acquis du matérialisme
historique. Il correspond manifestement aussi à l'intérêt de
classe du prolétariat, dont il exprime la mentalité propre.
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