Un des lieux communs les plus notoires utilisés contre le socialisme, c'est que
celui-ci serait "contraire à la nature humaine". La propriété
privée serait "innée" dans l'espèce humaine. Il y aurait toujours
eu des riches et des pauvres; il y en aurait toujours.
L'anthropologie, l'archéologie, la préhistoire, l'ethnologie, nous enseignent
pourtant qu'il n'en est rien. Des êtres humains ont vécu plusieurs millions
d'années sans propriété privée des moyens de production, sans économie de
marché, sans société divisée en classes. L'homo sapiens, leur type
physiquement le plus évolué, a fait de même pendant des dizaines de milliers
d'années. La propriété privée et la division de la société en classes
couvrent sans doute moins de 10.000 ans, et ce pour une fraction fort réduite
de l'espèce humaine, c'est-à-dire une proportion infime du temps de vie
humaine sur cette terre.
La thèse apologétique de l'inévitabilité de l'inégalité sociale est
également battue en brèche par un phénomène postérieur à l'émergence de
la division de la société en classes. Cette inégalité sociale s'est trouvée
constamment contestée au sein même de la société de classes.
On peut interpréter cette contestation de la manière la plus diverse. On peut
y voir l'expression des intérêts objectifs des exploités, même si ceux-ci -
et leurs porte-paroles - ne comprennent pas toujours leurs révoltes de cette
façon. On peut y voir l'expression d'un des fondements de notre nature
anthropologique, la tendance instinctive à la coopération inter-humaine, sans
laquelle le travail social et la survie de notre espèce seraient impossibles.
On peut affirmer que le désir de justice - et donc de révolte contre
l'injustice sociale - correspondent, au niveau de la psychologie individuelle,
à cette nécessité sociale, et se frayent un chemin vers la conscience au
moins chez certains individus, selon les vicissitudes de leur histoire
individuelle (et notamment ce qui arrive pendant leur enfance). On peut
l'expliquer par une combinaison pondérée de tous ces facteurs.
Quoiqu'il en soit, on doit constater que depuis au moins 5000 ans la société
divisée en classes a été contestée non seulement par la critique
idéologique, la littérature, la vision et la projection d'une société
socialiste sans classes, mais aussi et surtout, en pratique, par des révoltes
périodiques des exploités et des opprimés. Celles-ci vont des premières
grèves et révoltes de paysans dans l'Egypte des Pharaons, aux révoltes
d'esclaves dans la Grèce et Rome antique, dont celle dirigée par Spartacus
durant le premier siècle avant notre ère, reste la plus célèbre. Puis il y a
les puissants mouvements d'esclaves qui contribuent à la chute de l'Empire
romain, ceux des Bagaudae en Europe occidentale et des Donatiens en Afrique du
Nord.
L'Inde et surtout la Chine classique ont été marquées par d'innombrables
soulèvements paysans, dont plusieurs, victorieux, ont donné naissance à de
nouvelles dynasties impériales. Au Japon, à l'époque des Tokugawa, il y eut
entre 1603 et 1863, plus de 1100 rebellions paysannes. La Russie tsariste de
même connut de nombreux soulèvements paysans, notamment Ie plus célèbre,
celui de Pougatchev en Ukraine, au 17e siècle.
Dans l'Amérique colonisée par les Espagnols et les Portugais, les Indiens
soumis au servage et les esclaves se sont souvent insurgés. La plus connue de
ces révoltes fut celle des Indiens du Pérou dirigée par Tupac Amaru au milieu
du 18e siècle. Il y eut la révolte victorieuse des esclaves noirs de Haïti,
les Jacobins Noirs, à la fin du 18e siècle. Il y eut de nombreuses révoltes
d'esclaves noirs au 19e siècle en Amérique du Nord, notamment celle dirigée
par Nat Turner en 1831.
En Europe occidentale et centrale, une chaîne presque ininterrompue de
jacqueries (révoltes paysannes comme celle dirigée par John Ball, en
Angleterre, en 1381) et de soulèvements d'artisans et de compagnons contre Ie
règne de la noblesse et des riches marchands, s'étend du 13e au 16e siècle.
Ils débouchèrent sur les grandes révolutions bourgeoises, celle des Pays-Bas,
d'Angleterre, des Etats-Unis et de France, avec lesquelles ils s'entrecroisent,
en y introduisant d'ailleurs de profondes contradictions, avec une dynamique
embryonnaire de révolution permanente.
Toutes les contestations religieuses et idéologiques, y compris le socialisme
utopique, correspondent en dernière analyse à ces mouvements de révolte
réels de paysans libres soumis à tributs et corvées d'Etat, d'esclaves, de
serfs, d'artisans et de compagnons d'artisans, et des premiers ancêtres
salariés et semi-salariés du prolétariat moderne.
On retrouve dans cette longue série de révoltes des voix qui se sont élevées
contre l'inégalité sociale avec plus ou moins de véhémence, s'appuyant sur
la mémoire d'une société plus égalitaire. Le mythe ou la légende de
"l'âge d'or", d'une société fraternellement unifiée, qui aurait
précédé la société divisée en groupes se combattant les uns les autres,
inspira Ie vieux poète grec Hésiode (7e siècle avant notre ère). On retrouve
ce thème dans la mythologie de beaucoup de peuples.
La contestation s'est souvent exprimée sous une forme religieuse. Les premiers
Pères de l'Eglise chrétienne étaient de fervents "partageux",
adversaires de la propriété privée, favorables à la communauté des biens.
La fameuse formule "La propriété, c'est le vol", généralement
attribuée à Proudhon, qui l'a empruntée au Conventionnel Brissot, provient en
réalité de l'évêque de Byzance, Jean Chrysostome ("Jean à la bouche
d'or") qui vivait au 3e siècle de notre ère. Ces pères de l'Eglise
étaient les héritiers directs de sectes radicales juives, comme les Esséens,
qui pullulaient en Palestine après la conquête romaine, et qui étaient
elles-mêmes dans la continuation des prophètes hébreux les plus radicaux.
Plus tard nous retrouverons des imprécations violentes contre l'inégalité
sociale chez les sectes dissidentes de toutes les grandes religions. Citons
notamment les Donatiens en Afrique du Nord et les Mazdékéens en Iran. Au cours
des guerres de religion des 15e et 16e siècles, la dénonciation de
l'inégalité sociale sera particulièrement virulente chez les Hussites de
Bohème et les Anabaptistes d'Allemagne. Au cours de la révolution anglaise de
1640-1688, de nombreuses voix, notamment celles des Niveleurs, se sont élevées
pour dénoncer l'exploitation des pauvres qui persistait malgré l'extension des
droits politiques.
Il serait faux de présenter cette tradition socialiste au sens le plus
général du terme, qui s'étend sur des millénaires, comme résultant d'une
"subculture des pauvres" qui accompagnerait dans chaque société de
classe la culture des riches. D'abord parce que la plupart des auteurs cités ne
sont guère des pauvres - généralement non lettrés dans ces sociétés-là -
mais proviennent plutôt de fractions des classes possédantes elles-mêmes, ou
de groupes intermédiaires d'intellectuels (scribes, prêtres, philosophes,
savants). Il serait plus correct de parler d'une idéologie des classes
exploitées successives qui se développe à travers l'histoire parallèlement
à l'idéologie des classes possédantes, et en opposition à celle-ci, limitée
à une minorité réduite de la société.
Mais de ces cris de protestation et de révolte se dégagent petit à petit des
modèles systématiques de réorganisation de la société fondée sur la
propriété collective. On peut considérer La République du philosophe grec
Platon comme l'ancêtre de tels modèles. Le prototype de ces
"utopies", c'est cependant l'ouvrage du chancelier d'Angleterre,
Thomas More (Morus), exécuté par le roi Henri VIII en 1535, plus tard
sanctifié par l'Eglise catholique, ouvrage appelé justement Utopia
(description d'un pays ainsi nommé, où est établie une société
communautaire).
Des variantes de cette première utopie, plus ou moins inspirée par elle, ont
été rédigées plus tard par l'Italien Campanella (1568-1639) : Civitas Sou
(L'Etat du Soleil); par l'Anglais James Harrington (1611-1677) : The Commonweath
of Oceana (La Communauté d'Océana), et par les Francais Fénelon (1651-1715) :
La Télémachie (Les aventures de Télémaque), Jean Meslier (1664-1729): Le
Testament, et Morelly : La Basiliade (1753) et Le Code de la Nature (1754). Ces
derniers sont sans doute les deux utopies socialistes les plus significatives,
notamment parce que dans Le Code de la Nature, Morelly décrit une société
sans Etat où les conditions économiques sont explicitement conçues comme
déterminant les conditions politiques. Le Francais Mably (1709-1785) sera un
inspirateur direct de Charles Fourier.
Tous ces auteurs, de Morus à Mably, ont cependant ceci de commun qu'ils se
limitent à décrire sur un plan purement littéraire une société meilleure.
Mais après Morelly et Mably, les socialistes utopiques à proprement parler
surgissent, qui ne se contentent plus de telles descriptions. Ils les combinent
avec un combat pratique pour leur réalisation. Les plus importants parmi eux
sont:
O Le comte français de Saint-Simon (1760-1825), plutôt idéologue de la jeune
bourgeoisie industrielle que de la classe ouvrière naissante. Il dénonce
surtout les méfaits de la monarchie, de la noblesse, du clergé, des banquiers,
et des entrepreneurs riches. Il se fait le chantre des "ouvriers",
mais cette catégorie réunit chez lui a la fois les ouvriers proprement dits et
les entrepreneurs industriels directement engagés dans leurs usines. Il se fait
également le chantre du crédit bon marché et de la prise du pouvoir par tous
les ouvriers. L'industrie, le travail, voilà la base de tout progrès pour
Saint-Simon. Ses disciples joueront un rôle important parmi les politiciens
bourgeois libéraux des années 1830-1860 de plusieurs pays.
O L'industriel anglais Robert Owen (1771-1858) était mû par un sentiment
profond de révolte contre la misère ouvrière en Grande-Bretagne. Pour y
trouver remède, il prôna successivement la législation sociale, la fondation
de colonies communistes en Amérique, la centralisation des syndicats anglais en
une seule confédération nationale (Grand National Union, 1834) et finalement
la création de coopératives ouvrières de production, dont la première fut
fondée à Rochester en 1839. C'est surtout en tant que père du mouvement
coopératif que Robert Owen est entré dans l'histoire.
O Le petit commerçant français Charles Fourier (1772-1837) et son disciple
Victor Considérant, sont des critiques des plus radicaux de la société
bourgeoise et de ses fondements derniers : la propriété privée; la division
sociale du travail entre agriculture et industrie (entre ville et campagne); la
production marchande; l'économie monétaire, source de vénalité et de
corruption universelles; l'oppression des femmes au sein de la famille
patriarcale. Pour lui, la solution de la question sociale réside dans la
création de phalanstères, collectivités de producteurs-consommateurs de 1000
a 2000 personnes, se gérant elles-mêmes et travaillant à la fois comme
agriculteurs, artisans et artistes. Alors que les autres premiers socialistes
fondèrent leurs systèmes exclusivement sur la raison, Fourier, anticipant
Freud, la psychologie de l'inconscient et Ie féminisme radical modernes,
attache une grande importance à la satisfaction humaniste et à la sublimation
des instincts et des passions dans la consolidation de la société socialiste.
O L'avocat français Etienne Cabet (1788-1856) auquel revient Ie mérite d'avoir
utilisé le premier le terme de communiste pour décrire sa doctrine et la
société future. De tous les auteurs énumérés, Cabet exercera l'influence la
plus grande en milieu ouvrier pendant sa vie. Son Voyage en Icarie a été lu
par des milliers de travailleurs (lui-même estimait avoir fait 200.000 adeptes,
chiffre forcément exagéré). Il a profondément marqué la conscience
ouvrière en France à la veille de la révolution de 1848. Sa description d'une
économie planifiée par l'Etat - opposée à l'économie de marché - exercera
une influence directe sur des sociaux-démocrates français comme Louis Blanc et
allemands comme Ferdinand Lassalle. Certains y voient même le modèle de la
planification bureaucratique stalinienne, telle qu'elle fonctionne encore en
URSS et dans d'autres sociétés modelées sur celle de l'URSS.
O Enfin l'ouvrière française Flora Tristan (1803-1844) prône dans L'Union
Ouvrière la création de "palais ouvriers" dans toutes les villes,
où l'égalité la plus absolue serait réalisée et les deux sexes recevraient
une éducation commune. Tristan fit une critique radicale de la condition des
femmes à l'époque, les décrivant comme les "prolétaires des
prolétaires mêmes". Ses idées devaient inspirer les tentatives
"d'organisation du travail" faite au cours de la révolution de 1848,
et Marx prit la défense de son féminisme contre ses critiques.
On le voit, ces auteurs, et d'une manière générale le "socialisme
utopique" dans l'ensemble, ne méritent guère le reproche d'avoir eu la
tête dans les nuages, d'avoir été détachés de la réalité sociale et
économique de leur époque, ou de n'avoir pas eu de préoccupations pratiques.
Bien au contraire, ils s'avèrent des critiques lucides de la société
bourgeoise, qui saisissent des traits essentiels de son évolution à long terme
et de ses contradictions, des anticipateurs encore plus clairvoyants des
transformations nécessaires pour l'avènement d'une société sans classes.
Marx et Engels leur doivent beaucoup. Ils ont beaucoup appris d'eux. Ils en ont
récupéré de nombreuses idées qu'ils ont développées.
Mais le socialisme utopique n'en reste pas moins marqué par de profondes
contradictions. Les faiblesses principales du socialisme utopique que les
fondateurs du socialisme scientifique ont dû dépasser sont les suivantes:
a) Le projet de la société socialiste est opposé à la société bourgeoise
existante sans rapport avec les acquis et les contradictions de celle-ci. Pour
Marx et Engels, l'avènement de la société sans classes résultera (pourra
résulter) au contraire de sources économiques (développement des forces
productives, socialisation du travail) et socio-politiques (mûrissement et
organisation du prolétariat, aboutissement de la lutte entre le Capital et Ie
Travail) jaillissant précisément de ces acquis et de ces contra-dictions.
b) Pour les socialistes utopiques, le moteur essentiel de l'avènement de la
société nouvelle, c'est l'éducation et la propagande, phénomènes avant tout
individuels et superstructurels. Pour autant que l'engagement individuel est
censé viser des résultats numériquement plus larges, il est vu comme un
phénomène de "propagande par l'action", plus tard récupéré par
les groupes révolutionnaires anarchistes et terroristes. De là, l'importance
qu'attachent les socialistes utopiques à la réalisation immédiate de
"cellules de la société future", coopératives et colonies
communistes, etc.
Pour Marx et Engels au contraire, la société bourgeoise ne peut être abolie
que dans sa totalité, et non pas usine par usine, village par village, ferme
par ferme. Elle réclame donc l'engagement actif de la majorité de la
population. Bien que Marx et Engels n'aient point contesté la valeur de
démonstration de ces expériences communistes - qui confirment qu'une société
sans patrons, sans production marchande et sans argent est possible - ils ont
affirmé qu'elles étaient condamnées à l'échec (à être réabsorbées par
la société bourgeoise), aussi longtemps qu'elles resteraient isolées.
(c) Les socialistes utopistes exagèrent le poids de la raison (et pour Fourier
: de la raison et des passions) dans la détermination des actions de larges
masses. Ils ne comprennent pas suffisamment que ce qui peut être déterminant
chez des individus pris isolément risque d'être largement neutralisé
lorsqu'un grand nombre d'individus agissent ensemble, ne fût-ce que par le jeu
des lois de la probabilité (du grand nombre). Des passions diverses et des
raisonnements divers s'éliminent les uns les autres comme facteurs
déterminants de telles actions. Marx et Engels se fondent dès lors sur les
intérêts communs d'individus appartenant à une classe sociale appelée à
être majoritaire dans la société bourgeoise pour ouvrir la route à
l'avènement de la société socialiste : Ie prolétariat. Mais cette vision ne
marginalise ni l'importance de la propagande et de l'éducation, ni celle de la
raison et d'une série de mouvements affectifs dans la lutte pour le socialisme,
dans la mesure où toutes ces forces doivent faciliter graduellement, et a des
degrés divers, la prise de conscience de ses intérêts de classe par Ie
prolétariat : la conquête de la conscience de classe.
(d) La principale faiblesse des socialistes utopiques, qui découle de toutes
les faiblesses précédentes et explique en dernière analyse pourquoi ils
étaient condamnés à l'échec, c'est que la société sans classes apparaît
chez eux comme octroyée à des masses consentantes ou même récalcitrantes par
des régimes essentiellement autoritaires, voire tyranniques et despotiques. De
la République de Platon et de l'Utopie de Morus jusqu'à l'Icarie de Cabet, les
philosophes, les sages, les savants, les éducateurs, règnent en maîtres,
quelquefois explicitement en dictateurs. La répression, la punition, voire les
prisons, l'armée, la guerre, subsistent dans ces utopies. Seuls les
phalanstères de Fourier, les coopératives d'Owen et la vision de Tristan
constituent une exception honorable - du moins partiellement - à cette règle.
Marx et Engels au contraire conçoivent l'avènement de la société sans
classes comme résultant du mouvement réel d'auto-organisation et
d'auto-émancipation de la grande masse. "L'émancipation des travailleurs
sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes; prolétaires de tous les pays
unissez-vous!" Voila ce qui résumé l'apport le plus révolutionnaire, le
plus nouveau du marxisme à la pensée et à l'histoire humaines, celui qui
représente la rupture la plus radicale avec toutes les autres doctrines.
Pour comprendre le socialisme utopique, ses racines, ses acquis et ses
insuffisances, il faut expliciter sa nature sociale. Essentiellement, il
représente l'expression idéologique d'une révolte contre la société de
classe, contre l'inégalité sociale, portée par des classes sociales
pré-prolétariennes, qui ne disposent pas encore de la force économique
matérielle ou de la cohésion sociale suffisante nécessaires pour assurer
durablement la victoire d'un régime sans propriété privée.
En fait, la société divisée en classes n'a pas seulement été contestée au
niveau de la critique idéologique. Elle a surtout été contestée en pratique,
comme nous l'avons vu, par des révoltes périodiques des exploités et des
opprimés. Il ne s'agissait point de mouvements épars de petits groupes de
desperados. Il s'agissait de puissants mouvements de masse, entraînant des
milliers, quelquefois des millions de personnes, et qui ont à plusieurs
reprises arraché la victoire. Mais malgré le courage, le dévouement,
l'idéalisme, l'extraordinaire audace de la vision sociale, qui ont
caractérisé nombre de ces mouvements, ils ont tous échoué dans ce sens
qu'ils n'ont pas réussi à établir durablement une société sans classes.
Soit ils ont perdu le pouvoir au profit de leurs ennemis, après l'avoir
maintenu pendant plusieurs années (Hussites Tabor; Anabaptistes à Münster,
etc.). Soit en restant au pouvoir, ils ont fini par rétablir fondamentalement
un régime de classe analogue à celui qu'ils avaient cherché à renverser
(dynasties Han et Tang en Chine).
Un cas particulièrement frappant est celui des Cosaques du Don et de la
Crimée. A l'origine, c'était des serfs évadés qui reconquirent leur liberté
et reconstituèrent une société tribale indépendante, égalitaire, résistant
farouchement à toute tentative des tsars de les soumettre. Ils finirent
cependant par devenir l'instrument principal du tsarisme pour soumettre et
opprimer les sociétés tribales du Caucase et de Sibérie.
L'échec historique de toutes ces révoltes contre l'inégalité sociale a été
expliqué par Marx et Engels sur la base de l'interprétation matérialiste de
l'histoire. Dans les conditions concrètes dans lesquelles ces révoltes se
déroulèrent, le développement insuffisant des forces productives ne rendit
possible que l'alternative suivante: ou bien un "communisme de la
misère" auquel tout nouveau progrès économique allait mettre fin; ou
bien le remplacement d'une classe possédante privilégiée par une autre. Ce
n'est qu'avec l'essor des forces productives réalisé par le capitalisme que
surgit pour la première fois dans l'histoire la possibilité matérielle de
l'établissement durable d'une société sans classes à un niveau non de
misère mais d'abondance (saturation des besoins fondamentaux).
Les insuffisances et contradictions du socialisme utopique reflètent donc en
dernière analyse l'immaturité des conditions matérielles (économiques et
sociales) dans lesquelles des classes opprimées pré-prolétariennes ont
combattu pour une société sans classes. Son "utopisme" porte en
définitive non sur le but à réaliser mais sur les conditions nécessaires à
sa réalisation.
Est-ce à dire que dans l'optique du matérialisme historique, les révoltes des
exploités, des classes populaires les plus pauvres du passé, étaient
condamnables ou du moins inutiles parce qu'utopiques, c'est-à-dire qu'elles ne
pouvaient pas aboutir à l'établissement durable d'une société sans classes?
Pareille version mécaniste d'un "marxisme" vulgaire ne correspond
nullement à l'opinion de Marx et d'Engels, - ce que beaucoup de critiques du
marxisme reconnaissent d'ailleurs, en y voyant une contradiction entre Marx et
Engels "hommes de science" et Marx et Engels "moralistes
passionnés de révolution". En fait, il n'y a point de contradiction entre
la prise de position inconditionnelle et incontestable de Marx et d'Engels en
faveur des Spartacus, en faveur des Jacqueries, en faveur de Thomas Münzer, en
faveur de Babeuf, en faveur des Taï-Pings et des Cipayes (Sepoys), et la
reconnaissance de l'impossibilité d'un triomphe durable de ces mouvements
révolutionnaires.
D'abord, c'est faire preuve d'une optique myope que de croire que seule la
conquête du pouvoir peut influencer durablement l'histoire. Même des
révolutions défaites ont pu changer le cours de l'histoire, ont pu accélérer
la marche des événements, ont pu imposer à leurs propres vainqueurs la
réalisation d'une partie de leurs objectifs, si ceux-ci correspondaient à des
nécessités historiques, notamment économiques, à l'intérêt d'une majorité
de la société, et si les vaincus se battaient avec énergie et obstination
pour ces objectifs. L'abolition de l'esclavage malgré la défaite des révoltes
d'esclaves; la réalisation de l'unité allemande malgré la défaite de la
révolution de 1848, en fournissent deux exemples frappants.
Ensuite, les révoltes massives et révolutions populaires donnent aux idées -
et donc aussi au projet d'une société égalitaire sans classes - une
résonance et une force de frappe sans commune mesure avec celles qui résultent
de la seule propagande orale et littéraire. Les révolutions populaires du
passé, malgré leurs échecs, ont contribué à enrichir le patrimoine
socialiste de l'humanité dans une mesure que la seule oeuvre de philosophes et
de philanthropes n'aurait jamais pu effectuer. Sans ces révoltes et ces
révolutions, Ie développement du socialisme utopique, Ie développement du
socialisme scientifique et le développement de la conscience de classe
prolétarienne, auraient été considérablement retardés.
Finalement, la tâche avec
laquelle le prolétariat moderne est confrontée, est la plus
difficile qu'une classe sociale ait jamais du réaliser dans
l'histoire : construire une société nouvelle sans jamais avoir
exercé auparavant ni le pouvoir économique, ni le pouvoir
politique, ni le pouvoir culturel-idéologique. La réalisation
de cette tâche difficile serait bien plus difficile encore si
la lutte d'émancipation du prolétariat ne pouvait se
comprendre comme l'héritière légitime, l'exécutrice
testamentaire de milliers d'années d'efforts d'émancipation de
l'humanité laborieuse, d'efforts non seulement vaincus mais
ayant aussi produit de nombreux progrès sociaux réels.
En définitive, ce qui est à la base de cette vision de Marx et
d'Engels des révolutions du passé et du socialisme utopique,
c'est avant tout une conception complexe dialectique et non
linéaire, purement économiste et mécanique, du progrès
historique. C'est aussi une constatation qui implique un
engagement moral.
Les exploités et les opprimés se sont révoltes, se révoltent
et se révolteront de toute façon contre leurs conditions
insupportables, quoiqu'en pensent les idéologues ou quoique
prédisent des "éducateurs" sur leurs chances de
réussite. Le devoir de tout socialiste, de tout homme et de
toute femme aimant l'humanité, c'est de combattre à leur
côté et de chercher à augmenter au maximum la lucidité et
les chances de succès des combattants. Il n'y a rien de
romantique dans cet engagement. L'autre terme de l'alternative,
c'est de tolérer l'exploitation et l'oppression existantes
comme un moindre mal par rapport à l'effort d'émancipation de
leurs victimes.
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