l) La transformation de la philosophie classique allemande
L'apport principal de la philosophie allemande au marxisme, c'est la dialectique
de Hegel, que Marx et Engels ont largement récupérée, tout en la
transformant, en la "remettant sur ses pieds".
La dialectique est d'origine fort ancienne. On la retrouve dès l'aube de la
pensée philosophique, notamment chez le philosophe grec Héraclite ("tout
change", "tout bouge", "tout se meut"; en grec :
"panta rei ") et chez plusieurs penseurs chinois comme Kung-sun Lung
et Taï-chen. Elle fut développée ensuite par le philosophe judéo-hollandais
Spinoza (17e siècle). Elle fut portée à ses sommets par la philosophie
classique allemande, incarnée par Hegel, l'un des plus grands penseurs de tous
les temps.
Les acquis de la pensée dialectique sont avant tout:
-
La conception de toute réalité comme étant en changement continuel,
c'est-à-dire non pas comme une somme de faits mais comme une combinaison de
processus.
-
La conception de toute réalité comme une totalité mouvante, dont aucune
partie ne peut être comprise isolement, en dehors de ses interconnexions, de
ses rapports avec d'autres parties.
-
La conception du mouvement comme résultant de contradictions internes de cette
totalité.
-
La conception de la connaissance comme une appréhension du réel par la pensée
(par l'activité humaine), c'est-à-dire comme une interaction entre le sujet et
l'objet, Le sujet tend à transformer le réel en l'appréhendant, mais il est
lui-même transformé par l'activité d'investigation, d'appréhension et de
transformation du réel.
-
La conception de la connaissance comme le dégagement, par l'analyse et
l'action, de lois de développement inhérentes aux processus appréhendés. La
dialectique de la pensée doit se conformer à la dialectique du réel (au
mouvement réel) pour pouvoir comprendre celui-ci.
Cette méthodologie générale de la pensée efficace, scientifique, de la
pensée qui permet de s'approcher par approximations successives d'une
compréhension de la réalité dans sa totalité, constitue un énorme pas en
avant par rapport à la méthode purement analytique du savoir fragmenté,
spécialisé à l'excès, fondé essentiellement sur l'expérimentation
partielle et sur la logique formelle. La dialectique ne rejette pas
l'expérimentation partielle et la logique formelle. Elle les incorpore. Mais
elle en saisit en même temps les limites.
Elle permet ainsi un progrès pluridisciplinaire de la connaissance que le
marxisme réalise notamment dans le domaine des sciences ayant pour objet la
société dans son ensemble, et qu'il atteindra tôt ou tard dans l'ensemble des
sciences humaines.
La pensée de Hegel, stimulée par l'expérience que le grand philosophe
allemand avait acquise de la révolution française (dans sa jeunesse, Hegel
avait même fait partie d'un groupe révolutionnaire pré-jacobin), arrive
jusqu'au bord d'un "saut qualitatif' dans plusieurs domaines-clés :
notamment dans celui du rôle moteur que le travail social joue dans l'histoire
humaine. Mais la victoire de la contre-révolution politique en France et en
Europe et le caractère encore insuffisamment mûr de la société bourgeoise et
de la lutte de classe prolétarienne au cours des deux premières décennies du
19e siècle, n'ont pas permis à ce grand génie de franchir certaines bornes de
sa pensée Celle-ci reste caractérisé par les faiblesses suivantes :
(a) La dialectique est conçue comme essentiellement idéaliste. Le mouvement de
la pensée est conçu comme fondamental par rapport au mouvement de la réalité
matérielle. En fait, le réel est souvent identifié avec l'idéel. La
dialectique de l'histoire est en dernière analyse réduite à la dialectique de
"l'idée absolue". La réalisation de la liberté conçue comme
finalité de l'histoire - Hegel partage cette conception avec le Siècle des
Lumières -, c'est-à-dire avec le projet d'émancipation humaine qui
sous-tendait tout le combat de la bourgeoisie révolutionnaire, c'est la
réalisation de la liberté spirituelle : "L'esclave spirituellement libre
peut être plus libre que le maître".
(b) La philosophie de l'histoire qui se dégage de cette conception idéaliste
de la dialectique acquiert de ce fait une dimension trop abstraite,
quasi-métaphysique. Ce ne sont plus l'homme et la femme concrets, tels qu'ils
vivent, travaillent, sont exploités, souffrent en même temps qu'ils pensent et
qu'ils ont leur "vie intérieure" et leurs "états d'âme",
qui sont les protagonistes de l'histoire, les objets d'étude et les sujets du
mouvement d'émancipation. Ce sont les "êtres spirituels" qui
occupent trop souvent cette place, c'est-à-dire les idées, les idéologies, y
compris les religions.
Il est vrai que cette faiblesse métaphysique de la philosophie de l'histoire de
Hegel est tempérée par des intuitions géniales sur les rapports entre le
travail (la production), l'organisation de la vie matérielle, et l'Etat (la
structure sociale), intuitions qui amènent le philosophe allemand jusqu'au bord
d'une analyse à proprement parler matérialiste de nombreux phénomènes
historiques.
(c) Une philosophie de l'histoire idéaliste, fondée sur la conception
idéaliste de la dialectique, peut facilement dégénérer en vision
apologétique de la réalité sociale, et notamment de l'Etat (l'Etat prussien)
dans lequel le philosophe est inséré.
La fameuse formule de Hegel "Tout ce qui est réel est rationnel; tout ce
qui est rationnel est réel", n'est pas automatiquement apologétique, pour
autant qu'on conçoit le verbe "être" de manière dialectique comme
l'équivalent de "devenir, se transformer, croître, puis décliner et
disparaître". Elle peut signifier : "Tout ce qui est réel ne survit
que dans la mesure où cette réalité correspond à une nécessité et, dans
cette mesure, a sa rationalité propre. Dans la mesure où cette rationalité
décline et se décompose, dans la mesure où ses contradictions se manifestent
de plus en plus et deviennent de plus en plus explosives, cette réalité
devient de plus en plus "irréelle", c'est-à-dire commence à se
décomposer et donc à disparaître, à faire place à une réalité nouvelle,
plus rationnelle". Et parallèlement: "Tout ce qui est rationnel,
même si ce n'est pas encore pleinement réalisé, même si ce n'est encore que
potentiel, embryonnaire, deviendra de plus en plus réel, se réalisera
progressivement dans les faits".
Mais cette même formule, potentiellement révolutionnaire peut aussi être
interprétée de manière profondément conservatrice. Elle devient alors:
"Toute réalité est rationnelle (autrement elle n'existerait pas),
c'est-à-dire nécessaire (le résultat inévitable d'une combinaison de
processus qui l'ont produite). Il ne faut donc pas la remettre en question. Tout
ce qui est rationnel et nécessaire est déjà réalisé. Ce qui n'est pas
réalisé n'est ni (ou pas encore) rationnel, ni nécessaire; sinon cela aurait
déjà été réalisé".
En fait, les deux interprétations parallèles se retrouvent dans la pensée de
Hegel lui-même. La première prédomine dans ses oeuvres de jeunesse. La
seconde prédomine dans ses oeuvres de vieillesse. Elles ont donné naissance à
deux écoles, à deux lignées de disciples.
La seconde marque l'école des "Vieux hégéliens", suppôts de la
monarchie prussienne, de la religion et de l'Etat censé incarner "la
vertu" (comme chez Platon et Aristote) et le "bien commun",
opposé à l'égoïsme économique et social qui domine "la société
civile". La première fait naître l'école des "Jeunes
hégéliens", philosophes radicaux, anti-establishment,
contestataires, athées (surtout avec Feuerbach), parmi lesquels
Marx s'enrôle dans sa jeunesse et dont il poursuivra l'œuvre de critique
philosophique, historique, sociale, économique, politique impitoyable.
Dans une de ses oeuvres de jeunesse les moins connues, Der Geist des
Christentums (L'Esprit du Christianisme), Hegel va jusqu'à écrire: "Seul
ce qui est objet de liberté est l'Idée. Il faut donc dépasser l'Etat! Car
tout Etat est appelé à traiter des êtres humains libres comme s'il traitait
des pièces d'une mécanique (Raderwerk). Et cela ne devrait pas être. Il
(l'Etat) doit donc cesser... En même temps, je veux établir ici les principes
d'une histoire de l'humanité, c'est-à-dire toute l'oeuvre humaine misérable
de l'Etat, de la constitution, du gouvernement, de la législation - et la
dénuder jusqu'à la peau!" (G. W. F. Hegel, Der Geist des Christentums,
Ullstein, 1978, p. 341. Traduction par E. M.).
(d) Une dialectique idéaliste dégagée de la réalité matérielle
risque d'être privée de tout critère
épistémologique, de tout critère de vérification du dernier ressort. Du
même coup, elle risque de s'enfermer dans un raisonnement circulaire, voire
dans le solipsisme. Elle risque de prendre une tournure dogmatique, la seule
cohérence interne du raisonnement servant de justification ultime du système
de pensée, de preuve finale de son degré de vérité, de sa véracité.
Marx et Engels ont cherché à corriger ces faiblesses de la dialectique
idéaliste "en la remettant sur ses pieds" (sous-entendu: Hegel
l'avait posée sur la tête, c'est-à-dire la tête en bas). Ils ont du même
fait transformé la dialectique idéaliste en dialectique matérialiste.
Celle-ci se fonde sur les constatations suivantes:
(a) La réalité matérielle (la nature et la société) existe indépendamment
des désirs, des passions, des intentions et des idées de ceux qui cherchent à
l'interpréter. Elle est une réalité objective, que la pensée cherche à
expliquer. Il va sans dire que les processus de conquête de connaissances (et
donc les sciences, y compris la science socialiste) sont, eux aussi, des
processus objectifs, objets potentiels d'examen scientifique critique.
(b)La pensée ne peut jamais s'identifier totalement avec la réalité
objective, ne fût-ce que parce que celle-ci est en perpétuelle transformation,
et que la transformation du réel précède toujours forcément dans le temps le
progrès de la pensée. Mais elle peut s'en rapprocher de plus en plus. Le réel
est donc compréhensible. Les progrès de la pensée, de la science (pas
nécessairement un progrès linéaire et permanent) sont possibles et se
vérifient concrètement, pratiquement, dans l'histoire humaine, par
leurs conséquences (prévisions vérifiées, applications réalisées, etc.),
c'est-à-dire par leurs résultats pratiques. Le critère dernier du degré de
véracité de la pensée, de la science, est donc pratique.
La pensée est efficace (scientifique) dans la mesure où l'explication des
processus réels n'est pas seulement cohérente pour expliquer ce qui existe
déjà, mais sert aussi à prévoir ce qui n'existe pas encore, à intégrer
cette prévision dans l'interprétation du processus réel pris dans sa
totalité, et à modifier, à transformer la réalité en fonction d'un objectif
préétabli. En dernière analyse, la connaissance est un instrument de survie
du genre humain, un moyen de modifier la place de cette espèce dans la nature,
afin d'en augmenter la viabilité.
(c) La dialectique de l'histoire est une dialectique d'êtres humains réels et
concrets, et non pas une dialectique de "l'homme en général", de
"l'homme ou de la femme comme êtres essentiellement spirituels". Les
êtres humains réels et concrets sont des êtres humains socialement et
historiquement spécifiques, c'est-à-dire déterminés par les conditions
sociales spécifiques dans lesquelles ils vivent, conditions qui changent selon
l'époque historique.
(d) Le mouvement d'émancipation réel qui se réalise progressivement à
travers l'histoire, avec des bonds en avant auxquels succèdent des rechutes
graves, n'est pas exclusivement, ni essentiellement, ni même avant tout, le
mouvement d'émancipation spirituelle. Ce n'est pas avant tout une conquête
progressive de liberté de l'esprit, mais une conquête progressive d'espace
matériel de vie et de liberté, de possibilités de jouissances. Parmi
celles-ci les jouissances spirituelles, esthétiques, etc., occupent sans doute
une place importante. Mais leur satisfaction est conditionnée par la
satisfaction préalable des besoins élémentaires de nourriture, de protection,
de santé, des besoins sexuels, d'éducation, d'accès à la culture, etc. Il
s'agit de libérer les individus des contraintes que leur impose une dépendance
étroite des forces de la nature. Il s'agit de les libérer des contraintes que
leur impose une dépendance étroite d'autres individus.
La liberté spirituelle de l'esclave est sans doute vitale pour sa survie. Mais
le combat pour sa libération matérielle, c'est-à-dire pour l'abolition de
l'esclavage en tant qu'institution sociale, et de toute la réalité sociale qui
le sous-tend, l'est à la longue davantage. De toute façon, il y a dans
l'histoire un mouvement réel d'émancipation matérielle de la part des
esclaves eux-mêmes. Le programme que Marx et Engels se sont fixés dès leurs
oeuvres de jeunesse, et auquel ils sont restés fidèles toute leur vie, c'est
celui de combattre toutes les institutions et toutes les conditions dans
lesquelles l'être humain est un être misérable, exploité, opprimé,
aliéné, et de ce fait mutilé, incapable de réaliser toutes ses possibilités
humaines. C'est donc une rupture radicale avec tout usage apologétique de la
dialectique.
La fusion de la dialectique matérialiste avec les principales découvertes de
l'historiographie sociologique française, nourrie à son tour par le principal
acquis de l'économie politique anglaise - la centralité du travail social dans
l'existence humaine - ont permis à Marx et à Engels d'élaborer de manière
cohérente leur théorie du devenir social de l'humanité : la théorie du
matérialisme historique, aussi appelée "interprétation matérialiste de
l'histoire".
2. La transformation de l'historiographie sociologique française
La constatation que ce ne sont pas "les grands hommes qui font
l'histoire", mais que celle-ci résulte fondamentalement de conflits
opposant un grand nombre d'individus, c'est-à-dire de conflits de forces
sociales, s'est rapidement imposé à l'historiographie dès ses origines. Chez
des historiens grecs comme Thucydide, nous trouvons déjà une formule comme
celle-ci: toute ville est divisée en une ville des riches et une ville des
pauvres, entre lesquelles se mène une guerre permanente. Des auteurs classiques
chinois ont rapidement accédé à la même compréhension. Nous la
rencontrerons également chez les plus grands penseurs du monde islamique, avant
tout chez les grands historiens/sociologues Al Biruni et Ibn-Khaldoun, qui
arrivent jusqu'au seuil du matérialisme historique.
C'est l'expérience des grandes révolutions bourgeoises, du 16e au 18e
siècles, les leçons qui s'en dégagent et qui nourrissent des préoccupations
politiques courantes, qui amènent avant tout l'historiographie française du
début du 19e siècle à créer les concepts de classes sociales et de conflits
entre classes sociales, c'est-à-dire de lutte des classes, comme instruments
pour comprendre la marché de l'histoire. Ainsi, tour à tour, François
Quesnay, Augustin Thierry, Mignet, Guizot, Thiers, dans leurs études de la
révolution anglaise, de la conquête de l'Angleterre par les Normands, de la
révolution française et de la restauration des Bourbons en 1815, manient-ils
ces concepts. Ils avaient d'ailleurs été précédés dans cette voie par
quelques auteurs anglais et allemands, notamment Schiller dans son étude de la
révolution des Pays-Bas au 16e siècle.
Quelques grands penseurs du Siècle des Lumières, notamment Voltaire et
Montesquieu, avaient déjà établi que l'histoire est déterminée en dernière
analyse par les conditions matérielles dans lesquelles elle se déroule. Mais
ils tendaient à privilégier les conditions naturelles (climat, situation
géographique, races, etc.) et politiques (constitutionnelles) plutôt que les
conditions sociales et économiques. Jean-Jacques Rousseau et Condorcet
s'avancèrent davantage dans cette voie.
Le mérite de l'historiographie sociologique réside dans une application
systématique des nouveaux concepts de classe, sinon à l'histoire humaine toute
entière, du moins à de grandes tranches de l'histoire s'étendant sur un ou
plusieurs siècles. Dans ce sens, il s'agit d'une véritable révolution dans
les sciences sociales, combinant des avancées dans l'historiographie avec une
compréhension meilleure de la structure et de la dynamique des sociétés. Marx
et Engels sont, par la même, les héritiers de l'historiographie sociologique
française, comme ils sont les héritiers de la philosophie classique allemande.
Mais si elle représente incontestablement un grand progrès de la science
historique et de la science de la société, l'oeuvre des historiens français
du début du 19e siècle comporte encore de grandes lacunes par rapport à une
interprétation scientifique de l'histoire, ainsi que des contradictions
flagrantes dans la compréhension de la réalité sociale/politique - et donc
historique - de leur époque, celle du capitalisme triomphant :
(a) Les concepts de "classes sociales" et de "conflits entre
classes sociales" sont manies de manière essentiellement descriptive. Si
la base matérielle de ces conflits n'est pas niée, et si elle est même
correctement dévoilée, surtout en ce qui concerne certaines oppositions de
classes dans la société féodale (pas toutes!), le lien structurel, organique,
entre la place des classes sociales dans la société, avant tout dans la
production, leurs intérêts matériels, leur rôle social et les luttes
politiques, n'est pas clairement établi.
(b) Les luttes idéologiques, les conflits entre systèmes d'idées, les
"valeurs spirituelles" (Dieu, la Religion, la Liberté avec un
"L" majuscule, le Bien Commun, le Beau, voire la Nation), sont
généralement considérés comme se superposant aux conflits d'intérêts
matériels, comme détachés de ceux-ci, et comme ayant un sens propre qui leur
serait intrinsèque, sinon ayant une valeur éternelle.
(c) Les intérêts et les combats des couches (classes) les plus pauvres de la
société, qui dans le passé n'ont jamais su s'imposer durablement, des
éternels vaincus des révolutions et des luttes sociales et politiques, ne sont
généralement pas traités, ou sont traités de manière marginale. Lorsqu'ils
sont décrits, ils le sont le plus souvent sans compréhension, à la lumière
de préjugés, sinon de haines de classe manifestes.
Malgré leurs aspects parfois grotesques, d'innombrables calomnies sont ainsi
transmises par chaque génération de chroniqueurs et d'historiens à la
génération suivante. Citons pêle-mêle et au hasard : la légende selon
laquelle les Cathares auraient à la fois refusé d'avoir des rapports sexuels
et pratiqué l'infanticide sur grande échelle; la légende selon laquelle les
peuples slaves du haut moyen age auraient été incapables de constituer des
Etats, "qualité" soi-disant réservée aux peuples germaniques; la
légende selon laquelle les Juifs seraient dénués de "qualités
martiales"; la légende selon laquelle les Anabaptistes auraient
"socialisé les femmes" à Münster; la légende selon laquelle les
Indiens du Mexique auraient pratiqué le sacrifice humain sur très vaste
échelle; la légende de la "cruauté" des Peaux-Rouges d'Amérique du
Nord, et celle de la "paresse congénitale" des Noirs, qui auraient
refusé de travailler s'ils n'avaient pas été soumis à l'esclavage.
L'historiographie - à l'exception de l'historiographie influencée par le
marxisme - a décidément produit une histoire réécrite par les vainqueurs, au
mépris a la fois de la vérité historique et de l'honneur des vaincus.
(d) Plus particulièrement, l'application des mêmes concepts de classe et de
lutte des classes se fait de manière de plus en plus réticente, au fur et a
mesure qu'il s'agit de rendre compte des antagonismes entre le Capital et le
Travail salarié, au fur et a mesure que le 19e siècle se rapproche, et qu'il
s'agit d'analyser les luttes sociales contemporaines, qu'historiographie et
sociologie débouchent ainsi inévitablement sur la politique.
A partir de ce moment, et sous la pression évidente de leurs propres intérêts
de classe, les grands historiens-sociologues bourgeois nient qu'en agissant en
politique comme ils le font, ils défendent des intérêts matériels
spécifiques, différents de ceux d'autres classes sociales. lis se transforment
brusquement en défenseurs d'un "Ordre Social" éternel, du "Bien
Commun", de "l'Intérêt Général de la Nation", des
"valeurs spirituelles suprêmes".
Leurs adversaires de classe ne sont plus présentés comme tels, mais bien comme
des "semeurs de désordre", comme des "anarchistes
sanglants" (plus tard on dira des
bolcheviks-portant-un-couteau-entre-les-dents-et-coupant-les-doigts-des-enfants-dans-la-soupe,
et même "ceux qui incarnent l'Empire du Mal"), comme des
"fauteurs de violence", bref comme des "barbares" s'opposant
à la "civilisation". Les idéologues politiciens racistes et
fascistes diront plus nettement encore : des "sous-hommes", des êtres
dénués de la qualité humaine, ce qui permet de justifier la manière
inhumaine dont ces adversaires sont traites.
(e) Les origines des classes sociales et de l'Etat ne sont pas dévoilées. Du
même coup, les classes sociales et l'Etat sont présentés comme à peu près
éternels, sauf peut-être aux stades les plus primitifs de l'existence humaine.
Leur disparition est considérée comme impossible, voire comme "contraire
à la nature humaine".
En développant la théorie du matérialisme historique, Marx et Engels ont
dépassé ces lacunes et ces contradictions de l'historiographie sociologique
française. Ils ont du même fait enrichi et précisé les concepts de classes
sociales et de lutte des classes.
(a) Les classes sociales ne sont pas des institutions sociales éternelles et
permanentes de la société (de l'existence) humaine. Elles surgissent à une
étape déterminée du développement de la société. Elles se développent et
se transforment de formation sociale en formation sociale. Elles sont appelées
à disparaître. L'organisation sociale est passé et passera par les stades
successifs de la société primitive sans classes, de différentes formes de
société de classe, et de la société future (communiste) sans classes.
(b) Pour comprendre cette marché générale de l'histoire, c'est-à-dire
l'origine, le développement, l'exacerbation et le dépérissement de la
division de la société en classes, il faut partir de la primauté pour le
genre humain comme pour toute espèce vivante, de la survie matérielle. Mais se
distinguant en cela de toutes les autres espèces, l'espèce humaine produit
elle-même sa survie (sa subsistance courante et la reproduction de l'espèce)
par une action collective délibérée : le travail social. Ce travail social
crée un produit social qui se divise essentiellement en produit nécessaire et
en surproduit social.
Le produit nécessaire permet de maintenir (et donc de reproduire) la force de
travail et les instruments de travail existants. Le surproduit social est
l'ensemble des biens couramment produits non indispensables à ce maintien.
Aussi longtemps que le surproduit social est insignifiant, la division de la
société en classes est impossible, si cela signifie qu'une fraction de la
société se dégage de la nécessité de produire sa propre subsistance (est
entretenue grâce au surproduit social). Aussi longtemps que le surproduit
social est réel, même croissant, mais insuffisant pour libérer la grande
majorité de la société de l'obligation de consacrer l'essentiel de ses
efforts à la production/reproduction de son existence matérielle (de
l'existence matérielle de toute la société), la division de la société en
classes est inévitable. A partir du moment où le surproduit social devient
tellement large et important que le produit nécessaire n'est plus que le
résultat d'un effort très réduit (quelques heures de travail par jour), la
base matérielle surgit pour l'avènement de la société sans classes.
(c) L'ampleur du produit social, et donc aussi du surproduit social, est en
dernière analyse fonction de la productivité sociale du travail. Le progrès
économique est mesurable par cette productivité du travail, ainsi que par
l'espérance de vie moyenne (la longévité relative) des êtres humains. Le
niveau de la productivité moyenne du travail dépend essentiellement du niveau
de développement des forces productives, a savoir des forces productives
objectives (outils, instruments de travail, etc.) et des forces productives
humaines (nombre et qualification des producteurs/trices). La technique de la
production (technologie) est de ce fait fonction d'une combinaison entre ces
deux éléments, et donc co-déterminée par le niveau de connaissances
techniques (plus ou moins scientifiques) et culturelles accumulées.
Du même fait, la libération d'une partie de la société de la nécessité de
consacrer l'essentiel de son temps à la production des subsistances au sens
large du terme - et donc l'existence des classes dominantes, possédantes -
n'est pas seulement exploiteuse et spoliatrice, bien qu'elle le soit
effectivement en premier lieu. Elle correspond aussi a la nécessité objective
pour la société d'assurer l'accumulation, la transmission, l'accès aux
connaissances et la possibilité de leur élargissement. On peut appeler cette
fonction sociale celle de l'accumulation.
A partir d'un certain point de développement social (de développement des
forces productives), la fonction de l'accumulation, jadis exercée par les
petites collectivités de manière communautaire et bénévole, est accaparée
par une fraction de la société qui s'approprie simultanément les moyens de
production et une partie du surproduit social a des fins de consommation
improductive (très souvent gaspilleuse). C'est la base sociale et la fonction
sociale des classes dominantes. Elles vivent du travail d'autrui et monopolisent
les fonctions de gestion et d'accumulation.
(d) Dans la production de leur vie matérielle, dans l'organisation du travail
social, les êtres humains, et à partir d'un certain stade d'évolution, les
classes sociales, engagent entre eux des rapports déterminés, que Marx et
Engels appellent rapports de production. Toute forme de société, toute
formation sociale concrète, se caractérisent par de tels rapports de
production spécifiques. Ces rapports de production déterminent l'ensemble des
"rapports économiques", c'est-à-dire non seulement la production
immédiate mais encore la circulation des biens et la manière d'avoir accès a
eux, la forme d' appropriation des instruments de travail par les producteurs
(les unités de production). L'ensemble de ces rapports de production détermine
en dernière instance l'ensemble des rapports sociaux - dans la société de
classe : l'ensemble des rapports de classe - et du même fait, la structure
même de la société. C'est la première thèse centrale du matérialisme
historique.
(e) Des rapports de production stables, qui se reproduisent plus ou moins
automatiquement, constituent des modes de production distincts. Marx et Engels
reconnaissent une série de modes de production: celui du communisme primitif de
la horde, du clan et de la tribu; le mode de production esclavagiste; le mode de
production asiatique (aujourd'hui les marxistes préfèrent de plus en plus le
terme : mode de production tributaire); le mode de production féodal; le mode
de production capitaliste; le mode de production communiste (dont le socialisme
parachevé constituera la première phase).
Entre ces modes de production historiquement distincts, qui ne se succèdent
cependant pas de manière linéaire ni se suivent nécessairement dans l'ordre
énuméré, s'intercalent généralement des périodes de transition
caractérisées par des rapports de production moins stables, par une
possibilité d'évolution plus ample. Marx et Engels appelleront par exemple la
phase de transition entre le féodalisme et le capitalisme, "petite
production marchande", qui connut d'ailleurs déjà un premier essor lors
de l'apogée du mode de production esclavagiste.
Mais, un mode de production est une structure, il ne peut être fondamentalement
modifié de manière graduelle. Il ne peut être renversé que par une
révolution. Il faut en outre noter que même lorsqu'un nouveau mode de
production s'est stabilisé, des rapports de production qui représentent des
survivances du passé peuvent cohabiter avec les rapports de production
caractéristiques du nouveau mode de production. Mais l'affirmation du nouveau
mode de production implique justement que les rapports de production qui en sont
caractéristiques soient hégémoniques, s'incorporent ces survivances et
finissent par les assimiler (loi du développement inégal et combiné).
(f) Un mode de production "progressiste", c'est-à-dire supérieur à
celui qu'il remplace du point de vue de la civilisation matérielle et de la
culture, doit finir par donner une impulsion majeure au développement des
forces productives, c'est-à-dire doit permettre à la société d'économiser
du travail, de réduire l'effort physique. (Dans la société divisée en
classes, ce sont surtout les classes dominantes qui en profitent pour étendre
leurs loisirs, leur consommation et leur culture. Mais les classes productives
peuvent se battre avec un certain succès pour participer d'une manière modeste
à ce progrès). C'est ce qui arrive généralement pendant les phases de
consolidation et d'essor d'un mode de production déterminé. Mais du fait même
des caractéristiques, des lois de développement internes, des contradictions
intrinsèques à chaque mode de production, une phase de déclin succède
inévitablement à ces phases-là. Dans ces phases de déclin, les rapports de
production existants deviennent des entraves à tout nouveau bond en avant des
forces productives, soit que celles-ci cessent de croître, soit que leur
croissance se fasse en "sapant", en déstabilisant de manière de plus
en plus explosive, les rapports de production, la structure sociale,
"l'ordre social" existants. Alors s'ouvre une période de crise
sociale aiguë et de plus en plus généralisée, de révolutions et de
contre-révolutions sociales.
(g) Il n'y a aucun lien automatique entre le niveau de développement atteint
par les forces productives d'une part, et le maintien ou le remplacement des
rapports de production et du mode de production existants d'autre part, sauf
dans le sens le plus général, à savoir que ce niveau limite l'éventail des
formes d'organisation sociales possibles (l'usine moderne et le marché mondial
n'étaient pas possibles avec la technique de l'an 100 avant JC, l'esclavage ne
peut se généraliser sur la base de la technique industrielle d'aujourd'hui, le
communisme était impossible avec la technique des 15e-16e siècles, etc.). La
médiation entre les deux, c'est la lutte de classe réelle et les résultats
d'ensemble auxquels elle aboutit à des moments déterminés.
Les hommes et les femmes font leur propre histoire. Ils ne la font pas libres de
toute contrainte matérielle et avec un faisceau illimité de possibilités.
Mais ils la font, et Ie processus historique concret dépend en premier lieu des
résultats de leurs luttes ("facteur subjectif de l'histoire"), même
si ces dernières sont "surdéterminées" par une série de facteurs
historiques et sociaux sur lesquels ils n'ont pas directement prise ("les
facteurs objectifs de l'histoire").
Mais cette "surdétermination" n'est jamais telle qu'elle n'ouvre la
voie qu'à une seule possibilité historique. Marx et Engels ont ainsi souligné
que, des périodes de révolution sociale aiguë - à l'époque de la fin d'un
mode de production - peuvent surgir soit un mode de production supérieur, une
organisation sociale supérieure du point de vue de la vie et de la survie du
genre humain, grâce à la victoire de la classe révolutionnaire, soit une
décomposition conjointe des classes sociales en lutte, et la décadence
générale de la société. C'est ce qui est notamment arrivé avec le déclin
du mode de production esclavagiste dans l'Antiquité. C'est le fondement
historique de l'alternative "socialisme ou barbarie", avec laquelle
nous sommes aujourd'hui confrontés.
(h) La lutte de classe est toujours une lutte de classe d'ensemble, dans la
plupart sinon dans toutes les sphères d'activité sociale, indépendamment de
la conscience qu'en ont (ou que n'en ont pas) ceux et celles qui y participent.
En effet, les hommes et les femmes ne peuvent nouer des rapports de production
entre eux sans établir en même temps des rapports de communication. Tout ce
que les êtres humains font et produisent "passé par leur tête", est
accompagné par des représentations "idéologiques" (sous forme
d'idées, de systèmes d'idées, d'espoirs, de craintes et d'autres mouvements
affectifs) qui réagissent à leur tour sur leurs actions matérielles.
Ces "systèmes de représentation du monde matériel dans la tête des
êtres humains" constituent une partie de la superstructure idéologique de
toute société. C'est la base sociale (l'infrastructure), ce sont les rapports
sociaux de production, qui déterminent en dernière instance cette
superstructure sociale, c'est-à-dire qui déterminent l'évolution et les
formes prédominantes du droit, des moeurs, de la religion, de la philosophie,
des sciences, de l'art, de la littérature de chaque époque. C'est l'existence
sociale qui conditionne la conscience sociale. Voila la deuxième thèse
centrale du matérialisme historique. Parce que la classe dominante contrôle le
surproduit social et donc toute la société, l'idéologie de la classe
dominante est généralement l'idéologie dominante de chaque époque.
Mais cela ne signifie pas qu'elle soit la seule idéologie existante à cette
époque. A ses côtés subsistent des restes d'idéologies d'anciennes classes
dominantes qui peuvent survivre longtemps après la fin de leur domination.
Peuvent exister aussi des idéologies de classes intermédiaires (par exemple,
de la petite-bourgeoisie dans la société capitaliste) et des idéologies de
nouvelles classes montantes, révolutionnaires par rapport aux classes
dominantes existantes. En général, une lutte de classe idéologique intense
précède et ouvre une époque historique de révolution sociale. Mais, avant la
phase de la révolution elle-même, il est impossible pour une classe sociale de
conquérir l'hégémonie idéologique sans contrôler le surproduit social,
c'est-à-dire sans hégémonie économique. C'est pourquoi la bourgeoisie, qui
avait largement prospéré sous la monarchie absolue, pouvait devenir
idéologiquement hégémonique avant la victoire de la révolution bourgeoise,
alors que le prolétariat ne peut pas conquérir une hégémonie comparable
avant la révolution qui renverse l'Etat bourgeois et exproprie le Capital.
(i) L'Etat est un produit de la division de la société en classes, un
instrument de consolidation, de maintien et de reproduction de la domination
d'une classe déterminée. Voilà la troisième thèse centrale du matérialisme
historique. L'Etat n'est pas consubstantiel à "société organisée"
ou à "civilisation" au sens large du terme. Il n'a pas toujours
existé. Il n'existera pas toujours. L'analyse des origines, du développement
spécifique et du dépérissement possible de l'Etat est une des contributions
principales du marxisme aux sciences de la société. Les institutions
étatiques sont une composante essentielle de la superstructure sociale,
comprenant à la fois des éléments de contrainte (armée, corps de
répression, justice) et des éléments nécessaires à rendre acceptable par
les classes productives l'exploitation et l'oppression de classe qu'elles
subissent, à masquer et à "légitimer" le caractère exploiteur et
oppresseur de ces institutions.
C'est en gros la fonction des idéologies dominantes mentionnées plus haut, et
de leur transmission par des institutions comme l'enseignement, les Eglises, les
mass media, la publicité dans la société bourgeoise, etc. Du même fait,
toute lutte de classe étendue sinon généralisée est forcément une lutte
politique - indépendamment de la conscience qu'en ont les combattants -, une
lutte pour le maintien, l'affaiblissement, voire le renversement d'un pouvoir
d'Etat déterminé, du pouvoir politique d'une classe déterminée.
(j) Entre le renversement du pouvoir d'Etat et de la domination économique de
la bourgeoisie, et l'avènement d'une société sans classe et sans Etat,
s'intercale une période historique de transition caractérisée par la
dictature du prolétariat, c'est à dire l'exercice du pouvoir d'Etat par la
classe des travailleurs salariés. Elle a pour fonction d'empêcher les anciens
exploiteurs de reconquérir le pouvoir, et d'organiser l'économie et la
société en vue de l'émancipation de l'humanité par une réorganisation
progressive et consciente de toutes les sphères d'activité sociale, à
commencer par la production matérielle, la distribution des biens et des
services, la gestion de l'économie et de l'état par les producteurs
eux-mêmes, la diffusion de la culture (l'accès universel aux connaissances et
aux informations), etc...
3) La transformation de l'économie politique anglaise
L'appropriation critique de l'historiographie sociologique française avait
conduit Marx et Engels à relier les concepts de classes sociales et de lutte
des classes aux concepts de travail social et de produit social. lis furent
ainsi amenés à traiter des problèmes de la science économique et de
l'analyse économique, au sein desquels le problème de l'échange et son
explication occupèrent une place centrale. Après une certaine hésitation de
la part de Marx, ils se rallièrent à la thèse fondamentale de l'école
classique d'économie politique anglaise : l'échange se fonde sur une
équivalence (une comparaison) des quantités de travail contenues dans les
marchandises.
Cette théorie dite de la valeur-travail a des racines antiques. Elle avait
été grossièrement exprimée par des théoriciens scolastiques (Thomas
d'Aquin, Albert le Grand) et islamiques (Ibn Khaldoun) au moyen âge. Elle fut
affinée au 17e siècle par William Petty, puis reçut sa forme définitive au
18e siècle dans l'oeuvre d'Adam Smith, et au début du 19e siècle dans celle
de David Ricardo.
Théorie de la bourgeoisie montante et révolutionnaire, l'économie politique
classique se distingua par une attitude ouverte et franche à l'égard des
problèmes à résoudre. Elle aborda vite la vie économique sous le capitalisme
comme un phénomène objectif qu'il fallait expliquer, et non comme un ensemble
de principes ou de valeurs "morales" qu'il fallait approuver ou
condamner. Elle reconnut que, comme toute science, la science économique devait
partir des données empiriques immédiates (notamment des prix) pour découvrir
les lois qui expliquent les mouvements de l'économie.
C'est ainsi qu'elle plaça à juste titre la valeur des marchandises au centre
de l'explication. Chez Adam Smith d'ailleurs, les origines historiques de
l'économie de marché constituent au moins un des fondements de la validité de
la théorie de la valeur-travail.
L'idée que seul le travail est productif de valeur avait été infléchie par
les Physiocrates français du 18e siècle (Quesnay, Turgot) dans un sens
spécifique : seul le travail agricole aurait été productif. Cette restriction
du concept reflétait clairement la prédominance de l'agriculture par rapport
à l'industrie dans la France pré-révolutionnaire. Mais elle suscita deux
avancées importantes de la science économique par rapport à l'acquis de
l'économie politique anglaise: les revenus des classes dominantes
(propriétaires fonciers et commercants/industriels) furent conçus comme des
déductions du produit du travail de la seule classe productive (pour les
physiocrates: la classe paysanne); la vie économique fut représentée dans son
ensemble comme un flux et reflux de produits et de revenus gouvernant à la fois
la production courante et la production future, c'est-à-dire la reproduction.
Marx devait s'inspirer de ces avancées pour parfaire sa propre théorie
économique.
Il avait en effet à résoudre plusieurs contradictions et faiblesses
fondamentales auxquelles Adam Smith et Ricardo n'avaient pas trouvé de
solution:
(a) Leur définition même de la valeur était incomplète, insatisfaisante et
caduque. Pour l'économie politique anglaise classique, la valeur était au fond
simplement un instrument de mesure, un numéraire permettant de réduire à un
seul "facteur" les différents éléments de coût des marchandises ou
les revenus de différentes classes sociales. Smith et Ricardo ne répondirent
pas a la question: quelle est donc l'essence, la nature de cette mystérieuse
valeur?
(b) L'imprécision de la nature de la valeur conduit Adam Smith à une
contradiction inextricable - un véritable raisonnement circulaire - dans la
tentative de mesurer quantitativement cette valeur. Chez Ricardo, cette
contradiction n'est que partiellement surmontée. En effet, pour Adam Smith, le
travail détermine la valeur des marchandises. Mais "la valeur du
travail" est à son tour déterminée par le salaire. L'impasse est
évidente dès lors qu'on se pose la question : qu'est-ce qui détermine la
valeur du salaire, c'est-à-dire celle des vivres (marchandises de subsistance)
que l'ouvrier achète avec son salaire?
(c) L'économie capitaliste est vue comme étant essentiellement statique.
L'explication classique vise avant tout celle de "l'état
d'équilibre". Les seules perturbations de l'équilibre envisagées sont
celles provenant soit d'une imperfection de la concurrence, c'est-à-dire de la
survie de monopoles de toutes sortes, soit celles provenant de phénomènes
monétaires. La dynamique fondamentale de la concurrence comme créant un
déséquilibre quasi-permanent entre l'offre et la demande, l'une dépassant
presque toujours l'autre, et son aboutissement dans des crises périodiques de
surproduction, n'est même pas perçue, pour ne pas dire pas expliquée.
Cela ne reflète pas seulement le fait qu'aussi bien Adam Smith que Ricardo
vécurent avant que ce phénomène des crises périodiques ne se fut manifesté
dans toute son ampleur. C'est dû avant tout à une incompréhension
fondamentale de la manière dont la concurrence capitaliste se fonde dans le
processus de production sur une transformation constante de la technique et donc
des coûts de production, c'est-à-dire sur des modifications rapides de la
valeur des marchandises.
(d) La théorie du salaire propre a l'économie politique classique - théorie
de Malthus et de Ricardo - est elle aussi essentiellement statique. Le salaire
oscille autour du minimum vital physiologique. C'est une théorie d'ailleurs
moins économique que démographique du salaire. Ce sont les fluctuations de la
natalité et de la mortalité infantile qui sont censées réguler l'offre de la
main-d'œuvre sur le "marché du travail". Toute augmentation des
salaires au-dessus du minimum vital physiologique provoquerait un accroissement
de cette offre suffisante pour induire une baisse des salaires, qui
retomberaient ainsi plus ou moins automatiquement vers le minimum physiologique.
Le socialiste allemand Ferdinand Lassalle reprendra cette théorie fausse des
salaires sous la formule "loi d'airain des salaires" ("Eisernes
Lohngesetz"). On pourrait souligner que cette théorie des salaires, se
fondant sur ce qui se passe dans une société capitaliste encore
essentiellement pré-industrielle ou sous-industrialisée (énorme sous-emploi
permanent et structurel), rationalise l'intérêt de la jeune bourgeoisie et ses
efforts en vue de faire descendre les salaires à un niveau très bas
(paupérisation absolue du prolétariat).
(e) Le principal représentant de l'économie politique classique, David
Ricardo, défend une théorie fausse de la monnaie: la théorie dite
quantitative de la monnaie, qui introduit une contradiction fondamentale dans
toute son analyse économique (dans tout son système de pensée). D'une part,
Ricardo est un défenseur systématique et cohérent de la théorie de la
valeur-travail. Pour lui, la valeur de toutes les marchandises est déterminée
par la quantité de travail qu'elles représentent. Mais, d'autre part, la
valeur de la monnaie-or est déterminée par la quantité d'or en circulation.
Il est cependant incontestable que l'or est à son tour une marchandise produit
du travail humain. Comment se fait-il dès lors que sa valeur n'est pas
déterminée par la quantité de travail qu'elle contient, mais bien par
l'ampleur de sa circulation?
(f) L'économie politique classique se veut essentiellement objective. Elle rend
compte de ce qui est, quelque-fois de manière brutale au point de friser le
cynisme, notamment dans l'identification du travail productif avec le
"travail" producteur de profit. Mais lorsqu'elle est confrontée avec
la réalité de la lutte ouvrière et de l'organisation ouvrière, notamment en
faveur de l'augmentation des salaires et de la réduction de la durée du
travail, elle cesse brusquement de se contenter de rendre compte d'une réalité
indéniable, elle redevient normative, subjective, moralisatrice.
Elle tend à condamner les organisations et les luttes ouvrières comme des
"entraves à la liberté", des "obstacles à la
concurrence", des "conspirations", des "utopies contraires
aux lois économiques (lois du marché) inexorables", des "attentats
à l'ordre public", etc. Pour ce faire, elle doit nier un aspect
fondamental de la réalité économique et sociale que ses représentants les
plus lucides, la "gauche ricardienne" (les disciples les plus radicaux
de David Ricardo) tend pourtant à dévoiler: à savoir le caractère exploiteur
du mode de production capitaliste, qui aiguise inévitablement la lutte des
classes entre patrons et salariés/ées, et conduit non moins inévitablement
ces derniers à se grouper, à se coaliser, pour défendre leurs intérêts
Si la liberté (bourgeoise) implique le droit de tous et de toutes de défendre
leurs propres intérêts économiques "égoïstes", pourquoi les
salariés/ées ne jouiraient-ils pas du même droit? Pourquoi serait-il
légitime que les patrons cherchent à augmenter leurs profits et ne serait-il
pas légitime que les salariés/ées essayent d'augmenter leurs salaires?
Marx et Engels ont réussi à dépasser toutes ces contradictions inhérentes
dans l'économie politique classique, grâce à deux découvertes scientifiques
fondamentales de Marx, et aux conséquences qui en découlent: l'élaboration
d'un système cohérent d'analyse économique qui comporte une explication et
une critique cohérentes, sans failles, du mode de production capitaliste et des
ses tendances de développement.
Marx a établi que le travail n'est pas avant tout une unité pour la mesure
commune des différents éléments des coûts de production des marchandises. Il
est l'essence même de la valeur. La valeur, c'est du travail, plus exactement
une fraction du potentiel de travail (de la masse des journées de
travail/heures de travail) disponible dans une société déterminée pendant
une période déterminée. Toute société humaine vit et survit grâce à ce
travail social abstrait (c'est-à-dire abstraction faite de la profession
particulière de chaque travailleur particulier).
Dans une société fondée sur la propriété privée, le potentiel de travail
social global est fragmenté en travaux privés, effectués par des individus ou
des unités de production indépendamment les uns des autres. La répartition de
ces tâches (fragments du travail social global) ne s'effectue pas de manière
consciente, mais de manière spontanée. Elle est par la suite corrigée par
l'intermédiaire du marché. Les individus doivent faire reconnaître le travail
qu'ils ont effectivement exécuté comme travail social. Le travail privé est
toujours une parcelle de travail social, mais toute quantité de travail privé
n'est pas automatiquement reconnue comme telle. C'est précisément la valeur
des marchandises qui gouverne cette reconnaissance. La valeur des marchandises,
c'est la quantité de travail socialement nécessaire pour les produire (la
formule "socialement nécessaire" se fonde sur la productivité
moyenne du travail dans chaque branche de production particulière).
De cette première grande découverte de Marx se dégage une deuxième. Le
salarié et la salariée, Ie prolétaire et la prolétaire, ne vendent pas
"du travail", mais leur force de travail, leur capacité de
production. C'est cette force de travail que la société bourgeoise transforme
en marchandise. Elle a donc sa valeur propre, donnée objective comme la valeur
de toute autre marchandise : ses propres coûts de production, ses propres frais
de reproduction. Comme toute marchandise, elle a une utilité (valeur d'usage)
pour son acheteur, utilité qui est la pré-condition de sa vente, mais qui ne
détermine point le prix (la valeur) de la marchandise vendue.
Or l'utilité - la valeur d'usage - de la force de travail pour son acheteur -
Ie capitaliste - c'est justement celle de produire de la valeur, puisque par
définition tout travail en société marchande ajoute de la valeur à la valeur
des machines et des matières premières auxquelles il s'applique. Tout salarié
produit donc "de la valeur ajoutée". Mais comme Ie capitaliste paye
un salaire à l'ouvrier et à l'ouvrière - Ie salaire qui représente Ie coût
de reproduction de la force de travail -, il n'achètera cette force de travail
que si "la valeur ajoutée" par l'ouvrier ou l'ouvrière dépasse la
valeur de la force de travail elle-même. Cette fraction de la valeur
nouvellement produite par le salarié, Marx l'appelle plus-value. La plus-value
est la différence entre la valeur nouvellement produite par la force de travail
et la valeur propre de cette force de travail, c'est-à-dire la différence
entre la valeur nouvellement produite par le travailleur ou la travailleuse et
les coûts de reproduction de la force de travail.
La plus-value, c'est-à-dire la somme totale des revenus de la classe
possédante (profits + intérêts + rente foncière) est donc une déduction (un
résidu) du produit social, une fois assurée la reproduction de la force de
travail, une fois couverts ses frais d'entretien. Elle n'est donc rien d'autre
que la forme monétaire du surproduit social, qui constitue la part des classes
possédantes dans la répartition du produit social de toute société de
classe: les revenus des maîtres d'esclaves dans une société esclavagiste; la
rente foncière féodale dans une société féodale; le tribut dans le mode de
production tributaire, etc.
La découverte de la plus-value comme catégorie fondamentale de la société
bourgeoise et de son mode de production, ainsi que l'explication de sa nature
(résultat du surtravail, du travail non compensé, non rémunéré, fourni par
le salarié) et de ses origines (obligation économique pour le ou la
prolétaire de vendre sa force de travail comme une marchandise au capitaliste)
représente l'apport principal de Marx à la science économique et aux sciences
sociales en général. Mais elle constitue elle-même l'application de la
théorie perfectionnée de la valeur-travail au cas spécifique d'une
marchandises particulière, la force de travail.
L'application rigoureuse de la théorie de la valeur-travail au cas de la
marchandise "force de travail" exige cependant une analyse plus
approfondie des particularités de cette marchandise. La "force de
travail", la capacité de travail n'est pas une capacité purement physique
qu'on peut mesurer totalement en terme énergétique (consommation de calories
et production d'énergie que ces calories permettent). L'ouvrier et l'ouvrière
ne sont pas seulement dotés de muscles mais aussi de nerfs et d'un cerveau. Si
la reproduction de leur capacité de travail purement physique est indispensable
pour qu'ils effectuent le travail qu'attendent d'eux leur patron, elle est pour
la plupart des fois insuffisante pour assurer, à elle seule, la quantité de
travail que le patron désire obtenir.
Le travail domestique des femmes dans la famille contribue à la reproduction de
la force de travail, de génération en génération, de repas en repas, de
maladie en maladie, etc., mais comme il ne produit pas de marchandises, il
n'entre pas dans la comptabilisation des quantités de travail dépensées pour
la production marchande au sein d'une économie de marché, comptabilisation que
Marx étudie et explique, sans évidemment l'approuver ou s'identifier avec
elle.
La pleine utilisation de la force de travail dépend en outre d'une application
et d'une attention qui ne sont pas des données purement physiologiques.
L'ouvrier ou l'ouvrière doivent être disposés à travailler à un certain
rythme, avec une certaine application et attention, avec un minimum de
qualification (sauf pour les manœuvres les moins rémunérés, et encore).
Toutes ces conditions réclament à leur tour des "frais de
reproduction" qui entrent dans la détermination du salaire. C'est évident
pour les coûts de qualification (apprentissage, etc.), mais c'est également
vrai pour un minimum d'attention, d'application, de soin accordé a l'outil,
etc.
Certes les capitalistes s'efforcent d'obtenir ces qualités aux moindres frais,
par la peur des ouvriers de perdre leur emploi, la discipline imposée par le
personnel de maîtrise (contremaîtres, petits chefs, chronométreurs, etc.).
Néanmoins, l'expérience confirme que ces qualités supplémentaires de la
force de travail, au-delà de la simple capacité physiologique de produire de
l'énergie, réclament à leur tour un certain nombre de biens et de service de
consommation pour être normalement produites et reproduites.
Dès lors, la valeur de la force de travail comporte deux éléments, la valeur
de deux catégories de marchandises: celles qui permettent de satisfaire les
besoins physiques les plus élémentaires de l'ouvrier, c'est-à-dire qui
assurent le minimum vital au sens le plus strict du terme; et celles qui
permettent de satisfaire des besoins que Marx appelle
"moraux-historiques", qui ont été incorporés dans le salaire moyen
à travers l'évolution historique, grâce aux luttes ouvrières, et qui
différent de pays en pays et d'époque en époque.
Loin de tomber automatiquement et en permanence vers le minimum physiologique,
les salaires fluctuent donc, d'après Marx, à la fois en fonction de la
conjoncture économique et en fonction de la tendance à long terme de cet
élément "moral-historique" qu'ils contiennent, à croître ou à se
contracter. Ces fluctuations ont comme palier le minimum physiologique absolu,
en deçà duquel la capacité physique de travail de l'ouvrier se dégrade (il
perd du poids; s'évanouit au travail; tombe malade). Elles ont comme plafond le
niveau a partir duquel le profit disparaît.
La théorie des salaires de Marx détermine que les salaires fluctuent d'une
part selon l'importance de l'armée de réserve industrielle (l'ampleur du
chômage et la masse des salariés et salariées potentiels mais non virtuels,
tels les ménagères disposées a vendre leur force de travail, la surpopulation
rurale, etc.) et d'autre part selon les résultats périodiques des luttes entre
Ie Capital et le Travail salarié sur les rapports de force entre ces classes.
Les fluctuations de l'armée de réserve industrielle sont déterminées en
dernière analyse par les hauts et les bas de l'accumulation du capital. C'est
donc un énorme progrès par rapport à la théorie des salaires de
Malthus-Ricardo, puisque ce n'est plus le mouvement démographique à lui seul,
mais l'ensemble de la dynamique économique du capitalisme qui détermine
maintenant la dynamique des salaires (pas seulement la dynamique de l'offre de
main-d'œuvre mais aussi celle de la demande de main-d'œuvre).
En intégrant en outre les modifications périodiques des rapports de force
entre le Capital et le Travail dans la détermination des salaires, Marx et
Engels dépassent le déterminisme économique mécaniciste et étroit de
l'économie politique classique. La lutte des classes devient une déterminante
(variable) partiellement autonome du devenir du mode de production capitaliste.
Une véritable dialectique s'établit entre les forces motrices économiques de
ce mode de production et la lutte des classes. L'analyse économique permet
ainsi à la fois d'expliquer et de justifier la lutte ouvrière d'un point de
vue objectif, scientifique. La science devient une arme du combat prolétarien.
La manière dont Marx résout les contradictions de la théorie ricardienne de
la monnaie constitue également un progrès remarquable de la science
économique. Pour Marx, seule une marchandise ayant sa valeur propre (sa valeur
intrinsèque) peut être le "pivot" du système monétaire. Cette
marchandise, c'est l'or. L'or ayant sa valeur propre (le nombre d'heures de
travail socialement nécessaires pour produire une once d'or), les prix
évoluent à long terme en fonction du rapport entre l'évolution de la
productivité du travail dans l'industrie et l'agriculture d'une part, et celle
de la productivité du travail dans les mines aurifères d'autre part. La
théorie quantitative de la monnaie n'a aucune validité pour la monnaie
métallique.
S'il y a "excédent" d'or dans un pays, par rapport aux besoins de la
circulation et des paiements dûs, l'or "ne perd pas" sa valeur. Il
est retiré partiellement de la circulation, thésaurisé. Dans la théorie
marxiste de la monnaie, les fluctuations des stocks d'or (quantités de monnaie
thésaurisées) jouent le rôle de régulateur qui (r)établit l'équilibre
entre la masse monétaire en circulation et la valeur de la marchandise contre
laquelle elle doit s'échanger, compte tenu des paiements à effectuer et de la
vitesse de circulation de cette monnaie. Mais en stricte application de la
théorie de la valeur-travail, la monnaie de papier, elle, perd effectivement de
la "valeur" - c'est-à-dire qu'une unité de papier-monnaie
représente une quantité plus petite d'or - si elle est émise en excès
(inflation de papier-monnaie).
Partant de ces deux découvertes scientifiques dans le domaine de l'économie,
Marx a pu développer les principales tendances de développement du mode de
production capitaliste, dont 125 années d'histoire économique et sociale
depuis la rédaction du tome I du Capital ont brillamment confirmé la validité
:
(a) La tendance à révolutionner constamment la technique de production et
l'organisation du travail à travers un progrès technique qui vise
fondamentalement à économiser le travail (labor-saving), c'est-à-dire qui
substitue fondamentalement des machines au travail vivant.
(b) La tendance à soumettre toutes les décisions d'investissement des
entreprises à la recherche de profits supplémentaires. Le capital est
assoiffé de plus-value, parce que la plus-value est la seule source dernière
des profits, et que la poussée vers la maximisation des profits résulte
inévitablement de la concurrence et de la propriété privée.
(c) L'accumulation du capital (la croissance de la masse des capitaux) sont le
but et le résultat non moins inévitable des tous les mécanismes économiques
capitalistes.
(d) L'accumulation du capital prend la forme d'une concentration et d'une
centralisation progressives des capitaux. Les capitaux croissent en ampleur.
Mais en même temps, un nombre croissant de capitalistes petits et moyens sont
absorbés par un nombre de plus en plus réduit de firmes géantes.
(e) Dans la croissance des capitaux, la part de ceux-ci consacrée à l'achat de
la force de travail (capital variable) croit moins rapidement que la part
consacrée à l'achat de machines, de matières premières et auxiliaires, de
l'énergie, etc. (capital constant). La composition organique du capital
(rapport capital constant sur capital variable) tend à augmenter à la longue.
(f) Le rapport entre la fraction de la plus-value totale attribuée à chaque
branche d'activité capitaliste et les capitaux qui y sont investis tend à
devenir égal: c'est la tendance à la péréquation du taux de profit, à la
formation d'un taux moyen de profit, au moins dans chaque pays et pour une
période déterminée.
(g) Ce taux moyen de profit tend à diminuer avec l'augmentation de la
composition organique du capital. La tendance à la baisse est compensée par
plusieurs forces oeuvrant en sens inverse, avant tout l'accroissement du taux
d'exploitation de la force de travail, l'accroissement du taux de la plus-value
(rapport entre le surtravail et le travail nécessaire dans le processus de
production courant). Mais à la longue, la tendance à la baisse s'impose.
(h) De cette baisse du taux moyen de profit résultent inévitablement des
crises périodiques de surproduction de marchandises et de suraccumulation de
capitaux, qui se sont jusqu'ici produites 21 fois depuis 1825, c'est-à-dire
depuis la première crise sur le marché mondial des produits industriels. La
durée du "cycle industriel" (succession de phases de crise, de
stagnation, de reprise économique, de prospérité, de surchauffe et de crise)
a varié jusqu'ici entre 6 et 9 années, soit une moyenne de 7 années et
demi.
(i) De même que les crises économiques, les crises sociales, c'est-à-dire des
luttes périodiques de grande ampleur entre le Capital et le Travail, sont
inévitables en régime capitaliste, vu la tendance du capital à augmenter les
profits aux dépens des salaires et de provoquer crises et chômage, et la
riposte non moins inévitable des travailleurs et travailleuses salariés,
cherchant à défendre et à augmenter leurs salaires, et à réduire la durée
moyenne du travail.
(j) Des crises politiques périodiques, c'est-à-dire des mobilisations
objectivement révolutionnaires du prolétariat et des efforts
contre-révolutionnaires de la bourgeoisie, éclatent périodiquement après des
phases de stabilité politique relative du capitalisme. Avec le prolétariat, le
capitalisme produit son propre fossoyeur. Il ne peut croître fortement et
durablement sans que croisse fortement et durablement le prolétariat, sans que
se développe la lutte de classe prolétarienne. Le prolétariat tend d'ailleurs
à constituer une fraction de plus en plus majoritaire de la population active,
du moins dans les pays industrialisés et semi-industrialisés.
|