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II. Les caractéristiques fondamentales du marxisme

La place du marxisme dans l'histoire

Ernest Mandel Imprimer

La place du marxisme dans l'histoire. - Amsterdam:Institut International de Recherche et de Formation, 1986. - 39 pp. - (Cahiers d'etude et de recherche)


Le marxisme apparaît à la fois comme une transformation  révolutionnaire  et  une  unification progressive:

  • des sciences humaines, plus exactement des sciences sociales;
  • du mouvement politique d'émancipation, avant tout des organisations révolutionnaires, nées de l'extrême-gauche de la révolution française;
  • du mouvement ouvrier élémentaire et spontané, créé par les travailleurs eux-mêmes en dehors de toute théorie philosophique ou sociologique;
  • du socialisme pré-marxiste, c'est-à-dire de l'élaboration de projets d'une société meilleure, de "solutions de la question sociale" essentiellement au niveau théorique et idéologique: théories philosophiques, sociologiques, économiques, combinées avec des activités éducatives et philanthropiques (fondation des premières colonies "communistes").

Dans chacun de ces domaines, Marx et Engels partent de ce qui existe déjà, assimilent pleinement les acquis accumulés, et les soumettent à un examen critique. Ils transforment ainsi radicalement ces acquis, mais en conservant tout ce qu'ils contiennent à leurs yeux de fondamentalement valable. Dans le domaine   des sciences sociales, l'appropriation critique concerne surtout la philosophie classique allemande, l'économie politique anglaise et l'historiographie  sociologique  française, qui avait découvert et appliqué les concepts de classes sociales et de luttes des classes.

Dans le domaine du mouvement d'émancipation sociale, Marx et Engels poursuivent la continuité de l'action révolutionnaire et de l'organisation révolutionnaire telles qu'elles surgissent du babouvisme et du blanquisme, tout en les combinant avec les leçons qui se dégagent des premières organisations révolutionnaires allemandes dont ils font l'expérience et qui vont aboutir à la création de la Ligue Communiste, à laquelle ils adhèrent. Ils reprennent à leur compte les revendications radicales démocratiques des organisations qui, contre l'absolutisme, veulent instaurer la république démocratique en Italie, en Irlande, en Espagne, abolir l'esclavage aux Etats-Unis, au Brésil et dans les colonies européennes. Ils s'efforceront d'intégrer aussi les leçons qu'on peut tirer de la première expérience d'un parti de masse ouvrier, le parti chartiste de Grande-Bretagne.

Dans le domaine de la pensée et de l'organisation socialistes (en général non-révolutionnaires et même non-politiques), ils s'efforcent d'introduire l'analyse scientifique de la société bourgeoise, de ses tendances d'évolution, de son devenir, des contradictions qui en commanderont le déclin et la chute. Ils appliquent cette méthode notamment à l'analyse de l'oppression de la femme, engagée par les socialistes utopiques féministes.  

C'est l'effort de transformer le socialisme essentiellement utopique en socialisme scientifique. Simultanément, Marx et Engels cherchent à asseoir la pensée et l'organisation socialistes sur la nécessité de l'action politique, c'est-à-dire de la fusionner avec l'organisation et l'action révolutionnaires. Finalement, dans le mouvement élémentaire d'auto-organisation de la classe ouvrière, Marx et Engels s'efforcent d'introduire avant tout le programme (les principes) du socialisme scientifique, du communisme, ce qui implique qu'ils insistent à la fois sur le but socialiste à côte des objectifs immédiats, et sur l'action politique révolutionnaire à côte de l'action économique (syndicale, mutualiste) et éducative.

Le marxisme apparaît ainsi comme une quadruple synthèse :

  • synthèse entre les principales sciences sociales;
  • synthèse entre ces sciences sociales et le projet d'émancipation de l'humanité;
  • synthèse entre le projet d'émancipation humaine et le mouvement réel d'auto-organisation et d'auto-émancipation du prolétariat moderne;
  • synthèse entre ce mouvement ouvrier réel et l'action, ainsi que l'organisation politique, révolutionnaires.

Ces synthèses ne sont pas achevées une fois pour toutes. Comme elles ne sont point dogmatiques, comme elles ne partent d'aucun parti-pris a priori et axiomatique, sinon celui que l'être humain est le but ultime de l'être humain, la seule mesure finale de toute action humaine," elles sont toujours de nouveau soumises à l'épreuve de la pratique. Elles doivent être constamment réexaminées à la lumière de l'expérience nouvelle ou de données nouvelles concernant un passé encore insuffisamment connu.

Mais, dans le même sens, tout ce qui dans cette synthèse s'appuie déjà sur un énorme corps d'expériences et de données empiriques, ne peut être remis en question à la légère, à la lumière de données partielles, conjoncturelles, c'est-à-dire de manière essentiellement impressionniste. Pareille remise en cause devra à son tour être critiquée et être sujette à révision, à la lumière de faits ultérieurs, si ceux-ci confirment la synthèse initiale.

D'une manière plus générale, ces synthèses s'appuient sur une vue d'ensemble de la société bourgeoise et de l'histoire humaine dans ses modes de production successifs, c'est-à-dire sur la capacité de dégager des lois de développement d'une société particulière considérée dans sa totalité. Toute approche fragmentaire qui cherche à "contourner" pareille vue d'ensemble est plus que sujette à caution. Elle aboutit presque toujours fatalement à des analyses fausses et à des prévisions non confirmées par les faits.

En outre, ces synthèses impliquent toujours une appropriation critique des données des sciences universitaires les plus avancées, ainsi qu'une analyse critique du mouvement  d'émancipation  tant  au   niveau   des organisations révolutionnaires qu'a celui des tentatives de résoudre "la question sociale" et des efforts élémentaires d'auto-organisation et d'auto-émancipation de la classe ouvrière. Dans cette appropriation critique, il y a un balancement dialectique continuel entre la récupération et l'innovation.

Dans l'esprit du marxisme, étant donné la méthode d'approche du réel (du devenir social) adoptée par Marx et Engels, ce balancement est inévitable. Le marxisme ne croit pas à la science infuse et encore moins à la connaissance intuitive. Il ne se comporte pas non plus comme "éducateur" unilatéral ni par rapport au prolétariat, ni par rapport au mouvement historique (aux péripéties de la lutte des classes). Il apprend constamment du réel, qui est en transformation continuelle. Il comprend que les éducateurs ont eux aussi besoin d'être éduqués, que seule la praxis révolutionnaire collective, enracinée dans la praxis scientifique d'une part, dans la praxis réelle du prolétariat d'autre part, permet cette auto-éducation des révolutionnaires et de l'humanité laborieuse toute entière.

 

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