Le marxisme apparaît à la fois comme une transformation révolutionnaire
et une unification progressive:
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des sciences humaines, plus exactement des sciences sociales;
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du mouvement politique d'émancipation, avant tout des organisations
révolutionnaires, nées de l'extrême-gauche de la révolution française;
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du mouvement ouvrier élémentaire et spontané, créé par les travailleurs
eux-mêmes en dehors de toute théorie philosophique ou sociologique;
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du socialisme pré-marxiste, c'est-à-dire de l'élaboration de projets d'une
société meilleure, de "solutions de la question sociale"
essentiellement au niveau théorique et idéologique: théories philosophiques,
sociologiques, économiques, combinées avec des activités éducatives et
philanthropiques (fondation des premières colonies "communistes").
Dans chacun de ces domaines, Marx et Engels partent de ce qui existe déjà,
assimilent pleinement les acquis accumulés, et les soumettent à un examen
critique. Ils transforment ainsi radicalement ces acquis, mais en conservant
tout ce qu'ils contiennent à leurs yeux de fondamentalement valable. Dans le
domaine des sciences sociales, l'appropriation critique concerne
surtout la philosophie classique allemande, l'économie politique anglaise et
l'historiographie sociologique française, qui avait découvert et
appliqué les concepts de classes sociales et de luttes des classes.
Dans le domaine du mouvement d'émancipation sociale, Marx et Engels poursuivent
la continuité de l'action révolutionnaire et de l'organisation
révolutionnaire telles qu'elles surgissent du babouvisme et du blanquisme, tout
en les combinant avec les leçons qui se dégagent des premières organisations
révolutionnaires allemandes dont ils font l'expérience et qui vont aboutir à
la création de la Ligue Communiste, à laquelle ils adhèrent. Ils reprennent
à leur compte les revendications radicales démocratiques des organisations
qui, contre l'absolutisme, veulent instaurer la république démocratique en
Italie, en Irlande, en Espagne, abolir l'esclavage aux Etats-Unis, au Brésil et
dans les colonies européennes. Ils s'efforceront d'intégrer aussi les leçons
qu'on peut tirer de la première expérience d'un parti de masse ouvrier, le
parti chartiste de Grande-Bretagne.
Dans le domaine de la pensée et de l'organisation socialistes (en général
non-révolutionnaires et même non-politiques), ils s'efforcent d'introduire
l'analyse scientifique de la société bourgeoise, de ses tendances
d'évolution, de son devenir, des contradictions qui en commanderont le déclin
et la chute. Ils appliquent cette méthode notamment à l'analyse de
l'oppression de la femme, engagée par les socialistes utopiques féministes.
C'est l'effort de transformer le socialisme essentiellement utopique en
socialisme scientifique. Simultanément, Marx et Engels cherchent à asseoir la
pensée et l'organisation socialistes sur la nécessité de l'action politique,
c'est-à-dire de la fusionner avec l'organisation et l'action révolutionnaires.
Finalement, dans le mouvement élémentaire d'auto-organisation de la classe
ouvrière, Marx et Engels s'efforcent d'introduire avant tout le programme (les
principes) du socialisme scientifique, du communisme, ce qui implique qu'ils
insistent à la fois sur le but socialiste à côte des objectifs immédiats, et
sur l'action politique révolutionnaire à côte de l'action économique
(syndicale, mutualiste) et éducative.
Le marxisme apparaît ainsi comme une quadruple synthèse :
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synthèse entre les principales sciences sociales;
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synthèse entre ces sciences sociales et le projet d'émancipation de
l'humanité;
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synthèse entre le projet d'émancipation humaine et le mouvement réel
d'auto-organisation et d'auto-émancipation du prolétariat moderne;
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synthèse entre ce mouvement ouvrier réel et l'action, ainsi que l'organisation
politique, révolutionnaires.
Ces synthèses ne sont pas achevées une fois pour toutes. Comme elles ne sont
point dogmatiques, comme elles ne partent d'aucun parti-pris a priori et
axiomatique, sinon celui que l'être humain est le but ultime de l'être humain,
la seule mesure finale de toute action humaine," elles sont toujours de
nouveau soumises à l'épreuve de la pratique. Elles doivent être constamment
réexaminées à la lumière de l'expérience nouvelle ou de données nouvelles
concernant un passé encore insuffisamment connu.
Mais, dans le même sens, tout ce qui dans cette synthèse s'appuie déjà sur
un énorme corps d'expériences et de données empiriques, ne peut être remis
en question à la légère, à la lumière de données partielles,
conjoncturelles, c'est-à-dire de manière essentiellement impressionniste.
Pareille remise en cause devra à son tour être critiquée et être sujette à
révision, à la lumière de faits ultérieurs, si ceux-ci confirment la
synthèse initiale.
D'une manière plus générale, ces synthèses s'appuient sur une vue d'ensemble
de la société bourgeoise et de l'histoire humaine dans ses modes de production
successifs, c'est-à-dire sur la capacité de dégager des lois de
développement d'une société particulière considérée dans sa totalité.
Toute approche fragmentaire qui cherche à "contourner" pareille vue
d'ensemble est plus que sujette à caution. Elle aboutit presque toujours
fatalement à des analyses fausses et à des prévisions non confirmées par les
faits.
En outre, ces synthèses impliquent toujours une appropriation critique des
données des sciences universitaires les plus avancées, ainsi qu'une analyse
critique du mouvement d'émancipation tant au
niveau des organisations révolutionnaires qu'a celui des tentatives
de résoudre "la question sociale" et des efforts élémentaires
d'auto-organisation et d'auto-émancipation de la classe ouvrière. Dans cette
appropriation critique, il y a un balancement dialectique continuel entre la
récupération et l'innovation.
Dans l'esprit du marxisme, étant donné la méthode d'approche du réel (du
devenir social) adoptée par Marx et Engels, ce balancement est inévitable. Le
marxisme ne croit pas à la science infuse et encore moins à la connaissance
intuitive. Il ne se comporte pas non plus comme "éducateur"
unilatéral ni par rapport au prolétariat, ni par rapport au mouvement
historique (aux péripéties de la lutte des classes). Il apprend constamment du
réel, qui est en transformation continuelle. Il comprend que les éducateurs
ont eux aussi besoin d'être éduqués, que seule la praxis révolutionnaire
collective, enracinée dans la praxis scientifique d'une part, dans la praxis
réelle du prolétariat d'autre part, permet cette auto-éducation des
révolutionnaires et de l'humanité laborieuse toute entière.
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