Pour comprendre le marxisme, il faut avant tout le situer dans son contexte
historique. Il faut comprendre quand il est né et comment il a surgi. Il faut
expliquer son apparition et son développement par le jeu de forces sociales :
leur nature économique, leurs intérêts, leur idéologie, les personnalités
qui ont articulé leurs aspirations. Il faut, en d'autres termes, appliquer
l'interprétation matérialiste de l'histoire au marxisme lui-même, ne pas
considérer que son apparition va de soi, comprendre qu'elle réclame une
explication, et tenter de fournir celle-ci. En déterminant ainsi la place du
marxisme dans l'histoire, nous pourrons mieux en cerner le contenu et la portée
historiques.
Le marxisme est en dernière analyse le produit de l'apparition du mode de
production capitaliste à partir des 15e et l6e siècles dans certaines régions
d'Europe occidentale (Italie septentrionale et centrale, Pays-Bas, Angleterre,
parties de la France, de l'Allemagne, de la Bohème et de la Catalogne), sur la
base duquel émerge une société bourgeoise qui domine progressivement la vie
sociale dans toutes les sphères de l'activité humaine. Le mode de production
capitaliste est fondé sur l'appropriation privée des
grands moyens de production et de subsistance (instruments de travail, terre,
vivres) par des capitalistes (c'est-à-dire des propriétaires d'importantes
sommes d'argent). Ceux-ci utilisent une partie de leur capital pour acheter la
force de travail d'une autre classe sociale, le prolétariat, obligé de leur
vendre cette force de travail parce que n'ayant plus accès aux moyens de
production pour produire leur subsistance. C'est ce rapport antagoniste entre le
Capital et le Travail salarié, rendu possible par la généralisation de la
production marchande (la transformation des moyens de production et de la force
de travail en marchandises) qui fonde le nouveau mode de production.
Celui-ci surgit au milieu d'une société - la société féodale -, dont la
lente décomposition ouvre une phase de transition longue et contradictoire qui
s'étend, dans certaines des régions d'Europe occidentale citées, du 13e au
16e siècle, voire au 18e siècle, mais dont des aspects continuent à agir
beaucoup plus longtemps. On désigne souvent cette phase sous le terme:
société semi-féodale. Elle est fondée sur la petite production marchande, au
sein de laquelle les principaux producteurs - les paysans et les artisans - sont
des producteurs libres et non pas des serfs, qui disposent de leurs propres
moyens de production. Le mode de production capitaliste n'apparaît que lorsque
ces producteurs libres sont dépossédés progressivement de leurs moyens de
production et du libre accès à la terre.
Le mode de production capitaliste surgit initialement sous la forme de
l'entreprise agricole commerciale, de l'industrie a domicile et de la
manufacture. Dans la première, le producteur (paysan) est dépossédé de ses
outils de travail (la terre, ses bêtes et instruments) et engagé comme ouvrier
agricole ou domestique de ferme par un fermier-entrepreneur qui produit pour le
marché. Dans la deuxième, le producteur, également dépossédé, produit pour
un commanditaire capitaliste. Au sein de la troisième, des producteurs
dépossédés sont déjà concentrés en grand nombre sous un même toit.
Fermiers, marchands et entrepreneurs, ainsi que leurs salariés, commencent à
constituer un marché intérieur pour les marchandises (vivres, textiles,
outils, biens de consommation).
Il faut cependant souligner que cette forme initiale du mode de production
capitaliste, du 13e au début du 18e siècles, n'est ni hégémonique ni
consolidée. A cette étape du développement historique, la bourgeoisie n'a
nulle part conquis le pouvoir politique, sauf aux Pays-Bas du Nord et dans
quelques villes comme Genève, et ce encore par sa fraction la plus
aristocratique, la bourgeoisie des banquiers et des grands marchands.
L'Etat reste un Etat semi-féodal (souvent une monarchie absolue). La plupart
des privilèges de la noblesse et du clergé sont conservés, bien que ces
classes dominantes de la société féodale s'appauvrissent progressivement par
rapport à la bourgeoisie et se décomposent lentement. Surtout, les salariés
proprement dits ne constituent qu'une petite minorité parmi les producteurs,
qui sont, dans leur grande masse, des paysans soit libres (petits producteurs
marchands) soit encore partiellement asservis par des restes de servage.
Ce n'est qu'avec la révolution industrielle, qui se situe dans la deuxième
moitié du 18e siècle, que le nouveau mode de production capitaliste va se
consolider et s'imposer définitivement. C'est à partir du système de l'usine
(la fabrique) fondée sur le machinisme qu'il va s'étendre à travers le monde,
qu'il va dégager pleinement toutes ses caractéristiques fondamentales. C'est
seulement à partir de ce moment-l qu'il va pouvoir être pleinement compris,
que ses lois de développement (sa logique, sa dialectique internes) vont
pouvoir être saisies.
Le machinisme, qui est la base de l'usine capitaliste moderne, est le résultat
d'une lente transformation des outils de travail artisanaux/industriels à
partir du 13e siècle (moulins à eau, techniques de culture et d'élevage,
techniques minières, etc.) qui aboutit finalement à l'emploi d'une nouvelle
source d'énergie dans la production: la force de la vapeur. Cette
transformation est stimulée à partir du 16e siècle par un progrès
accéléré des sciences naturelles, et leur utilisation croissante dans la
technique de production et de circulation des marchandises.
Un des résultats les plus spectaculaires de ces progrès des sciences
appliquées, c'est la percée de la science de la navigation et de la
construction navale. Cette percée rend possible les grandes expéditions de
découverte et de pillage à partir de l'Europe vers l'Afrique du Sud et de
l'Est, l'Asie et les Amériques au 16e siècle (1492: "découverte" de
l'Amérique par Christophe Colomb), qui déclenchent une énorme extension du
commerce international. Ainsi naît un véritable marché mondial pour produits
dits coloniaux, tandis que le marché des vivres s'étend à toute l'Europe,
suivi plus tard par celui des produits manufacturés. Ce marché mondial va à
son tour stimuler l'expansion du mode de production capitaliste.
Mais le progrès accéléré des sciences naturelles, en corrélation avec
l'expansion du mode de production capitaliste, bouleverse progressivement aussi
les modes de vie, d'activité et de pensée des masses urbaines, tant ceux de la
nouvelle bourgeoisie que de la petite-bourgeoisie que des premiers précurseurs
du prolétariat moderne. Il n'est d'ailleurs pas sans influencer également des
secteurs des masses rurales, du moins dans certains pays.
La société féodale était essentiellement caractérisée par une grande
stabilité de l'existence humaine. Chacun "avait sa place" et
"restait à sa place". Les enfants des serfs étaient des serfs. Les
enfants de la noblesse étaient nobles ou appartenaient au haut clergé. Les
fils des artisans devenaient artisans. Une idéologie religieuse non moins
figée, la religion catholique consolidée par la scolastique, coiffait,
rationalisait et justifiait cette société fortement hiérarchisée.
Certes, ces rigidités n'étaient pas absolues. Autant que la technique, la
pensée et la contestation sociale ont, elles aussi, connu des progrès
significatifs au sein de la société féodale en Europe (surtout au 13e
siècle). Il y eut des avancées dans le domaine philosophique; la "gauche
avicénnienne" (voir le Glossaire à la fin du texte), d'origine
islamique, par exemple, s'approcha du matérialisme. L'extension du
commerce international stimula des pratiques intellectuelles (la comptabilité!)
génératrices de pensée rationaliste. Mais tous ces progrès furent lents,
contradictoires, sujets à des rechutes prononcées vers le contrôle religieux
(le surgissement de l'Inquisition) et l'obscurantisme, surtout au 15e siècle,
liées à une crise généralisée de la société féodale
A partir du 16e siècle et de l'apparition du mode de production capitaliste, le
climat idéologique et culturel se modifie, en connexion intime avec la
modification radicale de la vie quotidienne et des mentalités des populations
urbaines. Le sentiment que tout change rapidement se substitue au sentiment
qu'il y a un ordre figé éternel. Le doute, la remise en question des
"valeurs établies", l'examen critique des prétendues "lois
divines" autant que des institutions humaines, se généralisent
progressivement. Ce sont les dogmes religieux qui sont les premiers soumis à
révision, sous l'effet combiné des acquis des sciences naturelles, de
l'extension de l'esprit critique et des révoltes contre les abus, les
privilèges et la corruption du clergé. C'est ainsi que se développent côte
à côte l'humanisme quasi-athée, la Réforme (luthéranisme, anglicanisme,
calvinisme, puritanisme) et la philosophie rationaliste-naturaliste (Galilée,
Descartes, Spinoza).
En dernière analyse, ces mouvements idéologiques expriment les aspirations des
nouvelles classes urbaines et rurales qui se développent avec le mode de
production capitaliste : la bourgeoisie, la petite-bourgeoisie de fonctionnaires
et d'idéologues (enseignants, savants, artistes), l'artisanat indépendant, le
pré-prolétariat (salarié une partie de l'année seulement), les
fermiers-entrepreneurs. Chacune d'elles va se reconnaître en tout ou en partie
dans une des variantes de la nouvelle religion et dans les nouveaux courants
philosophiques.
Cette lutte idéologique a pris essentiellement une forme religieuse, et cela
s'explique par le rôle de la religion en tant qu'idéologie hégémonique au
sein de la société féodale, idéologie dont toutes les classes sont
profondément imprégnées par l'éducation et dans la vie quotidienne. Mais il
s'agit bien d'une vraie lutte de classes, comme en témoignent les grands
combats sociaux et politiques auxquels aboutissent ces conflits religieux,
combats qui vont jusqu'a des guerres civiles et de véritables révolutions :
révolte des Hussites en Bohème au 15e siècle; guerre des paysans en
Allemagne, révolution des Pays-Bas, insurrections de la Commune de Gand et de
la Commune de Munster (mouvement des Anabaptistes) au 16e siècle; guerres de
religion en France aux 16e et 17e siècles; le tout aboutissant à la
révolution anglaise de 1640-1688.
Vu la faiblesse relative de la bourgeoisie aux 16e et 17e siècles, ces
mouvements ne sont que partiellement victorieux. Souvent, ils aboutissent à des
défaites. A la Réforme succède la Contre-Réforme, triomphant avec les
Jésuites, en Italie, en Espagne, dans les Pays-Bas du Sud, en Autriche, dans
une partie de l'Allemagne. Dans le domaine politique, c'est la monarchie absolue
qui s'étend et non la République bourgeoise. Beaucoup de séquelles du moyen
âge - le servage, l'arbitraire judiciaire, y compris l'Inquisition et la
torture, la censure et la mise à l'index de livres "séditieux" -
subsistent. Galilée doit avouer publiquement qu'il s'est trompé quand il a
démontré, contrairement à l'opinion de la Bible, que c'est la terre qui
tourne autour du soleil et non l'inverse.
Progrès et reculs se combinent d'ailleurs partout dans le monde. La
colonisation européenne aboutit à l'extermination des Indiens d'Amérique. Le
capitalisme commercial organise la traite des Noirs, dévaste l'Afrique, et
étend plantations et manufactures en Amérique a l'aide de millions d'esclaves
et non de prolétaires libres. Ce n'est qu'avec l'avènement du capitalisme
industriel dans la deuxième moitié du 18e siècle, que l'attente du progrès
et l'optimisme social se généralisent rapidement.
Sous la direction de la bourgeoisie et de ses idéologues révolutionnaires,
tout ce qui subsiste de l'ordre semi-féodal est facilement contesté, attaqué,
ridiculisé. L'assaut contre la monarchie absolue se transforme en un assaut
général contre l'ordre social qu'elle sous-tend, en un triomphe de plus en
plus étendu de la nouvelle société bourgeoise dans tous les domaines de la
vie sociale. Ces triomphes dans la transformation des mœurs, des idées, des
"valeurs" reconnues, vont aboutir aux grandes révolutions bourgeoises
du 18e siècle : la révolution américaine de 1776 et la révolution française
de 1789. Ce mouvement se poursuivra en Europe et en Amérique latine au début
du 19e siècle, avec un succès inégal selon les pays.
Ces révolutions sont aussi l'aboutissement d'une vaste prise de conscience de
couches bourgeoises, petites-bourgeoises et préprolétariennes : à savoir que
l'humanité peut décider de son propre destin, que celui-ci n'est pas
prédéterminé par la Providence divine ou par de quelconques fatalités. Foi
dans la raison humaine comme moteur de l'émancipation humaine, voila comment on
peut résumer "l'esprit du temps" du Siècle des Lumières. Après
avoir percé dans les sciences naturelles et la technique, cet "esprit du
temps" perce dans la critique des institutions étatiques, dans l'activité
philosophique et littéraire, dans la lutte politique. Porté par un
renversement radical des rapports de force entre la bourgeoisie d'une part, la
monarchie, la noblesse et le clergé d'autre part, cette poussée émancipatrice
trouvera son expression suprême dans les deux grandes révolutions du 18e
siècle.
Cependant, au fur et à mesure que s'étend le mode de production capitaliste,
l'aspect contradictoire de la société bourgeoise. le caractère ambigu, non
moins contradictoire, du progrès économique et politique qu'incarne
l'extension de la société bourgeoise et des révolutions bourgeoises,
commencent à apparaître au grand jour. Le capitalisme n'est pas seulement une
extension colossale de connaissances, de richesses, de droits humains. Il est
aussi une accumulation de misères, d'injustices, d'oppressions, de dénis de
droits humains élémentaires. La polarisation de la société entre riches et
pauvres éclate aux yeux de tous les observateurs, y compris d'écrivains aux
opinions réactionnaires, comme Balzac, et d'idéologues conservateurs.
Cette prise de conscience est accompagnée d'une nouvelle pratique sociale : la
lutte de classe des ouvriers-artisans, des préprolétaires
("sans-culottes", "bras-nus") et des prolétaires contre les
capitalistes, du "Quatrième-Etat" qui émerge progressivement contre
le Tiers-Etat, alors que jusque-là, ce fut la lutte du Tiers-Etat contre la
monarchie, la noblesse et le haut clergé, qui domina la scène politique et
sociale.
L'affaiblissement des monarchies absolues et l'apparition de mouvements
révolutionnaires de masse permettent à diverses couches sociales opprimées
d'exprimer leurs revendications, souvent en s'appuyant sur une interprétation
plus radicale des principes de la démocratie. L'égalité entre individus doit
s'appliquer aux sexes. Ainsi apparaît la "Déclaration des Droits de la
Femme et de la Citoyenne" en pleine révolution française. Elle ne doit
pas permettre de discrimination de caste ou de race: ainsi s'amorce
l'émancipation des Juifs, le mouvement pour l'abolition de l'esclavage,
l'extension du suffrage universel. Enfin, elle implique l'égalité entre les
nations et leur droit a l'autodétermination, d'où l'émergence de mouvements
démocratiques nationaux, notamment en Irlande, en Italie, en Allemagne.
Une réalité économique et une pratique socio-politique nouvelles engendrent
ainsi une interrogation scientifique nouvelle, accompagnée d'idéologies
nouvelles. L'émancipation doit-elle s'arrêter au "citoyen", aux
droits de l'homme juridiques et politiques? Ne doit-elle pas s'étendre au
producteur, à l'exploité, à "l'homme (et a la femme) économique"?
Ainsi, au bout du Siècle des Lumières surgit la question sociale, la question
de l'émancipation économique, et, avec elle, le socialisme en tant que courant
d'idées et que mouvement réel oeuvrant pour cette émancipation.
De l'émergence du mode de production capitaliste à la naissance du machinisme
et de l'usine moderne ; de l'émergence du prolétariat concentré dans les
usines à la lutte de classe prolétarienne élémentaire; des résistances de
peuples colonisés contre les nouvelles formes d'exploitation capitalistes aux
mouvements d'indépendance radicaux (Amérique latine, Irlande, etc.); de
l'apparition, au point culminant des grandes révolutions bourgeoises, de
révolutionnaires qui ne se situent plus exclusivement par rapport aux buts de
la bourgeoisie révolutionnaire, à un début d'articulation d'objectifs
socialistes en faveur du jeune prolétariat; du rationalisme bourgeois radical
à son "dépassement" par des sciences sociales critiques et lucides
qui commencent à dévoiler tous les ressorts secrets de l'histoire et de
"l'ordre social" en général (c'est-à-dire la société divisée en
classes antagonistes, de la propriété privée) sans se limiter à la critique
de l'ordre semi-féodal: voila l'évolution et le contexte historique qui
rendent possible la naissance du marxisme.
Le socialisme, l'idée d'un "retour à l'age d'or", c'est-à-dire à
une société sans classes, sont beaucoup plus vieux que le capitalisme
industriel. Ils sont pratiquement aussi vieux que la société divisée en
classes elle-même. Nous en trouvons les échos dans la poésie antique grecque,
chez les prophètes hébreux, chez les premiers pères de l'Eglise catholique,
chez de nombreux penseurs de la Chine classique et de l'Islam au cours du moyen
âge et dans les grands mouvements idéologiques à partir du 15e siècle, cette
tradition s'étend de plus en plus. Elle est encore confortée par l'existence
de sociétés relativement égalitaires rencontrées par les Européens au cours
de voyages de découvertes ou de campagnes de colonisation.
Le marxisme se situe sans aucun doute dans la foulée de cette vieille et
vénérable tradition de rêve et de combats d'émancipation des pauvres, des
exploités et des opprimés. Il partage avec eux des interrogations, des
protestations, des préoccupations, des révoltes communes. Mais tout ce qui est
spécifique au marxisme ne s'explique en dernière analyse que par ce qui est
nouveau à partir du 18e siècle, et qui est intimement lié à la consolidation
du mode de production capitaliste par la révolution industrielle : l'apparition
définitive du prolétariat en tant que classe sociale fondée sur le travail
salarié; la prise de conscience radicale de la '"question sociale"
née de l'antagonisme social nouveau: celui du Capital et du Travail salarié.
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