EN
1885, la direction de la social-démocratie allemande décida de
fonder une revue théorique, intitulée «Die Neue Zeit». Son rédacteur
en chef était Karl Kautsky ; son éditorialiste devint
rapidement Franz Mehring. D'abord revue mensuelle, elle fut
transformée en hebdomadaire en 1891. Pendant un quart de siècle,
elle joua la fonction d'organe théorique et politique du
marxisme international. Car, d'abord dans toute l'Europe, puis
dans le reste du monde où le mouvement socialiste s'implanta,
la Neue Zeit fut considérée comme le porte-parole de Frédéric
Engels et de l'aile marxiste de la IIe Internationale dirigée
par le SPD allemand, avant tout par Bebel et Kautsky,
collaborateurs et amis de Frédéric Engels.
Dans
toute l'histoire du mouvement ouvrier, aucun autre organe de
presse n'a pu rendre de tels services au prolétariat mondial et
à son avant-garde révolutionnaire que ceux rendus par la Neue
Zeit.
Ces
services furent d'abord d'ordre théorique. Il aurait suffi de
mentionner le fait que les lettres de Marx et d'Engels rassemblées
sous le titre de Critique du Programme de Gotha, furent d'abord
publiées dans la Neue Zeit, pour que la place de cette revue
dans l'histoire du marxisme soit déjà assurée une fois pour
toutes. Mais sa contribution au développement du marxisme est
bien plus riche.
L'apport
de la Neue Zeit
C'est
dans les pages de la Neue Zeit que furent publiées les premières
contributions d'économistes à la théorie marxiste des crises
(y compris, soit dit en passant, à la théorie des «ondes
longues»), à la théorie de l'impérialisme, à la théorie de
la monnaie (voir le fameux débat triangulaire entre Kautsky,
Hilferding et Eugène Varga). C'est dans les pages et les «Cahiers
annexes » (Beihefte) de la Neue Zeit que parurent les premières
applications remarquables du matérialisme historique à
l'ethnologie, à la critique et à l'histoire de la littérature
et des arts, à l'histoire militaire, à l'histoire des révolutions
bourgeoises, à celle de la naissance du capitalisme moderne. Il
y a plus de mille fascicules de Neue Zeit de la belle époque.
La richesse de leur contenu reste inégalée et encore en bonne
partie inconnue des lecteurs qui ne connaissent pas l'allemand,
car ces matériaux n'ont pour la plupart guère été traduits.
Cette
revue eut également un rôle plus directement politique. C'est
dans la Neue Zeit que se déroula une partie non négligeable du
combat entre la droite réformiste de la IIe Internationale
(dirigée par Bernstein) et la gauche unie de l'époque, dirigée
par Kautsky, Bebel et Rosa Luxemburg. C'est dans la Neue Zeit
que Rosa mena son grand combat contre le millerandisme (la
participation ministérielle) en France, et contre la déviation
réformiste du POB belge. C'est dans la Neue Zeit qu'eut lieu
une controverse extrêmement profonde autour de la révolution
russe de 1905, qui amenèrent Kautsky et Rosa Luxemburg à deux
doigts de la stratégie de Trotsky de la révolution permanente.
C'est
dans la Neue Zeit que se livrèrent les grands combats théorico-politiques
contre le «marxisme légal » russe des Strouvé et
Tougan-Baranovsky, combats inspirés par Plekhanov, Lénine et
Martov. C'est dans la Neue Zeit que se constitua un premier
noyau de gauche du POB belge, autour de Louis de Brouckère et
d'Henri de Man. C'est dans la Neue Zeit que le pro-colonialisme
honteux de l'extrême droite réformiste autour du Hollandais
Van Kol et de l'Allemand Schippel fut battu en brèche. C'est
dans la Neue Zeit que le problème posé par les petites
nationalités opprimées de l'Empire austro-hongrois et le problème
du nationalisme polonais sont soumis à une analyse critique.
C'est
encore dans la Neue Zeit qu'on trouve les premières analyses
marxistes de la révolution en Orient, notamment de la révolution
iranienne de 1909, de la révolution chinoise de 1911, du crépuscule
de l'Empire ottoman. On pourrait allonger la liste. Elle témoigne
en tout cas du caractère de la revue en tant qu'instrument d'un
marxisme militant, d'un marxisme engagé dans la lutte de classe
à l'échelle internationale, d'un marxisme qui ne se replie guère
vers la «recherche théorique pure», même s'il ne dédaigne
point les sujets les plus compliqués et les tâches théoriques
les plus ardues.
Ce
double caractère de la Neue Zeit apparut dès sa transformation
en hebdomadaire. Engels, qui fut d'abord sceptique à ce propos
- il avait connu trop de déboires avec les organes de presse
qui ne survécurent pas à la première bourrasque et il appréciait
fortement la continuité - en fut par la suite l'avocat le plus
enthousiaste. Il n'hésita pas à écrire qu'il attendait chaque
semaine avec impatience l'arrivée de la Neue Zeit pour lire l'éditorial
de Franz Mehring.
Mais
cette transformation traduisait elle-même un fait
organisationnel : le renforcement de la social-démocratie
allemande, de sa puissance militante, financière et politique.
Elle correspondait à un besoin politique concret : orienter et
éduquer chaque semaine plusieurs milliers de cadres politiques
engagés dans le combat quotidien. Elle jouait par ailleurs un
autre rôle, que ses fondateurs n'avaient pas entièrement prévu,
celui de fournir une base de réflexion théorique commune et
d'homogénéiser le courant marxiste au sein de maints pays où
existaient déjà des sections de la IIe Internationale. Lénine
n'a jamais caché ce qu'il devait à ce propos à Kautsky et à
la Neue Zeit, - même si c'est dans cette revue que parut la
critique la plus sévère de « Que faire? » à
savoir l'article « Problèmes organisationnels de la
Social-démocratie russe » de Rosa Luxemburg.
Trois
périodes
Parce
que la Neue Zeit fut intimement liée à un projet politique et
organisationnel, à savoir la construction du SPD et de la IIe
Internationale sous la houlette de l'équipe de Bebel, dont
Kautsky fut le théoricien principal, son histoire se confond
avec celle du « centre marxiste » de ce parti, qui fut marqué
par trois périodes.
La
première va de sa fondation jusqu'en 1908, atteignant son point
culminant au lendemain de la révolution russe, et de la grève
générale pour le suffrage universel que celle-ci suscita en
Autriche. C'est l'âge d'or de la Neue Zeit, sa belle époque.
Elle échoue sur la position centriste adoptée par Kautsky à
l'égard de la question de la prise du pouvoir en Allemagne
(controverses avec la direction du parti au sujet de sa brochure
« Der Weg zur Macht » (Le chemin du pouvoir), qu'il
accepta de censurer lui-même, puis à l'égard de l'agitation
en faveur de la grève politique de masse que Rosa Luxemburg déclencha.
La
deuxième va de 1908 à 1914-15, pendant laquelle la Neue Zeit
occupe une position centriste entre la droite réformiste dirigée
par Ebert, Scheidemann et la gauche révolutionnaire dirigée
par Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et Clara Zetkin. La gauche
garde d'ailleurs un pied dans la maison, car l'éditorialiste
Franz Mehring lui est acquis. Les articles de Rosa continuent à
être publiés, fût-ce suivi de réponses de Kautsky. Ce
dernier chancelle sur chaque terrain politique et théorique
comme l'indiquent les débats publiés dans la Neue Zeit
Il
perd pied dans la question de l'impérialisme, allant jusqu'à
prédire l'impossibilité de la guerre par suite de «
l'ultra-impérialisme », dans un article qui paraîtra au
lendemain de l'éclatement de la première guerre mondiale. Il
perd pied dans la question de la guerre, où il reste largement
passif devant la honteuse capitulation des réformistes, à
commencer par la majorité de la direction du SPD, devant la
guerre impérialiste en août 1914, capitulation exprimée par
le vote des crédits de guerre.
Il
est vrai qu'il manifeste des velléités d'opposition en
appuyant dès 1915 la minorité centriste de la direction du
parti autour de Hugo Haase, qui finira par rompre avec le SPD en
1916 et par fonder l'USPD. Mais ce sera l'occasion pour la
direction du parti de l'éliminer en tant que rédacteur en chef
de la Neue Zeit, et de lui substituer le principal théoricien
de la droite réformiste, Cunow.
Ainsi
commence la troisième période de la Neue Zeit, qui ne durera
que quatre ans. Au lendemain de la révolution de 1918-1919, la
Neue Zeit est sabordée par la direction du SPD. Un « parti de
gouvernement » (en coalition avec la bourgeoisie), un parti
engagé dans la reconstruction du capitalisme, n'a que faire
d'un organe théorique à filiation et à prétention marxiste
ou marxisante, fût-il devenu totalement révisionniste. Plus
tard, le SPD publiera encore pendant une décennie la revue
« Die Geselischaft », pâle substitut de la Neue
Zeit, même révisionniste, revue rédigée par Rudolf
Hilferding et qui sombrera dans la victoire du fascisme (à la
veille de laquelle Hilferding, répétant l'exploit de Kautsky
de 1914, affirmera qu'Hitler ne pourra pas prendre le pouvoir).
Le
déclin et la chute de la Neue Zeit reflétèrent plus que le déclin
du SPD en tant que force objectivement socialiste. Car l'effort
de la gauche marxiste allemande de lui substituer la revue Die
Internationale, fondée par Rosa Luxemburg en 1915, puis
transformée en organe théorique officiel du jeune KPD dès
1919, n'aura une réelle vitalité que durant quelques années.
Malgré la présence au sein du KPD de théoriciens brillants
dont Levi, Thalheimer et Korsch sont les plus connus à l'étranger,
Die Internationale n'arrivera jamais aux chevilles de la Neue
Zeit. Ce ne fut pas seulement le résultat de pressions
terribles exercées par l'actualité de la révolution en
Allemagne, la priorité accordée de ce fait aux problèmes
tactiques, la gravité des luttes fractionnelles. Cela refléta
un tournant de l'histoire; le centre de gravité du courant
marxiste révolutionnaire s'était déplacé hors de
l'Allemagne. Peut-être l'assassinat de Rosa Luxemburg et de ses
plus proches collaborateurs, Liebknecht, Jogiches, Leviné;
ainsi que la mort de Mehring et celle, plus tard de Levi, y
furent-ils quand même pour quelque chose.
De
nouveaux centres de gravité
Le
centre de gravité de courant marxiste révolutionnaire se
trouva manifestement dès février 1917 en Russie. La montée de
la révolution, l'essor du Parti bolchevique, la victoire
d'octobre, la fondation de la IIIe Internationale dont le siège
était à Moscou, sa transformation lors du deuxième congrès
en 1920, après lequel elle se rallia des partis de masse dans
une dizaine de pays, son extension vers l'Asie, avant tout la
Chine et l'Inde, firent des marxistes résidant en Russie les
principaux artisans de la réaffirmation et du développement du
marxisme pendant plusieurs années. La revue « Internationale
communiste », secondée par la « Correspondance »
russe, puis par « Inprecor », jouèrent alors un rôle
analogue à celui de la Neue Zeit. Rédigée pour l'essentiel
par Zinoviev et Radek, appuyée par de nombreuses contributions
de Lénine et de Trotsky, ainsi que par des collaborateurs étrangers
de valeur comme Souvarine, (dont le « Bulletin communiste »
compléta souvent les publications de Moscou), Victor Serge, les
principaux communistes allemands et italiens, la presse de l'IC
dé-ploya un effort d'analyse et de formation marxistes
prodigieux.
Mais
cette profusion dura moins de dix ans. Bientôt, le reflux de la
révolution internationale, la bureaucratisation du Parti
bolchevique s'étendant rapidement à celle de l'IC, transformèrent
ces organes en de simples instruments de la fraction
stalinienne, à fins de déformation théorique et de désinformation
politique. La destinée tragique de la deuxième révolution
chinoise en 1927, puis la défaite encore plus tragique du prolétariat
allemand de 1933, scellèrent définitivement le sort de cette
Internationale dégénérée. C'est en vain que Léon Trotsky et
l'Opposition de Gauche s'efforcèrent de maintenir la tradition
marxiste révolutionnaire grâce au « Bjuletin Oppositsii »
(le Bulletin de l'Opposition). L'assise organisationnelle trop
étroite, puis l'assassinat des cadres de l'Opposition dans la
terreur stalinienne allait détruire ce qui subsistait de la
continuité léniniste en Union soviétique.
Un
moment, il pouvait sembler que le centre de gravité du courant
marxiste allait se déplacer vers les Etats-Unis. La revue
« New International », puis « Fourth
International », put maintenir la continuité sinon au
niveau de la Neue Zeit du moins à celui de « Die
Internationale », du « Bulletin communiste »
ou du « Bjuletin Oppositsii » pendant près de deux
décennies. Encore une fois, cette traversée de l'Atlantique ne
fut pas simplement l'expression d'un projet
politico-organisationnel inspiré par James P. Cannon, fondateur
du mouvement trotskyste aux Etats-Unis. Elle exprima la montée
du prolétariat des Etats-Unis, dans les grandes grèves de
1934-1937, puis de 1945-1946. Mais cet essor fut limité dans le
temps, brisé par l'absence de débouché politique, ce qui
inaugura un long déclin à partir du vote de la loi
Taft-HartIey, de la guerre froide et du Maccarthysme. La
scission au sein de la IVe Internationale, en 1953, en fut le
sous-produit et sapa la créativité, sinon la continuité, de
cette branche du courant.
La
seule revue théorique marxiste qui a su survivre pendant plus
de vingt ans avec un contenu fort riche est la « New Left
Review » de Londres. Du point de vue théorique, elle représente
ce qu'il y a eu de plus valable depuis la Neue Zeit, mais du
point de vue théorique seulement. C'est que ses déficiences
politiques sont évidentes, elles découlent du fait que
contrairement à la Neue Zeit et à ses divers successeurs, elle
n'est pas liée à un projet politico-organisationnel précis :
la construction d'un parti d'avant-garde de la classe ouvrière.
C'est
donc en langue française que la tradition marxiste révolutionnaire
a finalement été la plus constante : du « Bulletin
communiste » à travers l'organe de l'Opposition « Lutte
de classe », jusqu'à la jeune Quatrième Internationale
de 1936-1939, débouchant sur « Quatrième Internationale »
publiée clandestinement sous l'occupation nazie et sur la
« Quatrième Internationale » publiée légalement
depuis 1946. Cela fait plus d'un demi-siècle depuis « Lutte
de classe » lancée en 1929, un demi-siècle interrompu
plusieurs fois par les déboires du mouvement trotskyste en
France, les aléas des défaites ouvrières, les faiblesses
organisationnelles et financières.
La
modestie de la production théorique est évidente par rapport
à la Neue Zeit. L'analyse politique est plus impressionnante,
avant tout grâce aux contributions de Trotsky pendant les années
1930. Mais un bilan objectif permet de confirmer que la
continuité de l'analyse et du développement marxistes, face à
tant d'événements nouveaux et imprévus et face à l'aridité
et la pauvreté théorique des partis communistes et des partis
socialistes a été en gros maintenue, que ce soit sur l'analyse
du fascisme et du stalinisme ou bien sur les révolutions
coloniales, la révolution anti-bureaucratique dans les pays de
l'Est, l'essor du mouvement ouvrier et révolutionnaire en Amérique
latine, ou encore la prévision et l'analyse de la crise de Mai
1968 et celles de la crise capitaliste actuelle.
|