A
la fin de la deuxième guerre mondiale, un mythe s’est trouvé
largement répandu : la classe ouvrière allemande
n’aurait pas résisté au fascisme. Elle aurait, dans sa
majorité, appuyé Hitler.
Ce
mythe a la vie dure. Sa fonction est évidente :
culpabiliser la classe ouvrière pour les crimes commis par
d’autres : le financement d’Hitler par le Grand Capital ;
la politique criminelle de division ouvrière perpétrée par
Staline. Le but était aussi pratique : justifier la
division de l’Allemagne décidée à Yalta et à Potsdam ;
justifier le démantèlement de l’industrie de la Ruhr prônée
conjointement par Staline et une grosse fraction de la
bourgeoisie européenne et américaine.
1
million de prisonniers politiques allemands
La
réalité a été bien différente. La capitulation sans combat,
devant Hitler, des dirigeants du SPD, du KPD et des syndicats, a
certes désorienté les travailleurs allemands. Leur confiance
dans leur propre force en a été ébranlée. La terreur nazie
leur a infligé des coups terribles. L’absence de perspectives
– la conviction qu’Hitler règnerait longtemps – y a
contribué notablement. Mais tout cela n’a pas transformé la
masse d’ouvriers socialistes et communistes en suppôts actifs
ou passifs des nazis. Cela a donné simplement à leur
opposition au nazisme un caractère plus éclaté, plus
ponctuel, moins public et massif.
Cette
opposition a été un fait incontestable, aujourd’hui
prouvé par d’innombrables documents. Sa manifestation la plus
éclatante s’est réalisée au sein des usines. Les nazis
avaient créé des groupes d’entreprises appelés NSBO.
Ceux-ci vont constituer la base d’un pseudo-syndicat d’Etat,
jaune, le Front du Travail Allemand, auquel salariés et patrons
devront s’affilier d’office.
Après
la consolidation de la dictature nazie, les nazis ont risqué le
coup. Ils ont permis l’élection normale des conseils
d’entreprise, sur la base de la vieille législation de la République
de Weimar. Le résultat a été spectaculaire. Les candidats de
la NSBO n’ont obtenu que 10% des voix. Le reste est allé aux
anciens syndicalistes libres. La leçon a été concluante. Il
n’y a plus eu d’élections sociales sous le IIIe Reich.
La
terreur nazie qui, pendant la deuxième guerre mondiale, s’est
abattue sur les populations des pays occupés (pratiquement
toute l’Europe sauf les pays « neutres »), contre
les Juifs, les Tziganes, etc., avait débuté par des
actions massives contre les masses populaires allemandes.
L’immense majorité de ceux qui ont été internés dans les
premiers camps de concentration de Buchenwald, Dachau,
d’Orianenburg et d’ailleurs, étaient des militants
antifascistes allemands : communistes, communistes
dissidents (camarades du SAP, brandlériens, trotskystes, etc.),
sociaux-démocrates, syndicalistes. Après le déclenchement de
la guerre, cette vague de terreur contre les adversaires
allemands des nazis s’est amplifiée.
Au
total, le nombre de prisonniers politiques allemands condamnés,
arrêtés ou internés par les nazis entre 1933 et 1945 s’est
élevé à un million, chiffre très supérieur,
proportionnellement, à celui de n’importe quel pays occupé.
Ce chiffre inclut de nombreux soldats. Les nazis ne s’y sont
d’ailleurs pas trompés. Dans les rapports secrets de la
Gestapo destinés aux chefs nazis et qui ont été récemment
publiés, les récriminations et manifestations d’opposition
ouvrière reviennent comme thème central. On constate que dans
les usines de munitions le rendement des ouvriers allemands
(devenus minoritaires vu leur envoi massif au front), était
souvent inférieur à celui de la main-d’œuvre étrangère,
qu’on accusait pourtant de saboter ouvertement la production.
L’épopée
des socialistes révolutionnaires (RS) autrichiens
En
Autriche, la classe ouvrière était moins désemparée qu’en
Allemagne, suite à la résistance héroïque du Schutzbund, le
6 février 1934. La terreur clérico-fasciste, sous Dolfuss et
Schussnig, bien que réelle, était moins dure que celle des
nazis. Pour ces deux raisons, la résistance ouvrière a été
beaucoup plus massive et plus ouverte en Autriche qu’en
Allemagne.
La
majorité des cadres socialistes et syndicalistes ont réussi à
organiser un parti clandestin couvrant pratiquement toutes les
grandes entreprises et tous les quartiers ouvriers du pays. Il
s’est donné une structure semblable à celle des bolchéviques
clandestins en Russie sous le tsarisme. L’organisation
s’appelait Révolutionäre Sozialisten, RS. Elle a bénéficié
d’une popularité et d’un impact immenses avec une presse
clandestine lue par toutes et tous. La direction de la vieille
social-démocratie, émigrée à Prague, s’était inclinée
devant le fait accompli. Elle a reconnu la légitimité du
nouveau parti et de sa direction issue de la clandestinité.
De
la résistance comme parti clandestin, les RS sont passés petit
à petit à des manifestations publiques, notamment le 1er
Mai, les 6 février et les jours de commémoration de l’exécution
des héros du Schutzbund tels que Koloman Wallish, puis à des
actions revendicatives et à des grèves. Lorsqu’à éclaté
la crise politique au début de 1938, celle qui allait conduire
à l’annexion de l’Autriche (l’Anschluss) par
l’Allemagne, la force des RS est apparue au grand jour. Ils
ont négocié publiquement avec le chancelier-dictateur
Schussnig leur légalisation. Ils ont convoqué un congrès
de délégués de toutes les entreprises de Vienne pour préparer
la grève générale. Mais la capitulation du gouvernement
Schussnig devant les nazis, de nouveau sans combat, allait démanteler
cette résistance impressionnante.
Le
coup de clairon de Guadalaraja
Le
fascisme italien arrivé au pouvoir en 1922 ayant éliminé
toute opposition légale dès 1926, avait eu plus de temps pour
consolider sa dictature que les fascistes allemand et
autrichien. La classe ouvrière était restée sans perspectives
politiques pendant une décennie. La vague chauvine provoquée
par la guerre de Mussolini contre l’Ethiopie avait contribué
à affaiblir la résistance anti-fasciste. Mais les choses ont
changé en 1936. La reprise économique, l’embauche massive
dans les entreprises d’Italie du Nord, ont rendu confiance aux
travailleurs. Des grèves ont éclaté. Puis est venue la
riposte victorieuse des ouvriers espagnols, en juillet 1936, au
coup d’Etat militaro-fasciste. Elle a eu des répercussions
profondes en Italie, plus sans doute que dans d’autres pays
d’Europe.
C’est
par milliers que les antifascistes italiens se sont enrôlés
dans les Brigades Internationales. Ils ont constitué la Brigade
Garibaldi. Puis le miracle s’est produit. En février 1937, la
Brigade Garibaldi a mis en déroute devant Madrid, à
Guadalaraja, une division régulière de l’armée fasciste
italienne. La résonance en Italie a été immense. La classe
ouvrière a repris espoir. La résistance s’est amplifiée.
Pour la première fois depuis 1926, la chute de Mussolini est
devenue une perspective possible à court terme. Tout dépendait
de l’issue de la guerre civile en Espagne.
En
étranglant la révolution sociale, staliniens et sociaux-démocrates
ont rendu inévitable la victoire de Franco. Ils ont ainsi détruit
une occasion unique pour en finir avec Mussolini, voire avec
Hitler.
Petit
détail, mais qui en dit long sur la manière dont le sort de
l’Europe était en suspens pendant ces années fatidiques. La
veuve du dirigeant du KPD allemand Heinz Neumann, tué par
Staline en 1937 (elle-même avait été livrée par Staline aux
nazis), raconte dans ses mémoires qu’avant 1936, Neumann se
trouvait à Barcelone, en mission pour l’Internationale
Communiste, lorsque le port a été paralysé par une grève
ouvrière. Neumann a distribué de sa propre initiative un tract
aux matelots d’un cargo allemand qui se trouvait dans le port,
les appelant à se solidariser avec les dockers. A la surprise générale,
à commencer par celle des dirigeants staliniens, les matelots
allemands sont effectivement partis en grève. Bien d’autres
choses auraient pu se produire, si les travailleurs espagnols et
français avaient pris le pouvoir en 1936...
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