C'est en 1894, neuf ans après la fondation du
Parti ouvrier Belge (POB) en 1885 que la social-démocratie de ce
pays se dota finalement d'un programme, appelé Déclaration ou
Charte de Quaregnon, d'après le nom de la cité boraine où se
tint son congrès cette année-là. Ce programme est toujours en
vigueur pour le PS et le SP, bien que l'immense majorité de ses
adhérents en ignore jusqu'au texte et qu'il a cessé depuis des
décennies d'inspirer l'action de ses dirigeants et de ses
mandataires.
CONFLUENCES ET COMPROMIS
Le POB est né d'une confluence entre le premier
parti social-démocrate belge, qui s'appela Parti Socialiste
Belge (créé en 1879), et des organisations ouvrières de base
syndicales, mutuellistes et électorales (notamment les Ligues
Ouvrières constituées dans l'agglomération bruxelloise en vue de
participer aux élections communales).
La distinction entre les deux courants ne
concernait pas la composition sociale. Le PSB avait même inclut
un point dans ses statuts affirmant que seuls des salariés
pouvaient en faire partie. Il se méfiait fortement de
l'affluence de bourgeois et de membres des professions
libérales. La distinction était doctrinale.
Les militants du PSB - tout au plus un millier,
dont la majorité des Flamands, surtout Gantois - insistèrent sur
leur qualité de socialistes. Les associations ouvrières étaient
plus modérées, craignant que la masse serait terrifiée par le
nom de « socialiste ». La fusion s'effectua finalement sous le
nom de Parti Ouvrier Belge. Mais elle rassembla moins de 20.000
adhérents, surtout en Flandre, à Bruxelles, dans la région du
Centre, et à Verviers. A Liège, à Charleroi et au Borinage, où
se trouvait pourtant le gros de l'industrie et du prolétariat,
le nombre des adhérents resta infime.
Lié au compromis sur le nom du parti, il y avait
également un compromis entre trois courants de doctrine. Les
socialistes flamands qui avaient dominé le PSB étaient surtout
influencés par la social-démocratie allemande. Le premier
programme du PSB, rédigé par le Gantois Van Beveren, était une
simple traduction du programme de Gotha du SPD, lui-même fruit
d'un compromis entre le courant marxiste et le courant des
partisans de Lassalle.
Les socialistes de Verviers, les seuls à
conserver une organisation solide en Wallonie après
l'effondrement de la Ie Internationale, étaient
anarcho-syndicalistes, de forte inspiration proudhonienne. A
Bruxelles prédomina l'influence de César De Paepe, collectiviste
à mi-chemin entre Marx et Proudhon.
Ces différences de doctrine avaient des
implications politiques précises. Les Verviétois et une partie
des Bruxellois répugnèrent à l'action politique, et notamment à
la participation aux élections. Ceux des Bruxellois qui y
étaient favorables (notamment Louis Bertrand et les Ligues
Ouvrières) acceptèrent la participation aux listes
libérales-bourgeoises. Les Flamands prônaient l'action politique
indépendante de la classe ouvrière. Les premiers candidats
socialistes ouvriers n'obtinrent d'ailleurs que quelques
centaines de voix sous le régime du vote censitaire, environ 3%
du total des électeurs dans les arrondissements visés (moins de
1% du total des électeurs du pays).
Quant à l'emploi de l'action directe - y compris
la grève générale - elle était surtout prônée par les Verviétois
mais relayée plus tard par les Borains sous l'influence d'Alfred
Defuisseaux, le plus impressionnant des premiers agitateurs
socialistes belges (son cathéchisme du peuple allait être
diffusé à plus de 200.000 exemplaires).
SUFFRAGE UNIVERSEL ET GREVE GENERALE
Au cours de ses neuf premières années
d'existence, le POB connut une croissance de plus en plus
accélérée, qui le transforma d'un groupe de propagande
socialiste en un véritable parti de masse. Trois événements
capitaux déterminèrent ce progrès :
1) Les grandes grèves de 1886, surtout dans le
Hainaut et à Liège. Ces grèves éclatèrent sous l’influence de la
crise économique qui avait provoqué une baisse des salaires
allant jusqu'à 30. Mais au-delà de cette cause immédiate, ce fut
un demi-siècle de frustrations, d'oppressions, d'humiliations,
d'indignités dans tous les domaines de la vie sociale (de
l'exclusion du droit de vote au système de l'armée dont les
riches pouvaient se dégager; des servitudes de l'alcoolisme
encouragé par la bourgeoisie à la tyrannie des propriétaires des
logements) contre lesquelles les travailleurs entrèrent en
rébellion. La répression de l'Etat bourgeois fut des plus dures.
Il y eut des dizaines de morts. Lorsque éclatèrent les grèves
violentes, les travailleurs du Hainaut et de Liège étaient
inorganisés. Après cette expérience, ceux du Hainaut
s'organisèrent massivement. Ils occupèrent dès lors la place
prédominante au sein du mouvement ouvrier belge organisé, place
qu'ils allaient conserver, liés aux Gantois, jusqu'en 1914, et
avec les Gantois et Anversois jusqu'en 1936. Ce n'est qu'à
partir de cette date que le mouvement ouvrier liégeois allait
progressivement les remplacer comme la « division de fer » de
notre classe ouvrière.
2) L'emploi de la grève générale comme arme de
combat politique. Le compromis de 1885-86 aboutit à ce résultat
remarquable qui allait marquer toute l'histoire du mouvement
ouvrier belge: Verviétois et Hennuyers abandonnèrent leur
résistance à la participation électorale, mais Flamands et
Bruxellois abandonnèrent leur résistance à l'emploi de l'action
directe comme moyen de lutte politique. Il en résulta l'adoption
de l'arme de la grève générale comme moyen de conquérir le
suffrage universel. Il en résulta la grande tradition de nos
grèves générales, celles de 1893, de 1902, de 1913, (la menace
de grève générale de 1918-1919), de 1936, de 1950 et de 1960-61.
Rosa Luxembourg, pourtant fort critique à l'égard du POB en
général, n'en fit pas moins un modèle d'action pour tout le
mouvement ouvrier européen, qu'elle invita à « parler belge ».
Le résultat en fut spectaculaire: utilisation de la grève
générale au cours de la révolution russe de 1905 et pour la
conquête du suffrage universel en Autriche, la même année.
3) La « percée » électorale de 1893. Sous la
pression de la grève générale de 1893, la bourgeoisie se divisa.
La majorité la plus souple, tant du côté catholique que du côté
libéral (et avec un appui discret de Léopold II) opta en faveur
du suffrage universel plural: chacun aura une voix ; mais les
bourgeois en auraient 2 ou 3, contre une seule pour l'ouvrier.
Grâce à ce compromis pourri, le règne politique du parti
catholique allait se stabiliser pendant un quart de siècle. Mais
pour le jeune POB, ce fut un triomphe: trois cent mille voix
(quelque 25% du corps électoral), vingt-neuf députés élus d'un
seul coup, seulement en Wallonie il est vrai (il faut attendre
les élections de 1900 pour obtenir des élus à Gand, à Anvers et
à Louvain)
LE CONTENU DE LA CHARTE DE QUAREGNON
On retrouve l'écho de tous ces événements dans
la Charte de Quaregnon. Celle-ci est résolument anticapitaliste.
Elle dénonce « la concentration des capitaux entre les mains
d'une seule classe (qui) constitue la base de toutes les autres
formes de domination ». Elle affirme que le régime capitaliste
est incapable d'assurer le droit à la jouissance des richesses
en général et des moyens de production en particulier à
l'humanité toute entière et donc « la plus grande somme possible
de liberté et de bien-être » à tout être humain.
Elle est d'inspiration marxiste dans la mesure
où cet anticapitalisme se cristallise dans la constatation que
le régime capitaliste implique l'existence de deux classes
opposées, la bourgeoisie et la classe ouvrière et que
l'émancipation des travailleurs n'est possible que par la
construction d'une société sans classes. Ce but à atteindre sera
réalisé grâce à l'appropriation collective des moyens de
production et le dépérissement de l'Etat, qui doit se
transformer en administration de choses (la formule est une
citation directe de Frédéric Engels) au lieu d'être un
instrument de contrainte sur les hommes.
La Charte est aussi résolument internationaliste
qu'elle est anticapitaliste, puisqu'elle proclame que le POB «
se considère comme le représentant non seulement de la classe
ouvrière mais de tous les opprimés sans distinction de
nationalité, de culte, de race ou de sexe ». Elle y ajoute tout
de suite: « Les socialistes de tous les pays doivent être
solidaires, l'émancipation des travailleurs n'étant pas une
œuvre nationale, mais internationale ».
L'inspiration marxiste est cependant moins
générale que dans le programme. d'Erfurt, adopté l'année
précédente - en 1893 - par la social-démocratie allemande, et
dont Engels avait en quelque sorte supervisé la rédaction. Il
emprunte aux « possibilistes », l'aile modérée des socialistes
français que Jean Jaurès incarnera, un accent mis sur les
transformations morales. Il emprunte à la pratique l'accent mis
sur la constitution des « associations libres », surtout
coopératives et mutuellistes.
L'influence marxiste sur la doctrine du POB se
précisera avec le rôle prédominant joué dans ce parti par Emile
Vandervelde et Louis De Brouckère (auxquels il faut joindre
celui d'Henri De Man jusqu'en 1914, c'est-à-dire pendant la
période où il dirige la gauche du parti ensemble avec de
Brouckère). Mais elle restera superficielle et déclamatoire. La
pratique est dès le départ nettement réformiste sous le poids
des coopératives dirigées par Anseele et des syndicalistes très
modérés.
L'action parlementaire vise surtout le vote de
lois sociales. Cette pratique réformiste se reflète dans le fait
que le congrès de Quaregnon de 1894 laissa les fédérations
socialistes libres de conclure des cartels électoraux avec les
libéraux bourgeois. Ceux-ci furent réalisés d'abord à Liège,
dans le Namurois et dans la province du Luxembourg, puis un
moment aussi à Gand, finalement surtout dans le Luxembourg et le
Limbourg, ces deux forteresses du cléricalisme.
LA FIN ET LES MOYENS
La base ouvrière du POB en a fait - et en fait
encore - un parti plus étroitement intégré en milieu prolétarien
que la plupart des partis sociaux-démocrates d'Europe. Le seul
équivalent est celui du Labour Party britannique et du PS
autrichien. La pratique des grèves générales correspond à une
combativité historiquement exceptionnelle de la classe ouvrière
belge.
La Charte de Quaregnon, maintenue
jusqu'aujourd'hui comme programme officiel par le PS/SP fait de
la social-démocratie belge la seule avec le Labour britannique
qui continue à réclamer la propriété collective des moyens de
production et qui ne prône pas une vague « économie mixte » qui
n'est qu'une économie capitaliste s'appuyant sur une
intervention croissante de l'Etat bourgeois en vue d'assurer
moins de fluctuations économiques.
La grande faiblesse de la Charte, à côté de ses
mérites - la clarté du but formulé de manière succinte et
facilement compréhensible par les masses - c'est l'absence d'une
délimitation des moyens. La Charte se contente de dire : « Les
travailleurs doivent combattre par tous les moyens qui sont en
leur pouvoir et notamment par l'action politique, le
développement des associations libres et l'incessante
propagation des principes socialistes ».
« L'incessante propagation des principes
socialistes » a été abandonnée depuis longtemps. L'éducation
ouvrière - quand elle a lieu, ce qui est de plus en plus rare -
se réduit à l'enseignement des lois sociales. Les « associations
libres » sont en dépérissement en ce qui concerne les
coopératives et la presse, en recul quant aux mutuelles. Quant
aux syndicats, ils sont de plus en plus indépendants du PS.
L'action politique s'est réduite progressivement à l'action
parlementaire et électoraliste, elle-même soumise aux
contraintes de la participation ministérielle, devenue un fait à
partir de 1914. Celle-ci domine la social-démocratie depuis
cette date. Elle l'a intégré dans l'Etat bourgeois. Elle a été
une énorme source de corruption, transformant le PS/SP en un
parti-clientèle pour cabinets ministériels et mandats communaux
et para-étatiques de toutes sortes.
Ainsi, l'énorme potentiel de combat des grèves
de masse, qui reste présent dans le mouvement ouvrier et la
masse salariée de ce pays, a été régulièrement dissipé vers
cette voie de garage. Pendant des phases de prospérité
capitaliste, les travailleurs en ont profité pour obtenir des
avantages matériels appréciables. Mais dans des phases de crise
capitaliste (comme entre 1929 et 1939, et depuis 1973) ils se
sont trouvés gravement handicapés dans la défense du pouvoir
d'achat, de l'emploi et de la sécurité sociale.
Telle qu'elle est, la Charte de Quaregnon reste
un programme valable pour indiquer le but à atteindre:
l'émancipation des travailleurs par l'abolition de la société
bourgeoise; la construction d'une société sans classe se fondant
sur la propriété collective des moyens de production. Il
faudrait tout au plus y ajouter : gérés par les travailleurs
eux-mêmes.
LE COMPLEMENT NECESSAIRE
Mais elle doit être complétée par un programme
de revendications transitoires qui indiquent succintement
comment sortir de l'impasse dans laquelle le socialisme belge
s’est fourré depuis des décennies et que Camille Huysmans avait
signalée dès 1910 : son incapacité à modifier fondamentalement
la société capitaliste malgré toutes ses réalisations
partielles.
Ces revendications transitoires - qu'on appelle
dans notre pays les réformes de structure anticapitalistes - ont
été maintes fois énumérés par les socialistes et les
syndicalistes les plus combatifs: l'expropriation du Grand
Capital; le contrôle ouvrier; la prise en main par les citoyens
eux-mêmes d'une bonne partie de l'administration publique; le
désarmement de la bourgeoisie, la milice populaire généralisée;
la planification économique démocratique, - avec pluralisme de
partis et de projets basée sur l'autogestion des travailleurs.
La voie pour y arriver, c'est celle de l'action
directe, partant de la défense des intérêts immédiats des
travailleurs. L'action électorale et parlementaire, ainsi que la
propagande et l'éducation socialistes incessantes, doivent
l'appuyer, sans jamais se substituer à elle. L'action directe,
cela signifie: grèves de masse; grèves générales ; grèves
générales avec occupation des entreprises; grèves générales
actives, c'est-à-dire avec remise en marche des entreprises sous
la direction des grévistes et dans l'intérêt des travailleurs;
création de conseils des travailleurs et de quartier à partir de
comités de grèves et d'assemblées démocratiques de grévistes;
émergence d'un pouvoir des travailleurs s'opposant au pouvoir de
l'Etat bourgeois.
L'expérience du mouvement ouvrier belge, de 1893
et de la Charte de Quaregnon jusqu'à la grève de 1960-61 et aux
grèves des services publics de 1984, démontre clairement que ce
programme, que cette orientation, qui, traduit dans les
conditions historiques de la Belgique, l'idée de « Révolution
sociale », de « révolution socialiste », loin d'être un « rêve
sectaire », correspond à la réaction instinctive et spontanée de
centaines de milliers de travailleurs de notre pays, chaque fois
que les événements les obligent à chercher à prendre leur sort
entre leurs propres mains. |