Le
camarade Pierre Frank est mort le mercredi 18 avril dernier, au
matin. Il était âgé de 78 ans et avait consacré une
soixantaine d'années à militer dans les rangs du mouvement
ouvrier. Un dernier hommage lui sera rendu lors de son incinération
au cimetière du Père-Lachaise, à Paris, le vendredi 27 avril.
Avec
Pierre Frank, la IVe Internationale perd l'un des tous derniers
survivants de la génération de communistes révolutionnaires
qui rejoignirent le combat de l'Opposition de gauche soviétique
et du camarade Lev Davidovitch Trotsky, dès l'exil de ce
dernier, en 1929, par la bureaucratie soviétique en Turquie.
Trotsky avait eu une influence particulière au sein de la
gauche communiste française, notamment du fait des liens qu'il
avait tissés avec des personnes comme les syndicalistes Pierre
Monatte et Alfred Rosmer et le communiste Boris Souvarine, au
cours et aux lendemains immédiats de la Première Guerre
mondiale. Aussi, les différents organes de la gauche communiste
française, à partir de 1923, ont-ils donné une large publicité
et un appui, fut-il souvent critique, à la lutte menée par
l'Opposition de gauche et Léon Trotsky au sein du Parti
communiste de l'Union soviétique et de l'Internationale
communiste.
Aux
côtés de Trotsky
Mais
c'est un petit noyau regroupé autour du surréaliste Pierre
Naville, du syndicaliste Alfred Rosmer, et du jeune ingénieur-chimiste
Pierre Frank, qui s'identifia pleinement au combat de Trotsky. Dès
l'arrivée de Trotsky dans l'île de Prinkipo, près
d'Istamboul, Pierre Frank s'y rendit et fit partie du premier
secrétariat constitué auprès du vieux révolutionnaire russe.
C'est cette équipe de jeunes secrétaires qui aida Trotsky à
préparer, en 1930, la première conférence de l'Opposition de
gauche internationale, la Ligue communiste internationaliste
(LCI) et à rédiger le document de naissance de notre mouvement
mondial.
La
période 1929-1934 fut celle d'un premier essor du mouvement
trotskyste en France. Pierre Frank y participa activement, avec
son ami Raymond Molinier, à des fonctions de direction :
lancement de la revue « Lutte de classe » et du
journal « La Vérité », campagne de propagande
intense face à la montée du danger fasciste hitlérien en
Allemagne, campagne d'agitation encore plus intense en faveur du
front unique ouvrier pour barrer la route au fascisme, d'abord
en Allemagne, puis en France. Cette campagne échoua, avec les résultats
tragiques qu'on connaît en Allemagne ; elle triompha en France,
après le 6 février 1934, permettant ainsi une nouvelle montée
du mouvement ouvrier dans toute l'Europe occidentale, à partir
de cette époque. Mais les succès mêmes obtenus sur le terrain
par l'agitation trotskyste créèrent des difficultés considérables
pour la construction d'une organisation. La petite organisation
trotskyste de l'époque, la Ligue communiste ne pesa pas lourd
face aux deux appareils politiques réformistes, celui de la
SFIO social-démocrate et celui du Parti communiste français
(PCF) stalinien, et à leur étroite collaboration pour étouffer
les potentialités révolutionnaires anticapitalistes de l'essor
des luttes et des organisations de masse de la classe ouvrière.
Pour
déterminer une orientation tactique correcte dans cette
situation compliquée, les trotskystes français connurent une série
de débats, de différenciations et de scissions graves, dans
lesquelles Pierre Frank et Raymond Molinier ne s'engagèrent pas
toujours dans le même camp que Léon Trotsky. Certes, il y eut
pour le courant trotskyste, pendant cette période 1935-1939,
certains développements positifs obtenus au sein de la gauche
socialiste, puis dans la gauche du Parti socialiste ouvrier
paysan (PSOP) centriste, par le recrutement de personnes comme
Jean Rous, David Rousset ou Daniel Guérin, qui rejoignirent
temporairement le mouvement trotskyste, ou qui, comme Pierre
Lambert et Marcel Hic, le rejoignirent définitivement. Mais la
trajectoire fondamentale n'était pas celle de l'essor, mais
celle de la stagnation et du recul. A cela s'ajoutèrent, à
partir de 1937, le poids de la défaite du Front populaire en
France et des défaites de la guerre civile en Espagne, qui
ouvrirent la voie à la Deuxième Guerre mondiale.
Les
années de l’occupation
Pierre
Frank et Raymond Molinier, avec tout leur petit groupe, séparés
du gros des forces qui préparèrent la fondation de la IVe
Internationale en septembre 1938, se distinguèrent surtout par
la préparation d'un travail anti-militariste et anti-impérialiste
en profondeur, qui leur valut la répression et la persécution
de la part du gouvernement impérialiste français. Cela amena
Pierre à émigrer en Grande-Bretagne, où il fut d'ailleurs également
persécuté par le gouvernement britannique, et notamment interné
dans un camp de concentration. Il eut la joie d'un début de réconciliation
avec le camarade Trotsky à la veille de l'assassinat de
celui-ci, en août 1940.
En
France occupée, les différentes organisations trotskystes
continuèrent à être divisées par des problèmes de tactique,
mais elles furent unanimes à poursuivre le combat sous
l'occupation, et à aucun moment elles ne firent de concessions,
ni à l'impérialisme allemand et à la surexploitation à
laquelle il soumettait la classe ouvrière française, ni à
l'impérialisme français. La place de choix qu'occupèrent ces
militants dans la lancée de la résistance de masse populaire
et ouvrière en France valut à leurs organisations une nouvelle
phase d'essor, qui s'étendit de 1940 à 1948. C'est à ce
moment que le groupe lié à Pierre Frank en France occupée,
dirigé par Jacques Grimblat et Rodolphe Prager, s'orienta, après
quelques avatars, vers la réunification du mouvement
trotskyste, qui se réalisa en 1944, après la conférence européenne
des organisations trotskystes, qui eut lieu en février de cette
année-là, en pleine occupation. Pierre Frank, qui avait tiré
toutes les conclusions, hostiles au fractionnisme aveugle, de
ses propres mésaventures des années 1930, applaudit des deux
mains à ce cours unitaire.
Dès
la fin de la Deuxième Guerre mondiale et son retour possible en
France, il rejoignit le Parti communiste internationaliste (PCI)
réunifié, s'intégra à sa direction et fut délégué par
celle-ci à la direction de la IVe Internationale reconstituée
autour de Michel Raptis (Pablo). En cette qualité, il prépara
activement le 2e Congrès mondial de la IVe Internationale, en
1948, ainsi que tous les congrès successifs de notre
organisation, jusque et y compris le IXe Congrès mondial, en
1979. Il fut souvent rapporteur à des réunions du Comité exécutif
international (CEI) et à des congrès mondiaux sur des
questions politiques et théoriques importantes. Il fut, pendant
plusieurs décennies, responsable de la publication de la revue
« Quatrième Internationale » qui, sans son
engagement obstiné, n'aurait pas connu la continuité qui est
aujourd'hui la sienne.
Le
soutien à la révolution coloniale et rencontre avec une
nouvelle génération
Avec
la fin de la montée révolutionnaire clôturant la Deuxième
Guerre mondiale en Europe occidentale, c'est-à-dire à partir
de 1948-1949, le mouvement trotskyste français, comme
d'ailleurs le mouvement trotskyste dans toute l'Europe
occidentale et en Amérique du Nord, connut une nouvelle période
de stagnation et de reculs, qui se traduisit par des difficultés
internes croissantes et par une série de scissions. Pierre
Frank participa à tous ces combats internes, dont il comprit la
fonction au-delà de leur aspect négatif. Il s'agissait en
effet d'assurer la continuité programmatique et théorique de
notre mouvement à travers des ajustements inévitables,
fonction de phénomènes nouveaux auxquels les marxistes révolutionnaires
étaient confrontés, tels que la victoire des révolutions
yougoslave, chinoise et indochinoise, dirigées par des forces
qui avaient leur origine dans le mouvement stalinien
international, tout en étant amenées à rompre avec lui sur
des questions essentielles de stratégie révolutionnaire pour
pouvoir diriger vers la victoire la révolution dans leurs pays
respectifs.
Le
petit PCI qui survécut dans cette période, et que Pierre Frank
dirigea, eut le principal mérite de comprendre l'importance de
la révolution coloniale, qui continua à se dérouler dans le
monde tout au long des années 1950 et 1960. C'est en raison de
cette solidarité que Pierre Frank fut arrêté en 1956. Il eût
ainsi l'honneur d'être le seul dirigeant du mouvement ouvrier
français à avoir été arrêté pour sa solidarité avec la révolution
algérienne. Sous l'impulsion principale de Michel Raptis et de
Pierre Frank, le PCI s'était en effet engagé dans la défense
active, dans l'appui politique et matériel à la révolution
algérienne, à la révolution cubaine, et à la révolution
vietnamienne. Il sut ainsi influencer et capter la sympathie
d'un large courant de jeunes communistes, au sein de l'Union des
étudiants communistes (UEC), qui, spontanément, avait pris la
même orientation. Cela aboutit à la création de la Jeunesse
communiste révolutionnaire (JCR) et, après le coup de tonnerre
de Mai 1968, à la fusion entre la JCR et le PCI, pour donner
naissance à la Ligue communiste, section française de la IVe
Internationale, première transcroissance en Europe des petites
organisations trotskystes initiales vers une organisation numériquement
plus forte et mieux enracinée dans la classe ouvrière.
La
relance de la révolution mondiale dans ses trois secteurs, par
l'essor de la révolution coloniale, par la reprise des luttes
ouvrières d'ampleur pré-révolutionnaire dans une série de
pays d'Europe occidentale, par le Printemps de Prague, permit à
la IVe Internationale de résoudre, du moins partiellement, le
problème de ses divisions internes et conduisit à la réunification
de notre mouvement, en 1962-1963. Pendant cinq ans, la IVe
Internationale réunifiée dut travailler dans des conditions de
grande faiblesse organisationnelle et administrative, avec une
direction quotidienne réduite en fait à trois personnes, le
camarade Pierre Frank, qui en était la cheville ouvrière
organisationnelle, le camarade Joseph Hansen, dans les limites
permises par la loi réactionnaire Voorhis, qui interdit toute
affiliation internationale aux organisations des Etats-Unis, et
moi-même. Après la percée du développement de nos
organisations, en 1968-1969, notre mouvement sut se donner des
structures de direction plus larges, au sein desquelles Pierre
Frank continua à occuper une position importante.
De
son oeuvre littéraire, qui recouvre de multiples articles et
brochures, deux livres doivent être mis en évidence, « L’Histoire
de la IVe Internationale », et surtout la monumentale
« Histoire de l'Internationale communiste »
(1919-1943), publiée en deux tomes aux éditions La Brèche, en
1979. Ce livre, qui est le seul ouvrage scientifique, marxiste,
consacré à ce sujet capital, illustre toute l'expérience et
toute la lucidité de Pierre, acquise en près de soixante ans
de militantisme. Il reflète, de même, son souci fondamental de
continuité de la théorie et de la pratique communistes, c'est-à-dire
marxiste révolutionnaire, au XXe siècle.
Pierre
Frank avait un sens très profond de l'amitié, de la générosité,
des liens affectifs indispensables entre militants engagés dans
l'œuvre gigantesque de reconstitution du monde sur une base
socialiste. Vu le désir obstiné de maintenir la continuité du
mouvement communiste que notre mouvement incarne, Pierre Frank
attacha une importance particulière à toutes les
manifestations de renaissance du léninisme et du marxisme en
Union soviétique et dans les autres Etats ouvriers bureaucratisés.
L'explosion des luttes ouvrières en Pologne autour de Solidarité,
l'apparition du livre du camarade Alexandre Zimine, « Le
stalinisme et son «socialisme réel», sorti d'Union soviétique
et publié aux éditions La Brèche en 1983, furent pour lui une
source de joie et de satisfaction, qui dominèrent les dernières
années de sa vie. Durant toutes les dernières conversations
que j'ai eues avec lui, ce sont ces événements-là, ainsi que
la nécessité d'attacher la plus grande importance aux différenciations
en cours au sein du PCF, qui polarisèrent ses préoccupations.
Adieu,
cher camarade, cher ami, frère aîné, ton souvenir vivra dans
la IVe Internationale, avec l'existence et la construction de
laquelle s'est identifiée toute ta vie. L'essor et la
transcroissance de notre mouvement vers l'Internationale
communiste de masse de demain, nous permettra de le faire
revivre dans toute la classe ouvrière internationale.
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