Depuis
le début du XXe siècle, les forces productives développées
par le capitalisme se rebellent périodiquement contre l'Etat
national autant que contre la propriété privée des moyens de
production. La bourgeoisie a cherché deux fois à résoudre ce
conflit de manière violente, par la voie de guerres mondiales,
en 1914 et en 1939 ! La fonction objective de ces guerres fut de
tenter de créer un espace, en Europe, pour une puissance impérialiste
devenue hégémonique (l'impérialisme allemand, l'impérialisme
britannique ou l'impérialisme américain) dépassant largement
le marché d'un Etat national, espace unifié au sein duquel ses
capitaux pourraient s'investir et rapporter des profits sans
entraves. Ces deux tentatives ont échoué. La Communauté économique
européenne (CEE), initiée en 1958 après la signature du Traité
de Rome, est la première tentative de la bourgeoisie impérialiste
en Europe de parvenir à la même fin, sans guerres,
essentiellement par la voie d'une collaboration négociée.
La
cause historique de ce changement de méthode, c'est le développement
de la partie du monde arrachée à la domination du capital au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L'antagonisme entre les
"pays capitalistes" et les "Etats ouvriers"
est devenu trop profond, le risque de voir basculer de nouvelles
parties vitales du globe hors de la sphère de la domination du
capital est devenu trop menaçant pour que de nouvelles guerres
inter-impérialistes -que Staline avait encore proclamées comme
"inévitables" à la fin de sa vie- puissent encore éclater.
La concurrence inter-impérialiste continue à jouer, mais au
sein d'une alliance qui s'avère durable face à l'ensemble des
forces anticapitalistes de par le monde.
Mais
la contradiction entre le degré de développement des forces
productives et le domaine "national" de chaque
puissance impérialiste reste plus aiguë que jamais. Ce qui ne
peut plus être résolu par la guerre doit donc l'être, sinon
par le consensus, du moins par le marchandage permanent. De là
la tentative de créer le Marché commun. Ce n'est d'ailleurs
qu'un premier essai d'une tendance qui pourrait bien s'étendre
à d'autres continents, si le capitalisme survit encore. L'impérialisme
japonais, qui n'a pas réussi à maintenir sa "zone de
co-prospérité asiatique" (en réalité son nouvel empire
colonial) par la force militaire à la fin de la Seconde Guerre
mondiale, vise aujourd'hui à la création d'une sorte de marché
commun englobant la Corée du Sud, Taiwan, voire les pays de
l'ASEAN (Association des nations de l'Asie du Sud-est). Certains
groupes de l'impérialisme des Etats-Unis d'Amérique visent -du
moins historiquement- à créer un marché commun englobant le
Canada et le Mexique.
Il
n'est donc nullement question de réaliser le rêve de Karl
Kautsky d'un "ultra-impérialisme" organisant
pacifiquement l'économie mondiale. Bien au contraire, chacun de
ces "marchés communs" viserait essentiellement la
guerre commerciale, la concurrence exacerbée avec les autres.
Ils préparent, à plus long terme, une guerre contre les Etats
ouvriers pour reconquérir l'espace que le capital y a perdu. La
seule réalité du (des) Marché(s) commun(s), c'est une
tentative de créer comme base de la concurrence inter-impérialiste
un ensemble de plusieurs Etats bourgeois, plutôt qu'un seul
d'entre eux.
La
difficulté sociale et politique de la construction européenne
La
difficulté principale pour réaliser de tels projets est de
nature sociale et politique (y compris idéologique). En effet,
un marché commun au sens réel du terme, c'est une nouvelle fédération
d'anciens Etats, c'est-à-dire un nouvel Etat fédéral
supranational. Or, l'Etat bourgeois n'est pas seulement un
instrument de défense des intérêts économiques d'une classe
possédante, c'est aussi un instrument de pouvoir social et
politique, un moyen de maintenir et de reproduire la domination
du capital sur les travailleurs. Pour pouvoir jouer ce rôle de
manière efficace, la violence tout court (répression) ne
suffit pas, sauf en période de guerre civile ouverte. Il faut
encore faire accepter par les exploités la légitimité du
cadre général de leur exploitation.
Or,
à cette fin, la tradition "nationale" de l'Etat
bourgeois, la légitimité des institutions de la démocratie
parlementaire bourgeoise, jouent un rôle essentiel en temps
normaux. Pour remplacer ces institutions par des institutions
européennes (des "machins", pour paraphraser de
Gaulle), il faut du temps, beaucoup de temps. Il y a une désynchronisation
manifeste entre le rythme d'internationalisation des forces
productives, l'apparition d'institutions supranationales du type
Marché commun européen, et le rythme d'identification de
vastes couches populaires, bourgeoises, petites-bourgeoises et
prolétariennes moins conscientes, avec ces institutions.
La
bourgeoisie n'est pas prête à abandonner un instrument de
pouvoir relativement efficace en échange d'un nouvel outil qui
n'a pas encore fait ses preuves. Voilà la cause principale de
la lenteur de la mise en place de l'Europe politique.
Les
obstacles économiques
Mais
il y a plus. Il n'y a pas seulement désynchronisation entre l'économique
et le politique. Il y a aussi désynchronisation entre
l'internationalisation tendancielle des forces productives d'une
part, et les formes d'organisation du capital, des firmes
capitalistes elles-mêmes d'autre part. Dans chacun des pays
membres du Marché commun, de même d'ailleurs qu'aux
Etats-Unis, qu'au Japon et que dans d'autres pays impérialistes,
la bourgeoisie n'est pas homogène. Elle apparaît plutôt comme
un conglomérat de quatre éléments:
- Les
firmes multinationales, qui produisent la plus-value dans
plusieurs pays, qui prévalent de plus en plus, mais ce
depuis une date relativement récente, et qui n'exercent
encore nulle part une hégémonie absolue.
- Les
trusts (monopoles) "nationaux", qui produisent la
plus-value essentiellement encore dans un seul pays.
- Les
petites et moyennes entreprises non-monopolistes, qui, tout
en ne constituant qu'un partenaire mineur des monopoles,
prennent encore en charge une partie non négligeable de la
production de plus-value pour leur compte et dominent aux
deux bouts de la chaîne industrielle: dans les secteurs
technologiquement arriérés; dans les secteurs
technologiquement "en pointe", là où les risques
restent grands, les monopoles ne s'engagent qu'après avoir
laissé les "petits" défricher le terrain et
perdre souvent leurs plumes.
- Le
secteur nationalisé, dont les sommets hiérarchiques s'intègrent
progressivement dans la bourgeoisie, s'ils n'y sont pas
recrutés dès le départ.
Or,
seules les "multinationales" ont tout à gagner économiquement
et rien à perdre de l'émergence d'Etats supranationaux. Tous
les autres secteurs de la bourgeoisie prennent des risques économiques
-perte de protection et de subventions- en s'engageant dans
cette voie. Ils hésitent à participer à une concurrence plus
accentuée, qui découle fatalement de l'élargissement du marché.
Comme ce risque s'ajoute au risque politique et social qui
concerne toute la classe dominante, y compris les
multinationales, comme les rapports de forces au sein de chacune
des bourgeoisies se modifient sans cesse sans qu'une seule
composante ne puisse encore dicter sa loi aux trois autres, ce
manque d'homogénéité économique de la bourgeoisie européenne
constitue un autre frein de taille sur la voie d'un bond en
avant qualitatif de l'intégration économique et politique de
l'Europe capitaliste.
Difficultés
conjoncturelles et raisons d’une survie
Lorsque
l'économie capitaliste est en expansion, chaque partenaire
d'une entreprise capitaliste commune peut obtenir sa part de gâteau.
C'est vrai pour chaque fraction d'une bourgeoisie
"nationale". C'est vrai aussi pour chaque partenaire
d'une entreprise bourgeoise "internationale". Certes,
même en période d'expansion, la concurrence continue. Certains
gagnent plus que d'autres. Certains se renforcent aux dépens
d'autres Certains mordent la poussière. Mais, en gros, la vie
est belle pour tout ce beau monde, aussi longtemps que règne la
prospérité capitaliste. L'âge d'or du Marché commun, ce fut
donc sa première décade 1958-1968, avec la phase 1968-1973
comme période de transition.
Lorsque
la crise économique éclate, et surtout lorsqu'elle prend
l'aspect d'une dépression prolongée, la concurrence se fait féroce.
Pour de nombreuses firmes capitalistes, la crise pose une
question de vie ou de mort: elles risquent de faire faillite.
Cette remarque s'applique aussi bien aux multinationales qu'aux
trusts "nationaux" et aux PME (petites et moyennes
entreprises). Le "chacun pour soi" tend donc à prévaloir
de plus en plus. Ce qui est vrai pour les firmes capitalistes
l'est également pour les classes bourgeoises
"nationales" et leurs Etats. C'est pourquoi la longue
dépression économique signifie pour le Marché commun une
longue phase de crise et de remise en question. S'il n'y avait
que cette simple corrélation entre dépression et concurrence
accentuée, le Marché commun aurait déjà disparu, comme
beaucoup l'avaient d'ailleurs prédit. Or, il survit, même s'il
est frappé de nombreuses maladies. C'est que les effets de la
crise sur les capitalistes européens sont bien plus complexes
qu'ils n'apparaissent à première vue.
Si
la crise aggrave la concurrence au sein de l'Europe et entrave
ainsi la poursuite de l'intégration économique européenne,
elle aggrave aussi et surtout la concurrence sur le marché
mondial. Or, sur ce marché là, les firmes multinationales américaines
et les firmes multinationales japonaises sont appuyées par des
Etats et des "espaces économiques" (c'est-à-dire des
marchés unifiés) bien plus puissants que chacune des
puissances impérialistes européennes prises séparément. Le
maintien et le renforcement du Marché commun apparaît dès
lors comme une condition matérielle indispensable aux grandes
firmes européennes, y compris quelques firmes
"nationales", pour pouvoir tenir tête à la
concurrence américaine et japonaise accrue. En outre, devant
l'essor des "multinationales", tant européennes
qu'extra-européennes, et devant la puissance relative du
mouvement ouvrier non brisée par la crise, l'Etat impérialiste
"national" apparaît comme singulièrement impuissant
pour jouer à fond son rôle d'amortisseur temporaire de la
crise, tel qu'il l'avait par exemple fait à la veille et au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sous les formes
politiques les plus diverses.
Vu
la gravité de la crise économique, les bourgeoisies européennes
ont donc besoin d'un instrument anti-crise plus efficace. Il n'y
a pas de possibilité objective d'en obtenir un autre en Europe,
du moins à moyen terme, qu'une fédération bourgeoise européenne,
l'idée d'un "Etat mondial" étant un rêve creux.
C'est pour toutes ces raisons que les effets de la crise sur le
Marché commun n'ont pas conduit à sa désintégration, à sa
disparition pure et simple, mais plutôt à son
"blocage" à une étape intermédiaire entre une
simple zone commerciale de libre-échange et un nouvel Etat fédéral
supranational, exactement comme nous l'avions prédit. Rien dans
les événements de ces derniers mois ne permet donc de remettre
en question ce diagnostic et ce pronostic.
Les
échecs et les réussites
Pour
comprendre les raisons de ce "blocage" du Marché
commun, à mi-chemin d'une véritable intégration économique
et politique de l'Europe capitaliste, il faut pousser l'analyse
plus loin. Il faut examiner la nature des changements qui se
sont produits au sein des bourgeoisies européennes au cours du
quart de siècle qui vient de s'écouler. Il faut, en d'autres
termes, dresser l'inventaire des projets réalisés et des
espoirs déçus, espoirs suscités au sein de la bourgeoisie et
de ses idéologues par la naissance du Marché commun.
Il
faut centrer cet inventaire sur ce qui est fondamental pour la
bourgeoisie, à savoir la propriété des moyens de production
(au sens économique et non purement juridique du terme) et le
pouvoir de disposer des machines et de commander au Travail
qu'elle implique.
Dans
le domaine du capital financier, la réussite est réelle. L'intégration
bancaire entre les Six (à un niveau moindre entre les Dix) a
fait des progrès réels. Le marché financier s'est européanisé,
comme en témoigne le rôle de Luxembourg comme centre des euro-émissions.
Le marché des eurodollars a perdu toute nature
"nationale"(1).
L'opposition "commune" au capital financier américain
et japonais s'est accentuée. Suisses et Canadiens occupant une
position intermédiaire.
Dans
le domaine commercial, la réussite est également réelle.
Chacun des pays-membres de la CEE voit une part croissante de
ses exportations s'écouler vers les autres pays du Marché
commun.
Dans
le domaine militaire, l'intégration a fait les progrès les
plus spectaculaires. Il n'y a plus guère de production
"nationale" d'armement qui survive, sauf pour les
petites armes. Savoir que la production d'avions, de blindés et
de canons est devenue internationale en Europe, qu'il n'y a plus
d'armes lourdes essentiellement "allemandes",
"françaises", "britanniques"
ou "italiennes",
que toutes ces armes se produisent en commun, c'est résumer en
une seule formule le changement radical intervenu par rapport à
la situation de 1939 et de 1945, pour ne pas dire de 1914.
Dans
le domaine industriel, il y a une très large déception.
L'espoir de voir le Marché commun stimuler l'interpénétration
européenne des capitaux, de voir surgir de plus en plus de
firmes du type Dunlop-Pirelli, FIAT-Citroën, a été largement
déçu. La plupart des tentatives de fusion industrielle européenne
ont échoué et ont été défaites. Il y en a de nouvelles qui
surgissent, telle Philips-Grundig récemment, mais c'est loin d'être
la tendance prédominante. Il y a d'ailleurs des exemples
d'associations courantes entre des firmes européennes et des
"multinationales" américaines ou japonaises, exemples
aussi nombreux que ceux d'associations entre "Européens".
Dans
le domaine des rapports Nord-Sud, la CEE s'affirme comme une
force néo-coloniale (accords de Lomé, Liban, etc.).
Finalement,
dans le domaine agricole, il y a échec total d'intégration.
Nulle part n'a surgi un agro-business du type nord-américain,
étendant son domaine d'action (sa production) au territoire de
plusieurs Etats "nationaux". L'agriculture capitaliste
européenne reste cantonnée à des surfaces relativement
petites, même si la concentration des terres se poursuit. Du
coup, la Politique agricole commune (PAC) n'est plus une
institution transitoire devant permettre une concentration réelle
de l'agriculture capitaliste. Elle apparaît plutôt comme une
institution durable, devant protéger une agriculture non compétitive
sur le marché mondial. De ce fait, elle devient le talon
d'Achille de l'intégration économique de l'Europe capitaliste,
la cause de crises en cascade.
Il
faut maintenant coller des étiquettes "nationales",
"sectorielles", voire "politiciennes" sur
chacune des forces contradictoires en présence.
Pour
l'impérialisme ouest-allemand, au cours des vingt-cinq dernières
années, la dépendance de l'accumulation du capital par rapport
aux marchés extérieurs s'est fortement accentuée. La part des
exportations dans le produit national brut a augmenté de 15 à
33 %. Or, le Marché commun représente le principal débouché
de la RFA. Elle tient donc à le conserver à tout prix et est
prête à en payer les frais. Elle est la principale source des
finances propres de la CEE, ce qui représente en réalité,
pour elle, une forme déguisée de subventions à la grande
industrie exportatrice ouest-allemande.
De
même, les pays du Bénélux et l'Italie ont vu l'importance du
Marché commun s'accroître singulièrement comme débouché
principal de leurs exportations. Le Bénélux vend 70 % de ses
exportations à la CEE. Comme ils sont beaucoup moins compétitifs
que la RFA sur les "marchés tiers", ils tiennent donc
à la CEE comme à la prunelle de leurs yeux. Pour eux,
l'effondrement du Marché commun serait une véritable
catastrophe économique.
L'impérialisme
britannique est essentiellement divisé par rapport au Marché
commun, ce qui explique d'ailleurs sa rentrée tardive, qui
n'est intervenue qu'en 1973. Les secteurs traditionnellement
orientés vers les ex-possessions coloniales britanniques et le
Commonwealth, ainsi que les secteurs les plus étroitement
associés aux USA, étaient les plus réticents. Les secteurs
industriels les plus modernes étaient les plus favorables au
Marché commun. Aujourd'hui, la division reste profonde, tant au
sein de la bourgeoisie dans son ensemble qu'au sein du parti
conservateur (Tory) de Margaret Thatcher. On a pourtant
l'impression que la City, plus puissante sous le gouvernement de
Mme Thatcher, dit "oui", fût-ce un "oui
mais", à l'Europe.
Reste
l'impérialisme français. C'est lui qui a réalisé le
renversement de position le plus spectaculaire. Sous le
gouvernement du général de Gaulle (1958-1969), le Marché
commun n'était accepté qu'à de nombreuses conditions: priorité
à la politique agricole commune, règle de l'unanimité dans
les décisions, etc. Depuis lors, sous les gouvernements de
Georges Pompidou, de Valéry Giscard d'Estaing, puis de François
Mitterrand, le "oui mais" initial s'est transformé en
un "oui" sans réserves. La tendance historique est
claire: 25 % des exportations françaises étaient effectuées
vers les partenaires du Marché commun en 1975; aujourd'hui,
elles dépassent les 50 %. Le poids de l'agriculture au sein de
l'économie française et, partant, le poids de la bourgeoisie
rurale au sein de la classe dominante, n'a cessé de diminuer au
cours des vingt-cinq dernières années. Paris n'est plus prêt
à sacrifier les intérêts et l'avenir des secteurs vitaux de
l'industrie à l'obtention d'avantages immédiats pour les gros
paysans céréaliers et sucriers. Evidemment, cela n'empêche
que les principaux sacrifices sont imposés aux petits paysans
spécialisés dans l'élevage. D'où un bloc franco-allemand, ou
plutôt franco-germano-italien pratiquement sans failles pour
sauver le Marché commun face à l'obstruction de Margaret
Thatcher.
Une
querelle de gros sous
L'échec
du Conseil européen d'Athènes, en décembre dernier, puis de
celui qui s'est tenu en mars à Bruxelles, résulte avant tout
d'une querelle de gros sous(2). Compte tenu de ses importations
agricoles massives en provenance de "pays tiers" non
membres de la CEE, la Grande-Bretagne doit verser d'importantes
contributions au budget de la CEE(3). Elle exige qu'on lui
rembourse environ les trois quarts chaque année. Le principe de
la ristourne est admis. Son ampleur approximative l'est également.
Reste une différence mineure. Margaret Thatcher réclame 750
millions de livres (8,6 milliards de francs) et ses partenaires
sont prêts à lui verser 600 millions de livres (6,9 milliards
de francs) tout de suite. Le compromis s'annonce donc de lui-même:
600 millions de livres dès cette année, cette ristourne étant
portée à 750 millions de livres à une date prochaine non
encore précisée (1986 ou 1988 ?).
Derrière
cette querelle de gros sous, il y a une question de principe.
Margaret Thatcher voudrait bloquer tout progrès des
institutions du Marché commun sur la voie d'une intégration économique,
financière et politique plus avancée. Elle voudrait consolider
le principe du droit de veto dans les décisions communautaires
et de la règle de l'unanimité. Elle est, en cela, l'héritière
de la politique de de Gaulle, exactement dans la mesure où la
Grande-Bretagne occupe aujourd'hui le fauteuil de la
"grande puissance la plus faible", jadis occupé au
sein de la CEE par la France(4). Elle voudrait en outre se débarrasser
à terme de la politique agricole commune, ce en quoi elle
heurte déjà davantage l'Italie, l'Irlande, la Grèce, le
Danemark que la France ou la RFA.
Mais
dans cette partie de bras-de-fer, la Grande-Bretagne occupe une
position de faiblesse. Ses partenaires savent que le prix qu'ils
payeraient pour la poursuite d'un Marché commun sans la
Grande-Bretagne, ou même à six, serait inférieur à celui que
payerait la Grande-Bretagne pour une rupture avec la CEE. Le défi
de Margaret Thatcher n'a d'ailleurs duré qu'une semaine. L'échec
du Conseil européen de Bruxelles signifie en premier lieu que
Londres ne touche plus, pour le moment, les 600 millions de
livres de ristourne promis. Le 21 mars 1983 aux Communes
(Parlement britannique), Margaret Thatcher menaçait de ne plus
payer les droits de douane communautaires pour les produits
agricoles importés des "pays tiers" par la
Grande-Bretagne. C'était une violation ouverte du Traité de
Rome. Ses partenaires européens ripostèrent en affirmant que,
dans ce cas, ils continueraient leur action communautaire sans
la Grande-Bretagne. La City de Londres amena donc Margaret
Thatcher à se raviser.
La
question décisive: une politique commune en matière de
technologie de pointe
Du
coup, la conférence européenne de Bruxelles se solde plutôt
par un renforcement que par un affaiblissement de la CEE. La
solidarité a joué à plein entre 9 pays. Tout le monde a
accepté une augmentation des impôts qui participent aux
revenus de la CEE: ceux-ci passeront, dans un premier temps, de
1 à 1,4% du produit de la TVA dans chaque pays, puis à 1,6.
Ces deux augmentations sont d'ailleurs insuffisantes pour
assurer une véritable expansion de l'activité de la CEE. Tout
le monde, mis à part la Grande-Bretagne, accepte de remettre en
question la règle de l'unanimité au sein du Conseil des
ministres de la CEE, fût-ce par étapes. Pourquoi en est-il
ainsi ?
Au
cours des dernières années, les impérialistes européens ont
perdu des positions dans la concurrence avec l'impérialisme américain
et l'impérialisme japonais. La détérioration de la situation
du capitalisme européen dans les secteurs de pointe au cours
des dernières années apparaît clairement dans les deux
tableaux ci-contre.
Mais
la partie est loin d'être terminée. Le terrain décisif -outre
celui du capital financier, où l'Europe a plutôt marqué des
points- est celui de la technologie de pointe. Or, à ce propos,
le verdict est brutal. Le PDG de la FIAT, Agnelli, l'a formulé
de manière catégorique: l'Italie seule n'est capable de
financer qu'une technologie de second rang. Mettez la France, la
Grande-Bretagne, la RFA à la place de l'Italie: la situation
est fondamentale-ment analogue. Réunissez les forces financières,
technologiques, scientifiques des principales puissances impérialistes
européennes, et la situation change complètement. Des
entreprises communes requérant une technologie avancée, telles
que l'Airbus (industrie de l'aviation), Ariane (industrie de
l'espace et des télécommunications), sont des réussites. Pour
la technologie d'après-demain, le Marché commun prépare le
programme ESPRIT, le projet géant de fusion thermonucléaire
JET, le programme d'ordinateur optique qui travaillerait des
centaines de fois plus rapidement que les ordinateurs électroniques.
Le
déclin de l'impérialisme britannique, sa "désindustrialisation"
d'ailleurs temporaire, expriment l'incapacité des puissances
impérialistes moyennes à soutenir le train de la concurrence
mondiale dans les secteurs de pointe, ces secteurs qui
concernent des domaines vitaux du marché mondial. Abandonnées
à leur seule faiblesse nationale, la RFA, la France, l'Italie,
suivraient la voie du déclin britannique. S'associant, elles
n'ont guère l'assurance de gagner la partie, mais elles ont au
moins une chance. La conscience prise par les grands monopoles
européens de ce fait capital sauve le Marché commun, malgré
tout le poids de la crise et de la concurrence.
Signe
des temps: en dépit de toutes les imprécations lancées contre
les vestiges somptuaires et l'énorme déficit de la
Grande-Bretagne, Margaret Thatcher avait déjà versé avant le
sommet de Bruxelles les deux milliards de francs nécessaires
pour que l'Airbus, entreprise commune
franco-germano-britannique, décolle. La tentative de regagner
une popularité intérieure quelque peu ternie dans son île, de
renforcer en Grande-Bretagne sa renommée de "dame de
fer", est une chose. Les intérêts historiques de la
bourgeoisie britannique en sont une autre. Ceux-ci finissent par
s'imposer à celle-là.
Restent
le poids de la crise, de la concurrence aggravée, de la montée
du protectionnisme, des conflits sectoriels, qui continueront à
peser sur toute nouvelle avance de l'intégration européenne.
Les données fondamentales du problème n'ont donc point changé.
Notes:
(1)
Les eurodollars sont les dollars appartenant à des non-Américains
ou à des Américains, mais déposés dans des banques non-américaines.
Il existe pareillement une monnaie constituée par la monnaie détenue
par un ressortissant d'un autre pays que celui d'émission ou,
si le détenteur et la monnaie ont la même nationalité, qui
est déposée dans une banque étrangère. / (2) Cf. Inprecor
numéro 163 du 19 décembre 1983. / (3) Pour l'année 1982, la
Grande-Bretagne réclamait la restitution de 10,2 milliards de
francs sur les 13,6 milliards de la contribution britannique au
budget de la CEE. Les neuf autres partenaires du Marché commun
ont accepté le remboursement de 5,1 milliards. L'accord final
devrait, après marchandage, se situer néanmoins autour des 7
milliards de francs, soit environ la moitié de la contribution
britannique à la CEE. /
(4) C'est la France qui avait, en 1966, imposé ce que l'on
appelle depuis le "compromis de Luxembourg", précédent
qui prévoit qu'un Etat membre de la CEE peut exiger qu'une décision
ne soit prise qu'à l'unanimité, lorsqu'il
s'agit d'une question présentant pour lui un intérêt
vital. En mars dernier, le ministre irlandais de l'Agriculture,
Austin Deasy, eut recours à ce procédé pour négocier un
statut particulier pour son pays lors de la discussion sur
l'adoption de quotas en matière de production laitière.
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