Le
camarade Doug Jenness a publié dans le numéro de novembre de
la revue International « Socialist Review » un
article centré autour de l'idée qu'au cours de la période
1905-1917, il y eut deux conceptions différentes de la révolution
russe parmi les socialistes de ce pays. Dans l'article qui suit,
nous défendons la position traditionnelle de Léon Trotsky et
de la IVe Internationale, selon laquelle les socialistes russes,
pendant toute cette période, étaient partagés entre trois et
non pas deux stratégies fondamentalement différentes.
A
partir des années 1870, la société russe fut secouée par une
profonde crise sociale et politique. Les populistes de la
« Narodnaïa Volia » (Volonté du peuple) ;
s'organisèrent pour renverser le tsarisme. , Le 1er mars 1881,
ils tuèrent le tsar 1 Alexandre II, celui-là même qui avait
libé-; ré, vingt ans plus tôt, en 1861, la paysannerie russe
du servage, tout en lui imposant un terrible tribut économique
pour cette libération. Le mouvement ouvrier international, au
sein duquel des émigrés russes commençaient à agir, s'intéressa
aux événements de Russie et s'efforça de s'informer davantage
sur l'évolution des conditions sociales et des luttes
politiques qui caractérisaient ce pays lointain. Ce faisant, il
fut entraîné à participer aux débats sur la nature de la révolution
russe à venir - que les révolutionnaires considéraient comme
inévitable - et les perspectives qu'elle ouvrirait à l'Europe
et au monde.
Les
positions de Marx et d’Engels
Invité
par une des principales figures du populisme russe, Vera
Zassoulitch, à prendre position sur l'avenir de la Russie, Karl
Marx, après quelques hésitations (1), prit une position sans
ambages : selon lui, la Russie pouvait « sauter par-dessus l'étape
du capitalisme ». Dans une lettre envoyée le 8 mars 1881 à la
révolutionnaire russe, puis dans sa préface à la deuxième édition
du Manifeste communiste en russe, datée de 1882, Marx affirmait
:
- que
sa thèse sur l'apparition inévitable du capitalisme ne
s'appliquait qu'aux sociétés occidentales ;
- que
la Russie avait la chance d'éviter « les maux désastreux
du capitalisme » si la révolution y triomphait à temps
(2) ;
- que
le point de départ de l'évolution collectiviste, non
capitaliste, de l'industrialisation russe pouvait être la
propriété collective au sein de la collectivité
villageoise (« l’obchtchina »)
;
- que
cette éventualité ne pouvait cependant se réaliser que si
les progrès de la propriété privée et du capitalisme - réels
depuis l'abolition du servage en 1861 - n'étaient pas avancés
jusqu'au point de décomposer de manière décisive cette
collectivité villageoise ;
- qu'une
deuxième condition pour que se réalise ce développement
non capitaliste en Russie était la victoire de la révolution
en Occident et l'aide que le prolétariat occidental
pourrait ainsi accorder aux masses russes, à la
modernisation et à l'industrialisation de la Russie.
En
fonction de cette analyse, Marx accorda son appui aux révolutionnaires
de la « Narodnaïa Volia ». Il estimait que le
groupe de Georghi Plekhanov, à Genève, qui s'était séparé
d'eux, avait commis une erreur en les attaquant (3). Après la
mort de Marx en 1883, Friedrich Engels maintint ces positions
pendant plusieurs an-nées. Il développa une correspondance
intense avec des populistes comme Nikolaï Danielson et Piotr
Lavrov, et leur manifesta beaucoup de sympathie.
Mais,
entre la fin des années 1880 et le début des années 1890,
Engels modifia sa position. Plus exactement, il constata que
l'histoire avait répondu à la question posée par Marx et
qu'elle lui avait apporté une réponse négative. Le retard de
la révolution avait ouvert un processus de développement du
capitalisme en Russie , qui était en train de détruire
implacablement la base de survie de la communauté villageoise :
« Vous vous rappelez que notre auteur (Marx) avait dit dans sa
lettre concernant Joukovsky (la lettre à la rédaction de la
revue « Otechestvenniyé Zapiski » mentionnée dans
la note 2) que si l'évolution commencée en 1861 continuait, la
« obchtchina » paysanne était condamnée à la
ruine. Il me semble que c'est ce qui est en train de se produire
à présent. » (Engels, lettre à Nikolaï Danielson du 15 mars
1892)
Il
considérait par conséquent que le développement du
capitalisme était dorénavant devenu inévitable en Russie,
qu'il en surgirait un prolétariat moderne comme seule classe
pleinement révolutionnaire et capable de conduire le socialisme
dans ce pays. Du même fait, il accorda à partir de ce moment
un appui sans réserves au premier noyau de socialistes
marxistes russes regroupé autour de Plekhanov. Il consolida
toutes ces positions dans sa postface à « Soziales aus
Russland » (janvier 1894).
La
polémique entre les populistes et les marxistes russes
La
décomposition de la « Narodnaïa Volia » avait donné
naissance à diverses organisations populistes, puis au Parti
socialiste-révolutionnaire (s-r) d'inspiration nettement
populiste. Ce Parti s-r, qui allait rester l'organisation numériquement
la plus importante et la plus influente en Russie jusqu'en 1917
(4), se distinguait de la jeune social-démocratie russe, fondée
officiellement comme parti à Minsk en 1898, par une série de
divergences analytiques et politiques.
Il
ne croyait pas que le capitalisme pouvait se développer
largement en Russie, du fait de l'étroitesse du marché intérieur.
Il ne croyait donc pas que le prolétariat jouerait un rôle prépondérant
dans la révolution russe à venir, mais il attribuait plutôt
ce rôle à la paysannerie. Il n'admettait pas que la
paysannerie, entraînée dans la petite production marchande et
aspirant à la propriété privée de la terre, ne pourrait pas
être une force sociale susceptible de lutter pour une société
socialiste. Il prônait pour cette raison la socialisation des
terres en tant que plate-forme pour la transition immédiate
vers un socialisme (communisme) agraire. Il allait d'ailleurs
abandonner progressivement cette dernière position - sous la
pression de sa propre base paysanne - en faveur d'un programme
de partage des terres.
Les
marxistes russes, avec l'appui des marxistes occidentaux,
ouvrirent une polémique résolue contre ces thèses populistes.
Ils affirmaient que le développement du capitalisme était
devenu irréversible et prédominant en Russie. Au développement
du capitalisme correspondait le développement du prolétariat
et de son parti, la social-démocratie russe, partie intégrante
de la social-démocratie internationale. Comme celle-ci, la
social-démocratie devait lutter pour le renversement du
capitalisme par la dictature du prolétariat et l'appropriation
collective des moyens de production.
A
cette fin, il fallait organiser le prolétariat sur le plan
politique en complète indépendance par rapport à toutes les
autres classes de la société. Pour cette raison, les marxistes
russes considéraient que les populistes (le Parti socialiste-révolutionnaire),
qui mélangeaient les forces ouvrières, paysannes, plébéiennes
semi-prolétariennes et petites-bourgeoises urbaines, étaient
objectivement une force démocratique petite-bourgeoise et non
prolétarienne.
Par
ailleurs, les populistes étaient opposés à tout appui
politique au mouvement oppositionnel de la bourgeoisie libérale
qui, selon eux, n'était qu'une querelle interne des classes
dominantes. Les marxistes, au contraire, étaient favorables à
un appui critique et même à des accords temporaires avec des
mouvements d'opposition de la bourgeoisie libérale, tout en
maintenant l'indépendance politique du prolétariat et tout en
avertissant les masses laborieuses que la bourgeoisie libérale
était incapable de mener une lutte conséquente, radicale,
jusqu'au bout, contre l'absolutisme.
Cette
position des marxistes résultait du fait qu'ils estimaient,
pour citer le programme du Parti ouvrier social-démocrate de
Russie (POSDR) adopté au IIe Congrès (1903) et rédigé par
Plekhanov et Lénine :
«
Sur la voie de réaliser leur but commun ultime, qui est déterminé
par la domination du mode de production capitaliste dans tout le
monde civilisé, la social-démocratie des différents pays est
obligée de poursuivre différentes tâches immédiates à la
fois parce que ce mode de production n'est pas développé
partout au même degré, et parce que son développement mûrit
dans différents pays sous une variété de conditions
socio-politiques.
«En
Russie, où le capitalisme est dé-jà devenu le mode de
production prédominant, il y a encore de très nombreuses
survivances de l'ancien ordre pré-capitaliste, basé sur
l'asservissement des masses laborieuses par les propriétaires
fonciers, l'Etat ou le monarque. Ces survivances sont jusqu'à
un point très considérable des obstacles au progrès économique,
et des obstacles à un développement total (all-rounded) de la
lutte de classe du prolétariat.
«
Elles contribuent au maintien et à la consolidation des formes
les plus barbares d'exploitation de millions de paysans par
l'Etat et les classes possédantes, et au maintien de tout le
peuple dans l'ignorance et dans l'absence de droits.
«
La plus importante de ces survivances et la forteresse la plus
puissance de toute cette barbarie, c'est l'autocratie tsariste.
Par sa nature, elle est l'ennemie de tout progrès social et ne
peut être que l'ennemi le plus maléfique de tous les efforts
d'émancipation du prolétariat.
«
Pour cette raison, le POSDR considère que sa tâche politique
la plus immédiate, c'est le renversement de l'autocratie
tsariste et son remplacement par une République démocratique...»
En
d'autres termes, le programme du POSDR, celui des marxistes
russes, distinguait clairement deux étapes de la révolution
russe :
- une
étape immédiate, qui était la révolution démocratique
(ou démocratique-bourgeoise), dont le but était le
renversement de l'autocratie tsariste et non celui du
capitalisme. Au contraire, le but de la révolution démocratique
était le développement sans entraves du capitalisme et,
simultanément, le développement maximum du prolétariat,
de la lutte de classe prolétarienne et du parti du prolétariat
:
- une
étape ultérieure, celle de la révolution sociale
aboutissant à la dictature du prolétariat, au renversement
du capitalisme et à la construction de la société
socialiste.
Les
tâches de la première étape étaient donc des tâches démocratiques,
la République démocratique-bourgeoise et la révolution
agraire ; les tâches de la deuxième étape étaient des tâches
socialistes.
La
grande majorité des marxistes russes - avant tout Plekhanov, Lénine,
Martov, Pavel Axelrod et Léon Trotsky - était d'accord sur
cette distinction jusqu'en 1904, malgré leurs divergences sur
les questions d'organisation qui avaient éclaté au Ile Congrès
du POSDR en 1903. Cela ressortait clairement des débats
politiques au IIe Congrès et surtout des débats sur la
question agraire. Citons quelques interventions particulièrement
significatives :
- Lénine
: « A la campagne, nous poursuivons deux buts de nature
différente : d'abord, nous voulons assurer la liberté pour
les rapports bourgeois; en deuxième lieu, nous voulons
conduire la lutte prolétarienne. »
- Trotsky
: « Notre programme minimum général représente le
maximum que nous pouvons exiger de l'ordre capitaliste.
Notre programme agraire réclame c l'élimination des
obstacles féodaux sur la voie de cet ordre capitaliste pris
dans son y ensemble. (...) Nous abordons les paysans
polonais avec la partie démocratique générale de notre
programme ; nous abordons les pauvres a la campagne avec
notre propagande pour le socialisme. »
- Lénine
: « Le camarade Lieber a oublié la différence entre la
partie démocratique et la partie socialiste de notre
programme. Ce qu'il prend pour de l' "étroitesse",
c'est l'absence de tout ce qui s est socialiste dans la
partie démocratique du programme ... Seuls les s-r, avec
leur manque de principes caractéristique, sont capables de
confondre et confondent régulièrement les revendications démocratiques
et les revendications socialistes. Mais le parti du prolétariat
a le devoir de les séparer et de les distinguer de la manière
la plus stricte. »
- Plekhanov
: « Pareil mouvement en faveur du partage (dit partage noir
des terres) serait certainement un mouvement en faveur de la
bourgeoisie. Evidemment, nous ne sommes pas obligés de
favoriser activement un programme pour la bourgeoisie. Mais
si, au cours de la lutte contre la survivance de rapports de
servage, la paysannerie devait emprunter cette voie, ce
n'est pas à nous de retenir (hold back) ce mouvement
progressiste. (5) »
La
même clarté régnait quant à la nécessité d'appuyer la
lutte politique de la bourgeoisie libérale contre l'autocratie
absolutiste. Le IIe Congrès du POSDR adopta deux résolutions
à ce propos, l'une soumise par Starover et contresignée par
Trotsky, qui affirmait : « Le parti ne refuse pas de conclure,
et au besoin, conclura, à travers ses organes centraux, des
accords temporaires avec des tendances libérales ou libérales-démocratiques.
» L'autre, soumise par Plekhanov et contre-signée par Lénine,
qui affirmait : « La social-démocratie doit appuyer la
bourgeoisie dans la mesure où elle est révolutionnaire ou même
simplement oppositionnelle dans sa lutte contre le tsarisme. »
Les deux résolutions soulignent le caractère limité et inadéquat
de l'opposition bourgeoise (6). Le programme du parti contient
d'ailleurs des formules analogues.
Les
divergences entre bolcheviks et mencheviks à partir de 1905
Les
divergences entre bolcheviks et mencheviks ont semblé d'abord
se limiter aux seuls problèmes d'organisation, certains
mencheviks adoptant au Ile Congrès du POSDR une position même
plus « extrémiste » (en réalité semi-économiste,
semi-ouvriériste) à l'égard de la bourgeoisie libérale que
celle des bolcheviks.
Mais
il est rapidement apparu que des divergences profondes quant à
la tactique à utiliser au cours de la révolution russe séparaient
également bolcheviks et mencheviks. La révolution russe de
1905, ses lendemains, et le Congrès d'unification de Stockholm
du POSDR, allaient jouer le rôle de révélateur à ce propos.
Mencheviks
et bolcheviks étaient d'accord sur la nature bourgeoise de la révolution
russe à venir et dans un double sens :
- les
tâches immédiates de la révolution devaient être le
renversement de l'autocratie tsariste et l'élimination des
survivances semi-féodales à la campagne. C'étaient là
manifestement des tâches historiques de la révolution démocratique-bourgeoise
et non des tâches de la révolution socialiste ;
- la
victoire de la révolution russe devait déboucher sur un développement
accéléré et sans entraves du capitalisme en Russie, et
non sur la socialisation de l'économie.
Mais
les mencheviks tirèrent de ces prémisses la conclusion que la
révolution ne pouvait vaincre que sous la direction de la
bourgeoisie. Le parti du prolétariat devait, d'une part,
pousser l'épée dans les reins de la bourgeoisie pour l'obliger
à accomplir ses tâches révolutionnaires, ce qu'elle hésitait
à faire ; il devait, d'autre part, lutter pour arracher le
maximum de réformes politiques et économiques en faveur du
prolétariat (journée de huit heures, enseignement obligatoire
pour (tous les enfants avec nourriture gratuite distribuée dans
les écoles, etc.). Mais cette opposition devait rester
raisonnable et modérée afin d'éviter que la bourgeoisie
n'abandonne prématurément le camp de la révolution et ne
passe dans celui de la contre-révolution, condamnant de ce fait
la révolution à la défaite.
Lénine
défendit un point de vue diamétralement opposé à celui des
mencheviks. Il rappela que - déjà - la Révolution française
de 1789 n'avait pu mener à bien ses tâches historiques que
parce que la petite bourgeoisie jacobine avait chassé de
l'exercice du pouvoir les différentes fractions de la
bourgeoisie qui étaient prêtes, les unes après les autres, à
capituler devant la contre-révolution, ou à ne pas s'opposer
radicalement à elle par peur du peuple. Il rappela que, lors de
la Révolution de 1848, la bourgeoisie allemande s'était
comportée de manière encore plus contre-révolutionnaire,
conduisant la révolution à la défaite, et qu'après cette expérience,
Marx avait remarqué que plus on allait vers l'Est, plus la
bourgeoisie devenait lâche...
Dès
lors, tout indiquait qu'avec un capitalisme bien plus développe
en Russie en 1905 qu'en Allemagne en 1848 - pour ne pas parler
de la France en 1789 -, la bourgeoisie serait absolument
incapable de diriger une révolution démocratique et agraire
radicale, et ne le désirait d'ailleurs pas. Dès lors, sous
direction bourgeoise, la révolution russe était condamnée à
sa perte. Elle ne pouvait triompher que sous l'équivalent d'une
direction jacobine, d'une dictature jacobine. Dans la société
russe de 1905, avec les classes sociales en présence dans ce
pays à ce moment précis, cette direction ne pouvait être que
le pro-duit de l'alliance entre le prolétariat et la
paysannerie : la dictature démocratique des ouvriers et des
paysans.
Deux
questions clés - l'une stratégique, l'autre tactique -
cristallisèrent alors les divergences entre bolcheviks et
mencheviks concernant la nature et les perspectives de la révolution
russe. Les mencheviks tendaient à réduire de plus en plus le
contenu de la révolution démocratique (démocratique-bourgeoise)
aux seules questions politiques : élections libres, représentation
parlementaire, libertés démocratiques, etc. Pour Lénine, au
contraire, c'était la question agraire qui était la question
clé de la révolution démocratique. C'est parce que la
bourgeoisie avait peur d'une révolution agraire radicale - d'un
soulèvement généralisé de la paysannerie, d'une saisie révolutionnaire
des terres par les paysans - qu'elle refusait de s'engager dans
une lutte résolue contre l'autocratie, son armée et son
appareil d'Etat, garants en dernière instance de toute la
propriété privée. Toute politique conciliatrice à l'égard
de la bourgeoisie libérale impliquait donc à la fois le refus
d'une lutte radicale et jus-qu'au bout pour la terre, et le
refus d'une lutte radicale et jusqu'au bout pour la liberté.
En
fonction même de cette conception réductrice de la révolution
démocratique, les mencheviks, après quelques hésitations,
penchèrent de plus en plus en faveur d'un bloc politique avec
les partis bourgeois. Lénine rejeta ce bloc avec la dernière
énergie, parce qu'il le considérait comme un obstacle
insurmontable au déclenchement et au triomphe de la révolution
agraire.
Mais
Lénine et les bolcheviks n'avaient pas modifié leur point de
vue quant à la perspective ouverte par la victoire de la révolution
russe. Il s'agissait toujours pour eux d'ouvrir la voie à un développement
sans entraves du capitalisme en Russie, non de l'ouverture d'une
économie socialisée et collectivisée (nous dirions
aujourd'hui : non d'une société de transition entre le
capitalisme et le socialisme). Cela ressort clairement du
dis-cours que Lénine prononça au Ve Congrès (celui de
Londres) du POSDR, le 12 mai 1907 :
«
Parlant objectivement, du point de vue non pas de nos désirs
mais du développement économique présent de la Russie, la
question fondamentale de notre révolution est celle de savoir
si elle assure le développement du capitalisme par la victoire
complète des paysans sur les propriétaires fonciers, ou par la
victoire des propriétaires fonciers sur les paysans. Une révolution
démocratique-bourgeoise est absolument inévitable dans les
conditions
économiques
de la Russie. Aucune force au monde ne peut l'empêcher. Mais
cette révolution peut s'effectuer de deux manières : à la
manière prussienne, si l'on peut dire, ou à la manière américaine.
Cela veut dire ce qui suit : les propriétaires fonciers peuvent
gagner, peuvent imposer les paiements d'indemnisations ou
d'autres petites concessions aux paysans, ils peuvent s'unir
avec une poignée de paysans riches, paupériser les masses et
convertir leurs fermes en fermes capitalistes du type de celles
des Junker. Pareille révolution serait démocratique-bourgeoise,
mais elle serait la moins avantageuse du point de vue des
paysans, la moins avantageuse sous l'angle de la rapidité du développement
capitaliste. Ou,
au contraire, la victoire complète de l'insurrection
paysanne, la confiscation de tous les domaines des propriétaires
fonciers et leur partage égalitaire signifieront le développement
le plus rapide du capitalisme, la forme de révolution démocratique-bourgeoise
la plus avantageuse pour les paysans. » (Lénine,
Collected Works (CW), tome 12, p. 465.)
Ce
texte ne permet aucune équivoque : développement du
capitalisme à l'américaine : développement le plus
rapide du capitalisme : c'est clair et net. On trouve d'ailleurs
de nombreux passages analogues dans les écrits de Lénine, de
1905 à 1916, notamment dans « Deux tactiques de la
social-démocratie dans la révolution démocratique »
(1905):
«
Cela signifie que les transformations sociales et économiques
dont la Russie éprouve la nécessité, loin d'impliquer par
elles-mêmes la remise en cause du capitalisme, de la domination
de la bourgeoisie, déblaieront, au contraire, véritablement la
voie d'un développement large et rapide, européen et non
asiatique, du capitalisme en Russie : pour la première fois,
elles rendront possible dans ce pays la domination de la
bourgeoisie comme classe. »
Et
dans sa lettre à Maxime Gorki du 3 janvier 1911, il écrit :
«
II y a capitalisme et capitalisme. Il y a le capitalisme des
octobristes et des cent-noirs et le capitalisme des populistes
(le capitalisme "réaliste, démocratique, plein d'activité").
Plus nous démasquons le capitalisme aux yeux des ouvriers comme
"rapace et féroce", et moins le capitalisme du
premier type pourra se maintenir, et plus sûre est sa
transition vers le capitalisme du deuxième type. Cela ne peut
que nous convenir, à nous, le prolétariat.
«
(...) En Europe occidentale, il n'y a déjà presque plus de
capital octobriste, presque tout le capital est démocratique.
Le capital octobriste a émigré d'Angleterre et de France vers
la Russie et l'Asie. La révolution russe et les révolutions en
Asie sont la lutte pour refouler le capital octobriste par le
capital démocratique. Mais le capital démocratique vient tard.
Son chemin ne conduit pas plus loin. Après cela, il est fini.
»
L'insurrection,
le gouvernement et l’Etat
La
social-démocratie et la démocratie bourgeoise révolutionnaire
(c'est-à-dire paysanne) doivent, ensemble, mener jus-qu'au bout
la révolution bourgeoise contre la bourgeoisie, afin de
permettre un développement sans entraves du capitalisme en
Russie. Telle était, résumée, la position de Lénine et des
bolcheviks dans la révolution russe de 1905 et au lendemain de
celle-ci, jusqu'au lendemain des « Thèses d'avril ».
Logique
avec lui-même, Lénine réclamait, contrairement aux
mencheviks, une participation de la social-démocratie à un
gouvernement révolutionnaire insurrectionnel, voire un
processus insurrectionnel parachevé par un gouvernement révolutionnaire
sous direction social-démocrate :
«
Dans le but de compléter la révolution, la tâche urgente à
laquelle le prolétariat est désormais confronté est celle
d'aider à imposer l'insurrection ensemble avec les démocrates
révolutionnaires et de créer un organe pour l'unifier, sous la
forme d'un gouvernement révolutionnaire provisoire. » (Lénine,
CW, volume 10, p. 155.)
L'idée
de la prise du pouvoir par un gouvernement révolutionnaire
dominé par la social-démocratie était-elle contradictoire
avec celle du caractère bourgeois de la révolution et de ses tâches,
du refus constant et obstiné de Lénine de confondre, c'est-à-dire
de combiner, les tâches démocratiques et les tâches
socialistes, le programme minimum et le programme maximum ?
A
notre avis, dans l'esprit de Lénine - c'est-à-dire
subjectivement - il n'y avait pas une telle contradiction. C'est
pour-quoi toutes ces positions de Lénine sont souvent affirmées
simultanément dans le même écrit, dans le même article, dans
le même rapport, dans la même brochure. Du point de vue de la
logique formelle, la contradiction n'existe pas non plus. On
peut être partisan de la prise du pouvoir par un gouvernement
provisoire et en même temps souligner que ce gouvernement sera
justement... provisoire, c'est-à-dire que le pouvoir devra être
abandonné ou perdu par la suite, vu la nature bourgeoise de la
révolution.
C'est
ce qui ressort de l'analogie que faisait Lénine avec le pouvoir
des jacobins au cours de la Révolution française. Dans la
tradition marxiste, Danton, Marat et Robespierre avaient pour
fonction de pousser la révolution jusqu'au bout, jus-qu'à un
point où la bourgeoisie elle-même ne voulait et ne pouvait pas
la pousser. Mais, ayant achevé avec succès cette tâche, les
jacobins étaient condamnés à perdre le pouvoir. Ce qui était
à l'ordre du jour historiquement, en France, c'était le développement
du capitalisme, non le développement d'une société égalitaire
fondée sur la petite propriété privée - l'utopie poursuivie
par les jacobins -, pour ne pas dire la construction d'une société
socialiste.
C'est
ce qui ressort encore plus nettement des formules mêmes que Lénine
utilisait en rapport avec la « dictature démocratique des
ouvriers et des paysans », soulignant le caractère
transitoire, provisoire, de cette dictature, de ce gouvernement
:
«
En russe pur et simple, un organe de pouvoir du peuple, qui
assume temporairement l'autorité d'un gouvernement qui s'est
effondré, s'appelle un gouvernement révolutionnaire
provisoire. Pareil gouvernement est appelé à être provisoire,
car son autorité expire avec la convocation d'une Assemblée
constituante représentant le peuple tout entier. »
(
Lénine, « L'autocratie mourante et les nouveaux organes de
pouvoir populaire », CW, volume 10, p. 67).
C'est
ce qui ressort de l'insistance mi-se par Lénine sur la question
de l'inévitabilité de la contre-révolution politique, de la
« restauration politique », s'il n'y a pas de victoire de la révolution
socialiste en Occident. Et c'est ce qui ressort de même de
l'insistance mise par Lénine sur la question de la nature
bourgeoise de l'Etat qui émergera de la victoire de la révolution
russe :
«
La révolution bourgeoise est une révolution qui ne sort pas du
cadre du régime économique et social bourgeois, c'est-à-dire
capitaliste. La
révolution bourgeoise exprime le besoin de développement du
capitalisme ; bien loin de ruiner les bases du capitalisme, elle
les élargit et les approfondit. (...)La domination de la
bourgeoisie sur la classe ouvrière étant inévitable en régime
capitaliste, on peut dire à bon droit que la révolution
bourgeoise traduit moins les intérêts du prolétariat que ceux
de la bourgeoisie.
Mais
l'idée qu'elle ne traduit pas du tout les intérêts du prolétariat
est franchement absurde. Cette idée absurde se résume dans
l'ancestrale théorie populiste selon laquelle ... nous n'avons
pas besoin d'une liberté politique bourgeoise. Ou bien
encore elle se résume dans l'anarchisme, qui condamne toute
participation du prolétariat à la politique bourgeoise, à la
révolution bourgeoise, au parlementarisme bourgeois. » (Lénine,
Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique,
Oeuvres choisies en 3 volumes, tom-me I, p. 567.)
Et
cette insistance était si forte que Lénine non seulement
rejeta radicalement toute idée de « communes révolutionnaires
», toute idée d'un Etat (à l'opposé d'une insurrection) fondé
sur des soviets, mais allait même jusqu'à affirmer :
«
La tâche réelle de la Commune (de Paris) était de réaliser
avant tout le parachèvement de la dictature démocratique et
non socialiste, de mettre en pratique notre "programme
minimum". » (Lénine, CW, volume 9, p. 141.)
Toutes
ces positions étaient donc logiquement cohérentes. Mais l'étaient-elles
du point de vue de la dialectique des classes sociales engagées
dans le combat ? C'est là une autre question, à laquelle
Trotsky (et l'histoire) ont donné une réponse en gros négative.
Il n'en reste pas moins vrai qu'en soulignant cet aspect
contradictoire de la position de Lénine, il faut en même temps
souligner ses effets contradictoires, et non pas unilatéralement
négatifs.
En
éduquant sa fraction, puis son parti, dans l'esprit d'une
distinction nette entre « programme minimum » et « programme
maximum », dans l'esprit d'une limitation de la « première étape
» de la révolution à des tâches purement démocratiques,
dans l'esprit d'une participation social-démocrate à un
gouvernement révolutionnaire provisoire, Lénine a facilité la
confusion des premières semaines de la révolution de février
1917, au cours desquelles tous les dirigeants et tous les cadres
bolcheviques ont prôné l'appui « critique », voire la
collaboration avec le gouvernement provisoire de coalition,
rejetant comme « utopique », « semi-anarchiste », etc.,
toute idée d'une prise de pouvoir par la classe ouvrière, d'un
« gouvernement ouvrier », voire de la dictature du prolétariat
fondée sur les soviets.
Mais,
en éduquant sa fraction, puis son parti, dans l'esprit de la nécessaire
prise de pouvoir, Lénine a facilité le « tournant » engagé
d'abord spontanément par les cadres ouvriers d'avant-garde vers
un pouvoir soviétique, puis l'adoption par le parti du même
tournant vers la dictature du prolétariat. L'éducation dans
l'esprit d'une stricte indépendance de classe a fait le reste.
Cette double éducation correcte a pris le dessus sur le dogme -
faux - des « deux étapes », du « programme minimum » séparé
du « programme maximum », de la « dictature démocratique »
s'opposant à la dictature du prolétariat, des « soviets » en
tant qu'organes insurrectionnels « sans parti » dans lesquels
les sociaux-démocrates devaient agir mais qu'ils ne pouvaient
« substituer » au gouvernement révolutionnaire « provisoire
» ni à l'Etat émergeant de la révolution.
Les
soviets sont devenus dans les faits des organes de pouvoir, non
provisoires et non bourgeois : des organes de la dictature du
prolétariat, les fondements d'un nouvel Etat, d'un Etat non
bourgeois, d'un Etat ouvrier.
Les
positions originales développées par Trotsky
A
partir de 1904, d'abord dans une petite brochure publiée à la
veille des journées de janvier 1905, dans Bilan et Perspectives
paru en 1906, puis dans un article moins connu paru en 1908 dans
la revue social-démocrate polonaise Przeglad
Social-demokratyczny et, enfin, dans son livre 1905 (publié en
1909), Trotsky a développé une position absolument nouvelle et
originale sur la nature et les perspectives de la révolution
russe, position qu'il devait être le seul, avec ses partisans,
à défendre à la fois face aux mencheviks et face aux
bolcheviks. Cette position résultait de sa découverte de la
loi du développement inégal et combiné, son apport sans doute
fondamental au marxisme.
Partant
de la position commune à tous les marxistes, à savoir que la révolution
russe avait des tâches de la révolution démocratique-bourgeoise
à résoudre, avant tout la conquête de la démocratie
politique et la conquête de la terre, Trotsky posait tout de
suite une question que Plekhanov et Lénine n'avaient pas, ou
in-suffisamment, formulée
: dans
quel contexte socio-économique national et international
concret se développerait cette révolution ? Quelles en
seraient les forces motrices principales ? Quelle serait la corrélation
de force des classes sociales qui y seraient engagées ?
Trotsky
répondait : du fait de la particularité du développement inégal
et combiné en Russie, le développement du prolétariat dépassait
de loin celui de la bourgeoisie russe, parce qu'il résultait
non seulement du développement « organique » du capitalisme
russe, mais encore de l'intervention du capital étranger et
surtout du rôle de l'Etat comme stimulant de
l'industrialisation. Paradoxalement, par son degré de
concentration dans la grande industrie, le prolétariat russe -
apparu dans un pays « arriéré » - était plus combatif, plus
avancé sous bien des aspects, que le prolétariat de pays
beaucoup plus développés.
Il
en résultait tout d'abord que, dans la mesure où ce prolétariat
avait déjà ses propres organisations de classe indépendantes
et qu'il agissait déjà comme une force indépendante sur la scène
politique, la bourgeoisie dans son ensemble passerait dans le
camp de la contre-révolution, par peur du prolétariat plus
encore que par peur des soulèvements paysans. Aucune alliance
avec la bourgeoisie ou avec des partis bourgeois ne pouvait donc
conduire à la victoire de la révolution. Sur ce point, il n'y
avait pas de divergences entre Trotsky et Lénine (7). Ils
s'opposaient en commun aux mencheviks.
Il
en résultait ensuite qu'une victoire révolutionnaire remportée
sous la direction du prolétariat, unissant toutes les classes
opprimées de la nation derrière lui, ne pouvait pas se limiter
à l'accomplissement des seules tâches de la révolution démocratique-bourgeoise.
Il était inconcevable qu'un prolétariat aussi centralisé,
aussi unifié, aussi conscient et aussi combatif que le prolétariat
russe, accepte de se laisser exploiter par le patronat
capitaliste après s'être armé et après avoir conquis le
pouvoir à la tête d'une insurrection. Sur la nécessité d'une
telle insurrection, il n'y avait évidemment pas non plus de
divergences entre Trotsky et Lénine. Le prolétariat ayant
assuré la victoire de la révolution agraire - la conquête des
terres par les paysans - passerait sans interruption, sans désemparer,
sans solution de continuité, au début de collectivisation, au
début de confiscation de la grande propriété capitaliste elle
aussi. Dans ce sens, la révolution
serait permanente, la conquête des objectifs historiques de la
révolution démocratique-bourgeoise se combinant dans les
faits, sans période intermédiaire de développement
capitaliste, avec la conquête des objectifs historiques de la révolution
socialiste.
Le
prolétariat russe, minoritaire dans un océan de petits
producteurs marchands, pouvait-il conserver le pouvoir après
l'avoir conquis ? A cette question Trotsky répondait non. Il ne
pouvait le conserver que la révolution russe était le signal
d'une révolution socialiste en Occident. Sur cette question -
contrairement à une légende qui a la vie dure -, la position
de Trotsky n'était pas originale ; elle était partagée par
Karl Kautsky, Rosa Luxemburg et Lénine lui-même, avec ceci de
plus étonnant que Lénine et les autres représentants de la
gauche marxiste affirmaient que même la révolution démocratique-bourgeoise
était condamnée au re-flux (c'est-à-dire à la victoire
politique de la réaction) s'il n'y avait pas de victoire
socialiste en Occident :
«
La seule garantie complète contre la restauration en Russie après
une victoire de la révolution, c'est la révolution socialiste
en Occident. Il n'y a pas d'autre garantie, et il ne peut pas y
en avoir. De ce point de vue, la question est la suivante :
comment la révolution démocratique-bourgeoise en Russie
peut-elle faciliter, accélérer, la révolution socialiste en
Occident ? La seule réponse concevable, c'est : si le misérable
Manifeste du 17 octobre donne déjà une impulsion puissante au
mouvement ouvrier en Europe, alors la victoire complète de la révolution
bourgeoise en Russie suscitera presqu'inévitablement (ou dans
tous les cas très probablement) un nombre de bouleversements
politiques tel en Europe qu'il donnera une impulsion puissante
à la révolution socialiste. » (Lénine, « Rapport sur le
Congrès d'unification du POSDR », CW, volume 10, p. 334.).
Sous
quelle forme politique le prolétariat, à la tête de toute la
nation, peut-il réaliser les tâches historiques de la révolution
démocratique-bourgeoise en Russie ? Puisque la bourgeoisie est
condamnée à passer dans le camp de la contre-révolution, il
n'y a que deux possibilités : soit l'alliance entre une force
politique paysanne (ou des forces politiques) et le parti du
prolétariat , soit par la conquête du pouvoir par le prolétariat
(dirigé par son parti) appuyé par la paysannerie. La première
de ces éventualités était exclue par Trotsky, du fait de
l'incapacité de la paysannerie à constituer une force
politique autonome dans le cours même d'une révolution. Ne
restait donc que la deuxième solution : la révolution russe ne
pouvait triompher que par l'établissement de la dictature du
prolétariat entraînant la paysannerie sous sa direction. La
loi du développement inégal et combiné impliquait que le prolétariat
pouvait conquérir le pouvoir dans un pays arriéré avant même
de le conquérir dans les pays les plus avancés. Ce pronostic,
Trotsky l'a formulé dès 1906. On connaît la suite.
Les
divergences entre Lénine et Trotsky
Les
divergences entre Lénine et Trotsky quant aux perspectives de
la révolution russe portaient essentiellement sur quatre points
:
a)
L'impossibilité, dans le contexte social et économique,
d'assurer la modernisation et l'industrialisation de la Russie
par un « développement rapide du capitalisme », et notamment
un développement « à l'américaine » de l'agriculture russe.
Pareille éventualité, à laquelle Lénine s'est accroché avec
obstination jusqu'en 1916, sous-estimait à la fois le poids de
l'impérialisme, du marché mondial (sur lequel il n'y avait pas
de place pour une seconde Amérique) et de la crise agraire en
Russie même, qui ne pouvait plus trouver de solution dans un
cadre capitaliste.
Il
faut souligner que le seul marxiste qui a timidement fait
quelques pas dans cette même direction a été, à la stupéfaction
de tous les marxistes russes, à commencer par Lénine lui-même,
Kautsky (8) qui affirmait, dans son bilan de la révolution
russe de 1905, la nécessité de confisquer non seulement les
grands domaines fonciers mais encore les grands monopoles
industriels capitalistes pour résoudre la question agraire.
Mais Lénine ne le suivit pas dans cette voie (9) et Kautsky
lui-même s'est vite effrayé de son audace et re-cula à partir
de 1910 vers des positions centristes traditionnelles.
b)
L'impossibilité, pour la paysannerie, de constituer un parti
politique ou une force politique indépendante à la fois de la
bourgeoisie et de la classe ouvrière. Pour Trotsky, cette
impossibilité était certaine. Pour Lénine, au contraire, il
était certain que la paysannerie révolutionnaire devait
prendre le pouvoir politique:
«
Comment une révolution paysanne peut-elle vaincre si la
paysannerie révolutionnaire ne prend pas le pouvoir ? Plekhanov
a poussé sa propre argumentation jusqu'à l'absurde. S'étant
engagé sur cette pente, il est en train de rouler irrésistiblement
vers le fond. D'abord, il a nié qu'il soit possible pour le
prolétariat de prendre le pouvoir dans la révolution pré-sente.
Maintenant, il nie qu'il soit possible pour la paysannerie révolutionnaire
de prendre le pouvoir dans la révolution présente. Mais, si ni
le prolétariat ni la paysannerie ne peuvent prendre le pouvoir,
logiquement, ce pouvoir restera dans les mains du tsar et de
Dubasov. Les Cadets devraient-ils peut-être prendre le pou-voir
? Mais les Cadets ne veulent pas prendre le pouvoir eux-mêmes,
car ils sont en faveur de conserver la monarchie, l'armée
permanente, la Chambre haute et autres délices. » (Lénine, «
Rapport sur le Congrès d'unification du POSDR », CW, volume
10. p. 340-341.)
Et
à ceux qui affirmaient qu'il n'y avait pas de « démocrates
bourgeois révolutionnaires » en Russie pour diriger la révolution
avec les représentants du prolétariat, Lénine répondait non
moins claire-ment :
«
Sans une coordination des activités des démocrates ouvriers et
des démocrates bourgeois, la révolution démocratique-bourgeoise
ne peut être victorieuse. C'est une vérité d'Evangile.
«
(...) Il vous semble qu'il n'y a pas de démocrates bourgeois révolutionnaires
en Russie, que les Cadets sont les seules forces de la démocratie
bourgeoise en Russie, ou en tout cas sa force principale. Mais
cela vous semble seulement en être ainsi parce que vous êtes
myopes. (...) Il y a des démocrates bourgeois révolutionnaires
en Russie, et il doit y en avoir, aussi longtemps qu'il y a une
paysannerie révolutionnaire qui, par des milliers, des millions
de liens, est également liée aux classes plus pauvres dans les
villes. » (Lénine, « La victoire des Cadets et les tâches du
parti ouvrier », CW, volume 11. p. 260-263.)
Lénine
tendait d'ailleurs à donner un contenu concret à cette formule
algébrique des «démocrates bourgeois révolutionnaires »
dirigeant la paysannerie : c'étaient les trudoviks (le parti
d'Alexandre Kerenski) et les s-r. Dans son article « Le groupe
paysan ou trudovik et le POSDR », du 11 mai 1906, Lénine écrit
:
«Aujourd'hui,
il n'y a rien de plus important pour le succès de la révolution
que cette organisation, cette éducation et cet entraînement
politique des démocrates bourgeois révolutionnaires. Le prolétariat
socialiste, tout en démasquant sans merci l'instabilité des
Cadets, fera tout ce qu'il peut pour promouvoir cette grande œuvre.
» (Lénine, CW, volume 11, p. 413).
c)
La capacité du prolétariat russe de commencer à résoudre des
tâches socialistes de la révolution. Pour Trotsky, cette
capacité était évidente. Elle se dégageait de toutes les
grandes luttes ouvrières (avant tout des grèves de masse, de
la grève générale de 1905 et de la constitution des soviets).
Pour Lénine, cette capacité n'existait pas :
«
Notons enfin que la résolution (du Ile Congrès du POSDR,», en
assignant au gouvernement révolutionnaire provisoire la tâche
d'appliquer ce programme minimum, écarte par là-même l'idée
absurde, semi-anarchiste, de l'application immédiate du
programme maximum, de la conquête du pouvoir pour la révolution
socialiste. Le degré de développement économique de la Russie
(condition objective) et le degré de conscience et
d'organisation des grandes masses du prolétariat (condition
subjective indissolublement liée à la condition objective)
rendent impossible l'émancipation immédiate et totale de la
classe ouvrière. Seuls les gens les plus ignares peuvent méconnaître
le caractère bourgeois de la révolution démocratique en cours
; seuls les optimistes les plus naïfs peuvent oublier que la
masse des ouvriers ne sait encore que bien peu de choses des
objectifs du socialisme et des moyens de le réaliser. » (Lénine,
Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique,
Oeuvres choisies en 3 volumes, tome I, p. 461.)
Pour
Lénine, « l'auto-limitation du prolétariat », c'est-à-dire
le refus d'aller au-delà de la réalisation des revendications
démocratiques-bourgeoises les plus radicales, même dans le cas
d'une participation social-démocrate à un gouvernement
insurrectionnel révolutionnaire, correspondait donc à une nécessité
objective. C'est seulement par une longue période d'expérience
de la démocratie politique, par un long travail d'organisation
et d'éducation des masses censé correspondre précisément au
« développement du capitalisme sans entraves », que le prolétariat
pourrait acquérir la capacité de réaliser des tâches de la révolution
socialiste.
d)
Logiquement, la position de Lénine aboutissait à la formule de
« dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie
» opposée à la formule « dictature du prolétariat ». Les
deux formules concernant non pas des slogans mais des
perspectives stratégiques de la révolution : la nature de
l'Etat et de la société qui émergeraient de la victoire révolutionnaire
:
«
Sans dictature, il serait impossible de briser cette résistance,
de faire échouer les tentatives de la contre-révolution.
Cependant, ce ne sera évidemment pas une dictature socialiste,
mais une dictature démocratique. Elle ne pourra pas toucher
(avant que la révolution ait franchi diverses étapes intermédiaires)
aux fondements du capitalisme. Elle pourra, dans le meilleur des
cas, procéder à une redistribution radicale de la propriété
foncière au profit de la paysannerie, introduire la démocratie
de façon totale et conséquente jusque et y compris la
proclamation de la République ; extirper non seulement de la
vie des campagnes, mais aussi de la vie des usines, les
survivances du despotisme asiatique : commencer à améliorer sérieuse-ment
la condition des ouvriers et à élever leur niveau de vie ;
enfin, last but not least, étendre l'incendie révolutionnaire
à l'Europe. Cette victoire ne fera encore nullement de notre révolution
bourgeoise une révolution socialiste ; la révolution démocratique
ne sortira pas directement du cadre des rapports sociaux et économiques
bourgeois: mais cette victoire n'en aura pas moins une portée
immense pour le développement futur de la Russie et du monde
entier. » (Lénine, Oeuvres choisies en 3 volumes, tome I, p.
483-484.)
Et
de manière encore plus nette et péremptoire :
«
Pas la dictature socialiste du prolétariat, mais la dictature démocratique
du prolétariat et de la paysannerie. » (Lénine, CW, volume
11, p. 374.)
Il
apparaît donc clairement que, parmi les marxistes russes, il y
avait trois et non pas deux conceptions de la révolution russe,
de ses perspectives et des tâches stratégiques qu'elle
soulevait (10).
Le
verdict de la révolution de 1917
Sur
trois de ces quatre questions, Lénine a modifié de manière
explicite sa position à partir des Thèses d'avril de 1917,
rejoignant à partir de ce moment, de fait, les positions défendues
par Trotsky à partir de 1904.1906 :
a)
Contrairement à ce qu'il avait développé jusque là, il
affirma dès lors que l'expérience de toutes les révolutions
modernes avait démontré l'incapacité de la paysannerie à se
constituer en force politique autonome de la bourgeoisie et du
prolétariat. Toutes les illusions concernant un rôle indépendant
des trudoviks (Kerenski) ou des s-r avaient disparu. Ces
derniers sont apparus comme des suivistes de la bourgeoisie,
comme tout aussi incapables que les libéraux bourgeois de réaliser
une révolution agraire radicale. Dans la mesure où une aile
des s-r participait à la victoire révolutionnaire, elle le fit
sous la direction des bolcheviks et du prolétariat, et non en
tant que force à égalité de pouvoir - ou même principale
force de pouvoir - aux côtés du prolétariat.
«
Notre expérience nous a appris - et nous en trouvons la
confirmation dans le développement de toutes les révolutions
du monde, si l'on considère la nouvelle époque, disons les
cent cinquante dernières années - que partout et toujours il
en a été de même : toutes les tentatives faites par la petite
bourgeoisie en général et par les paysans en particulier, pour
prendre conscience de leur force, pour diriger à leur manière
l'économie et la politique, ont abouti à un échec. Ou bien
ils doivent se placer sous la direction du prolétariat, ou bien
sous celle des capitalistes. Il n'y a pas de milieu. Ceux qui rêvent
d'un moyen terme sont des rêveurs, des songe-creux. » (Lénine,
Discours au Congrès des ouvriers des transports du 27 mars
1921, Oeuvres choisies en 2 volumes, tome II, p. 839.)
b)
Contrairement à ce qu'il avait développé auparavant, la révolution
socialiste a bel et bien été mise à l'ordre du jour avant même
que n'ait été réalisée la révolution agraire. Il ne faut
pas oublier que Lénine a commencé son discours, dans la nuit
du 26 octobre 1917, devant le Ile Congrès des soviets, celui-là
même qui prit le pouvoir, par cette phrase : « Nous commençons
la construction du socialisme ! » Le fait que, dans un premier
temps, le gouvernement révolutionnaire se soit contenté de réaliser
le contrôle ouvrier sur l'industrie et non sa nationalisation
n'avait plus rien à voir avec une quelconque conception sur «
l'immaturité socialiste » du prolétariat. Il concernait
exclusivement une programmation chronologiquement et économiquement
rationnelle des tâches socialistes de la révolution.
On
peut multiplier les références. Il suffit de signaler que,
dans un texte du 7 mars 1918, Lénine (CW, volume 27, p. 89-90)
a explicitement caractérisé la révolution d'Octobre comme une
révolution socialiste.
c)
Contrairement à ce qu'il avait développé auparavant, l'Etat
qui devait résulter de la victoire révolutionnaire était bel
et bien présenté comme un Etat ouvrier, comme la dictature du
prolétariat et non comme un Etat bourgeois. C'est pourquoi,
dans tous les écrits de Lénine postérieurs aux polémiques
autour des Thèses d'avril, et à plus forte raison dans toutes
les références à la révolution d'Octobre postérieures à sa
victoire, il n'est jamais question de la « dictature démocratique
des ouvriers et des paysans », et toujours question de la
dictature du prolétariat. Il en va de même des documents de
l'Internationale communiste concernant la révolution russe.
Dans
son rapport sur la révolution russe de 1905, prononcé en
janvier 1917, Lénine affirmait encore :
«
Cette révolution était une révolution démocratique-bourgeoise
parce que le but auquel elle aspirait dans l'immédiat et
qu'elle pouvait atteindre pour l'heure par ses propres forces était
la République démocratique, la journée de huit heures, la
confiscation des immenses propriétés foncières de la haute
noblesse. » (Lénine, Oeuvres, volume 23, p. 262.)
Mais
quelques semaines plus tard, dans ses Lettres de loin, il voit déjà
dans les soviets «l'embryon d'un gouvernement ouvrier » et
proclame la nécessité d'un Etat comme celui de la Commune de
Paris, c'est-à-dire d'un Etat ouvrier (Lénine, Oeuvres complètes,
volume 23, p. 354-354). Et si, dans ce texte, il continue à
affirmer qu'il ne s'agirait pas encore de la dictature du prolétariat
mais de la « dictature démocratique des ouvriers et des
paysans », cette formule est abandonnée dès les « Thèses
d'avril » et la dictature du prolétariat sera « codifiée
» dans « l'Etat et la Révolution ».
Il
est clair que, dans l'esprit de Lénine comme dans celui de
Trotsky, « dictature démocratique des ouvriers et des paysans
» et « dictature du prolétariat » étaient des formules
antithétiques, qui s'excluaient mutuellement. L'une impliquait
un Etat bourgeois, l'autre un Etat ouvrier. Lénine a tranché,
dès avril 1917, dans le sens d'un Etat ouvrier.
Le
8 mars 1918, Lénine caractérisait l'Etat russe comme résultant
d'une révolution au cours de laquelle « /es ouvriers ont créé
leur propre Etat » (Lénine, CW, volume 27, p. 126). Le 9 mars
de la même année, il formulait sa position de manière encore
plus nette : « La révolution du 25 octobre (7 novembre) 1917
en Russie a produit la dictature du prolétariat qui a été
appuyée par les paysans pauvres ou semi-prolétaires. » (Lénine,
C IV, volume 27, p. 153).
Notes :
1.
On trouve différents brouillons successifs de la lettre à Véra
Zassoulitch dans les Oeu-l vres complètes de Marx-Engels.
2.
Déjà auparavant, en 1877, Marx avait écrit à Nikolai
Mikhailowski, alors rédacteur de la revue « Otechestuennié
Zapiski » (« Annales de la patrie »), que la
Russie avait « la plus grande chance jamais offerte par
l'histoire à une nation » d'éviter les maux du capitalisme.
3.
Cf. la lettre de Marx à Jenny Longuet, 11 avril 1881 ; et aussi
la lettre d'Engels à Vera
Zassoulitch,
le 23 avril 1885.
4.
Il ne faut pas oublier que, même au lendemain de la révolution
d'Octobre, lors des élections pour l'Assemblée constituante,
le Parti socialiste-révolutionnaire obtint encore la majorité
absolue des voix et des mandats. Il est vrai qu'il fut battu
dans les villes par le Parti bolchevique, et que cette majorité
reflétait surtout l'immense poids de la paysannerie en Russie.
Il est vrai aussi qu'il s'était déjà scindé en deux, la
droite s-r s'opposant farouchement à la prise du pouvoir par
les soviets, la gauche s-r s'appuyant et entrant même,
temporairement, dans un gouvernement de coalition avec les
bolcheviks. Cette coalition fut rompue par les s-r de gauche
lors de la signature de la paix de Brest-Litovsk, le 3 mars
1918.
5.
Cf. le compte-rendu officiel du IIe Congrès du POSDR, édition
en anglais, New Park Publications, Londres, 1978 (traduit du
russe par Brian Pearce), p. 273, 254-255 256-257,267.
6.
Ibid. p. 19-20.
7.
« II faut être d'accord avec le fait que ' l'amendement de
Trotsky n'est pas menchevique. qu'il exprime la même idée,
c'est-à-dire l'idée bolchevique. Mais Trotsky exprime cette idée
d'une manière qui est rarement meilleure. » (Lénine, «
Objection aux amendements de Trotsky sur la révolution
bolchevique et sur l'attitude à adopter envers les partis
bourgeois, au Ve Congrès du PSDOR », CW, volume 12, p. 479.)
8.
Sous l'influence de la révolution russe de 1905, Kautsky adopta
les positions politiques les plus avancées de sa carrière
pendant les années 1906-1909, notamment avec ses commentaires
sur la révolution russe, et son ouvrage « Der Weg
zurMacht ».
9.
Karl Kautsky, « Les forces motrices et les perspectives de la révolution
russe », in Die « Neue Zeit », 1906. Lénine lui-même
dit de ce texte qu'il va beaucoup plus loin que les bolcheviks
les plus extrêmes (CW, volume 11, p. 369).
10.
Le camarade Trotsky a admirablement résumé sa position sur
l'existence de trois et non de deux conceptions de la révolution
dans son texte « Trois conceptions de la révolution russe »,
annexé à son livre Staline.
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