Le capitalisme est un mode de
production fondé sur la division de la société en deux classes
essentielles : celle des propriétaires des moyens de production
(terre, matières premières, machines et instruments de travail)
– qu’ils soient des individus ou des sociétés – qui achètent la
force de travail pour faire fonctionner leurs entreprises ;
celle des prolétaires, qui sont obligés de vendre leur force de
travail, parce qu’ils n’ont ni accès direct aux moyens de
production ou de subsistance, ni le capital qui leur permette de
travailler pour leur propre compte.
Le capitalisme n’existe nulle
part à l’état pur. A coté de ces deux classes fondamentales
vivent d’autres classes sociales. Dans les pays capitalistes
industrialisés, on trouve celle des propriétaires individuels de
moyens de production et d’échange, qui n’exploitent pas, ou
presque pas, de main-d’œuvre : petits artisans, petits paysans,
petits commerçants. Dans les pays du Tiers Monde, on rencontre
souvent encore des propriétaires fonciers semi-féodaux, dont les
revenus ne proviennent pas de l’achat de la force de travail,
mais de formes plus primitives d’appropriation du sur-travail,
comme la corvée ou la rente en nature. Il s’agit là cependant de
classes qui représentent des survivances de sociétés
pré-capitalistes, et non des classes typiques du capitalisme
lui-même.
Le capitalisme ne peut
survivre et s’épanouir que lorsque sont réunies les deux
caractéristiques fondamentales que l’on vient d’indiquer :
monopole de moyen de production au profit d’une classe de
propriétaires privés ; existence d’une classe coupée de moyens
de subsistance et de ressources qui lui permettraient de vivre
autrement qu’en vendant sa force de travail. Le mode de
production capitaliste reproduit constamment les conditions de
sa propre existence.
La répartition de la « valeur
ajoutée », du revenu national, fait apparaître, d’une part, une
accumulation de capitaux (entre les mains des entreprises :
bénéfices non répartis, réserves ; entre les mains d’individus :
dividendes, intérêts, rentes et autres revenus capitalisés) qui
permet de transformer en propriété privée l’essentiel des moyens
de production et d’échange nouvellement créés. Cette même
répartition du revenu national condamne, d’autre part, la masse
des salariés appointés à ne gagner que ce qu’ils consomment,
même lorsque leur niveau de vie et de consommation s’élèvent
progressivement ; elle ne leur permet pas de se transformer en
capitaliste, c’est à dire en individus travaillant pour leur
propre compte.
Deux séries statistiques
universelles confirment la justesse de cette thèse. Dans tous
les pays capitalistes, la part de la population active obligée
de vendre sa force de travail ne cesse d’augmenter ; la part de
cette même population active que constituent les « indépendants
» et leurs « aides familiaux » ne cesse de diminuer. La
répartition de la fortune privée y fait apparaître une énorme
concentration : la moitié ou plus de la fortune mobilière est
généralement détenue par 1, 2 ou 3 % des ménages, sinon par une
fraction encore plus réduite de la population.
Lorsque ces conditions
d’existence du mode production capitaliste n’existe pas au
départ, ou n’existent que partiellement, le capitalisme ne peut
s’épanouir qu’en les créant artificiellement, par la contrainte.
Ainsi dans de nombreux pays du tiers monde, la pénétration
capitaliste était freinée par l’existence d’abondante réserves
de terre, qui permirent à la masse des populations indigènes de
survivre en s’adonnant à l’agriculture sur des terres dans
propriétaire. Pour transformer ces populations en prolétaires,
il fallait supprimer le libre accès à ces terres, c’est à dire
transformer celles-ci en propriété privée. Pendant le dernier
quart du 19ème siècle, ce processus s’est généralisé en Amérique
du Nord et dans de vastes zones d’Afrique.
Le mode de production
capitaliste est essentiellement une forme d’économie de marché.
Il constitue le seul exemple historique d’une économie de marché
généralisée. Tous les éléments de la vie économique deviennent
marchandises : non seulement la terre (qui ne l’était guère en
régime féodal typique), les instruments de travail, les
machines, le capital-argent, mais aussi la force de travail
elle-même. Aux origines du capitalisme, il y a précisément cette
généralisation de la production et de la circulation de
marchandises dans la société. Les concentrations du capitalisme,
qui l’amèneront à disparaître, proviennent toutes, en dernière
analyse, des concentrations inhérentes à la production marchande
elle-même.
1. Les origines
Il ne faut pas confondre «
capitalisme » et « capital ». Le premier est un mode de
production né de la pénétration du second dans la sphère de la
production. Mais avant de bouleverser le mode de production, le
capital existait, au sein de modes de production antérieurs,
essentiellement de sociétés féodales et semi-féodales et du mode
de production asiatique.
La production pour
l’échange
A partir d’une certaine étape
de développement des forces productives, l’échange – d’abord
occasionnel et sans importance dans les sociétés les plus
primitives – se régularise au sein de sociétés encore fondées
sur une économie essentiellement naturelle. Ainsi apparaît la
production pour l’échange (production de marchandises) aux côtés
de la production pour satisfaire directement les besoins des
producteurs ou de leur collectivité. La petite production
marchande (par exemple l’artisanat corporatif au haut Moyen Age)
n’est pas portée par le capital. Elle peut rester stable pendant
des siècles et cohabiter avec une agriculture de subsistance,
avec laquelle elle établit des rapports d’échange qui ne sapent
ni l’un ni l’autre.
Mais l’échange régularisé,
qui s’étend progressivement, fait naître l’argent et le commerce
de l’argent, surtout lorsqu’il s’agit d’un échange étendu dans
le temps et dans l’espace (commerce international). Le capital
apparaît dans la société capitaliste sous la forme de
capital-argent, indépendamment du mode de production et
indépendamment des classes fondamentales de cette société. Il
n’est au début qu’intermédiaire, mais un intermédiaire qui
subjugue progres-sivement toutes les sphères de l’activité
économique.
Capital usurier et capital
marchand
Les produits de luxe drainés
par le commerce international supposent, pour être consommés
dans une économie essentiellement naturelle, un équivalent en
argent. Le capital usurier s’approprie une partie de la rente
foncière féodale et provoque l’endettement général de la
noblesse. Il se soumet même les princes, les rois et les
empereurs, en finançant leurs guerres et leur consommation de
luxe. L’économie monétaire s’étendant (notamment avec
l’apparition de la rente foncière en argent), l’usure s’empare
de toutes les classes de la société, notamment par le truchement
des prêts sur gages. Dans une économie essentiellement
naturelle, le détenteur du capital-argent est d’abord un
étranger (Syriens, Juifs, Lombards, banquiers italiens au Moyen
Age en Europe). Mais avec la généralisation de l’économie
monétaire, une classe de propriétaire d’argent autochtones
apparaît progressivement, qui finit par éliminer le plus souvent
la domination des détenteurs de capitaux étrangers dès qu’est
franchie une étape déterminée de développement économique.
L’essor du commerce
international fait apparaître le capital marchand aux côtés du
capital usurier. Ce capital finance d’abord des entreprises
hasardeuses, mais qui assurent un profit très élevé (expéditions
de piraterie, caravanes vers l’Asie et l’Afrique). Peu à peu, il
s’organise (premières sociétés par actions, comptabilité
double), se normalise (l’aire de la Hanse) et
s’institutionnalise (guildes, foires). Il crée des instruments
typiques du crédit capitaliste, qui sont les ancêtres de tout
notre système monétaire contemporain (lettres de change,
traites, monnaie scripturale, monnaie de papier, actions, titres
de dette publique négociable).
Le capital manufacturier
Les grandes découvertes des
15ème et 16ème siècles provoquent une véritable révolution
commerciale : ce qui était hier encore du luxe (sucre, épices,
ornements en métaux précieux, café) est maintenant le fait de
couches de population beaucoup plus larges. Le capital marchand
et les grandes banques se fondent et financent autant le
commerce maritime régulier à grande distance que l’exploitation
systématique des richesses coloniales (Compagnies des Indes
orientales). De la riposte du capital commercial aux limitations
imposées à la production au sein des villes dominées par les
métiers d’artisans, ainsi que des profits nés du commerce
colonial (pillage des colonies, traite des Noirs, « commerce
triangulaire ») naît le capital manufacturier, qui est la
première pénétration du capital dans la production proprement
dite. Ce sont des commerçants-entrepreneurs qui organisent, à la
campagne ou dans des villes jadis petites, une industrie textile
ou métallurgique à domicile, puis des manufactures dans
lesquelles les producteurs, transformés en prolétaires, sont
rassemblés et placés sous le contrôle permanent de surveillants
: il s’agit de réaliser une division du travail plus poussée et
de limiter les vols et les malfaçons.
La révolution agricole (liée
au remplacement de l’assolement triennal par des techniques
restauratrices de la fertilité du sol, et à l’extension de
l’élevage, notamment celui des moutons pour alimenter en laine
l’industrie textile en plein essor) accroît considérablement le
nombre de gens déracinés, sans ressources ni accès aux moyens de
subsistance et de production. L’apparition de ces déracinés est
liée par ailleurs à tous les phénomènes de décomposition de la
société du Moyen Age : déclin des corporations, dissolution des
suites féodales par l’appauvrissement de la noblesse. Ainsi naît
le prolétariat moderne, par la suite parqué, souvent de force,
dans les manufactures et les premières usines.
La révolution industrielle
La révolution industrielle
accomplit ce mode de transformation du mode de production
capitaliste. En augmentant fortement les frais de premier
établissement, en renchérissant les instruments de travail, elle
achève de transformer la propriété des moyens de production en
monopole d’une classe sociale : celle des propriétaires de
capitaux. En permettant d’obtenir des profits considérables par
l’emploi de techniques plus modernes – en faisant de
l’innovation technologique un moteur de changement constant de
la production – la révolution industrielle fait refluer la
majeure partie des capitaux du commerce vers la production. En
abaissant considérablement les coûts de production des
marchandises, elle fait éclater toutes les particularités
(nationales, climatologiques, traditionnelles) des besoins et
des produits en créant un marché mondial, à la conquête duquel
le capital se lance avec des appétits insatiables de profit. En
faisant éclater toutes les anciennes limitations de la
production, elle crée les conditions d’une concurrence qui est
un fouet pour le capital : il doit augmenter ses profits afin
d’accumuler de plus en plus de capitaux.
La naissance du mode de
production capitaliste est donc liée à la création historique
des conditions d’existence indiquées plus haut. Elle est liée à
la généralisation de la production marchande, à la création du
marché mondial, comme à l’accumulation d’expériences
scientifiques et de progrès techniques qui ont rendu possible la
révolution industrielle. Tous ces processus culminent dans
l’affirmation du pouvoir politique de la bourgeoisie
capitaliste.
La bourgeoisie capitaliste
L’essor du capital usurier,
du capital marchand et même du capital bancaire a pu se réaliser
au sein de nombreuses civilisations. Il n’était pas inférieur en
Inde, en Chine, dans l’empire de l’Islam classique, à ce qu’il
était en Europe occidentale au 13ème-15ème siècles. La Chine
avait des siècles d’avance sur l’Europe dans le domaine du
développement d’une série de techniques productives. Mais la
puissance du pouvoir d’Etat central – fonction dans ces sociétés
des besoins d’irrigation de l’agriculture – impose un processus
discontinu d’accumulation de capitaux-argent. Les familles
bourgeoises les plus riches voient leurs trésors régulièrement
confisqués. Le capital est soumis, il se terre, il guette
l’occasion de se retransformer en propriété immobilière. Tout au
long du Moyen Age européen, des phénomènes comparables de
discontinuité se sont produits. Mais, à cette époque, l’Etat est
relativement faible, la ville acquiert une primauté progressive
sur la campagne et la jeune bourgeoisie peut faire un long
apprentissage d’autonomie politique dans les communes plus ou
moins libres.
Lorsque la monarchie absolue
apparaît, la bourgeoisie est déjà si forte qu’elle ne peut plus
être dispersée. La Cour doit au contraire effectuer un jeu de
bascule savant entre cette bourgeoisie et la noblesse pour
affirmer le pouvoir royal, qui est déjà soumis au capital par
les chaînes d’or de la dette publique. La montée de la
bourgeoisie vers le pouvoir politique établit les conditions
d’une continuité de l’accumulation du capital qui, jointe à des
progrès techniques décisifs (notamment dans le domaine de
l’artillerie), permet la percée du capitalisme en Europe au
16ème siècle.
2. Le mode de production
capitaliste
La production capitaliste est
une production de marchandises pour le profit. La recherche du
profit est imposée par la concurrence. Toute firme qui ne
réalise pas un profit suffisant accumulera moins de capitaux,
aura un accès plus difficile et plus onéreux au crédit, sera par
conséquent distanciée dans la course vers la technologie la plus
moderne et perdra de ce fait des marchés au profit de ses
concurrents.
Plus-value et profit
La production capitaliste
étant une production de marchandises, il faut distinguer la
production du profit (ou, plus exactement, de la plus-value) et
sa réalisation. La plus value naît au cours du processus de
production ; elle provient du fait de la main-d’œuvre salariée,
en travaillant sur la matière première à l’aide des machines,
remplit une double fonction : elle conserve la valeur du capital
constant avec lequel elle opère, en incorporant des parcelles de
cette valeur dans chaque nouveau produit qu’elle fabrique ; elle
crée une valeur nouvelle, et cette valeur dépasse celle du
propre salaire du travailleur. La plus-value est la différence
entre la valeur crée par la force de travail et sa propre
valeur.
Mais pour que le capitalisme
puisse récupérer le capital avancé (capital constant + capital
variable, le capital variable représentant le prix de la force
de travail) et réaliser un profit, il faut que les marchandises
soient vendues, et vendues à un prix susceptible d’accroître
d’un tel profit le capital avancé. Cela pose deux problèmes.
D’abord, celui de la vente proprement dite, c’est à dire de
l’existence d’une demande sociale solvable. Ensuite, celui du
prix de vente : celui-ci peut-être tel que la firme vend à
perte, qu’elle récupère tout juste son capital, qu’elle réalise
un profit inférieur, égal ou supérieur à la moyenne des autres
capitaux. La firme capitaliste va donc jouer sur plusieurs
claviers, afin de s’assurer le maximum de profit.
Sur le plan de la production,
elle va chercher à abaisser au maximum les coûts de fabrication
: elle recherchera des techniques productives plus avancées,
tentera d’abaisser les salaires et de réduire la main-d’œuvre
employée en améliorant l’organisation du travail
(rationalisation). La firme capitaliste aura recours au crédit
pour que la plus grande part du capital puisse être investie en
machines : elle cherchera un crédit de circulation, qui couvre
la presque totalité du fond de roulement, et des crédits à long
terme au marché des capitaux pour élargir sa sphère d’opération
au-delà de ses moyens propres, émissions d’actions et
d’obligations. En général, plus le rayon d’opération s’élargit,
plus la production augmente, plus le capital fixe mis en
mouvement s’accroît, et plus le coût unitaire (coût de l’unité
produite) baisse, et plus augmente de ce fait la compétitivité
de l’entreprise et la masse absolue des profits qu’elle réalise.
Sur le plan de la vente, une
division du travail s’effectue entre le capital industriel et le
capital commercial et bancaire. Ce dernier prend à sa charge les
frais de distribution et de vente des marchandises, raccourcit
la durée de leur circulation entre le moment où elles sont
produites et le moment où elles sont vendues, cherche à stimuler
la vente au moyen des techniques les plus diverses, accroissant
ainsi le rayon d’action du capital industriel, c’est à dire la
masse des profits qu’il obtient. En échange, ces capitaux
s’approprient une partie de la plus-value sociale produite dans
les usines capitalistes.
Ainsi s’effectue un mouvement
de nivellement du taux de profit, par un flux et reflux constant
des capitaux, qui quittent les branches où le taux de profit
tombe en dessous de la moyenne sociale et affluent vers les
branches où il est supérieur à cette moyenne. Il ne s’agit là
que d’une tendance : une péréquation absolue des taux de profit
ne se réalise jamais en régime capitaliste. Il y a toujours des
branches en expansion – dont la production est encore inférieure
à la demande sociale solvable, qui jouissent donc en permanence
d’un surprofit monopolistique, d’une « rente de monopole » – et
d’autres en déclin dont la production est généralement
supérieure à la demande sociale solvable et dont le taux de
profit est donc en permanence déprimé. Il y a aussi, à
l’intérieur d’une même branche, des entreprises jouissant de
monopole de productivité qui réalisent des surprofits et des
entreprises vieillies qui ne réalisent pas le profit moyen. La
tentative des entreprises de dépasser le profit moyen est le
moteur essentiel des investissements et de l’activité
capitalistes. Mais de la multiplication de ces tentatives surgit
précisément la tendance vers une péréquation du taux de profit.
Capital et travail
Le mode de production
capitaliste n’est pas seulement dominé par la concurrence entre
capitalistes, mais aussi par la concurrence entre ouvriers et
capitalistes. La « valeur ajoutée » dans la production
industrielle se partage entre le travail et le capital ; c’est
une donnée fixe, au terme de chaque processus de production (ou
de chaque mois ou de chaque année) : la part de l’un ne peut
augmenter que si la part de l’autre diminue. Le capitaliste,
afin d’accumuler du capital, essaye de réduire la part des
travailleurs dans la valeur ajoutée, tandis que ceux-ci, afin
d’accroître leur niveau de vie, cherchent spontanément à
accroître cette part. Ainsi naît la lutte de classe élémentaire
au sein de ce mode de production.
L’offre de main-d’œuvre est
d’abord beaucoup plus abondante que la demande :
l’industrialisation, dans sa phase initiale, supprime plus
d’emplois qu’elle n’en offre. Le mouvement démographique, lié
aux débuts de la révolution industrielle, joue dans le même
sens. A cette époque, le capital cherche à accroître sa part du
revenu national en faisant baisser les salaires réels et en
allongeant la semaine de travail. Cette tendance a prévalu en
Occident du 16ème jusqu’au milieu du 19ème siècle ; elle prévaut
encore en partie dans des pays du Tiers Monde.
Par la suite, la demande de
main-d’œuvre augmente plus vite, lorsque l’industrialisation
s’accélère, surtout dans les pays occidentaux qui sont devenus
les ateliers industriels du monde. L’offre tend à se réduire par
suite de l’émigration en masse (70 millions d’Européens sont
partis pour les pays d’outre-mer). Ainsi, le jeu de l’offre et
de la demande arrête la baisse absolue des salaires réels.
Ceux-ci se mettent à augmenter progressivement. Les capitalistes
cherchent cependant à maintenir constante leur part de la «
valeur ajoutée » par l’accroissement de la productivité. Comme
celle-ci implique le plus souvent que des machines se
substituent aux hommes, elle offre au capital l’avantage
supplémentaire de reconstituer périodiquement l’armée de réserve
industrielle et de maintenir les salaires dans des limites
supportables par le régime.
3. Les contradictions du
capitalisme.
La baisse du taux de
profit
La production capitaliste
est, rappelons-le, une production pour le profit ; mais celui-ci
provient de la plus-value. Seule une partie du capital produit
de la plus-value : le capital variable, qui achète la force de
travail, seule créatrice de valeur. Or, à mesure que le
machinisme s’accroît, que progresse la technologie, la part du
capital total dépensée en salaire diminue ; la part de ce
capital dépensée en machine et installations fixes s’accroît (la
composition organique du capital augmente). Si la proportion des
salaires dans la « valeur ajoutée » reste la même (c’est à dire
si le taux de la plus-value est stable), il y a baisse du taux
de profit.
Cette baisse n’est qu’une
tendance. On peut la vérifier de deux façons. Dans chaque cycle
quinquennal, septennal ou décennal, qui mène d’une crise à une
autre, le taux de profit augmente d’abord lors de la reprise
économique, notamment parce que le chômage et la rationalisation
pèsent à la fois sur les salaires individuels, sur la masse
salariale (l’emploi), sur la discipline et sur l’intensité du
travail. Ce taux s’élève avec le boom né de la hausse des prix,
puis commence à « s’effriter » avec le plein emploi, les heures
supplémentaires, l’augmentation des salaires ; la fluctuation de
la main-d’œuvre s’accentue ; la discipline et l’intensité du
travail diminuent. Le taux de profit s’effondre la veille et au
début de la récession.
Ensuite – à long terme – le
taux moyen de profit diminue lorsqu’il y a une modification très
importante dans la composition organique du capital. En général,
il est d’autant plus élevé qu’un pays est moins industrialisé.
La vérification statistique
de cette tendance à long terme, qui est aisée jusqu’au lendemain
de la Première Guerre Mondiale, se heurte à des difficultés au
cours des dernières décennies. Les spécialistes parlent alors
d’une stabilité ou même d’une baisse du « coefficient du capital
» (dépense en capital nécessaire pour produire une unité
supplémentaire de revenu) qui, sans être identique au taux de
profit, est manifestement en rapport avec lui. Cette difficulté
provient essen-tiellement de l’impossibilité de déterminer la
valeur du capital lui-même, que les habitudes courantes
d’amortissement tendent à sous-évaluer de manière considérable,
surtout à des fins d’évasion fiscale.
Une autre difficulté de
vérification statistique provient de l’inflation monétaire
constante. L’accroissement colossal de la productivité du
travail aurait fait baisser les prix vers des chiffres fort bas
s’il n’y avait eu la dépréciation monétaire. Mais comme il y a
des distorsions considérables entre l’index des prix de détail
des produits de large consommation, l’index des prix de gros des
matières premières et l’index des prix des machines (d’ailleurs
non comparables à long terme, parce que profondément modifiées),
cette dépréciation monétaire rend très difficile la comparaison
des taux de profit à trente ou quarante années de distance.
Les crises
Les investissements sont le
moteur de l’expansion économique. Les capitalistes sont amenés à
investir sous le fouet de la concurrence. Mais dans un régime de
propriété privée des moyens de production, les investissements
se font essentiellement de manière discontinue. Les centres de
décisions sont multiples ; ils sont essentiellement influencés
par les prévisions de profit. Lorsque l’offre dépasse la
demande, lorsque le marché semble en expansion rapide, lorsque
les ventes se font à des prix qui laissent des profits
considérables, les forces qui poussent à étendre les
investissements prévalent sur celles qui tendent à les freiner.
Il suffit que les décisions d’investir se multiplient dans
quelques secteurs pour qu’elles se généralisent rapidement.
L’inverse est aussi vrai :
une réduction brusque des investissements dans plusieurs
secteurs importants (parce qu’il y a surproduction, stocks
invendables ou capacité de production excédentaire, ou encore
parce que les marges bénéficiaires s’amenuisent) tend à imposer
une tendance générale à la réduction des investissements. Mais
il y a habituellement un écart assez importants dans le temps
entre le moment où la décision de réduire les investissements
est prise et le moment où la production industrielle commence à
se stabiliser ou à diminuer, car les anciennes décisions
d’investissement tardent à donner leurs effets productifs. Cet
écart (time lag) est un mécanisme fondamental ; il explique
l’éclatement des crises. La discontinuité des décisions
d’investissements, les mouvements d’emballement (dans le sens de
l’expansion ou du resserrement) en constituent l’explication
technique.
Mais la cause plus profonde
des crises périodiques résident à la fois dans la chute
périodique du taux de profit et dans l’écart grandissant entre
la capacité de production et la demande solvable de produits
finis, écart auquel toute production pour le produit fini par
donner naissance. On pourrait imaginer à la rigueur une «
programmation » économique qui lie à la part relativement
déclinante de la valeur ajoutée qui échoit aux masses une part
déclinante de la production des biens de consommation dans la
production globale. Cette tendance se vérifie d’ailleurs à long
terme. Mais l’accroissement de la production de biens
d’investissements, quels que soient les détours de plus en plus
long qu’emprunte le processus de production avant d’arriver au «
dernier consommateur », finit toujours par accroître la capacité
de production des biens de consommation. C’est pourquoi
l’emballement des investissements – indissolublement lié au
régime de la propriété privée des moyens de production et aux
multiples centres de décision pour les investissements
importants, c’est à dire à la concurrence et à l’anarchie de la
production – aboutit nécessairement à la surproduction
périodique.
L’irrationalité du mode de
production capitaliste
Les crises périodiques de
surproduction sont l’expression la plus nette de l’irrationalité
fondamentale du mode de production capitaliste. Il s’agit
d’ailleurs d’une irrationalité particulière : la production
capitaliste combine une rationalité de plus en plus poussée au
sein de l’entreprise avec une irrationalité au sein du système
considéré dans son ensemble. Et aux tendances à la planification
à l’intérieur de l’entreprise, de la firme et du trust
s’ajoutent de plus en plus des tendances à la programmation
économique nation,ale, qui mettent d’autant plus en relief la
nature irrationnelle du système à l’échelle internationale.
Cette irrationalité n’est
qu’une expression particulière de la contradiction fondamentale
du mode de production capitaliste : la contradiction entre la
tendance à la socialisation progressive de la production et le
maintien de l’appropriation privée. La socialisation progressive
de la production établit des liens d’interdépendances de plus en
plus nombreux et de plus en plus complexes entre les
entreprises, les producteurs et les individus du monde entier.
Elle tend à faire dépendre le sort de chacun du développement de
la qualification technique et intellectuelle de tous. Elle tend
à socialiser les coûts de satisfaction de besoins de plus en
plus nombreux (enseignement, santé, recherche scientifique,
construction routière, transports urbains, lutte contre la
pollution de l’air et des eaux). Mais en même temps, toute cette
mécanique de plus en plus complexe et délicate ne peut
fonctionner que si une minorité infime d’hommes – les groupes
financiers qui disposent des principaux moyens de production et
d’échange – y trouvent leur profit. Sinon, il faudra réduire la
production malgré d’immenses besoins non satisfaits et condamner
au chômage et à la misère des millions d’hommes « parce qu’on
produit trop ». On réduira les ressources et les possibilités et
les possibilités de développement des peuples entiers parce que
des cours de matières premières fléchissent. On présélectionnera
et limitera les accès à l’enseignement supérieur « par manque de
ressources », la priorité ayant été donnée à la production de
biens de destruction sur le développement du capital
intellectuel de la nation.
Aliénation et lutte de
classe
Cette contradiction entre la
socialisation croissante de la production et de toute la vie
économique, d’une part, et le maintien de la propriété privée,
d’autre part, se cristallise dans le processus de concentration
et de centralisation croissantes du capital, précisément au fur
et à mesure que les pays deviennent « plus riches » (et que le
niveau de vie des masses monte réellement). Dans la plupart des
pays occidentaux, quelques dizaines de groupes financiers – et,
dans les plus petits d’entre eux, une dizaine à peine –
contrôlent les principaux leviers de commande de la vie
économique. Et le processus d’internationalisation croissante du
capital aboutit à une situation où, d’ici une vingtaine d’année,
quelques 300 « compagnies multinationales » contrôleront la vie
économique du monde capitaliste (Cf. P.J. Barber, « Les
entreprises internationales », in Analyse et Prévision, sept.
1966, et The Economist, 13 juillet 1968).
Sur le plan social, la
généralisation de la production marchande se traduit par une
réification et une aliénation généralisées des rapports humains.
L’ouvrier – et, de manière croissante, également l’employé et le
producteur intellectuel – est aliéné des instruments de travail,
des produits de son travail et du processus de production
lui-même. Il n’est plus que l’appendice d’une immense machine
qui le broie sous la fatigue physique et nerveuse ou sous
l’ennui. Le temps passé à l’entreprise est considéré comme du
temps perdu pour la vraie vie, dépensée simplement pour gagner
les moyens de vivre en dehors du travail. L’immense essor des
forces productives, rendu possible par le capitalisme, accroît,
il est vrai, les loisirs. Mais l’homme aliéné dans le travail ne
peut se désaliéner dans le « temps libre ». Après avoir été
embrigadé dans l’industrie productive, le voilà happé par la
commercialisation des loisirs, manipulé par les moyens de
diffusion massive : il lui est interdit de librement et
spontanément se développer, aussi bien dans son travail qu’en
dehors de celui-ci.
Les contradictions du mode de
production capitaliste alimentent et exacerbent la lutte des
classes. Celle-ci de spontanée et élémentaire, devient
consciente et organisée. Les travailleurs ne se limitent plus à
combattre pour « une part plus grande du gâteau ». Ils se
constituent en mouvement politique qui cherche à bouleverser les
structures mêmes de la société. Leur idéal est alors de
substituer à une économie fondée sur le profit privé une société
tournée vers la satisfaction des besoins de tous. Ils ne
pourront y parvenir qu’en remplaçant la propriété privée des
moyens de production par la propriété collective, gérée par les
producteurs eux-mêmes, en substituant à l’anarchie et à la
concurrence fondamentales de la production capitaliste une
planification socialiste dans laquelle les grands projets
d’investissements seront décidés démocratiquement par la masse
de la population laborieuse.
4. Les étapes historiques du
capitalisme
Jusqu’ici, le capitalisme a
traversé trois grandes étapes historiques, chacune liée à une
révolution des techniques industrielles et à des modifications
profondes des rapports entre les classes sociales, au sein même
de ces classes et entre les différentes zones géographiques où
s’est implanté le système capitaliste international.
La première révolution
industrielle
L’époque du capitalisme de
libre concurrence est étroitement liée à la première révolution
industrielle, c’est à dire aux machines mues par la force de la
vapeur. Les branches industrielles fondamentales sont le
textile, l’industrie charbonnière, l’industrie de la fonte. Les
investissements principaux sont, outre les investissement des
premières usines, la construction des chemins de fer.
L’industrie est essentiellement située en Grande-Bretagne, en
Belgique, en France et en Allemagne occidentale ; le reste du
monde est un immense marché pour cet atelier industriel. Une
grande partie du Tiers Monde (l’Afrique tropicale, la Chine,
l’Asie centrale et du Sud-Est, la majeure partie du monde arabe)
reste encore en dehors de la sphère d’opération du capital.
Au sein de la classe
capitaliste, l’industriel est roi. C’est un entrepreneur
individuel, même lorsqu’il est à la tête d’une société anonyme.
Il est individualiste, partisan du libre-échange, favorable à la
monarchie constitutionnelle ou à la république libérale. Il est
peu enclin à admettre le suffrage universel, puisque le
Parlement doit essentiellement contrôler les revenus et les
dépenses de l’Etat, et que le peuple paye relativement peu
d’impôts. Quant à la classe ouvrière, elle est peu organisée,
courbée sous la misère et seulement prompte à des explosions
périodiques de révolte de la faim.
L’industrialisation de toute
l’Europe occidentale crée un problème de débouchés de plus en
plus angoissant pour le capital. Les capitaux accumulés dans les
vieilles métropoles y trouvent de moins en moins d’emplois
fructueux. Aussi s’amorcent, à la fois, la course vers le
partage du Tiers Monde en zones d’influences, l’extension des
grands empires coloniaux, l’exportation des capitaux vers les
pays moins industrialisés, l’emploi des capitaux ainsi exportés
pour assurer des débouchés stables à certaines nouvelles
branches clés de l’industrie, surtout la sidérurgie.
En même temps, la base
énergétique et technologique de l’industrie se modifie. Le
moteur électrique et le moteur à explosion se substituent peu à
peu à la machine à vapeur. A coté de la sidérurgie, les branches
principales de l’industrie capitaliste sont maintenant la
construction mécanique et électrique, l’industrie pétrolière,
l’industrie automobile. C’est la deuxième révolution
industrielle.
L’impérialisme
La structure interne de la
classe bourgeoise ne se modifie pas moins profondément. La
concentration des capitaux, surtout dans les nouvelles branches
expansives, ne laissent subsister que quelques firmes
dominantes. Celles-ci cessent progressivement de pratiquer la
concurrence systématique par baisse de prix : les ententes
capitalistes deviennent la règle. Cartels, trusts, holdings,
groupes financiers s’assurent de plantureux profits
monopolistiques, auxquels s’ajoutent les surprofits coloniaux et
semi-coloniaux. Au sein de la classe bourgeoise ne dominent plus
l’industriel individuel, mais le capitaine d’industrie, le
brasseur d’affaires, le créateur d’empires financiers. La
centralisation des capitaux disponibles dans les banques donne à
celles-ci une prépondérance dans une phase de besoins aigus en
ressources pour financer la nouvelle révolution industrielle.
Les banques pénètrent dans l’industrie et en deviennent les
forces maîtresses. C’est l’apogée du capital financier, du
capitalisme des monopoles, de l’impérialisme.
Quant à la classe ouvrière
d’Occident, progressivement libérée du chômage permanent qui
pèsera sur elle pendant un siècle, elle s’organise de plus en
plus dans les premiers partis socialistes de masse et les
premiers syndicats. Elle emploie la force ainsi acquise pour
obtenir de meilleurs salaires, une réduction de la semaine de
travail, la première législation sociale. Les surprofits
coloniaux et monopolistiques fournissent la marge de manœuvres
qui permet au capital de faire ses concessions.
Mais le nouvel équilibre est
instable. Il durera moins d’un quart de siècle (essentiellement
la période 1890-1914). La concurrence inter-impérialismes
s’aggrave, s’accompagne d’une course aux armements de plus en
plus débridée, de multiples guerres coloniales et de « guerres
locales » (guerre russo-japonaise, guerre italo-turque, guerres
des Balkans) qui annoncent la conflagration mondiale. La charge
des armements et le déclin du taux de profit amenuisent la marge
de concessions du capital ; la hausse des salaires réels
s’arrête.
Les conflits sociaux, qui
semblent momentanément atténués vers le début du siècle,
prennent de nouveau une tournure de plus en plus violente
(révolution russe de 1905, montée révolutionnaire russe à la
veille de la Première Guerre mondiale, mouvements pour la
réforme du système électoral en Prusse, grève générale de 1905
pour le suffrage universel en Autriche, de 1913 en Belgique,
grève générale en Italie contre la guerre, etc.). Des explosions
s’annoncent, un moment retardées par la Première Guerre mondiale
à laquelle se résignent les vieilles directions
social-démocrates en Occident. Elles éclatent avec la révolution
russe de 1917, la révolution allemande de 1918, la montée
révolutionnaire de 1918-1923 dans toute l’Europe.
Simultanément, la guerre
russo-japonaise, la révolution russe de 1905 et, encore
davantage, la révolution russe de 1917 ont stimulé le réveil des
nationalités du Tiers Monde. Un mouvement nationaliste
d’émancipation s’affirme partout ; s’il reste dirigé par la
bourgeoisie nationale en Inde (Parti du Congrès) et en Chine
(Kouo-min-tang), il permet la naissance d’un jeune mouvement
ouvrier révolutionnaire qui s’affirmera vite communiste et
luttera pour conquérir d’abord son autonomie, puis l’hégémonie
au sein du mouvement révolutionnaire.
Ainsi s’annonce le déclin de
l’impérialisme classique, arrivé à son apogée à la veille de la
Seconde Guerre mondiale. Dans les deux guerres mondiales, les
différentes puissances impérialistes européennes s’affaiblissent
mutuellement. De la Seconde Guerre mondiale, l’impérialisme
américain sort seul renforcé du point de vue économique,
financier et militaire ; il est alors au faîte de sa puissance :
la théorie du « super-impérialisme » semble confirmée. Mais
l’impérialisme américain aura bientôt à faire face à la montée
de la révolution dans le Tiers Monde, qui arrachera le pays le
plus peuplé du monde – la Chine – à l’aire d’exploitation du
capital ; il assistera au développement rapide de la puissance
économique et technologique de l’U.R.S.S. ;et, pour tenir
celle-ci en échec suyr le continent européen et en
Extrême-Orient, il devra contribuer lui-même à la renaissance de
l’impérialisme d’Europe occidentale et du Japon, qui se
transformeront de nouveau en concurrents redoutables.
La révolution
technologique
Entre-temps, une troisième
révolution industrielle a commencé, nourrie surtout du
développement technologique né de la Seconde Guerre mondiale et
de la guerre froide : l’électronique et l’énergie nucléaire
passent au premier plan des techniques productives. Les
ensembles automatiques et téléguidés se substituent aux chaînes
semi-automatiques. L’aéronautique, l’industrie des computeurs
(ordinateurs), la construction électrique, la pétrochimie
remplacent l’industrie sidérurgique et la construction mécanique
comme branches industrielles clés, disputant même la première
place à l’industrie automobile et au pétrole.
Les trusts monopolistiques
s’émancipent peu à peu du contrôle du capital financier ; les
énormes surprofits qu’ils accumulent leur permettent un taux
d’autofinancement inconnu avant la première guerre mondiale. Ces
trusts multiplient les filiales dans le monde entier : ainsi
naît la « compagnie multinationales ». Ce vaste mouvement de
concentration internationale des capitaux a surtout pour objet
les pays impérialistes eux-mêmes. Les capitaux privés – même si
l’exploitation des puits de pétrole continue de la attirer – se
détournent de plus en plus des pays du Tiers Monde, considérés
comme trop sujets aux risques d’expropriation et de révolution
sociale. Les exportations de capitaux, plus importantes que
jamais, se dirigent en priorité vers d’autres pays
impérialistes.
L’industrialisation du Tiers
Monde s’accélère, mais sans que celui-ci cesse d’être exploité
dans les échanges internationaux. Les pays impérialistes, en
échangeant des machines contre les produits textiles ou les
conserves du Tiers Monde, continuent à réaliser des
superprofits, comme ils le faisaient en échangeant leurs
produits finis contre les matières premières des pays coloniaux
et semi-coloniaux.
Les menaces qui pèsent sur
l’existence du système (révolutions sociales et crises
catastrophiques) obligent celui-ci à un effort d’adaptation. L’Etat
intervient de plus en plus dans la vie économique ; il devient
le garant du profit des monopoles. Il leur assure des débouchés
stables dans un secteur d’armements et un secteur public
dorénavant important ; il tend à stabiliser le niveau de la
demande globale et des investissements en appliquant une
politique anticyclique et anticrise. Il s’efforce, par la
programmation économique, de coordonner et de rationaliser les
investissements privés et de stabiliser le taux d’exploitation
de la main-d’œuvre en rattachant les augmentations de salaires à
celle de la productivité (politique des revenus). C’est la phase
du néo-capitalisme, qui laisse d’abord la classe ouvrière
décontenancée – manque de préparation organisationnelle et
idéologique – par une période d’expansion et d’augmentation du
niveau de vie d’une durée surprenante. Mais dès que s’annonce la
fin de la longue phase d’expansion 1945-1965, que les récessions
se multiplient et se généralisent, que les crises structurelles
s’avèrent plus profondes, que le problème de l’aliénation se
pose dans toute son ampleur, de nouvelles explosions ouvrières
se préparent, portées surtout par les jeunes générations et dont
les événements de mai-juin 1968 en France sont un exemple
typique.
5. Les contradictions du
néo-capitalisme
Un moment voilées par la
durée de l’expansion néo-capitaliste, les contradictions
classiques du capitalisme reviennent à la surface, sous une
forme à peine modifiée.
La « programmation économique
», les études de marché, l’adaptation constante du volume de la
production aux fluctuations de la demande solvable semblaient
avoir résolu le problème de la surproduction périodique ; mais
ce problème resurgit douloureusement : la capacité de production
excédentaire était, au printemps 1967, de 25 % pour l’industrie
de l’Allemagne occidentale, un an plus tard de 25 % en France,
et de 20 % aux Etats-Unis en 1968. Les charbonnages, la
sidérurgie, l’industrie textile semblent irrémédiablement
frappés ; mais c’est déjà le tour de la pétrochimie et de
l’automobile. Et qu’est-ce que la capacité de production
excédentaire, sinon une surproduction « gelée » au niveau des
machines, au lieu d’être cristallisées dans des marchandises
invendables ?
Les récessions
Avec le spectre de la
surproduction, on croyait avoir exorcisé le péril des crises.
Mais voici que surgissent les récessions. Elles se sont d’abord
manifestées seulement aux Etats-Unis (1949, 1953, 1957, 1960),
ainsi qu’en Grande-Bretagne et en Belgique sous forme atténuée ;
elles éclatent successivement en Italie (1964), en France et au
Japon (1965), en Grande-Bretagne et en Allemagne occidentale
(1966). L’expansion générale se ralentit et la crise du système
monétaire s’amplifie. En imposant une solidarité de plus en plus
poussée aux autorités monétaires des principaux pays
impérialistes, elle réduit d’autant leur capacité de répondre de
manière autonome, aux menaces de surchauffe en provoquant des
récessions prématurées et plus limitées. Ainsi, le système
s’oriente vers une récession générale qui, sans être comparable
à la crise de 1929-1933, dépassera cependant en ampleur, toutes
les perturbations économiques connues depuis la Seconde Guerre
mondiale.
Encore le désastre d’une
crise grave du type 1929 n’est-il évité que grâce à de
colossales dépenses d’armements : près de 100 milliards de
dollars par an pour les pays impérialistes. La seule récession
modérée qu’ait connue l’Allemagne occidentale en 1966-1967 a
réduit les ressources disponibles pendant trois ans de près de
50 milliards de DM. Si le gaspillage causé par les récessions
est inférieur à celui qu’a provoqué la crise de 1929-1933, il
faut y ajouter les pertes causées par le sous-emploi permanent
de l’appareil de production et par les immenses ressources
utilisées à perte pour la fabrication de moyens de destruction.
Ainsi le bilan de gaspillage et d’irrationalité du système n’en
est-il que plus lourd.
Une irrationalité
croissante
Ce bilan est encore plus
évident lorsqu’on prend conscience de la polarisation
progressive des ressources dans les pays industrialisés et de
l’appauvrissement progressif des pays du Tiers Monde. Les
dépenses somptuaires et insensées de l’Occident auraient pu
fournir les ressources qui eussent permis d’éviter des famines
effroyables, comme celle quoi ont frappé l’Inde et le Pakistan
en 1966-1967 et l’Afrique tropicale – surtout le Nigeria – en
1967-1968. Pour sauver une seule vie humaine, dans des
conditions exceptionnelles, on dépense en Occident l’équivalent
de ce qui sauverait cent à cinq cents vies humaines dans les
pays sous-développés. Les ressources gaspillées dans l’armement
pourraient assurer, en l’espace de quelques décennies, une
industrialisation sans larme au Tiers Monde, sans que soit
réduit d’une quelconque manière le niveau de vie atteint en
Occident.
Les forces productives
continuent à croître à un rythme accéléré, mais cette croissance
est de plus en plus anarchique et irrationnelle sur le plan
global, malgré tous les efforts de rationalisation au niveau des
entreprises, des firmes et même des nations. La concentration
des décisions stratégiques entre les mains de quelques hommes
s’avère une barrière infranchissable de la rationalité
économique. Des erreurs de jugement entraînent des pertes
immenses (Blue Streak en Grande-Bretagne, choix erroné de
systèmes de computers par IBM, investissements sidérurgiques
déjà technologiquement désuets à la fin des années cinquante),
dont les frais sont supportés par des populations laissées dans
l’ignorance des éléments du problème. Les risques de voir
l’immense concentration des informations disponibles dans les
cerveaux électroniques géants rester à la disposition exclusive
d’un noyau d’hommes d’affaires et de hauts responsables
symbolisent la menace d’autoritarisme irresponsable qui résulte
de la concentration extrême du capitalisme à notre époque
Le déséquilibre croissant
entre la concentration privée et la consommation collective
reproduit au sein des nations impérialistes le déséquilibre
entre nations riches et nations pauvres. L’idée de dépenses de
solidarité, de socialisation des coûts de satisfaction des
besoins élémentaires, en progrès constant au cours des années
trente et quarante sous la pression d’un mouvement ouvrier
militant qui menaçait l’existence du régime, est à présent en
recul ; et ce dernier est fonction du recul temporaire du
mouvement ouvrier. On critique les « gaspillages » provoqués par
la « gratuité » des services sociaux, et on ferme les yeux sur
le gaspillage social, autrement important, que représente
l’augmentation rapide des dépenses individuelles pour les
boissons alcooliques, les drogues et le jeu. On élargit de
nouveau les zones d’inégalité dans les domaines de la santé, où
elles semblaient sur le point de disparaître. La disproportion
frappante entre l’essor de la production automobile et le retard
de construction des autoroutes, des parkings et des transports
urbains rapides symbolise cette contradiction entre la
consommation individuelle, que le système cherche à développer
de manière illimitée, et la consommation sociale, qu’il continue
à rationner chichement.
Un prolétariat renouvelé
Les transformations
technologiques provoquées par la troisième révolution
industrielle entraînent un bouleversement complet dans la
composition de la classe ouvrière ; elles modifient de fond en
comble les conditions de reproduction de la force de travail. Le
travail manuel non qualifié disparaît ; le travail intellectuel
hautement qualifié – de formation universitaire ou
semi-universitaire – est de plus en plus intégré dans le
processus de production. Mais, au fur et à mesure que le niveau
de culture et de qualification de la classe ouvrière s’élève, la
structure hiérarchique de l’entreprise et l’organisation
autoritaire du travail deviennent de plus en plus
insupportables. La révolte des étudiants contre la structure
autoritaire de l’Université annonce et prépare la révolte des
travailleurs contre la structure autoritaire de l’entreprise. Il
n’y a pas que les événements de mai-juin 1968 en France ou la
réapparition de l’extrême gauche en Allemagne occidentale qui
l’attestent. L’importance de plus en plus grande que les
sections syndicales d’entreprise en Grande-Bretagne et en Italie
accordent au problème du contrôle ouvrier est sans doute un
indice tout aussi important.
Ainsi le développement du
néo-capitalisme lui-même démontre le caractère illusoire de la
thèse selon laquelle ce système aurait résolu l’essentiel de ses
contradictions économiques. Il démontre ainsi que le déplacement
du centre de gravité des luttes anticapitalistes vers les pays
du Tiers Monde n’a été qu’un épisode historique. Quel que soit
le rôle de détonateur que les étudiants et les jeunes en général
puissent jouer dans les luttes de classes exacerbées auxquelles
le néo-capitalisme a déjà donné naissance, ce n’est pas dans ces
couches périphériques du monde du travail, et encore moins dans
les minorités surexploitées, qu’il faudra chercher la force
sociale capable de jouer le rôle de fossoyeur du capitalisme.
Plus que jamais, le prolétariat est seul capable de remplir
cette fonction, mais un prolétariat renouvelé dans sa
composition sociale par les révolutions technologiques en cours,
et auquel s’intègrent progressivement toutes les couches
salariées de la population, dont les différences de
rémunération, de mode de vie et d’idéologie s’estompent au fur
et à mesure que s’unifient les conditions, les coûts et le
niveau de qualification.
6. Le capitalisme peut-il
survivre ?
L’adaptabilité du système
Pour qu’un système social
disparaisse, il ne faut pas seulement qu’il y ait une force
sociale susceptible de le contester dans l’action et de le
renverser. Il ne suffit pas non plus qu’il ait donné les preuves
de son irrationalité économique ; il faut encore qu’il engendre
des obstacles de plus en plus infranchissables à son propre
développement.
Les diverses théories
apologétiques qui mettent en question l’impuissance du
néo-capitalisme à surmonter ses propres contradictions se basent
en réalité sur l’idée d’une adaptabilité infinie du système aux
défis historiques successifs qu’il a rencontré (lutte de
classes, révolution russe, mouvements d’émancipation du Tiers
Monde, crises économiques de type catastrophique, menace de
destruction nucléaire).
Parallèlement, les théories,
dites de la convergence, du rapprochement structurel entre le
système capitaliste et le système soviétique, ou plus
généralement des contradictions de la société dite industrielle
(Aron, Dahrendorf, Marcuse, Galbraith), tout en mettant en
question la nature capitaliste des sociétés surgies de cette
adaptation progressive, supposent que la continuité de
domination sociale n’a pas été interrompue. Si des managers
reprennent de plus en plus les rênes du pouvoir des mais des
actionnaires, comme ils l’affirment, si une technocratie ou même
une « méritocratie » succède au règne des grands financiers, il
n’y a ni expropriation ni destruction du pouvoir de la classe
capitaliste. Il y aurait plutôt substitution graduelle de
couches dominantes au sein de cette classe, transformation des
propriétaires du capital de dominateurs actifs en profiteurs
passifs du système. On peut difficilement contester que les
actions continuent à rapporter des dividendes et que même les
managers les plus puissants ne connaissent pas d’autres moyens
que l’acquisition de la propriété privée pour transmettre à
leurs enfants les fruits de leur « position dominante ».
Il s’agit donc de démontrer
que les mécanismes fondamentaux du système capitaliste – et non
seulement des traits apparents, comme la forme passagère que
prend la direction technique des affaires – finiront par être de
plus en plus bloqués et que des limites infranchissables
existent à l’adaptabilité du système.
Les limites de
l’adaptabilité – La saturation des besoins
La première de ces limites,
et de loin la plus importante, est l’irrationalité croissante de
l’économie de marché, au fur et à mesure que l’essor des forces
productives fait passer l’humanité du stade de la demi-pénurie –
stade classique de l’économie marchande – au stade d’une
abondance de plus en plus grande.
A partir du moment où les
consommateurs ne réagissent plus aux fluctuations des prix, ou
réagissent à contresens (par exemple la consommation baisse avec
des baisses des prix), à partir du moment où la demande devient
inélastique, soit à l’accroissement des revenus soit aux
fluctuations des prix, ou bien acquiert une élasticité marginale
négative, un mécanisme fondamental de l’économie capitaliste de
l’économie capitaliste est définitivement détraqué. C’est déjà
le cas, dans les pays industrialisés les plus développés, de la
demande de nombreux biens élémentaires (pain, pommes de terre,
fruits indigènes, viande de porc) et de certains produits
textiles ; c’est de plus en plus le cas de certains services
publics (avant tout les transports urbains collectifs). Tout
système de production qui continue dès lors à se fonder sur la
notion de « rentabilité des entreprises » engendre fatalement la
surproduction systématique et la destruction d’une fraction des
biens produits (c’est le cas de l’agriculture occidentale). Tout
système de distribution qui veut à fortiori conserver l’échange
engendre dès lors un gaspillage démesuré ; la distribution
gratuite, sous forme de service, devient plus économique que la
vente et l’achat.
L’économie de marché devient
toute aussi absurde dans le domaine de la production, au fur et
à mesure que les coûts salariaux et même les coûts des matières
premières s’abaissent vers zéro (par exemple, production
automatique d’objets en matières plastiques). Le maintien des
critères de rentabilité individuelle des entreprises et de
distribution marchande de tels produits implique des prix de
vente au détail dont les frais de distribution constituent une
fraction sans cesse grandissante. Le gaspillage qu’entraîne le
maintien de l’économie marchande apparaît alors clairement.
L’extinction du salariat
Deuxième limite à
l’adaptabilité du système capitaliste : les bonds en avant
effectués par l’automation sapent un autre fondement de cette
économie, le salariat. La notion de salaire implique celle d’un
échange exactement mesuré entre une force de travail achetée
pour un laps de temps tout aussi strictement mesuré et une
quantité limité de biens de consommation (de moyens de payement
qui permettent d’acquérir ces biens de consommation). Lorsque la
productivité du travail humain progresse de telle manière que
les biens de consommation susceptible de couvrir tous les
besoins raisonnables d’un pays industrialisé peuvent être
produits en une fraction fort réduite du temps de travail
globalement disponible, la solution rationnelle est évidemment
celle de réduire le temps de travail de chaque individu de
manière tellement radicale que la notion même de « salaire »
perd tout son sens : « l’économie des Etats-Unis, écrit Lord
Bowden, se trouve dans une situation extraordinaire. La moitié
environ de la population active suffit à satisfaire les besoins
réels des habitants du pays – c’est à dire leur alimentation,
leur logement, leurs vêtements et leurs voitures – de sorte que
les pouvoirs publics sont obligés de trouver un emploi pour
l’autre moitié. ». Ainsi n’est-il plus nécessaire de mesurer
exactement la dépense de travail de chacun ; il y a satisfaction
générale de ces besoins élémentaires du fait de la richesse
collective acquise par la société, et, en échange de cette
satisfaction, développement parallèle d’activité créatrices des
hommes, aussi bien pendant le « travail » que pendant les «
loisirs ».
Si le capitalisme essaye de
survivre à l’approche de cette phase d’automation et
d’abondance, il doit artificiellement multiplier les emplois
inutiles ou nuisibles (armées, intermédiaires, parasites) afin
de « résorber le chômage », et, non moins artificiellement,
maintenir des groupes d’hommes enfermés dans l’industrie, alors
qu’ils y sont inutiles pendant une partie de la journée de
travail. La notion même de « salaire annuel garanti » - et
garanti pour ceux qui travaillent vraiment que pour les chômeurs
– qui fait l’objet de débats aux Etats-Unis, montre jusqu’à quel
point on s’est approché de ce dépassement objectif du salariat.
Déclin du travail manuel
En troisième lieu, la
production automatique généralisée conduirait la production de
valeurs, la production marchande et l’économie monétaire à des
conséquences absurdes. Si l’automation se généralisait – et ce
n’est qu’une question de temps – dans le secteur des services et
dans celui de la production, on verrait une production
entièrement automatisée ne plus donner naissance à un pouvoir
d’achat pour bien de consommation, puisque les revenus de la
grande majorité de la population d’éteindraient, de même que
l’emploi de la main-d’œuvre industrielle, commerciale et de
services. Le maintien de l’économie monétaire aboutirait alors à
une situation paradoxale : on serait obligé de distribuer
gratuitement des « revenus monétaires » à la population pour
qu’elle puisse continuer à « acheter » des « marchandises »,
alors qu’il serait beaucoup plus simple de distribuer
gratuitement ces bien de consommation abondants. En vérité, il
est impensable pour le capitalisme de passer à l’automation
généralisée de la production, de la distribution et des services
: en effet, pareille automation détruirait les bases mêmes sur
les quelles il existe.
La hiérarchie en péril
La quatrième et dernière
limite absolue du système capitaliste réside en ce qu’à
l’explosion actuelle des forces productives correspond non
seulement la possibilité de l’automation généralisée, mais
encore la possibilité de suppression de tout travail non
qualifié, mécanique, répétitif. L’accès de tous les jeunes à
l’enseignement supérieur généralisé, qui est inscrit dans les
faits (aux Etats-Unis et en U.R.S.S., le pourcentage des jeunes
ayant accès aux universités est déjà respectivement de 45 % et
25 % des classes d’âge concernées), est l’équivalent, dans le
domaine de la reproduction de la force de travail, de cette
exigence inhérente au progrès technique. Mais une entreprise
dans laquelle il n’y aurait plus que des ingénieurs et des
savants est évidemment incompatible avec une structure
patronale, hiérarchique, qui correspond à la survie de la
propriété privée. « L’autorité » qui éclate en colloques et
débats entre universitaires individuellement indispensables au
fonctionnement de la production, voilà ce qui est inconcevable
pour une autorité capitaliste ou bureaucratique quelconque.
On remarquera que les quatre
« limites absolues » du mode de production capitaliste – la
saturation des besoins rationnels ; l’abondance, qui fait tendre
les coûts de production vers zéro et sape la notion même de
salariat ; l’automation, qui élimine le travail manuel de la
production et de la consommation ; la suppression des
différences entre travail manuel et travail intellectuel, qui
condamne le maintien de la structure hiérarchique de
l’entreprise – ne sont que la projection, dans un avenir peu
éloigné, de tendances qui se manifestent déjà partiellement, du
moins dans les pays capitalistes les plus développés. Il n’y a
rien « d’utopique » dans cette projection : il ne s’agit que de
généralisation de tendances qui se vérifient déjà.
Sur le plan purement
économique, les expressions concomitantes de ces tendances sont
: la pléthore de plus en plus prononcée de capitaux ;
l’inflation de plus en plus grave ; les coûts de production qui
constitue une fraction de plus en plus réduite des prix de vente
« au dernier consommateur » ; la capacité de production
excédentaire sans cesse croissance ; l’obligation de détourner
une fraction croissante de la population active et des
ressources matérielles vers des emplois de plus irrationnels ;
l’impossibilité croissante de déterminer la distribution
nationale des « facteurs de production » en fonction des
impératifs de profit des grands capitalistes (sans même parler
de leur distribution internationale, tragiquement inadéquate).
Cela signifie que les mécanismes qui assurent le fonctionnement
automatique du système sont de plus en plus enrayés, que ce
fonctionnement exige de plus en plus d’interventions et de
manipulations extra-économiques. La question se pose alors de
façon évidente : peut-on continuer à faire marcher l’économie de
deux tiers du genre humain en fonction du seul profit des
fameuses trois cents compagnies multinationales qui domineront
le monde capitaliste d’ici à une vingtaine d’années, alors même
que ces compagnies ne peuvent plus, à elles seules, assurer le
fonctionnement de l’économie et sont obligées de « socialiser »
des fractions sans cesse croissantes de leurs activités et de
leurs coûts ? Si l’économie ne peut plus survivre que sous la
direction consciente de la société, ne doit-elle pas fonctionner
dans l’intérêt de la collectivité, sous la gestion démocratique
de cette collectivité, plutôt que de fonctionner aux frais de la
collectivité sous la houlette de quelques centaines de magnats
de la finance et de technocrates ?
Nous ne voulons nullement
conclure que le capitalisme subsistera jusqu’à ce que toutes les
implications ultimes de son irrationalité contemporaine se
soient réalisées dans le détail et jusqu’à leur absurdité
finale. Nous voulons simplement suggérer les obstacles qui
interdisent la survie du système, obstacles engendrés par ses
propres tendances. Le reste est l’affaire de l’intervention
consciente des forces sociales – c’est à dire de praxis
révolutionnaire, politique et sociale – et d’un effort délibéré
pour renverser le régime à l’occasion d’une de ses multiples
crises politiques, économiques, culturelles, militaires,
internationales, et pour lui substituer une société socialiste
fondée sur la démocratie socialiste et sur l’autogestion
collective et planifiée des travailleurs. |