Introduction
De
la Deuxième Guerre mondiale à 1968, de nombreux théoriciens
qui se réclamaient du marxisme s'avisèrent d'une très grave
erreur de Marx : rien moins que sa théorie des classes — il
est vrai seulement esquissée, comme l’avait remarqué Lukàcs
dans Histoire et
conscience de classe. Il est étrange d'ailleurs que ces théoriciens
aient continué à se dire rnarxistes après la découverte de
cette « erreur » de Marx, car il s'agissait du pronostic de
renforcement du prolétariat par l'effet même du développement
du mode de production capitaliste, en particulier par l’effet
de la paupérisation de la petite bourgeoisie dont le mouvement
de monopolisation industrielle devait réduire le champ
d'activité. Cette paupérisation d'ailleurs, dans la mesure où
elle n'entraînait pas prolétarisation, devait apporter au prolétariat
renforcé en nombre l'aide de l’alliance des meilleurs éléments
des classes moyennes. Si le développement du capital n'entraînait
pas de telles conséquences, c'est tout le réalisme matérialiste
de la théorie socialiste qui se trouverait sapé à la base. Un
renforcement de la petite bourgeoisie donnant assise politique
à la grande ne pouvait que maintenir le prolétariat comme
classe inculte, tout juste capable de révoltes sporadiques
comme les classes serves du passé ; ou, à tout le moins, en
maintenant la théorie marxiste des contradictions du capital,
en classe dont la révolution barbare, d'ailleurs dirigée par
des éléments extérieurs a elle, ne pourrait déboucher que
sur le plus incertain des avenirs.
Il ne manqua
pas, pendant longtemps, de faits susceptibles de paraître
justifier de telles conclusions. En effet, Marx et Engels n'étaient
pas morts que commençait à proliférer une énorme nouvelle
petite bourgeoisie de fonctionnaires, d'employés supérieurs,
d'ingénieurs, de professeurs, de membres de nouvelles
professions libérales, surtout dans ce secteur qui ne
s'appelait pas encore « tertiaire », et ceci sans parler de la
croissance parallèle d'une bourgeoisie moyenne entourant de ses
activités multiples les grandes industries comme un véritable
tissu conjonctif. Certes, le prolétariat croissait dans le même
temps, et beaucoup plus en chiffres absolus, mais les mécanismes
politiques mis au point dans les pays économiquement les plus
avancés ligotaient la classe laborieuse dans les rets d'un légalisme
et d'un juridisme dont les mirages toujours repoussés étaient
soigneusement entretenus par les appareils bureaucratiques du
mouvement ouvrier, eux-mêmes produits, entretenus, hypertrophiés
par la croissance capitaliste, sa capacité à distribuer en réformes
les miettes de ses profits et de menues délégations de
pouvoir.
Cette
situation produisit les premiers « réviseurs» de la théorie
marxiste des classes, dont Bernstein fut le plus éminent et le
plus radical.
Mais
quand, à la théorie de la révolution mythe s'opposa la très
réelle révolution d'Octobre, les conséquences de son éclatement
sur le « maillon le plus faible » de la chaîne impérialiste
et de son isolement dans la misère économique et culturelle ne
pouvait manquer de relancer à plus forte mise la négation du
pronostic marxiste : l'apparition d'un système bureaucratique
aussi monstrueux que celui du stalinisme allait signifier, pour
une nouvelle génération de théoriciens que domine cette fois
Burnham pour la cohérence radicale, la substitution de la «
managerial révolution » (révolution des directeurs, ou
technocrates, ou administrateurs) à la révolution prolétarienne,
et d'une société bureaucratique à la société communiste
sans classes.
Pourtant,
c'est dans les années mêmes où ces théoriciens allaient se
multiplier, se diversifier et atteindre au plus grand succès et
à l'autorité universitaire qu'à nouveau les structures de
classes commençaient à se transformer, et cette fois dans un
sens opposé à celui qui avait accompagné l'essor et l’épanouissement
impérialistes.
C'est ce
changement, à partir de ses racines économiques et sociales
dans ce qu'il a appelé le « troisième âge du capitalisme »
qu'Ernest Mandel étudie dans les exposés qu'à la fin des années
soixante et au début des années soixante-dix il a fait sur les
deux continents, en espagnol, en anglais et en allemand, mais
qui étaient restés inédits dans notre langue.
Malheureusement
! Car la France a été profondément contaminée par les théorisations
de « la grande erreur de Marx ».
Son
plus éminent théoricien, à partir des années cinquante,
Herbert Marcuse, qui compense son pessimisme au compte d'une
civilisation cybernétique de la consommation aliénant la
classe ouvrière au capitalisme par le rêve utopique de la révolution
des élites, est peu connu en Europe jusqu'en 1968. En revanche
Lucien Goldmann dont les théorisations étaient assez proches
de celles de Marcuse sans tomber dans son pessimisme défaitiste,
a eu en France une autorité qui lui a suscité maints épigones,
dont le plus connu a été Serge Mallet, lequel a pu faire
figure, avant 1968, de théoricien du PSU. Moins philosophique
et plus militante, cette dernière théorie distinguait, à la
suite de Goldmann, «une nouvelle classe ouvrière», les «
blouses blanches », celle des industries nouvelles, dont Mallet
faisait la porteuse des luttes décisives à venir. Si 1968, par
le rôle de moteur que les étudiants ont eu dans la grève générale,
paraissait confirmer le rôle dirigeant des « nouvelles couches
», l'incapacité de celles-ci à ouvrir une voie politique
particulière confirmait au contraire que l'issue dépendait de
la classe ouvrière et de sa capacité à se doter d'un parti révolutionnaire.
C'est bien la conclusion que tiraient d'ailleurs les
avant-gardes surgies de l'événement. Et elles l'exprimaient
par les dernières manifestations étudiantes marchant vers
Billancourt, tandis que les comités d'action essaimaient dans
les usines de la banlieue rouge.
Les
théoriciens de la « nouvelle classe ouvrière » et de la révolution
des élites n'avaient plus — et ils n'y manquèrent pas —
qu'à se repaître du caractère de « révolution culturelle »
de Mai 68. Révolution culturelle, elle l'était en effet, et même
à proprement parler beaucoup plus que celle de Chine qui lui
fournissait son nom. Ce que la révolte étudiante avait apporté
allait beaucoup plus loin que ce dont elle avait été
consciente. De là, par exemple, naissait un nouveau féminisme,
beaucoup plus radical que tous ceux du passé, alors qu'il
faudrait une loupe pour en trouver les germes dans les journées
de Mai. C'est que, pour les raisons que Mandel met en valeur
dans les études qui suivent, la jeunesse intellectuelle
n'entrait pas dans la lutte sociale à partir du « besoin matériel
immédiat », mais à partir de la critique des institutions, de
la tartufferie des valeurs bourgeoises, des mécanismes de la
société et du pouvoir politique, bref à partir de la racine
théorique, d'où ils embrayaient sur la critique du mouvement
ouvrier sclérose, dégénéré. Une soif énorme de redécouverte
du savoir révolutionnaire s'emparait de la jeunesse, s'imposait
à l'édition et débordait par ondes concentriques de
l'université sur toutes les autres couches sociales.
Il
fallait peu de temps, au lendemain de ‘68, pour que les jeunes
de cette génération, entrés dans la production, engagent des
luttes en inventant des formes de combat et commencent à
secouer rudement les directions traditionnelles.
Incontestable
« révolution culturelle » certes, mais, en même temps, révolution
manquée par l'absence de parti organisant la classe
travailleuse au niveau même de son élargissement structurel,
et surtout en raison du retard de la conscience par rapport à
l'exigence théorique et pratique de la période.
De
ce retard, les organisations traditionnelles ont pu encore tirer
parti, en cela même que le point atteint par leur dégénérescence
mutuelle cristallise les retards de conscience combinés des
couches anciennes et des couches nouvelles du prolétariat.
L'histoire
ne se répète pas ! Ou, plus exactement, ses répétitions sont
toujours des variations. Dans tout reflux consécutif à une
crise prérévolutionnaire, les masses ne progressent que vers
les organisations réformistes tandis que la progression de
l'avant-garde est marquée par les contradictions mêmes qui ont
été cause de l'échec. Mais ces deux mouvements ont à chaque
fois des traits particuliers. Le gonflement des organisations
politiques et syndicales traditionnelles après 1968 a eu lieu
en fonction de certaines modifications déjà atteintes par
elles, mais les a surtout poussées à des mutations qui
aggravent leur inadéquation aux transformations de la société,
en dépit, voire en raison même de leur volonté de réalisme
moderniste. La social-démocratie française s'est efforcée de
renouveler ses bases théoriques par un social-technocratisme
qui substitue au vieux mythe de transformation de la société
par des « réformes » le nouveau mythe de sa transformation
par l'encerclement et la conquête des « centres de décision
», surtout économiques, par les « compétents ». On voit ici
ce que les théorisations des révisionnistes de l'analyse des
structures sociales ont pu apporter en profondeur pour la résurrection
d'un PS qui se consumait avec la disparition graduelle des
couches arriérées des industries en déclin ou des
travailleurs des secteurs parcellisés qu'il organisait seules
dans les décennies cinquante et soixante. En peu d'années il
allait devenir le premier parti ouvrier, mais composé à un
taux très élevé des « nouveaux prolétaires » en blouse
blanche ou complet veston, pas encore parvenus à la conscience
claire de leur nouveau statut social et bloqués à ce niveau
par le parti où ils se reconnaissent. Mais pour combien de
temps, à l'heure du chômage massif des techniciens et cadres ?
On
mesure mal encore à quel point le PCF lui-même se gonfle
tendanciellement de ces nouveaux secteurs de la classe ouvrière
qui lui fournissent de plus en plus son encadrement; les
enseignants et techniciens remplaçant graduellement les
ouvriers d'usines qui y dominaient depuis sa fondation et
surtout depuis 1936. A plus forte raison l'étude reste-t-elle
à faire de la dialectique de la composition sociale en
mouvement de ce parti et de l’évolution irréversible de la
crise du stalinisme qui tendent ensemble à la rupture des
derniers liens avec la bureaucratie de Moscou.
Mais,
dans les deux cas, les adaptations théoriques sont incapables
d'armer ces partis pour une longue durée alors que la crise économique
et sociale se précipite et met à nu les contradictions réelles
entre les classes.
Dans
l'offensive bourgeoise de « restructuration» internationale
— et en particulier européenne — entraînant un « dégraissage
» impitoyable
des éléments
superflus de
l’encadrement ou des techniciens dépassés par le mouvement
des techniques, les illusions sur le « pouvoir réel » des
tenants des « centres de décision » s'effondre comme une
baudruche. Si la théorie du PCF sur l’« alliance » du prolétariat
et l'on ne sait quelle classe intellectuelle aux frontières indéfinies
semble mieux tenir, elle n'en est pas moins menacée à terme
par la saisie de l'unité d'intérêt et de la nécessité de
l’unité de lutte des diverses couches d'une classe
travailleuse unique.
L'évolution
de l'extrême gauche issue de 1968 n'a pas non plus favorisé
l’élévation de la conscience au niveau des nouvelles réalités
de classe. La pesanteur même des réformismes nourris par près
de trente ans de boom économique, et la brutalité de la révélation
à la jeune génération du haut degré de dégénérescence réactionnaire
des partis traditionnels, et surtout de la monstruosité du
stalinisme, a jeté l’essentiel de la nouvelle avant-garde
vers une reviviscence du gauchisme spontanéiste ou d'un
ultra-bolchévisme caricatural (dont le maoïsme, idéalisé par
20 000 km de distance, fournissait la base matérielle
illusoire).
Sur
le plan théorique de l’analyse de la structure sociale, ce «
contrepied » des réformistes a été représenté de la façon
la plus caractéristique par N. Poulantzas qui ... acceptait la
même analyse en en changeant seulement les signes de valeurs :
les « nouvelles couches
sociales » devenant
uniformément « nouvelle petite bourgeoisie », ce qui ne
pouvait donc que le ramener, par un simple détour, à la notion
« d'alliance », c'est-à-dire à la position du PCF, et par la
même à l’opportunisme politique du bloc des partis ouvriers
avec les formations censées représenter cette « nouvelle
petite bourgeoisie ».
Notre
courant, seul, n'a cédé à aucun moment aux différentes
formes de la révision. Nous devons reconnaître que notre
analyse positive des processus de mutation des classes a été
tardive et que ce n'est d'abord que négativement que nous répondions
aux théoriciens de la nouvelle classe ouvrière, de
l’embourgeoisement du prolétariat et des nouvelles forces
sociales non prolétaires de la révolution, ce qui nous faisait
apparaître comme « bloqués » dans un dogmatisme qui refusait
de prendre en compte le nouveau. Mais, dès le début des années
soixante, nous avons fait front aux révisionnismes envahissants
[1] tandis que tous les sectarismes et dogmatismes
ultra-gauches, voire sous étiquettes trotskystes, refusaient de
voir l’élargissement de la classe prolétarienne et se
perdaient en infinies contradictions et exaspérations du fait
de la reconnaissance comme prolétariat des seuls ouvriers
d'usines et de chantiers qui tendent à devenir de plus en plus
minoritaires dans la société. L'expression publique de nos
organisations même n'a pas toujours évité les dérapages sur
cette question, en l’absence de textes fondamentaux adoptés
par nos instances internationales.
Les
présentes conférences d'Ernest Mandel apportent à notre
position théorique la base fondamentale qui lui manquait en
notre langue. C'est dans le développement de l’économie
capitaliste à son troisième âge que notre camarade met au
jour le processus de mutation des classes prévu par Marx comme
une inéluctable nécessité, de l’aube de ses recherches à
la maturité des travaux inachevés pour la fin du Capital.
Cette
assise théorique doit permettre d'aborder en toute clarté
nombre de problèmes les plus décisifs pour la stratégie du
mouvement ouvrier révolutionnaire.
—
D'abord celui de l’unification de la conscience de classe,
c'est-à-dire de la constitution de la classe pour soi. Il est
clair, en effet, que si l’extension de la classe travailleuse
promet une extension invincible de sa force, le stade actuel du
processus laisse encore cette force à l’état potentiel.
Voire — contradiction dialectique typique — cette extension commence
par un recul de la conscience de la classe en soi qui a même
contaminé partiellement les gros bataillons des secteurs
traditionnels de la classe ouvrière.
—
D'où l’ouverture de l’éventail de l’organisation de la
classe ; l’expression d'un champ plus large de la conscience
fausse dans des organisations plus nombreuses de la classe, phénomène
que nous esquissions plus haut du point de vue d'un renforcement
nouveau du réformisme et de l’apparition de nouveaux réformismes
et de nouveaux centrismes.
—
Mais, inéluctablement, la conscience des nouvelles couches prolétariennes
ou prolétarisées s'élève au rythme même des crises et
luttes sociales (1968 a été caractéristique qui a vu des
luttes élevées de secteurs de techniciens). Non seulement l’élévation
à la conscience claire tend et tendra à augmenter considérablement
la force prolétarienne de manière quantitative, mais la
culture de ces nouvelles couches apporte à la classe prolétarienne
la capacité d'une élévation qualitative sans précédent,
dont on peut dire déjà que, de façon générale,
l’importance prise par la revendication d'autogestion
socialiste est un signe sans ambiguïté.
—
Enfin, l’expansion de la classe prolétarienne à des couches
intellectualisées ouvre la voie à une véritable alliance
nouvelle avec l’intelligentsia non prolétarienne,
petite-bourgeoise, dont l’évolution de la conscience a
toujours été dépendante de la force non seulement matérielle
mais idéologique, morale et culturelle du prolétariat. Il
n'est sans doute pas inutile de préciser qu'une telle alliance
n'a rien à voir avec celles que concluent de temps à autre les
réformistes avec un tel parti ou fraction de parti bourgeois
s'autoproclamant représentant des classes moyennes. La fraction
de la petite bourgeoisie susceptible de se rallier au prolétariat
— en particulier l’intelligentsia — saura se donner sa
représentation politique adéquate dans les prochaines montées
de la lutte des classes, et l’alliance ne pose sans doute
aujourd'hui que des problèmes de débats et d'actions unies
ponctuelles.
Ces
points de recherche ne sont pas limitatifs, mais ils suffisent
peut-être à indiquer à quel point, au contraire des
glapissements « nouvellement philosophiques », c’est
toujours le marxisme sous sa forme authentique, c’est-à-dire
révolutionnaire qui ouvre les voies à la solution des problèmes
de notre temps.
Michel
Lequenne
[1]
En dehors de nous, il est remarquable que Roy Medvedev, dans
l'avant dernier chapitre de son livre De
la démocratie socialiste (Grasset) développe à propos de
la société de l'URSS des conceptions qui vont dans le même
sens que celles qu'on lira dans ce volume.
|