5.
A propos de la cogestion dans les universités
Au
cours des dernières vingt-cinq années, la fonction de
l'université au sein du mode de production capitaliste s'est
progressivement modifiée. L'université bourgeoise a été en
grande partie l'objet et non le sujet d'un changement social qui
se résume dans la formule : la transition de la phase classique
du capitalisme des monopoles à l'étape du « troisième âge
du capitalisme » de l'époque impérialiste.
La
fonction de l'université au cours de l'époque du capitalisme
de la libre concurrence, ainsi que de la phase classique de l'époque
impérialiste, fut, en gros, celle de former les fils (et plus
tard quelques filles) de la bourgeoisie grande et moyenne pour
les rendre aptes à exercer la fonction de membres d'une classe
dominante qui détenait le pouvoir à tous les échelons de la
vie sociale. Diriger l'économie, l'Etat, les forces armées, la
diplomatie, administrer les colonies et l'appareil d'Etat métropolitain,
tout cela réclame moins des connaissances techniques spécifiques
qu'un ensemble de qualités inculquées par l'université
classique : capacité de juger de manière rationnelle, du moins
selon la rationalité spécifique de la société bourgeoise ;
capacité de contrôler les résultats des recherches de spécialistes
; culture générale permettant de se retrouver dans les
situations et les dossiers les plus divers ; communauté de
concepts, de langage, de tradition culturelle, de valeurs
intellectuelles et morales qui contribue fortement à la cohésion
de la classe dominante adulte.
L'organisation
même de l'université — y compris son autonomie par rapport
à l'Etat, mais non pas de l'autorité suprême — refléta ces
fonctions. Le recrutement des étudiants universitaires se
limitant presque exclusivement aux membres des classes possédantes,
les besoins d'une infrastructure sociale ne se firent guère
sentir. Elle impliqua en outre une dépendance non seulement
fonctionnelle mais financière directe par rapport à la classe
capitaliste (ou au bon fonctionnement de l'économie
capitaliste, là où l'université autonome fut financée par
les revenus d'un capital progressivement accumulé), ce qui
renforçait encore son intégration dans une superstructure
sociale entièrement tournée vers la défense de l'ordre établi.
La
formation de spécialistes ne fut qu'une tâche marginale de
l'université classique ; l'acquisition de connaissances
techniques qu'un sous-produit de la « culture générale ». Même
dans les sciences naturelles, l'accent fut mis sur la théorie
pure. L'université classique confirma ainsi à sa manière la
justesse du concept de Karl Marx, selon lequel le capitalisme se
caractérise par une séparation radicale de la science et du
travail, du travail intellectuel et du travail productif. Elle
assura de même l'indispensable « monopole des connaissances »
à la classe bourgeoise, qui consolidait à la fois le pouvoir réel
du capital et sa légitimité aux yeux des travailleurs. « Nous
n'avons pas les connaissances pour diriger les entreprises et
l'Etat » : voilà ce qui a été et ce qui reste un des motifs
les plus profonds pour lesquels la classe ouvrière accepte, en
temps normal, l'exploitation capitaliste comme une fatalité inévitable.
Avec
l'avènement de l'ère du troisième âge du capitalisme, la
fonction de l'université bourgeoise a été bouleversée sous
l'effet de deux tendances, en partie confluentes, en partie
contradictoires. D'une part, la troisième révolution
technologique, un des principaux moteurs du long « boom »
d'après-guerre de l'économie capitaliste internationale, a
accru de manière qualitative la demande de techniciens de
formation universitaire au sein même du processus de production
et de reproduction du capital (dans l'entre-deux-guerres, cette
tendance se manifesta déjà de manière initiale, mais à un
niveau tellement modeste et battu à tel point en brèche par
les conséquences sociales et financières de la grande crise
qu'elle ne donna pas naissance à une nouvelle qualité).
D'autre part, les résultats à long terme de l'élévation du
niveau de vie, rendue possible par les « retombées sociales »
du long « boom » et par la force relative du mouvement ouvrier
et de la classe ouvrière dans de nombreux pays impérialistes
(ainsi que par des motivations analogues de promotion sociale au
sein de la petite bourgeoisie des pays sous-développés), créèrent
un extraordinaire afflux d'étudiants vers l'université.
1. L'université sous le troisième âge
du capitalisme tardif
On
pourrait résumer cette transformation en affirmant qu'aussi
bien du côté de l'offre que du côté de la demande, la force
de travail intellectuelle de formation universitaire connut une
véritable explosion qualitative, sans qu'une quelconque
instance ait prévu, ordonné ou canalisé ce processus. La manière
anarchique et spontanée par laquelle l'économie de marché
gouverne et modèle la vie sociale sous le mode de production
capitaliste — même à l'époque du capitalisme des monopoles
— s'est trouvée une fois de plus confirmée par ce phénomène.
L'explosion
de la demande de force de travail intellectuelle
formée au niveau universitaire résulte avant tout de la nature
même de la troisième révolution technologique, et de toute
une série d'autres aspects fondamentaux des modifications
structurelles opérées par l'étape du « capitalisme tardif ».
Toutes ces modifications impliquent une technicité accrue de
l'organisation de la production ; une division de travail accrue
au niveau du management
tant industriel que financier ; une technicité et une division
de travail accrue au niveau de l'administration publique, c'est-à-dire
de la gestion de l'appareil d'Etat bourgeois ; une utilisation
accrue de techniques scientifiques (et pseudo-scientifiques,
mais acquises au niveau universitaire) dans le domaine de la
production idéologique, de la manipulation des masses, des mass
media, de l'organisation du commerce et de la vente des
marchandises, etc. Tout cela veut dire que le travail
intellectuel est réintroduit de manière massive dans les
processus de la production et de la reproduction matérielles,
mais qu'il l'est de manière spécifique aux besoins du capital.
La séparation de la science et du travail productif, caractéristique
du mode de production capitaliste, est elle aussi reproduite,
mais sous une forme atténuée et modifiée par rapport aux
formes extrêmes qu'elle avait acquises dans la période
1750-1940.
L'explosion
de l'offre de force de travail intellectuelle,
formée au niveau universitaire, résulte du fait que tant le
besoin que la possibilité matérielle minimale d'avoir accès
aux études supérieures croît de manière qualitative au sein
de la petite bourgeoisie, et, dans les pays impérialistes, au
sein des couches les mieux payées de la classe ouvrière. L'accès
aux études universitaires est vu comme un moyen de promotion
sociale individuelle (quelquefois d'ailleurs avec des conséquences
négatives en ce qui concerne les rapports avec la classe
d'origine, chez des fils et des filles de la classe ouvrière).
Mais cette tendance provient en dernière analyse des pressions
observées sur le marché du travail lui-même, c'est-à-dire du
déclin dramatique (d'abord relatif, puis absolu) des postes de
travail des travailleurs manuels non formés au niveau de
techniciens. La troisième révolution technologique, c'est-à-dire
la semi-automation et l'automation, entrent dans la conscience
de la petite bourgeoisie et de la classe ouvrière des pays impérialistes,
par l'intermédiaire avant tout des fluctuations de l'emploi.
Dans
ce sens, on peut dire que le rush vers l'université a, pendant
deux décennies, sauvé du chômage des millions de jeunes de
par le monde. La création d'universités nouvelles et gonflées
a été une forme nouvelle, adaptée aux besoins du «
capitalisme tardif », de socialiser les coûts sociaux de la réduction
des emplois manuels traditionnels. L'ensemble des conditions économiques,
sociales, politiques, intellectuelles, morales, qui ont rendu
possible l'explosion universitaire sous le « capitalisme tardif
», méritent, certes, une analyse particulière (mentionnons
seulement en passant le rôle que la télévision et la littérature
de science-fiction,
voire la « subculture », ont joué pour sensibiliser la
jeunesse et même les enfants au poids déterminant de la
science dans la vie contemporaine, ce qui a incontestablement
contribué à motiver des millions de jeunes, de par le monde,
à chercher un accès à l'université). Mais elles ne présentent
que des aspects différents et en dernière analyse congrus
d'une même tendance historique fondamentale.
2. L'organisation universitaire
Et
par le contenu de son enseignement, et par sa structure
organisationnelle, et par ses modes de financement et de
fonctionnement matériel, l'université bourgeoise classique n'était
pas préparée à accueillir des millions d'étudiants et d'étudiantes
nouveaux. Elle est donc entrée en crise profonde sous le choc
de l'explosion universitaire.
Le
fait que les étudiants ne se recrutent plus exclusivement dans
le milieu des classes possédantes créa un besoin profond et
immédiat d'infrastructure sociale, que l'université classique ne put offrir.
C'est la majorité (et dans certains pays la quasi-totalité)
des étudiants universitaires qui ont besoin de repas bon marché,
de logements subventionnés par l'Etat, de sites universitaires
permettant l'accès sans grands frais (c'est-à-dire de systèmes
de transports en commun adéquats), de places suffisantes dans
les laboratoires, les amphithéâtres, les bibliothèques. Sinon
les études universitaires sont soumises à des conditions de
bousculade, de tension nerveuse, de pertes de temps et de mécanisation
croissante, qui en font en quelque sorte un reflet (tragique ou
tragico-grotesque) de la vie de la grande usine. Le mouvement étudiant
explosif des années 1967-‘68 est né notamment de réactions
immédiates devant ces insuffisances. Dans le cadre d'une société
bourgeoise largement anarchique, dans l'absence d'une
planification socialiste et de critères précis de priorités
sociales déterminant la distribution des ressources nationales,
il était inévitable qu'un délai fort long allait s'intercaler
entre le moment où la bourgeoisie et son Etat prenaient
conscience du problème — à la lumière de la révolte étudiante
— et le moment où une université bourgeoise plus
fonctionnelle du point de vue des besoins mêmes du «
capitalisme tardif » allait voir le jour.
Par
ailleurs, cependant, la révolte étudiante contenait un autre
motif, plus profond, moins directement matériel : la
conscience croissante du caractère inadéquat de l'enseignement
universitaire par rapport à leurs propres besoins. Ce qui
convenait pour former quelques milliers de fils et de filles de
la grande bourgeoisie, eux-mêmes en grande majorité futurs
capitalistes indépendants, ne convenait plus pour former des
millions de futurs vendeurs d'une force de travail
intellectuelle. La réintégration massive du temps de travail
intellectuel dans le processus de production et de reproduction
matériel impliquait nécessairement la prolétarisation croissante du travail intellectuel. Et cette prolétarisation
avait des répercussions profondes sur l'état d'esprit et le
niveau de conscience du milieu étudiant lui-même.
Nous
avons ainsi assisté à une révolte massive des universitaires
et des étudiants contre les tentatives de manipuler
l'enseignement (avant tout l'enseignement des sciences sociales,
mais marginalement aussi de quelques sciences naturelles,
surtout de la recherche scientifique) au profit du grand
capital.
En
raison, surtout, du degré élevé de bureaucratisation des
organisations de masses traditionnelles du mouvement ouvrier,
qui les rendirent inaptes à articuler ces besoins, ce sont les
étudiants qui, les premiers, ont réclamé ce que le mouvement
ouvrier commence à se réapproprier petit à petit : à savoir
que, dans une société matériellement plus riche, il faut
donner plus et non moins de liberté et d'autonomie aux groupes
et aux individus ; qu'il faut accroître de manière qualitative
les zones d'autodétermination et d'autogestion ; qu'il faut
subordonner la croissance économique et la production matérielle
aux besoins des hommes et des femmes (de tous
les hommes et femmes) et non les accepter en tant que mécanismes
automatiques. Au niveau de l'enseignement universitaire, cela
signifiait l'exigence d'un contenu librement choisi et déterminé
par les intéressés eux-mêmes, contradictoire et critique, et
non un enseignement octroyé, parcellisé et imposé d'autorité.
3. La réforme technocratique de
l'université
On
comprend mieux ainsi la fonction de la réforme technocratique
de l'université, qui a été la réaction fondamentale de la
bourgeoisie et de l'Etat bourgeois devant la crise de
l'université classique et la révolte étudiante
quasi-universelle. Elle constitue à la fois une tentative de
rendre l'université bourgeoise de nouveau fonctionnelle dans le
cadre du troisième âge du capitalisme (ce qui impliquait
notamment de limiter partiellement l'expansion universitaire) et
de récupérer la révolte étudiante dans la mesure où elle était
récupérable dans le cadre de la société bourgeoise.
L'expansion
universitaire, la socialisation des coûts de la reconversion
d'une partie considérable de la force de travail manuelle en
force de travail intellectuelle, implique des dépenses financières
énormes pour les pays capitalistes. En Grande-Bretagne, les dépenses
d'enseignement sont passées de 3 à 7 % du produit national
brut entre 1950 et 1974. Dans plusieurs pays impérialistes
petits, comme la Belgique, la Suède et les Pays-Bas, elles représentent
même un pourcentage plus élevé. Et une fraction croissante de
ces dépenses est consacrée aux dépenses universitaires.
Or,
en régime capitaliste, toute dépense dépassant une certaine
limite est jugée en fonction de son rendement, quelle que
partielle — et quelquefois bizarre — que cette notion puisse
être. L'accroissement du budget de l'enseignement sous le
troisième âge du capitalisme a donc entraîné inévitablement
une tendance à la rentabilisation
des budgets universitaires. Cette rentabilisation est conçue à
la fois par rapport à des priorités économiques et à des
priorités sociales de la bourgeoisie :
- Faire
en sorte que la production annuelle des diplômes
corresponde le plus étroitement possible à leur demande
sur le marché du travail intellectuel de formation
universitaire ;
- associer
de manière croissante des projets de recherches
universitaires aux besoins des grands monopoles (et
partiellement à ceux de l'administration étatique,
notamment des forces armées) ;
- réorganiser
le contenu de l'enseignement universitaire pour qu'il
corresponde aux exigences des grandes entreprises entraînées
dans l'accélération de l'innovation technologique;
- perfectionner
des techniques de fragmentation, de parcellisation et de
surspécialisation (notamment dans le domaine des sciences
sociales) qui facilitent l'utilisation des « techniciens »
ainsi formés à des fins de manipulation idéologique des
masses et de mystification des rapports sociaux d'ensemble ;
- fournir
additionnellement, dans l'université en expansion, un marché
croissant à des industries technologiques « en pointe »
(appareillage électronique et scientifique : vidéocassettes
; techniques d'avant-garde dans les matériaux de
construction, etc.).
Mais
cette rentabilisation est irréalisable sans une sélection de
plus en plus sévère, une « rationalisation » de l'expansion
universitaire, en restreignant le nombre de jeunes auxquels
l'accès à l'université reste acquis (y compris en imposant un
véritable numerus clausus
dans un nombre croissant de facultés où le « poste d'études
» implique des « coûts » supérieurs à la moyenne) et une répression
croissante, tendant à réimposer une discipline et un respect
de l'autorité établie qui avaient été profondément sapées
lors de la montée de la révolte étudiante.
Les
projets de cogestion universitaire apparaissent ainsi comme des
tentatives d'associer l'aile réformiste du mouvement étudiant
à la réalisation de cette rentabilisation, c'est-à-dire comme
une tentative d'utiliser une fraction de ce mouvement à des
fins d'autosélection, d'autocensure et d'autorépression. Ils
indiquent à la fois le but et les limites de la récupération
partielle de la révolte étudiante par la réforme
technocratique de l'université.
4. Contrôle ouvrier contre cogestion
ouvrière dans l'industrie capitaliste
A
première vue, les projets de cogestion universitaire suscitent
chez les marxistes une riposte par analogie avec leur position
traditionnelle à l'égard des projets bourgeois de cogestion
dans l'industrie : « cogestion non, contrôle oui ».
Les
marxistes révolutionnaires sont adversaires de la cogestion
entre ouvriers et capitalistes au sein de l'industrie ou de
n'importe quelle entreprise de la société bourgeoise — y
compris les formes extrêmes de « cogestion » comme celles de
la « communauté industrielle » péruvienne qui prévoit la
parité dans la répartition des bénéfices, voire dans
l'administration — pour deux raisons fondamentales.
En
premier lieu, le mode de production capitaliste est régi par un
antagonisme de classe fondamental entre le capital et le
travail. Cet antagonisme s'exprime notamment au niveau de la répartition,
par la lutte des capitalistes, pour accroître la part des
profits aux dépens des salaires, ce à quoi les travailleurs
ripostent par une réaction en sens inverse. Mais ce n'est là
qu'un aspect partiel d'un antagonisme beaucoup plus vaste, qui
touche également, et avant tout, l'organisation du travail
elle-même, conçue en régime capitaliste en fonction de
l'obligation (sous le fouet de la concurrence) d'extorquer le
maximum de plus-value aux travailleurs engagés directement dans
le processus de production. Laisser subsister le mode de
production capitaliste, c'est laisser subsister la concurrence
et la contrainte, issue de la concurrence, à maximaliser les
revenus des entreprises.
Or,
la seule forme d'autodéfense adéquate dont disposent les
travailleurs devant les maux du régime capitaliste qui les
frappent, c'est la solidarité, la coopération et
l'organisation de tous les travailleurs. En associant les
travailleurs à la gestion des entreprises capitalistes séparées,
en les associant à la répartition des bénéfices de ces
entreprises, on tend à substituer la « solidarité au sein de
l'entreprise », entre patrons et ouvriers, à la solidarité
des travailleurs par-dessus des intérêts séparés entre
entreprises. On tend donc à substituer la collaboration de
classes à la lutte de classe ouvrière
sans pour autant supprimer la lutte de classe patronale.
Car celle-ci n'est justement pas le résultat d'une solidarité
consciente et organisée, mais le produit automatique du jeu des
lois du marché.
La
cogestion d'entreprises capitalistes ne supprime ni les
fluctuations économiques, ni les crises de surproduction, ni le
chômage. Crises de surproduction et chômage sont des mécanismes
« automatiques » pour faire baisser les salaires. Les
travailleurs qui troquent leur autonomie et solidarité de
classe pour la « cogestion », troquent donc une arme réelle
en échange d'un avantage fictif. Cela fait une belle jambe, au
chômeur, de savoir que, dans cinq ans, il pourra, grâce à la
« cogestion », participer aux bénéfices. A condition qu'il
trouve entre-temps du travail et que l'entreprise qui le réembauche
fasse des bénéfices.
En
outre, la « cogestion » brise la solidarité, même au sein de
l'entreprise, entre cette fraction des travailleurs qui se
laisse influencer par la primauté absolue des « avantages
financiers » (c'est-à-dire qui est prête à sacrifier sa santé,
ses loisirs et ses frères de classe, à l'augmentation des
revenus escomptés d'un accroissement des bénéfices de
l'entreprise), et l'autre fraction qui s'oppose à l'accélération
des cadences, aux heures supplémentaires, aux méthodes de
surexploitation, à la « rationalisation de l'emploi », parce
qu'elle a acquis la conscience d'autres priorités que la chasse
à l'augmentation des revenus individuels.
On
peut résumer les deux objections par la formule : s'opposer à
la cogestion, c'est ne pas permettre que le critère de
rentabilité des entreprises se substitue à celui de la
solidarité de classe, pour dicter l'attitude quotidienne du
travailleur à l'entreprise.
Par
contre, le contrôle ouvrier du moins dans le sens classique de
cette revendication, ne comporte aucun des risques de la
cogestion. Il implique que les travailleurs contestent l'autorité
patronale sans prendre aucune responsabilité pour la gestion de
l'économie capitaliste. Il implique un pouvoir de veto de fait sur les décisions patronales (veto sur les
licenciements ; sur l'accélération des cadences ; sur les
modifications dans le calcul des salaires ; sur toute réorganisation
du processus de travail ; voire sur la nature de la production),
sans lien quelconque avec la rentabilité de l'entreprise. Bien
au contraire, il implique que les décisions patronales sont
contestées sans prendre en considération les critères de
rentabilité. Ainsi, la classe ouvrière, pour reprendre une
formule de Karl Marx, commence à opposer sa propre économie
politique, fondée sur la solidarité et la coopération de
classe, à l'économie politique de la bourgeoisie, fondée sur
la concurrence et sur l'appropriation privée du profit.
5. La cogestion étudiante,
mystification parallèle à la cogestion ouvrière
Le
parallèle entre l'attitude marxiste par rapport à la cogestion
ouvrière et l'attitude marxiste par rapport à la cogestion étudiante
est substantiel. Les deux positions réformistes de conciliation
d'antagonismes en réalité irréconciliables, sont tous les
deux des mystifications parallèles.
Nous
avons vu quels sont les buts de la réforme technocratique de
l'université : rentabilisation, sélection, conformisation, réintégration
dans une société bourgeoise « normalisée » (après les
secousses violentes de la révolte étudiante d'abord, de la
remontée impétueuse des luttes ouvrières ensuite). La
cogestion étudiante de l'université du « capitalisme tardif
» signifie que des représentants élus de la masse des étudiants
seraient associés à l'accomplissement
de ces buts. La rentabilisation de l'université jouerait un
rôle analogue à la rentabilité des entreprises dans le cadre
de la « cogestion ouvrière ». La sélection deviendrait une
auto-sélection. Les étudiants organiseraient la police contre
eux-mêmes et établiraient eux-mêmes les normes au nom
desquelles une bonne partie d'entre eux seraient chassés de
l'université, ou se verraient interdire l'accès à l'université.
Evidemment,
il y aurait des compensations. La sélection serait un peu moins
sévère que si les représentants des étudiants n'y étaient
pas associés. La parcellisation et la sur-spécialisation de
l'enseignement seraient un peu moins poussées que si les seuls
représentants du patronat et des technocrates de l'Etat étaient
consultés pour la définition des programmes universitaires.
L'infrastructure sociale érigée « tiendrait davantage compte
» des préoccupations et besoins des étudiants.
Ces
arguments en faveur de la « cogestion » valent ce que valent
les arguments des réformistes dans toutes circonstances. Leur
poids est directement proportionnel à la santé et à la
stabilité de la société bourgeoise, et inversement
proportionnel à la gravité de la crise sociale ou à la réalité
des perspectives révolutionnaires.
Si
l'on présume que les ressources que la société bourgeoise
mettra à la disposition de l'université iront croissantes
d'année en année ; que la sélection restera donc modérée ;
que les emplois pour diplômés universitaires continueront à
croître selon un taux d'expansion exponentiel ; qu'en d'autres
termes l'économie capitaliste connaîtra une nouvelle phase
longue de croissance plus ou moins ininterrompue, alors la
tentation de la « cogestion » sera d'autant plus forte que les
risques implicites de l'entreprise s'avéreront plus réduits.
Mais
si l'on prévoit au contraire une longue période de croissance
fort limitée, voire de quasi-stagnation, de l'économie
capitaliste internationale ; si donc les ressources matérielles
mises à la disposition de l'université cessent de croître, ou
risquent même d'être réduites ; si de ce fait la sélection
doit se faire de plus en plus sévère, d'autant plus qu'une
expansion universitaire prolongée risque de produire surtout
des chômeurs intellectuels, alors la « cogestion » signifiera
essentiellement l'organisation
et la distribution de la pénurie et de répression avec la
complicité des représentants des étudiants eux-mêmes.
Alors la tentation de la cogestion étudiante sera d'autant plus
limitée, et les risques apparaîtront d'autant plus évidents.
6. Le « contrôle étudiant » se
heurte à deux obstacles majeurs
Mais
l'analogie entre l'argumentation à propos de la cogestion ouvrière
et celle à propos de la cogestion étudiante s'arrête
lorsqu'on examine la possibilité d'opposer à la « cogestion
étudiante » le « contrôle étudiant ». Toute application de
la revendication du « contrôle étudiant » à l'université
du « capitalisme tardif » se heurte en effet à deux obstacles
majeurs.
Tout
d'abord, à l'opposé des travailleurs, les étudiants ne
produisent pas les ressources sur lesquelles ils sont rétribués,
ou sur lesquelles sont renouvelés et étendus leurs propres
moyens de travail. Ils
n'ont donc aucune prise directe sur leurs propres conditions
d'existence matérielle. Ils vivent d'un « fonds social »
qui, aujourd'hui, en régime capitaliste, est géré
collectivement par la classe dominante par l'intermédiaire de
son Etat.
Par
conséquent, les étudiants n'ont point la possibilité
d'appliquer une politique de pouvoir de veto par rapport aux décisions
des instances gestionnaires, du moins de l'appliquer avec succès
pour une durée tant soit peu substantielle. Lorsque le patron répond
à un refus d'admettre des licenciements de la part des ouvriers
d'une usine par un lock-out
ou une fermeture définitive, les ouvriers ont la possibilité
d'occuper l'usine, d'étendre la lutte, de reprendre à la
rigueur la production sous leur propre gestion, et d'exiger de
l'Etat qu'il reconnaisse la nouvelle situation ainsi créée, en
nationalisant l'usine sans indemnité ni rachat et en permettant
sa gestion sous contrôle ouvrier. C'est
le fait qu'ils peuvent poursuivre la production matérielle
qui les nourrit — jusqu'à un certain point — qui rend cette
orientation à la fois crédible et réaliste.
Mais
lorsque des étudiants opposent leur veto aux décisions d'un
conseil d'administration d'appliquer le numerus
clausus imposé par l'Etat, ils n'ont aucun moyen de
transformer cette opposition dans les faits, sauf le moyen de la
lutte contestataire sans limite dans le temps. Ils ne peuvent
pas « prendre leur propre sort dans leurs mains », pour la
simple raison qu'ils ne produisent pas les ressources (même pas
un partie des ressources) qui permettent (ou dont la
contrepartie permettrait) de financer l'université. Ils n'ont
pas de prise sur le budget de l'Etat. Le « contrôle étudiant
» est un contrôle sans
pouvoir, sinon celui de l'agitation contestataire.
Ensuite,
à l'opposé des ouvriers, les étudiants ne représentent pas
la force sociale hégémonique au sein de la « communauté
universitaire ». L'analogie entre la place des ouvriers dans
l'industrie et la place des étudiants à l'université est
purement formelle. Elle se fonde exclusivement sur la prédominance
du nombre. Mais lorsqu'on compare l'organisation du travail au
sein de l'université à celle au sein de l'entreprise
capitaliste, on s'aperçoit immédiatement des limites de cette
analogie. Si le personnel de maîtrise au sein de l'entreprise
capitaliste ne joue qu'un rôle « d'aide-extorqueur de
plus-value », pour autant qu'il ne remplit pas une fonction
indispensable au sein de la production matérielle elle-même
(ingénieurs, travailleurs de laboratoire, etc.), les
professeurs et assistants d'université ne sont évidemment ni
essentiellement ni principalement des « agents pour discipliner
les étudiants » ou pire encore, « les flics des campus ».
Ils sont des fournisseurs plus ou moins indispensables —
jusqu'à quel point indispensables, cela mérite un examen
particulier — des connaissances et des méthodes
d'investigation que les étudiants cherchent à acquérir en
allant à l'université.
Mieux
: il y a une troisième composante de la « communauté
universitaire », plus effacée et plus humble, dont on ne parle
peu ou prou lorsqu'il est question de « cogestion » ou de «
contrôle étudiant ». Ce sont les travailleurs qui assurent
l'infrastructure matérielle de l'université : ouvriers
manuels, électriciens, réparateurs, chauffeurs, ouvriers de la
construction, techniciens des laboratoires, cuisiniers,
nettoyeuses, employés et employées dans les bureaux et dans la
comptabilité, etc. C'est une véritable masse de salariés, généralement
plus nombreuse que les enseignants proprement dits, et sans le
travail desquels l'université ne pourrait pas survivre une
semaine. N'ont-ils pas également droit au contrôle sur la
gestion ? Mais si le « contrôle étudiant » cesse même d'être
un contrôle majoritaire, que subsiste-t-il de son « pouvoir »
apparent, en période normale ?
Finalement,
la masse étudiante se distingue de la masse ouvrière d'une
entreprise capitaliste par une caractéristique sociologique
fondamentale : son manque d'homogénéité sociale, ou, plus exactement, un
degré d'homogénéité
sociale qualitativement inférieur à celui du prolétariat. Ce
niveau d'homogénéité inférieur du milieu étudiant est à la
fois fonction des origines sociales différentes de la masse des
étudiants, et des fonctions différentes que les étudiants
rempliront dans la société bourgeoise, une fois leurs études
terminées.
Les
étudiants universitaires se recrutent aujourd'hui de manière
croissante dans toutes les classes de la société du «
capitalisme tardif », avec une prépondérance d'étudiants
d'origine petite-bourgeoise, une présence plus que
proportionnelle (par rapport à la structure sociale de la
nation) d'étudiants d'origine bourgeoise, et une présence en
lente augmentation d'étudiants d'origine prolétarienne, très
inférieure à la proportion du prolétariat dans la nation.
Certes,
l'expansion universitaire tend à créer un certain « milieu étudiant
homogène », surtout dans des campus
de masse, intégrés dans des grandes villes. Cette homogénéisation
progressive résulte de préoccupations matérielles et sociales
communes pour la durée de la présence à l'université. Mais cette durée
ne couvre qu'une petite fraction de la vie de chaque étudiant.
Elle ne couvre même qu'une petite fraction du temps que l'étudiant
passe à l'université. Même pendant ce temps, il continue à
être soumis aux pressions et aux sollicitations de son milieu
social d'origine — de même qu'il est de plus en plus exposé
aux sollicitations et aux exigences de la « carrière » qu'il
entend poursuivre une fois qu'il aura quitté l'université.
L'homogénéisation progressive du milieu étudiant ne peut donc
compenser que fort partiellement et insuffisamment l'hétérogénéité
d'origine et de destin social de l'étudiant universitaire.
Quant
à cette hétérogénéité du destin futur de l'étudiant, les
fonctions qu'il remplira dans la société bourgeoise peuvent être
décrites grosso modo
de la manière suivante :
1.
Une bonne partie des étudiants universitaires (dans certaines
facultés et certaines universités plus de 50 % des inscrits en
première année) sont de futurs drop-outs,
c'est-à-dire de futurs salariés non qualifiés au niveau
universitaire.
2.
Une partie croissante des étudiants universitaires terminant
leurs études sont de futurs salariés à qualification
universitaire remplissant soit des fonctions au sein du
processus de production, soit des fonctions socialement utiles
entraînant des conjonctions objectives avec les intérêts de
la classe ouvrière (par exemple les enseignants).
3.
Une partie également croissante des étudiants universitaires
terminant leurs études sont de futurs salariés à
qualification universitaire dont la fonction, soit au sein du
processus de production, soit au sein du processus de
reproduction, ou dans la sphère de la superstructure sociale en
général, entraîne nécessairement une opposition d'intérêts
avec le prolétariat et une identification avec les desseins des
classes possédantes : techniciens chronométreurs,
organisateurs de sondages de marché, personnel de maîtrise et
managers des entreprises, hauts fonctionnaires de l'Etat et des
forces armées, etc.
4.
Une partie déclinante, mais non insignifiante des étudiants
terminant leurs études, sont de futurs « indépendants »,
c'est-à-dire de futurs bourgeois grands ou moyens. Ceux qui
exerceront des « professions libérales »,
entrepreneurs indépendants, notamment des médecins,
avocats, dentistes et architectes travaillant pour leur propre
compte et accumulant des capitaux grâce à leurs revenus élevés,
doivent évidemment être classés dans cette catégorie.
Sans
vouloir établir une coïncidence mécanique entre la fonction
sociale et le niveau de conscience, aussi bien des étudiants
que des intellectuels ayant achevé leurs études
universitaires, cette différence des rôles joués par les
personnes ayant acquis une qualification intellectuelle
universitaire influence incontestablement le milieu étudiant
dans le sens de l'accentuation de son hétérogénéité. Le
manque d'homogénéité de ce milieu, constitue un troisième
obstacle majeur à l'application efficace d'une politique de «
contrôle étudiant ».
7. Puissance de la contestation étudiante
Est-ce
à dire que les étudiants ne disposent d'aucun pouvoir pour
influencer l'évolution sociale ou pour infléchir la politique
des autorités en faveur de leurs objectifs particuliers, voire
d'objectifs socialistes révolutionnaires plus généraux ? Ce
serait à son tour une conclusion, une extrapolation injustifiée
de toute l'analyse qui précède.
La
place que le travail intellectuel de formation universitaire
occupe aujourd'hui, dans la société du troisième âge du
capitalisme tardif, est telle qu'aucun pays industriellement
tant soit peu développé ne peut plus se permettre une
fermeture complète des universités pour une longue durée (il
n'en va pas de même dans certains pays sous-développés où
l'intégration du travail intellectuel dans le processus de
production est encore minime). Si le mouvement de masse étudiant
réussit à entraîner la majorité des étudiants, et à
paralyser effectivement l'activité universitaire, il détient
un moyen de pression efficace au
cours des périodes d'agitation massive.
C'est
au cours de ces périodes et de ces périodes seulement, qu'il a
le moyen d'arracher à l'Etat, et à l'administration
universitaire qui s'intercale entre l'Etat et lui, les
concessions qu'il réclame pour atténuer l'impact de la réforme
technocratique de l'université quant aux conditions de vie et
de travail des étudiants, au contenu des études
universitaires, aux conditions d'accès à l'université, etc.
Ces conquêtes sont possibles, mais elles seront le résultat
d'agitations massives concentrées plutôt que d'une action
prolongée au sein des instances gestionnaires.
Par
sa nature même, le mouvement étudiant suit une trajectoire
beaucoup plus discontinue et est beaucoup moins disposé à
l'organisation de masse permanente, que le mouvement ouvrier. Sa
tactique doit être adaptée à cette caractéristique. Elle
laisse beaucoup moins de place à la conquête lente de réformes
au moyen de l'organisation permanente qu'à la conquête
soudaine des mêmes réformes par des mobilisations massives,
mais limitées dans le temps.
Encore
faudra-t-il poursuivre avec acharnement une politique d'appui
mutuel, de confluence et d'unité d'action, entre le mouvement
de masse étudiant contestataire d'une part, et le mouvement
syndical des enseignants et des travailleurs de l'université
d'autre part, mouvement dont il faudra d'ailleurs espérer
surmonter les divisions corporatistes, en visant une
organisation syndicale unique de tous les salariés
(intellectuels et manuels, enseignants et non-enseignants) de
l'université.
L'accroissement
spectaculaire du nombre des étudiants universitaires, la
conscience — fut-elle temporaire — qu'ils peuvent acquérir
de la nature aliénée et aliénante non seulement de
l'enseignement bourgeois, mais de tout travail au sein de la société bourgeoise, leur plus grande
facilité d'accès à des informations et à des connaissances
permettant une analyse
critique d'ensemble des phénomènes sociaux, du malaise
social, et donc des tares et de la nature même de la société
bourgeoise : tout cela accroît considérablement le pouvoir de
la contestation étudiante pour jouer un rôle de révélateur de crise sociale et politique et de détonateur de prises de conscience et de luttes des masses ouvrières
et paysannes pauvres, surtout dans les pays où ces luttes
connaissent un retard certain par rapport aux nécessités
objectives découlant de la maturité atteinte par la crise de
la société bourgeoise.
Ce
rôle, qui a été fortement mis en lumière par l'explosion de
Mai ‘68 en France, ne peut être un rôle durable. Les étudiants,
ou plus exactement, le mouvement de masse étudiant
contestataire, ne peut se substituer ni au prolétariat en tant
que force sociale dirigeante d'une révolution socialiste, ni au
parti révolutionnaire en tant qu'avant-garde du prolétariat.
Ils ne peuvent que s'engouffrer temporairement dans le vide créé
par un retard de construction du parti révolutionnaire, et par
un décalage entre le mécontentement des masses et leur entrée
effective sur la scène politique.
Néanmoins,
ce rôle de révélateur et de détonateur momentanés du
mouvement étudiant contestataire peut se prolonger, à un
niveau plus modeste mais nullement négligeable, par celui
d'enrichissement de la conscience révolutionnaire des masses,
et celui de pourvoyeur des organisations révolutionnaires en
cadres nouveaux. Les étudiants révolutionnaires peuvent
apporter aux masses ouvrières et paysannes, non « la
conscience de classe », mais bien des informations et
connaissances scientifiques précises qui aident à dévoiler et
à démontrer le caractère exploiteur inhumain, nuisible, du régime
capitaliste dans mille domaines de la vie sociale. Cet apport
est important et valable, surtout s'il se prolonge par une «
pratique professionnelle révolutionnaire » des intellectuels
qui ont terminé leurs études universitaires. Pareille pratique
se heurte évidemment à la répression inévitable de la
bourgeoisie et de l'Etat, ainsi qu'à une pression féroce du
milieu ambiant. Elle ne pourra être poursuivie durablement que
si l'intellectuel s'intègre dans une organisation marxiste révolutionnaire.
8. Une « présence contestataire »
dans les institutions gestionnaires est-elle admissible ?
Reste
une objection à laquelle il faut répondre. Si le caractère
discontinu et cyclique du mouvement étudiant contestataire,
ajouté au caractère hétérogène du milieu étudiant, rendent
utopique l'idée d'une organisation de masse permanente des étudiants
se battant pour leurs revendications matérielles immédiates
— d'un « syndicat étudiant » jouant un rôle parallèle à
celui des syndicats ouvriers — faut-il pour autant abandonner
la tentative de défendre ces revendications permanentes, sous
prétexte qu'une défense
efficace n'est pas possible ? Ou, plus exactement : les révolutionnaires
doivent-ils abandonner « en temps normal » la défense de ces
intérêts matériels immédiats des étudiants aux représentants
des courants réformistes, qui se « compromettent » dans les
structures de cogestion, quitte à les prendre en main eux-mêmes
seulement dans les périodes d'agitation massive, de renaissance
brusque du mouvement de masse contestataire au sein des
universités ?
Une
telle position maximaliste entraîne plusieurs dangers : celui
de perdre à la longue toute crédibilité aux yeux d'une partie
importante de la majorité étudiante non (ou insuffisamment)
politisée ; celui de perdre la possibilité d'une collaboration
et d'une confluence permanentes avec le mouvement syndical
authentique et autonome du personnel salarié universitaire.
C'est
de la prise de conscience de cette contradiction que naît une
« participation contestataire
» des représentants du mouvement étudiant au sein des
instances qui gèrent l'université. Les organisations d'extrême
gauche participeraient aux élections qui, dans un nombre
croissant d'universités de par le monde, désignent les représentants
des étudiants au sein des conseils d'administration, de gestion
ou de gouvernement des universités. Elles présenteraient au
cours de ces élections, non un programme de « réformes réalisables
à court terme », acceptant de fait la misère de la sélection,
de la rentabilisation, du budget insuffisant, d'une
infrastructure inadéquate, de l'enseignement parcellisé et
sur-spécialisé, mais en développant pleinement leurs
revendications qui correspondent aux intérêts objectifs réels
de la majorité des étudiants, sans tenir compte de considérations
de « réalisme politique » à courte vue. Si elles ont des élus
sur la base de cette plate-forme, ces élus participeraient aux
travaux des conseils en question non
comme des gestionnaires mais comme des contestataires,
rompant le secret des discussions, révélant à la masse étudiante
de manière systématique ce qui se trame contre leurs intérêts,
défendant leurs revendications immédiates et transitoires, dévoilant
le caractère étriqué, inefficace et capitulard de l'attitude
des représentants réformistes de la masse étudiante.
Ces
représentants socialistes révolutionnaires au sein des
organismes de gestion se comporteraient, en d'autres termes,
comme s'ils se trouvaient dans
une assemblée de type parlementaire et non de type
gouvernemental. Ils refuseraient de prendre n'importe quelle
responsabilité au niveau de la gestion, se contentant d'exposer
et de défendre les justes revendications des étudiants, et
d'appuyer les justes revendications des salariés enseignants et
non-enseignants de l'université, quitte à étendre l'agitation
au niveau de problèmes politiques généraux, chaque fois que
l'occasion appropriée leur en serait fournie.
Il
n'y a évidemment aucune objection de principe contre un tel
comportement. Mais il faut être conscient des difficultés
majeures auxquelles il se heurte. Dans les périodes de reflux
du mouvement de masse contestataire, pareille attitude ne
rencontrera un écho que parmi une petite minorité d'étudiants
hautement politisés. Il y aura donc tentation et pression de
transformation imperceptible de la « participation
contestataire » en « participation réformiste », pression à
laquelle seuls des militants révolutionnaires formés et bien
appuyés par une organisation révolutionnaire prolétarienne résisteront
avec succès. L'Etat et ses représentants ne tolèrent guère
de telles tribunes permanentes d'agitation et chercheront à
expulser systématiquement les contestataires des instances
gestionnaires, en alléguant des violations de statuts et de règlements,
voire au moyen de mesures ouvertement répressives.
Quant
aux périodes où le mouvement de masse contestataire se rallume
brusquement, les instances de co-gouvernement seront complètement
débordées et niées par le mouvement de masse.
On
peut donc résumer en disant que la « présence contestataire
» est de peu d'efficacité en période normale et de peu
d'utilité en période d'agitation massive. Nous n'irons pas
plus loin dans la conclusion, cela n'étant pas notre tâche de
définir par avance une tactique précise pour chaque situation
précise, définition d'ailleurs impossible en principe.
La
véritable problématique de « co-gouvernement » des universités
n'acquerra toute sa dynamique sociale qu'après le renversement
du régime capitaliste, dans la période de transition entre le
capitalisme et le socialisme, sous le pouvoir des conseils des
travailleurs et des paysans pauvres. C'est seulement à ce
moment que la parité
tripartite (enseignants / salariés non enseignants / étudiants)
dans l'administration des universités pourra devenir une réalité
sociale, au lieu d'être une mystification. C'est à ce moment-là
que l'auto-administration de l'université, comme d'ailleurs
celle de tout le système d'enseignement, deviendra une
manifestation pratique de la tendance au dépérissement de
l'Etat, qui doit être dès le début inhérente au type d'Etat
nouveau que constitue l'Etat ouvrier.
A
l'époque de transition entre le capitalisme et le socialisme,
ce seront encore les représentants du peuple travailleur dans
son ensemble — par exemple le congrès national des conseils
des travailleurs et des paysans pauvres — qui décideront
quelle fraction des ressources nationales totales sera consacrée
à l'enseignement, et quelle partie de cette fraction sera
consacrée à l'enseignement universitaire. Ce n'est que
justice. Il serait inadmissible qu'une minorité de la nation
(les étudiants, ou l'ensemble de la « communauté
universitaire ») impose à la majorité des sacrifices en matière
de consommation individuelle ou en matière de travail supplémentaire
que cette majorité n'aurait pas librement consentis.
Mais
la détermination de la place du « budget de l'éducation
nationale » ou de la « dotation universitaire » dans
l'ensemble du budget économique et social de la nation (dans
l'ensemble du PNB) s'opérerait de manière absolument
transparente et démocratique, à l'opposé de ce qui est le cas
aujourd'hui en régime capitaliste ou sous la dictature de la
bureaucratie, en URSS, en RP de Chine ou dans les « démocraties
populaires ». Avant la session « budgétaire » annuelle du
congrès des conseils des travailleurs et des paysans pauvres,
une large discussion publique se déclencherait, utilisant non
seulement la presse et les assemblées publiques et
contradictoires, mais encore la radio et surtout la télévision.
Au cours de ces débats, des options différentes
seraient présentées
aux masses
populaires, représentant des variantes — chacune avec
une cohérence interne, c'est-à-dire praticable — du plan de
développement économique, social et culturel. Les arguments
pour ou contre chacune de ces variantes seraient développés
librement par chaque parti politique et chaque groupe de
citoyens intéressés. La composition du congrès dépendrait du
résultat de ce débat, c'est-à-dire refléterait les préférences
exprimées par les différents courants politiques et groupes
sociaux.
Une
fois fixé le montant total des ressources disponibles pour l'éducation
nationale en général, et l'enseignement universitaire en
particulier, la « communauté universitaire » deviendrait une
communauté libre et autonome, gérant démocratiquement ses
propres ressources (dont une partie représenterait d'ailleurs
des dotations à long terme, afin de rendre possible la
planification à long terme également). Il n'y aurait plus lieu
de faire intervenir des instances centrales étatiques ;
l'autogouvernement serait pleinement appliqué. Et, dans le
cadre d'une telle autogestion, la participation au
co-gouvernement de la part de chaque fraction de la « communauté
universitaire », y compris la fraction étudiante, ne serait
pas seulement un droit mais un devoir et un honneur. Pour les étudiants,
la participation à l'autogestion universitaire serait une école
de démocratie directe et de responsabilité, l'école les préparant
à la participation à l'autogestion dans l'économie et dans
toutes les sphères de la vie sociale.
Cette
autogestion de la « communauté universitaire » ne se
justifiera pas seulement du fait de la tendance générale à
l'autogestion dans la société de transition entre le
capitalisme et le socialisme. Dans cette société primera la
tendance vers l'enseignement
supérieur obligatoire, précondition nécessaire au dépérissement
de la division sociale du travail entre le travail intellectuel
et le travail manuel, entre « administrateurs » et «
producteurs », « commandants » et « commandés » du
processus de production. Plus grande est la proportion des
jeunes qui aura accès à l'enseignement supérieur (dont la
fonction sera profondément modifiée en fonction même de cet
afflux, y compris avec une intégration fortement accrue dans
toute une série d'activités sociales nécessaires, au niveau
de l'infrastructure autant qu'au niveau de la superstructure
sociale), et plus l'autogestion universitaire deviendra tout
simplement le début de l'autogestion sociale de la jeunesse
tout court.
La
contestation ne disparaîtra guère. Mais ce sera alors une
contestation non contre des classes oppressives et leurs représentants
politiques, mais une contestation concernant des préférences
en matière d'enseignement, une contestation pour introduire
dans le circuit des opinions et des informations librement
confrontées de nouvelles tendances scientifiques et
culturelles, la contestation autour des grandes opinions
politiques qui s'opposeront nécessairement dans la construction
d'une société socialiste.
1e
septembre 1975,
Université
de Monterrey, Mexique
|