4.
Le rôle de l'intelligentsia dans la lutte de classes
La
théorie marxiste classique relative à la place de
l'intelligentsia au sein de la société bourgeoise considère
cette couche comme partie de la petite et moyenne bourgeoisie,
pour ainsi dire comme des « sous-officiers au service du
capital ». Lénine, entre autres, a apporté quelques
restrictions à cette théorie ; mais, dans l'ensemble, on peut
dire que telle est l'appréciation portée par le marxisme
depuis la fin du XIXe siècle jusqu'à la crise économique
mondiale, voire jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Cette
conception était théoriquement fondée et tout à fait
conforme à la pratique et à l'expérience sociale. Il s'agit
donc d'abord de déterminer le rôle que joue l'intelligentsia
dans la société bourgeoise et dans le mode de production
capitaliste, tel qu'il s'est constitué au cours du siècle passé.
Ensuite, nous examinerons comment la fonction classique attribuée
à l'intelligentsia bourgeoise s'est modifiée à la suite des
changements intervenus dans le mode de fonctionnement du
capitalisme au cours des vingt ou trente dernières années, et
des bouleversements sociaux qu'ils ont provoqués.
Dans
la société bourgeoise
stable, le rôle de l'intelligentsia peut se définir par quatre
traits caractéristiques :
1.
Sa fonction économique
était sensiblement la même que celle de l'entrepreneur indépendant
: la formation universitaire au XIXe siècle et pendant les
premières décennies du XXe était une formation destinée à
des formes spécifiques de pensée et d'action de la
bourgeoisie. L'université classique avait davantage pour
vocation de doter les bourgeois d'une capacité de jugement que
de former des gestionnaires du procès de production pourvus de
compétences techniques ; et la plupart des étudiants d'alors
avaient probablement pour perspective concrète d'occuper plus
tard des postes dirigeants dans la société et dans le procès
de production, que ce soit en tant que membres des «
professions libérales » ou en tant qu'entrepreneurs.
Très
peu d'étudiants devenaient des salariés à la fin de leurs études.
Et la différence était tellement grande des niveaux de
salaires et de consommation des ingénieurs et de la couche, à
l'époque encore très restreinte, de techniciens, de même que
leur distance vis-à-vis de la conscience sociale des ouvriers
salariés, que parler à leur propos de « sous-officiers du
capital » était tout à fait conforme à la réalité d'alors.
En effet, ceux-ci jouaient un rôle prononcé de médiateurs,
ils remplissaient une « fonction de médiation entre le capital
et le travail » ; ce rôle impliquait une telle intériorisation
de cette fonction, une telle identification de soi au maintien
de l'ordre capitaliste-bourgeois existant qu'il était
impossible, pour la majorité écrasante de l'intelligentsia de
l'époque, de rompre avec le camp de la classe bourgeoise ou
avec l'Etat bourgeois.
Un
exemple de l'époque actuelle peut illustrer le propos : il est
aujourd'hui impossible à un chronométreur qualifié de faire
un travail professionnellement correct tout en s'identifiant aux
intérêts de classe des ouvriers, car il y a opposition absolue
entre l'exercice de son métier et l'intérêt de classe des
salariés. Si un communiste ou un socialiste révolutionnaire se
trouvait parmi de tels chronométreurs, ou bien il ne pourrait
pas satisfaire à sa fonction et changerait de poste, ou bien,
s'il gardait son poste et qu'il exerce sa fonction avec toutes
les exigences requises, il y aurait un tel fossé entre son
activité professionnelle et sa conviction que celle-ci
s'estomperait peu à peu.
2.
C'est à ces médiateurs, à cette couche de la société à qui
revenait la fonction sociale
de maintenir la stabilité du fonctionnement quotidien de l'économie
capitaliste et de l'appareil d'Etat bourgeois en général, que
revenaient donc par là même toutes les fonctions
superstructurelles. Cette couche sociale permettait à la société
bourgeoise dans sa forme classique d'assurer sa stabilité en
tant qu'articulation, en intercalant une large couche moyenne
entre la base de la pyramide sociale, à savoir la masse des
ouvriers salariés (qui constituaient alors à peu près la
moitié de la société), et le sommet, extrêmement restreint,
constitué par la grande bourgeoisie. Cette couche permettait
d'obtenir une société stable tant qu'elle agissait de manière
conservatrice s'opposant à tout changement social. S'il est
vrai que la paysannerie et les artisans constituaient au XIXe et
au début du XXe siècle la fraction la plus importante de la
petite et moyenne bourgeoisie, il n'en est pas moins vrai que
l'intelligentsia, au sens large du terme, nouvelle classe
moyenne, était la composante de cette couche qui avait la
croissance la plus rapide et qui, de par son identification
aussi bien sociale qu'idéologique avec la domination du grand
capital, constituait l'élément stabilisateur de la société
bourgeoise.
3.
La fonction idéologique
de l'intelligentsia avait à cette époque un caractère surtout
apologétique. La fonction de maintien de l'Etat, de défense de
l'ordre bourgeois comme le seul possible et rationnel, peut
trouver son explication dans les lois générales de mouvement
de la société de classes telles que le marxisme les définit.
Dans la société capitaliste classique, stable, la classe
dominante détient fermement le contrôle aussi bien de la
production idéologique que du surproduit social. Cette détermination
directement matérielle de la production idéologique par la
classe dominante était alors beaucoup plus évidente
qu'aujourd'hui dans la mesure où, par exemple, l'art et la
science étaient directement financés par la classe bourgeoise
et les entrepreneurs et où l'appareil d'Etat n'y intervenait
pas encore en tant qu'instrument à la fois médiatisant et
voilant les rapports existants.
Il
s'y ajoute quelques éléments politiques qu'il faut relever,
notamment dans les analyses actuelles à propos de l'Allemagne
impériale : aussi bien la mise à l'écart systématique des
professeurs universitaires non intégrables — il n'y avait
probablement pas un seul enseignant marxiste en sciences
humaines, et presque aucun en sciences naturelles dans une
université allemande avant la Première Guerre mondiale, bien
que la social-démocratie représentât alors un tiers de l'électorat
— que la position ouverte que prenaient les membres de ces
institutions en faveur de l'Etat, de la monarchie et de la
religion empêchaient celui qui ne se comportait pas de manière
docile ou conformiste de faire carrière dans la société
bourgeoise. A quelques petites exceptions près, c'était le cas
pour tous les Etats impérialistes avancés.
Les
membres de l'intelligentsia qui rompaient avec ce conformisme ne
pouvaient plus exister matériellement qu'en agissant au sein de
« contre-sociétés », telles que la social-démocratie et le
mouvement ouvrier classique l'étaient indubitablement à cette
époque. Il va de soi qu'une infime minorité seulement de
l'intelligentsia pouvait faire ce pas conscient vers la classe
qui représentait la négation de la société et vers son
mouvement politique.
4.
Un dernier élément d'explication du rôle de l'intelligentsia
dans la société capitaliste stable est étroitement lié à la
manifestation fondamentale de cette stabilité sociale. Nous ne
devons pas oublier que la société bourgeoise de la seconde
moitié du XIXe siècle et jusqu'à la veille de la Première
Guerre mondiale est apparue aux yeux de la majorité écrasante
des habitants des Etats occidentaux comme une société
absolument stable qu'il s'agissait tout au plus de réformer
d'une manière très graduelle. Que, dès la fin du XIXe siècle,
cela n'ait plus correspondu à l'évolution historique réelle
ne contredit nullement cet état de fait ; cela confirme
seulement une fois de plus que la conscience sociale retarde
toujours un peu sur la réalité. La plupart des habitants des
pays impérialistes étaient tellement imprégnés de cette
vision de la société que la fin de cette époque, c'est-à-dire
l'éclatement de la Première Guerre mondiale, eut l'effet d'un
choc, et cela précisément sur des membres de cette société
dont on aurait pu le plus penser qu'ils ne se feraient pas
surprendre par elle. Je pense notamment à la fraction la plus
radicale de la social-démocratie d'Europe occidentale, à
savoir l'aile marxiste ; je pense même à Rosa Luxemburg et à
Lénine, marxistes qui pourtant avaient cessé pendant des années
de rédiger des résolutions sur la lutte contre la guerre parce
qu'ils avaient conscience de son inévitabilité comme
perspective historique, mais qui n'étaient pas préparés à
vivre cette catastrophe au niveau — si j'ose dire — de leur
vie affective, de leurs prévisions quotidiennes immédiates. On
peut le voir en lisant leurs réactions. Par ailleurs, il suffit
de renvoyer à la production littéraire de l'époque évoquant
ces événements pour voir que de larges secteurs de la société
d'Europe occidentale ont vécu ce choc de façon semblable ou
identique (même s'il n'a pas été aussi fortement ressenti
partout ni toujours clairement mis en relief) et que tout un
monde s'est écroulé alors que la majorité des ouvriers et de
l'intelligentsia n'avait pas cru à la possibilité d'un
effondrement et d'un changement social fondamental accéléré.
Dans
une telle atmosphère de stabilité historique de la société,
il est évident que le mot célèbre de Marx : « L'idéologie
dominante de toute société est l'idéologie de la classe
dominante » s'applique de façon quasi absolue. Il est donc
exclu de penser qu'une majorité, ou même une minorité
significative d’une intelligentsia d'origine principalement
bourgeoise qui « produit » sous le contrôle matériel de
cette classe bourgeoise et qui est soumise aux pressions générales
suscitées par la richesse le pouvoir et la stabilité de cette
classe, puisse se soustraire a cette influence.
Comme
nous l'avons évoqué au début, cette définition classique de
la place de l'intelligentsia dans la société stable de la
bourgeoisie montante a été largement nuancée par la
prise de position de Lénine relative au rôle des étudiants,
et cela à deux niveaux. D'un côté Lénine considérait les étudiants
comme des membres potentiels d'une organisation de combat,
composée de révolutionnaires professionnels ; de l'autre, il
considérait le rôle des étudiants dans la société russe de
l'époque comme celui d'un sismographe qui, en l'absence d'une démocratie
parlementaire bourgeoise, pouvait révéler l'ensemble des problèmes
non résolus de la société. Il pouvait avancer le premier élément
de cette thèse parce que les étudiants russes avaient joué un
rôle considérable dans la construction des organisations révolutionnaires
successives, tant des narodniki que de la social-démocratie, dès
les années soixante-dix et quatre-vingt du XIXe siècle.
Notamment autour de 1905, on trouve chez Lénine le deuxième élément,
plus important parce que plus général, de son appréciation du
rôle des étudiants dans la société russe, appréciation qui
ne se contente pas de souligner la capacité de certains étudiants
à devenir des révolutionnaires professionnels, mais qui appréhende
les étudiants en tant que groupe social. Lénine dit que, dans
une société qui n'a pas d'articulation démocratique, donc pas
d'articulation politique dans le sens démocratique, c'est-à-dire
où les grandes classes sociales ne peuvent pas s'organiser
ouvertement et exprimer leurs opinions politiques et articuler
leurs intérêts sociaux et économiques, les étudiants et les
fractions non intégrées de l'intelligentsia ont tendance à être
l'expression de ces différents intérêts sociaux d'ensemble.
Je crois que cette thèse est historiquement juste et tout à
fait conforme à la réalité de la société russe du début du
XXe siècle, et que si nous examinons aujourd'hui l'histoire
politique de l'empire tsariste entre 1900 et la Révolution
russe, nous pouvons sans aucun doute y constater le rôle prépondérant
de l'intelligentsia et des étudiants dans tous les partis
politiques (qui, il est vrai, étaient tous très petits). C'est
le cas également, mutatis
mutandis, pour de nombreux pays ayant des formes d'Etat
semblables, par exemple pour l'Espagne à la veille de la révolution
de 1931, pour la Turquie ou le Brésil d'aujourd'hui.
La
formulation de Lénine est très prudente : il ne dit pas que
les étudiants peuvent assumer le rôle de la classe ouvrière
inorganisée et réaliser l'articulation des intérêts de la
classe opprimée à la place du parti révolutionnaire ; il dit
simplement qu'ils ont tendance à donner la parole à toutes les
classes sociales, c'est-à-dire à exprimer les intérêts
sociaux des classes les plus diverses dans les groupements les
plus divers. Ce fait découle de l'absence d'organisations
politiques des différentes classes sociales, donc à la fois de
la structure politique spécifique de l'empire tsariste,
incapable d'évoluer vers une démocratie parlementaire
bourgeoise effective, et de la spécificité du développement économique
combiné de la Russie de l'époque. L'absence d'articulation des
classes sociales n'a donc pas seulement des racines politiques,
mais socio-économiques. Elle correspond à certains phénomènes
du sous-développement socio-économique, à une évolution spécifique
par rapport au capitalisme de type classique.
Dans
les pays occidentaux, en revanche, les étudiants et
l'intelligentsia n'ont cessé d'évoluer vers la droite depuis
le milieu du XIXe siècle. La seule fois où l'on peut dire que
la plupart des étudiants allemands et l'intelligentsia
allemande a été politiquement à gauche a coïncidé avec la révolution
de 1848. Et il en avait été de même dans la majorité des
Etats industriels avancés de l'Occident. Et au fur et à mesure
que le mouvement ouvrier se développait, qu'il avançait vers
l'auto-organisation des travailleurs, que les ouvriers prenaient
leur sort en main et qu'ils admettaient de moins en moins que
l'intelligentsia monopolise les positions dirigeantes dans les
organisations ouvrières, le nombre d'étudiants et
d'intellectuels ralliant le mouvement ouvrier diminuait. Sans
doute pourrait-on statistiquement démontrer qu'il y avait, en
Allemagne, relativement plus d'étudiants et d'universitaires de
gauche, social-démocrates et socialistes, en 1880 qu'en 1910.
Le
point culminant de cette évolution fut atteint immédiatement
après la Première Guerre mondiale. Il n'y a, dans l'Europe
occidentale des années vingt, pas une grève que des
organisations d'étudiants ou de l'intelligentsia n'aient tenté
de briser.
Ainsi
les grands mouvements de grève, entre 1919 et 1923, sous la République
de Weimar, où les organisations patronales briseuses de grève
comme le « Secours technique » et l' « Orgesch » étaient
presque exclusivement composées d'étudiants et de
l'intelligentsia technique. La grève générale de 1926 en
Angleterre, le mouvement le plus important de la lutte de
classes en Grande-Bretagne du XXe siècle, fut méthodiquement
brisée, sur l'ordre du gouvernement Winston Churchill et des
organisations patronales, par des étudiants qui tentèrent de
contrôler les points les plus sensibles des grèves, les plus
dangereux pour la société bourgeoise, de neutraliser l'arrêt
des appareils d'information comme les quotidiens, d'empêcher
les coupures d'électricité et de gaz, en prenant de force la
place occupée par les grévistes.
Dans
la société actuelle du troisième âge du capitalisme, en
revanche, la situation de l'intelligentsia s'est radicalement
modifiée. Depuis 1965-1966 il n'y a guère eu de grève en
Europe occidentale sans que des étudiants n'y soient intervenus
aux côtés des grévistes, soit en la soutenant, soit même en
la déclenchant ou en l'organisant : on leur reproche à présent
d'être des agitateurs et de vouloir « provoquer des grèves »
là où les ouvriers eux-mêmes n'y sont pas encore suffisamment
préparés.
On
ne trouve pas un seul exemple, au cours des cinq dernières années,
dans un quelconque pays impérialiste, y compris les Etats-Unis
et le Japon, où les étudiants et l'intelligentsia technique
soient intervenus pour briser une grève. En tout cas on ne peut
parler d'un glissement à droite, d'une prédominance d'extrémistes
de droite dans les milieux étudiants et universitaires ; la
tendance générale va, au contraire, en sens inverse. Les faits
témoignent d'un changement fondamental du rôle de
l'intelligentsia.
Les
premiers signes de ce changement du rôle de l'intelligentsia
apparaissent sous le fascisme. Il ne s'agit certes que d’une
forme embryonnaire de changement. En effet, la période de 1930
à 1940 ne constitue qu'une phase de transition et la résistance
de l'intelligentsia contre le fascisme n'a été le fait que
d’une petite minorité, et non d'un mouvement de masse. Il
s'agit cependant, d'un phénomène qui permet de comprendre ce
tournant historique, phénomène d'autant plus important que les
étudiants et les universitaires ont joué, au cours des années
vingt, un rôle non négligeable dans la construction des
mouvements fascistes. La première étape de leur construction a
été en effet un mouvement principalement organisé parmi les
étudiants: Hitler a conquis la majorité dans les universités
allemandes bien des années avant d'avoir l'appui d'un nombre
important d'électeurs. Cela vaut également, et bien davantage,
pour l'Italie et pour l'Espagne. En France, il y eut la
situation paradoxale suivante : alors que le Front populaire
l'emportait lors des élections de 1936, le quartier Latin, à
Paris, était dominé — immédiatement avant et après la grève
générale de juin 1936 — par la semi-fasciste Action française,
à savoir par l'aile d'extrême-droite du champ politique français.
Une
des caractéristiques de la dictature fasciste, qu'elle soit
italienne, allemande ou espagnole, c'est l'atomisation totale de
la classe ouvrière et la destruction de ses organisations. Il
s'agit de rendre impossible, dès le début, toute résistance
large et organisée de la classe ouvrière. Tant que celle-ci
subsiste, on ne peut parler d'une véritable dictature fasciste.
C'est précisément dans l'élimination de la résistance et
dans l'atomisation complète de la classe ouvrière que réside
le rôle historique et la particularité historique du fascisme.
Nous avons connu des dictatures de différentes formes
(l'histoire du capitalisme est, dans une certaine mesure,
l'histoire des différents types de dictature), mais la
dictature en tant que telle n'équivaut pas le fascisme. Il y a
des dictatures (comme par exemple l'actuelle dictature militaire
en Grèce) qui, de par leur nature, sont incapables d'atomiser
la classe ouvrière. La classe ouvrière, dans la plupart des
pays impérialistes, est composée de plusieurs millions
d'hommes que quelques dizaines de milliers de policiers et
d'officiers ne peuvent empêcher d'agir. La spécificité de la
dictature fasciste réside dans le fait qu'elle dispose, au-delà
de l'appareil policier et militaire, de véritables
organisations de masse de terreur et de répression qui sont à
même de « quadriller » l'ensemble de la classe ouvrière d'un
pays industriel avancé moderne. L'Etat dispose alors dans
chaque pâté de maisons, dans chaque entreprise, dans chaque
secteur d'une entreprise et parfois même dans chaque maison,
d'un informateur capable d'éliminer les formes même les plus
élémentaires d'organisation et de résistance de masse.
D'un
autre côté, des raisons à la fois psychologiques et
socio-politiques, liées au niveau de conscience de la classe
ouvrière, font qu'une classe ouvrière pourtant active, résolue
et convaincue de ses tâches immédiates et historiques, ne peut
échapper à une telle atomisation et à un tel « quadrillage
». Pour qu'il y ait victoire et stabilisation du mouvement
fasciste, il faut qu'elles soient précédées d'une défaite
politique et d'une démoralisation graves de la classe. Dès
lors, une résistance organisée et de masse de la classe ouvrière
devient impossible pour longtemps. C'est ce que démontre
l'histoire des dictatures fascistes classiques.
Le
fascisme espagnol s'est désagrégé de par son évolution
interne ; il a fait place à une dictature militaire décadente
incapable de contenir — et qui ne contiendra pas — la résistance
de masse des travailleurs. Certes, il y avait, sous les trois
dictatures fascistes classiques ci-dessus mentionnées, des
milliers de résistants dans la classe ouvrière, des
communistes, des sociaux-démocrates et des socialistes révolutionnaires
appartenant à des courants idéologiques des plus divers ; mais
ils ne pouvaient agir qu'en tant que groupes politiques, qu'en
tant qu'îlots au sein de la classe ouvrière, non pas en tant
que classe ouvrière organisée. La résistance contre le
fascisme est donc marquée par son caractère atomisé,
relativement individualisé. Du moment où il ne s'agit plus
d'une résistance organisée et de masse, mais d'une résistance
individuelle, où la conscience et parfois même la simple
indignation morale prédominent et constituent la motivation immédiate
pour l'action, l'intelligentsia est sans doute privilégiée par
rapport à d'autres couches sociales.
Il
est en effet plus facile pour un intellectuel que pour un
ouvrier isolé, qui n'a pas d'accès aux informations, de
s'indigner d'un génocide. L'atomisation efficace de la classe
que la dictature fasciste instaure permet moins facilement de réunir
les conditions subjectives nécessaires à la révolte
individuelle dans la classe ouvrière que parmi
l'intelligentsia. Aussi des intellectuels ont-ils joué un rôle
important lors de la reprise de la résistance contre le
fascisme consolidé. La première organisation politique qui est
née du nouveau mouvement de résistance en Italie (et qui n'est
donc pas issue du vieux Parti communiste ou de la social-démocratie),
à savoir le groupe Giustizia e liberta, était exclusivement composée d'étudiants et
d'intellectuels ; elle fonda plus tard le Parti d'action qui eut
une part déterminante dans la résistance armée entre 1943 et
1945. Le rôle joué par de petits groupes de résistance
d'intellectuels et d'étudiants allemands après l'éclatement
de la Deuxième Guerre mondiale est largement connu. La même
chose s'est produite en Espagne dans la période entre 1946 et
1953. Il faut ajouter un autre exemple qui contredit en
apparence ce que nous venons de dire, mais qui, en fait, le
confirme : le seul pays européen où une réelle révolution
socialiste s'est produite après la Deuxième Guerre mondiale
(dans le sens d'une révolution réalisée par l'action d'une
large masse populaire à la suite de la résistance contre le
fascisme), c'est la Yougoslavie, seul pays où le Parti
communiste a réussi, avant le début de la Deuxième Guerre
mondiale, à organiser et à contrôler l'ensemble du mouvement
étudiant. La majorité des fondateurs du mouvement des
partisans avant la Seconde Guerre mondiale est issue de
l'intelligentsia. C'est seulement plus tard que les ouvriers ont
rejoint la résistance, élargissant sensiblement sa base et la
dotant d'une organisation plus stricte. La plupart des étudiants
— il faut le dire — ont péri parce qu'ils avaient beaucoup
moins que les ouvriers les traditions organisationnelles, le sérieux
et la discipline indispensables pour un tel combat. Cependant,
ils étaient les premiers ; il faut sans hésitation leur rendre
cette justice historique.
Comment
s'explique alors ce changement du rôle de l'intelligentsia et
des étudiants dans la société à l'époque du troisième âge
du capitalisme par rapport à la société du capitalisme
naissant ou classique ? Comment se fait-il qu'en Allemagne, la génération
étudiante actuelle se réclame majoritairement, pour la première
fois depuis un siècle, depuis la révolution de 1848, de l'aile
gauche des forces politiques en présence ; que les étudiants
et les jeunes universitaires penchent incomparablement plus à
gauche qu'au centre ou à droite ?
Je
pense que ce phénomène est tout à fait explicable du point de
vue marxiste, c'est-à-dire du point de vue du matérialisme
historique, non pas en premier par quelques modifications
intervenues dans la superstructure sociale, dans l'idéologie,
dans la théorie ou la psychologie ; au contraire, nous devons
partir des changements intervenus au sein de l'infrastructure
sociale, c'est-à-dire des changements intervenus quant à la
place qu'occupe l'intelligentsia dans la société, des
changements intervenus dans le procès de production, dans la
construction de l'ordre économique et social de la bourgeoisie.
Reprenons
les quatre critères de caractérisation de l'intelligentsia
dans la société du capitalisme naissant.
Tout
d'abord, la fonction économique
a fondamentalement changé. Il n'est plus possible de qualifier
la majorité écrasante des étudiants actuels dans la société
impérialiste occidentale de futurs officiers et sous-officiers
du capital. La plupart des étudiants sont aujourd'hui des
futurs salariés et employés dont la fonction sociale et la
place dans le procès de production les rapprochent davantage de
la classe ouvrière que de la moyenne et grande bourgeoisie. On
pourrait qualifier les étudiants d'apprentis de la production
intellectuelle : leur rapport vis-à-vis des producteurs
intellectuels est semblable à celui des apprentis vis-à-vis
des producteurs matériels. Certes, les étudiants ne sont pas
des ouvriers, ils ne produisent pas de plus-value ni de valeurs
d'usage : ils produisent tout au plus leurs propres évolution
et savoir, encore que d'une manière très limitée, mais leur
situation ressemble à celle des apprentis dans les entreprises
industrielles et artisanales. A cela s'ajoute le fait que la
majorité des étudiants, une fois entrés dans la vie
professionnelle, n'auront plus des fonctions dans le procès de
distribution et de reproduction, mais directement des fonctions
dans le processus de production même.
Cette
modification de la place sociale des étudiants est étroitement
liée à ce que les uns appellent « révolution scientifique et
technique », les autres « deuxième révolution industrielle
», d'autres encore « troisième révolution industrielle ou
technologique». Les différentes étiquettes importent peu ici.
Qu'une modification importante soit intervenue dans le développement
des techniques, dans l'organisation du procès de production
durant les vingt, vingt-cinq dernières années, nul ne le
contestera. Des mots à la mode tels que : automation, cybernétique,
énergie nucléaire, électronique, etc. résument assez bien
cette modification intervenue. La modification du procès de
production technique est aussi importante que le passage, décrit
minutieusement par Marx, de la machine à vapeur de type
artisanal au moteur à vapeur du milieu du XIXe siècle, ou
encore le passage du moteur à vapeur au moteur électrique à
la fin du XIXe siècle.
Quelles
sont donc — quel que soit le nom qu'on donne à cette étape
du développement — les conséquences de cette nouvelle évolution
technique, de ce bouleversement scientifique et technique ?
Quelles en sont les conséquences quant à la place de
l'intelligentsia dans l'ordre social, quant au rapport de
l'intelligentsia vis-à-vis du procès de production ? Nous
pouvons préciser cette profonde modification de la façon
suivante : de même que la première et la deuxième révolutions
industrielles ont parachevé la division sociale du travail
entre travail intellectuel et travail manuel, opposant ainsi les
travailleurs intellectuels (qui travaillent principalement — même
si ce n'est pas exclusivement — dans la sphère d'accumulation
et de reproduction) aux travailleurs manuels, aux producteurs,
de même la troisième révolution industrielle conduit à une réunification
tendancielle du travail manuel et intellectuel, c'est-à-dire à
une réintégration tendancielle du travail intellectuel dans le
procès de production immédiat. Cette modification radicale
doit être le point de départ d'une analyse capable de
comprendre ce qui se passe et se passera dans le champ étudiant
et — bien qu'avec un certain décalage —, au moins
tendanciellement, dans le camp des universitaires et de
l'intelligentsia.
Du
point de vue purement technique, nous pouvons décrire le problème
de la façon suivante : la production mécanique, la production
capitaliste telle qu'elle s'est développée du XVIIIe siècle
jusqu'au milieu du XXe, reposait sur une division du travail
sans cesse accrue qui séparait la masse des producteurs en,
d'un côté, un nombre croissant d'ouvriers non qualifiés et spécialisés
et, de l'autre, une petite minorité d'officiers et de
sous-officiers directement au service du capital. L'élément
essentiel de cette division du travail était ce qu'on appelle
la parcellarisation des tâches, c'est-à-dire était la
simplification de plus en plus accentuée des procès de
travail, de la production proprement dite à laquelle chaque
ouvrier se trouvait confronté.
Les
processus complexes, les conditions scientifiques et techniques,
en revanche, s'établissaient en
dehors du procès de production, dans les têtes des
inventeurs et des scientifiques, qui, de ce fait, étaient poussés
à s'intégrer au service des capitalistes et des grands trusts.
Mais, à partir du moment où ce processus atteint le stade
final, où la quasi-totalité du travail immédiatement
productif est simplifiée — comme cela s'est produit par
exemple dans la chaîne de production des années vingt —, il
devient possible, pour la première fois, de remplacer tout
travail manuel, parce qu’il
est devenu travail non qualifié, par des machines. On arrive
alors au dernier saut qualitatif de ce processus : on passe de
la production semi-automatique à la production automatique qui
élimine le travail non qualifié ou spécialisé. Nous sommes
alors en présence d'une négation de l'ensemble du processus du
développement historique de l'organisation capitaliste du
travail, en présence d'une reconstruction des processus de
travail clairs et homogènes.
Les
seuls ouvriers qui subsistent, ce sont, d'une part, les
techniciens chargés des travaux de surveillance et de régulation
et, d'autre part, ceux qui font les travaux de réparation. Ces
deux catégories de travailleurs dépassent nécessairement, de
par la nature spécifique de leur travail, la parcellarisation,
et reconstituent une vue d'ensemble sur la totalité ou, du
moins, sur une grande partie du procès de production dans leur
tête, dans leur conscience. C'est dans ce sens que nous pouvons
parler d'une réintégration massive du travail intellectuel
dans le procès de production immédiat ; c'est dans ce sens que
nous pouvons dire que la tendance de plus en plus accentuée à
la simplification propre à la division capitaliste du travail
atteint ici sa limite absolue et produit sa propre négation,
c'est-à-dire un nouveau type de producteurs ayant un niveau très
élevé de qualification, de formation (aussi bien
intellectuelle que manuelle, voire plus intellectuelle que
manuelle) leur permettant de surveiller ce processus de
production automatique infiniment complexe et de procéder aux réparations
nécessaires. Ajoutons, sans nous étendre là-dessus, un autre
élément : l'immense valeur accumulée du capital fixe, c'est-à-dire
la complexité infinie et le prix très élevé de ces appareils
automatiques avec lesquels les régulateurs, les surveillants et
les agents de réparation travaillent, est telle que
l'entrepreneur a beaucoup moins intérêt à vouloir diminuer le
temps de formation des techniciens, dans la mesure où la perte
qu'il risque de subir en raison de travaux de réparation mal exécutés
est beaucoup plus importante que la perte (perte de profit)
qu'il encourt pour un temps de formation plus long que prévu.
La
troisième révolution
technologique change
donc fondamentalement les données ; il y a, d'un côté,
tendance à l'élimination progressive, voire à la suppression
du travail non qualifié et, d'un autre, le besoin de plus en
plus impératif se fait sentir du travail intellectuellement
qualifié, besoin qui va bien au-delà du niveau de l'école élémentaire
ou des deux ou trois années de collège ou d'école technique
traditionnelle réservées jusqu'alors à la masse des
travailleurs. Cependant, si l'on ne veut pas faire l'apologie de
l'époque du troisième âge du capitalisme, il faut tout de
suite préciser que cette tendance à la réintégration
croissante de la qualification intellectuelle dans le procès de
production, dans le procès de travail, ne signifie absolument
pas que le fossé soit moins profond que dans le passé entre la
qualification socialement possible et historiquement nécessaire
et celle que le capitalisme à l'époque du troisième âge est
prêt à fournir aux techniciens. Au contraire, le fossé s'est
creusé encore davantage. Le besoin des travailleurs
intellectuellement qualifiés, de producteurs intellectuellement
formés, ayant suivi un minimum d'école secondaire supérieure
et d'études universitaires est, certes, beaucoup plus considérable
qu'il y a cinquante ou cent ans, mais les connaissances
scientifiques et techniques, accumulées par l'humanité, se
sont en même temps accrues largement. De ce fait,
l'organisation du marché du travail pour les travailleurs
intellectuels, qui constitue la caractéristique principale de
la prolétarisation du travail intellectuel dans les vingt,
trente dernières années, est telle que nous trouvons, au
niveau de la qualification intellectuelle, exactement les mêmes
traits du mode de production capitaliste : une division du
travail de plus en plus poussée, une spécialisation et donc
une réduction sans cesse plus accusée de cette qualification
au seul savoir de la spécialité — phénomène réservé
jusqu'à présent au seul travail manuel dans l'histoire du
capitalisme. Il n'est donc pas question de conclure de cette réintégration
massive du travail intellectuel dans le procès de production
que le capitalisme cherche subitement, aujourd'hui à la différence
du passé, à puiser dans les capacités de la population, et
notamment dans celles de la jeunesse. Au contraire, nous pouvons
dire qu'au niveau du travail intellectuel les phénomènes d'aliénation
— tant dans le domaine du travail que dans d'autres domaines
permettant le développement de la personnalité — vont aller
en s'aggravant prenant des formes comparables à celles qu'a
connues le travailleur manuel au XIXe et au début du XXe siècle.
Néanmoins le fait que ce marché du travail des travailleurs
intellectuels s'est constitué surtout dans les pays industriels
impérialistes ; que le travailleur intellectuel a été
massivement investi dans le procès de production ; que cette
prolétarisation massive du travailleur intellectuel s'est
produite et se produit encore, voilà qui forme le fond social,
l'infrastructure, l'arrière-plan sur lequel nous devons
analyser la radicalisation des étudiants ou des jeunes
universitaires dans les pays impérialistes, au cours de dix
dernières années.
Il
n'est pas nécessaire de changer la définition du travail
productif dans le capitalisme, c'est-à-dire du travail créant
de la plus-value et produisant des marchandises. Cependant, il
faut tout de suite répondre à une éventuelle objection selon
laquelle ne seraient travailleurs productifs, au sens du mode de
production capitaliste, que les travailleurs manuels ; que ceux
qui, si l'on peut s'exprimer ainsi, touchent la matière de leur
main. Cette façon de voir n'est pas marxiste. Marx ne l'aurait
nullement partagée. Il a même répondu d'avance à cette
objection.
Tout
ce qui est nécessaire et indispensable pour le fonctionnement
du procès de production matériel, tout travail sans lequel la
forme spécifique concrète, la valeur d'usage spécifique concrète,
créée dans le procès de travail, ne pourrait être créée
— tout travail de ce type est travail productif au sens
marxiste, c'est-à-dire du travail produisant de la valeur, de
la valeur d'échange et de la plus-value, du moins dans le mode
de production capitaliste.
Concevoir
des projets, inventer, élaborer et établir des formules dans
le laboratoire, toutes ces activités font partie de la
production : elles sont le point de départ de la production
dans la chimie, dans l'électronique, dans la construction électrique
ou mécanique, sans lequel la production chimique, électronique,
etc., ne serait pas possible. Elles sont aussi indispensables
que tous les processus qui se déroulent dans le hall d'usine.
Un nombre croissant de travailleurs n'est plus en contact direct
avec la matière.
Examinons
à présent le passage tiré du chapitre inédit du premier tome
du Capital de Marx
dont la première version fut publiée en 1933 sous le titre «
Résultats du procès de production immédiat ». Marx y décrit,
non pas ce qui se produit alors sous nos yeux, mais prévoit de
façon quasi prophétique ce qui, cent ans plus tard, commence
seulement à se produire. Il écrit (p. 226, éd. 10/18) : «
Seul est productif l'ouvrier dont le procès de travail
correspond au procès
productif de consommation de la force de travail — du
porteur de ce travail — par le capital ou le capitaliste. Il
en résulte directement deux choses (...) » — Citons
seulement la première, celle qui nous intéresse ici — «
Avec le développement de la
soumission réelle du travail au capital ou mode de production
spécifiquement capitaliste, le véritable agent du procès
de travail total n'est plus le travailleur individuel, mais une
force de travail se combinant toujours plus socialement. Dans
ces conditions, les nombreuses forces de travail, qui coopèrent
et forment la machine productive totale, participent de la manière
la plus diverse au procès immédiat de création des
marchandises ou, mieux, des produits : les uns travaillant
intellectuellement, les autres manuellement, les uns comme
directeur, ingénieur, technicien ou comme surveillant, les
autres, enfin, comme ouvrier manuel, voire simple auxiliaire. Un
nombre croissant de fonctions
de la force de travail prennent le caractère immédiat de
travail productif, ceux qui les exécutent étant des ouvriers productifs
directement exploités par le capital et soumis
à son procès de production et de valorisation.
«
Si l'on considère le travailleur collectif
qui forme l'atelier, son activité
combinée s'exprime matériellement et directement dans un produit global, c'est-à-dire une masse totale de marchandises. Dès lors, il est parfaitement indifférent
de déterminer si la fonction du travailleur individuel —
simple maillon du travailleur collectif — consiste plus ou
moins en travail manuel simple. »
Le
sens de ce passage est clair : en raison de la socialisation
croissante du procès de travail, en raison de la socialisation
croissante du travail dans le procès de production immédiat,
on assiste à une intégration progressive de travailleurs
directement manuels ou de simples auxiliaires, d'ingénieurs, de
techniciens et de surveillants (« overlooker », terme utilisé
par Marx, non pas dans le sens de « petit chef » et extorqueur
d'un surplus de travail, mais d'agents indispensables pour la
centralisation du procès de travail). Cette « force de travail
collectif », comme Marx l'appelle, constitue le travail réellement
productif. Il est alors, selon Marx, tout à fait indifférent
de savoir si la fonction du travailleur individuel, qui n'est
qu'un maillon de ce travailleur collectif, se trouve éloignée
ou rapprochée du travail manuel proprement dit. C'est dans ce
sens que nous devons comprendre ce que j'entendais plus haut par
réintégration dans le procès de production immédiat du
travail intellectuel (techniciens, ingénieurs, laborantins,
chimistes, planificateurs, dessinateurs, etc.), processus caractéristique
de l'ère du troisième âge du capitalisme.
On
ne peut, certes, considérer comme véritablement intégrée
dans le procès de production que la fraction de
l'intelligentsia qui participe directement à la production. Néanmoins,
cette fraction s'accroît rapidement. A ce sujet, il existe des
statistiques au sujet des principaux pays impérialistes
(Etats-Unis, Japon, etc.) où la réintégration du travail
intellectuel dans le procès de production matériel s'est déjà
effectuée à une grande échelle. La République fédérale
allemande a pris, à ce titre, un retard considérable, ce qui
risque de se faire sentir par un rythme plus lent de
l'accroissement de la productivité du travail. Environ 50 % du
personnel des chantiers navals du Japon (assurant plus de la
moitié de la production mondiale annuelle de la construction
navale) ont fait des études universitaires.
Le
changement de la place sociale des étudiants s'est produit à
la suite d'une double révolution, touchant l'offre, d'une part,
et la demande, de l'autre, de producteurs intellectuels. Par «
révolution de l'offre », il faut comprendre l'expansion
universitaire, le nombre fantastique d'étudiants aujourd'hui :
six millions aux Etats-Unis, un million et demi au Japon,
700.000 en France ou en Italie. Après la publication d'un
rapport relatif à l'agitation étudiante aux Etats-Unis, Nixon
déclara d'un air exaspéré : « Ces étudiants, qu'est-ce que
c'est cela ? Ils demandent la participation à toutes les
affaires politiques du pays, alors qu'ils ne représentent que 6
% de la population. »
Que
6 % de la population ! Je pense que les étudiants représentent
plutôt 3 % que 6 % de la population, mais ce n'est déjà pas
mal. Aujourd'hui, dans quelques pays occidentaux, il y a déjà
plus de gens qui ont fait des études universitaires que de
paysans ; il existe même un pays où les étudiants sont plus
nombreux que les paysans. Parler, comme le font certains, du peu
de poids, voire de la faiblesse sociale des étudiants est tout
simplement en contradiction avec les faits du troisième âge du
capitalisme. Les chiffres suffisent pour comprendre que toute théorie
considérant les étudiants comme de futurs officiers du capital
manque de sérieux. Il n'y a pas de place dans le capitalisme américain
pour six millions d'officiers ; il n'y a pas 700.000 postes
d'officiers dans l'armée industrielle française.
Quant
à la demande, la troisième révolution technologique accroît
considérablement la demande de producteurs intellectuels à
tous les niveaux de l'économie, tant dans le procès de
production que dans le procès de distribution et de
reproduction ; celles-ci débouchent sur l'entreprise entièrement
automatisée où tous les producteurs doivent pratiquement avoir
un niveau universitaire ou assimilé.
Le
deuxième critère, à
savoir la fonction sociale
de l'intelligentsia, a également subi un changement radical. Le
capitalisme naissant, le capitalisme classique et le capitalisme
de l'époque impérialiste classique jusqu'à la Première
Guerre mondiale, était un capitalisme fonctionnant sur la base
de sa propre dynamique économique. Dans un tel système économique
et social, l'intelligentsia ne peut occuper qu'une position
directement soumise à la classe dominante, à savoir une place
de médiation entre dominateurs et dominés. Le troisième âge
du capitalisme, quant à lui, se caractérise par un capitalisme
qui a perdu toute confiance dans sa vitalité interne, dans sa
capacité de survivre de par les seuls mécanismes économiques.
C'est donc un capitalisme dont tout entrepreneur intelligent
sait qu'il s'effondrerait si l'Etat cessait d'intervenir — ne
serait-ce que pour une durée de six mois. Cela veut dire que
c'est un système qui, fondamentalement, ne fonctionne plus que
grâce aux seuls mécanismes économiques.
Au
contraire, le rôle de protection du système et de garantie du
profit joué par la superstructure y détermine, sous des formes
différentes, la vie économique quotidienne.
Il
va sans dire que le rapport de l'intelligentsia vis-à-vis du
capital change radicalement dans une telle situation. Même les
intellectuels procapitalistes et défenseurs du système sont
aujourd'hui dans leur majorité davantage des employés de
l'Etat que ceux des entrepreneurs ; ils n'entretiennent plus
qu'un rapport indirect avec la classe bourgeoise. Tous les mécanismes
de médiation qui s'intercalent dans les rapports économiques
entraînent indubitablement une certaine différenciation de
leur rôle de défenseur du système. On ne trouve plus guère
d'apologistes inconditionnels du capitalisme, dans les universités,
les bureaux des rédactions économiques et même dans les
services de direction technique patronaux. Au mieux, ils défendent
le capitalisme comme un moindre mal par rapport au communisme «
inhumain » et « hostile aux chrétiens » ou comme une
structure sociale qui doit progressivement évoluer vers un
nouveau système social, mais jamais comme une forme de société
idéale. Les intellectuels défenseurs du système tenteront
donc de ne plus jouer un rôle principalement apologétique,
mais un rôle pragmatique. Il suffit de comparer les cours d'économie
politique du XIXe siècle avec ceux de la deuxième moitié du
XXe pour s'apercevoir des modifications intervenues. Alors que,
dans le siècle passé, aucun professeur bourgeois d'économie
politique n'a pratiquement soulevé le problème du chômage —
et s'il en était question, c'était pour en limiter
l'importance en le réduisant à un défaut occasionnel d'une économie
politique n'ayant pas encore entièrement atteint un système de
libre concurrence. Aujourd'hui, les professeurs d'économie
politique ne se posent plus la question de l'existence ou non du
chômage dans le capitalisme, mais la question de la manière
selon laquelle il s'agit de diriger l'économie pour avoir le
moins de chômage possible, ou mieux : pour atteindre le niveau
d'emploi le plus élevé possible. Ce changement de position de
l'intelligentsia, y compris les défenseurs de l'Etat et de la
société, abandonnant l'apologie pure et simple pour la « réforme
», non pas au vrai sens du terme mais au sens pragmatique et
technocratique, se reflète évidemment dans son attitude vis-à-vis
de la société existante : la « réforme » correspond
objectivement à la fonction de cette couche telle qu'elle se
reflète dans sa conscience.
Nous
voici donc arrivés au troisième critère, à savoir celui de
la fonction idéologique. La formule selon laquelle l'idéologie
dominante est l'idéologie de la classe dirigeante est toujours
valable, mais la mise en question de l'idéologie dominante à
l'époque de déclin d'une société est incomparablement plus
forte que lors d'une période ascendante. On peut observer ce phénomène
dans les sciences sociales depuis au moins la crise économique
mondiale de 1929-1933, sans évidemment pouvoir en conclure que
les marxistes sont aujourd'hui hégémoniques dans les universités
des pays impérialistes. Cependant, si effectivement aucune
critique ne s'y fait sérieusement, l'exigence d'une telle
critique de la société apparaît avec de plus en plus d'acuité.
C'est particulièrement le cas pour la République fédérale
allemande par rapport à l'époque de l'empire, voire de la république
de Weimar.
Le
quatrième facteur qui
explique le changement du rôle de l'intelligentsia dans la
lutte de classe est le fait que la mise en question du
capitalisme ne se fait plus au seul niveau idéologique et théorique
; elle est au contraire pratique,
jouant un rôle croissant dans la politique mondiale de chaque
jour. L'instabilité
sociale, la mise en question révolutionnaire pratique de
l'impérialisme et du capitalisme mondial capable, grâce
uniquement à la force militaire, d'enrayer, au moins dans
certains pays et pour quelque temps, l'extension des processus révolutionnaires,
tout cela agit nécessairement sur la conscience des étudiants
et de l'intelligentsia. Ce n'est pas par hasard qu'il y a eu un
lien direct entre la montée des mouvements étudiants radicalisés
dans les pays impérialistes au cours des années soixante et le
développement de la révolution coloniale et des mouvements révolutionnaires
de masse. L'Algérie, Cuba, le Vietnam ont joué un rôle moteur
pour la radicalisation du mouvement étudiant et pour la
contestation sociale dans des pays comme la France, la République
fédérale allemande et les Etats-Unis. Cette radicalisation
passait d'abord par la solidarité affirmée avec les objectifs
de la révolution coloniale pour déboucher sur la ré-identification
à la révolution en tant que telle et sur la redécouverte de
la problématique révolutionnaire dans leur propre société.
Ainsi,
pour une série de raisons économiques, socio-politiques et idéologiques,
la gauche et même l'extrême gauche sont politiquement hégémoniques
dans le mouvement étudiant organisé ; ainsi la fonction de défense
de la société, propre à l'intelligentsia, diminue
progressivement. Dès lors, l'intégration de certaines
fractions de l'intelligentsia dans un mouvement critique, voire
révolutionnaire, n'est pas seulement possible, elle est déjà
en partie réalisée.
Il
serait hâtif de conclure de cette analyse que l'ensemble des étudiants
sont prêts, de par leur place dans la société et dans le procès
de production, à faire cause commune avec la classe ouvrière.
Cela serait quelque peu exagéré ! Pour analyser la question de
plus près, il est nécessaire de chercher les racines sociales,
la base objective de cette différenciation au sein même du
mouvement étudiant. L'accroissement considérable de la demande
d'une force de travail intellectuellement qualifiée à l'époque
du troisième âge du capitalisme ne touche pas seulement le
travail intellectuel intégré, incorporé dans le procès de
production. Parler du procès de production implique nécessairement
de parler du procès de reproduction de la force de travail,
c'est-à-dire du procès de formation, puisque celui-ci est un
aspect très important — et de plus en plus important au fur
et à mesure que s'accélèrent les innovations technologiques
— du procès de production proprement dit. Ainsi, il existe,
à côté des professions directement ou indirectement intégrées
au procès de production, une série de professions nouvelles,
ou mieux, d'anciennes professions ayant acquis une nouvelle
fonction pour lesquelles la demande s'est également fortement
accrue et dont la condition sociale s'est transformée.
En
effet, il y a une autre tendance, inhérente au troisième âge
du capitalisme, qui consiste à tenter de contrôler
progressivement et systématiquement tous les éléments du procès
de production, de circulation et de reproduction, de
l'infrastructure aussi bien que de la superstructure sociale, au
fur et à mesure que s'intensifie la pénétration de la
technique et la rationalisation dans l'ensemble de la sphère
superstructurelle. Toutes les professions — et leur nombre a
fortement augmenté — dont le capital achète la force de
travail pour qu'elles exercent ces fonctions-là n'ont donc pas
de fonction de production (directe ou indirecte), mais seulement
une fonction de contrôle. Leur lien avec les intérêts de la
classe bourgeoise et du capital est beaucoup trop direct pour
leur permettre de s'identifier aux intérêts de la classe ouvrière.
Certes, il ne faut pas mécaniquement établir un lien entre
fonction sociale et conscience, psychologie, détermination et
position politique individuelles. Néanmoins il s'agit de dégager
les lois générales, valables au moins pour le long terme, en
fonction du fait que c'est l'existence sociale qui détermine la
conscience.
En
conséquence, nous pouvons dire que les diverses tentatives
visant à procéder à une réforme technocratique de
l'université, à remettre sous contrôle du capital les étudiants
en révolte, à transformer la conscience révolutionnaire
naissante des étudiants en conscience réformiste, ne se font
pas dans un espace vide. Ce ne sont pas de simples tentatives de
manipulation de la part de la classe bourgeoise. Elles ont, au même
titre que la formation d'une conscience révolutionnaire
croissante d'une fraction des étudiants, leur base matérielle
dans un certain nombre de fonctions, en augmentation constante,
du travail intellectuel, non pas cette fois dans le procès de
production, mais dans celui du contrôle social. Pour les étudiants,
il existe donc, selon la place qu'ils occuperont plus tard dans
la société, deux comportements sociaux possibles à la fin de
leurs études : ou bien en accord, ou bien en contradiction avec
leur conviction du moment. D'un côté, tous ceux (à
l'exception d'une petite couche dirigeante) qui seront,
directement ou indirectement, incorporés dans le procès de
production, auront la tendance naturelle à se rapprocher bien
plus du travailleur qualifié moyen que cela n'a jamais été le
cas auparavant (en raison aussi de leurs revenus comparables) et
à s'intégrer peu à peu dans cette masse de salariés. Encore
une fois, ce n'est pas un processus mécanique et automatique ;
la conscience individuelle, et surtout le rôle de
l'organisation révolutionnaire — j'y reviendrai — peut le
favoriser, l'absence de celle-ci le freiner.
D'un
autre côté, un nombre de plus en plus important d'étudiants révolutionnaires
ou contestataires seront exposés à la tentation de s'intégrer
dans les différentes sphères superstructurelles ou sphères de
contrôle dirigeantes (y compris au sein du procès de
production) et de satisfaire leur mauvaise conscience en
glissant vers des positions réformistes : ils ne lâcheront
donc pas purement et simplement, ils chercheront un travail, une
activité leur permettant de réparer quelques imperfections de
la société bourgeoise et du mode de production capitaliste. Il
est évident que des possibilités existent dans ce domaine en
raison notamment du taux de croissance, relativement élevé, de
la grande masse de plus-value disponible, des énormes moyens
techniques susceptibles d'être soumis à leur influence
indirecte. On pourrait énumérer un nombre infini d'exemples
actuels, notamment dans le domaine de la médecine, des mass
media, de la réforme universitaire, de la lutte écologique,
etc.
Nous
partons donc, d'une part, de la future fonction occupée par les
étudiants dans la société, de l'autre du poids considérablement
accru des étudiants (et du travail intellectuel) dans la société.
Dès lors, la question se pose : quelles conclusions peut-on en
tirer quant à leur activité
révolutionnaire et à l'organisation révolutionnaire à
l'université ?
La
force sociale croissante des étudiants ne doit pas nous empêcher
de voir les importantes limites qu'elle renferme. Cette force
seule ne suffit pas pour changer la société, pour arriver à
renverser le mode de production capitaliste. Ceci dit, le fait
suivant peut illustrer leur force objectivement grandissante :
aucun pays industriel moderne de l'Occident ne pourrait se
permettre — comme cela arrive quelquefois dans des pays en
voie de développement — de fermer toutes ses universités
pour un ou deux ans. Tout pays qui agirait ainsi prendrait un
retard — non pas pour quatre ou cinq ans après, mais à court
terme — dans la compétition internationale, il ne pourrait
plus (ou pas assez bien) suivre le renouvellement technique,
l'activité d'innovation qu'impose une concurrence permanente ;
il subirait en conséquence des pertes, y compris matérielles,
énormes.
Je
ne sais si tous les étudiants, tous ceux qui ont participé aux
révoltes étudiantes de ces dernières années, ont fait une
telle analyse économique — la plupart d'entre eux
probablement pas ; et même aujourd'hui, ils n'en ont pas encore
pris conscience. Toujours est-il qu'il me paraît assez évident
qu'il s'agit là d'un fait objectif et qu'il est impossible
d'examiner ce fait objectif sans le situer dans le contexte de
ses conséquences sociales, c'est-à-dire de l'importance
croissante que prennent ces révoltes étudiantes dans l'évolution
sociale et politique.
Il
faut à présent nous interroger, du point de vue de la
formation de la conscience révolutionnaire à l'époque du
troisième âge du capitalisme, sur les possibilités et les
limites de leur organisation. Nous devons distinguer ici deux éléments
; l'un est déjà bien connu, l'autre est nouveau ou, plutôt,
n'existait dans le passé que tendanciellement (ce qui nous
oblige à le considérer aujourd'hui comme quelque chose de
nouveau).
Qu'est-ce
qui n'est pas nouveau ? Depuis que le capitalisme existe, il y a
toujours eu des situations sociales où, en raison de l'absence
d'un parti révolutionnaire, en raison de l'« activité pas
encore révolutionnaire » de la classe ouvrière et de l'«
activité ayant cessé d'être révolutionnaire » de la
bourgeoisie, un vide politique se crée que peuvent remplir
momentanément les étudiants. Les exemples abondent, depuis la
révolution de Vienne en 1848, en passant par le rôle joué par
les étudiants dans la construction du mouvement ouvrier russe
(y compris de la social-démocratie russe dont est issue la
fraction bolchévique et plus tard le Parti bolchévik) jusqu'au
rôle qu'ont joué les étudiants dans la révolution espagnole
de 1930-‘31. Des phénomènes semblables se sont produits dans
des pays comme le Japon et les Etats-Unis dans les années
soixante et, en partie, même en RFA et en France.
L'exemple
de la France permet de montrer que l'intelligentsia est
aujourd'hui capable d'impulser la formation de mouvements et
organisations socialistes-révolutionnaires.
La
victoire de De Gaulle en 1958 constitua indubitablement une défaite
grave pour la classe ouvrière française, qu'elle devait payer
très cher, y compris matériellement par la chute du salaire réel
dans les années 1958-1960. Elle fut démoralisée au point d'être
éliminée de la vie politique en tant que force combative pour
au moins cinq ans, à savoir jusqu'à la première grande grève
des mineurs en 1963. La conséquence en fut entre autres que le
mouvement ouvrier organisé ne joua aucun rôle durant les
conflits surgis à propos de la guerre d'Algérie, et cela bien
que la guerre d'Algérie eût pour la France la même
signification que la guerre du Vietnam aujourd'hui pour les
Etats-Unis. Ce furent donc surtout les étudiants et les
intellectuels qui organisèrent la résistance contre la guerre
d'Algérie. Cette résistance ne s'est amplifiée que très
lentement ; elle constitue en tout cas historiquement le premier
bouillon de culture de ce que le Parti communiste français
appellera le « virus gauchiste », et qui rendra possible Mai
‘68, entraînant un tournant historique dans la situation de
classe du prolétariat sur l'ensemble de notre continent. Et ce
n'est pas un hasard si le gros des camarades de l'actuelle Ligue
Communiste sont issus de l'association de l'UNEF (à l'époque
majoritairement communiste) de la Sorbonne (FGEL). C'était une
association qui, en dépit de l'isolement temporaire, a suivi
une ligne très combative de lutte directe et immédiate dans la
question de la guerre d'Algérie et du danger fasciste en
rapport avec elle. Nos camarades ont alors compris qu'il était
impossible de réactiver les travailleurs par les seuls appels
et leçons de morale, qu'il fallait y parvenir par l'exemple,
par la lutte. Cela s'est avéré tout à fait juste
historiquement. Aussi leur intervention contre la guerre d'Algérie,
le soutien à la révolution cubaine, et enfin le mouvement
contre la guerre du Vietnam consacrèrent-ils la rupture avec le
PCF, la création de la Jeunesse communiste révolutionnaire qui
joua un rôle important dans la préparation de Mai 1968.
D'autres groupes d'extrême gauche, de tendance maoïste ou
spontanéïste, ont connu une évolution semblable entre 1960 et
1968 : ils ont réussi, à partir d'une organisation étudiante
réduite, à accroître petit à petit leur influence et leur
base au sein même du mouvement ouvrier.
Il
ne s'agit pas là d'un schéma de technique organisationnelle,
mais d'un processus social concret.
Les
avant-gardes révolutionnaires en Europe se caractérisaient
pendant les trente à quarante dernières années par leur
faiblesse numérique et par leur relatif isolement ; elles ne
pouvaient s'appuyer sur une large couche sociale. Le mouvement
étudiant à caractère de masse dans les années soixante a
modifié cette situation. Auparavant, lorsque furent emprisonnés
des révolutionnaires qui n'avaient pas le soutien des partis
social-démocrate ou communiste, il y eut peut-être 1.000 ou
1.500 personnes dans la rue pour exiger leur libération. Mais,
en avril 1968, lorsque les militants étudiants de Nanterre
furent arrêtés, 30.000 personnes manifestèrent dans la rue
pour leur libération, les 30.000 érigèrent des barricades. Et
la réponse à la violence brutale de l'appareil policier français
fut la grève générale de la classe ouvrière française.
C'est dire qu'un mouvement étudiant radicalisé peut
effectivement, pendant un certain temps, jouer en tant que
couche sociale un rôle de médiation entre une avant-garde
encore très réduite et le mouvement ouvrier.
Cependant,
ce rôle ne peut être que temporaire, et ceci pour deux raisons
: d'abord, les étudiants ne sont pas, du point de vue socio-économique,
à même de prendre en charge une confrontation permanente
avec l'appareil d'Etat. Les étudiants ne produisent pas leur
part de production et de consommation, ils ne produisent pas de
richesses sociales (ou seulement de façon marginale). Lors
d'une confrontation durable, l'Etat ne peut, certes, plus fermer
les universités pour un temps indéterminé, parce que l'économie
le supporterait difficilement, mais il peut manipuler les
finances d'une université de telle sorte que les minorités
radicales soient rapidement isolées de la masse des étudiants.
C'est ce que l'expérience a montré dans différentes universités.
Contre les travailleurs, en revanche, l'Etat ne peut pas
intervenir de cette manière.
Dès
que ceux-ci ont massivement conquis le contrôle de leurs
usines, les blocages de crédit de la part du gouvernement sont
inefficaces puisque les travailleurs créent leurs propres
richesses. Le contrôle ouvrier, les grèves actives et la prise
en charge des usines par les travailleurs enlèvent précisément
à l'Etat ces richesses matérielles.
La
deuxième raison est d'ordre subjectif : les étudiants ne sont
pas soumis à la discipline du procès de production industriel.
S'ils ont, de ce fait, davantage la possibilité de former leur
conscience, ils subissent à l'inverse les désavantages de
l'absence d'un cadre collectif de travail. Aussi leur action
politique est-elle caractérisée par le manque de discipline et
de patience, par l'absence de continuité et par la tendance à
osciller entre le putschisme d'un côté et le réformisme de
l'autre. Au contraire des travailleurs conscients, les étudiants
ne peuvent pas trouver la base d'une position révolutionnaire
permanente par rapport au troisième âge du capitalisme dans
leur situation sociale même. Cette position sera chez eux
toujours le résultat d'une option individuelle et — comme
toutes les options individuelles — soumise à des
fluctuations.
Les
mouvements étudiants de masse anticipent donc pour un court
laps de temps le caractère (pas encore) révolutionnaire de la
classe ouvrière. Première force politique, ils cherchent à
secouer une situation sociale passablement figée, pourrie et
conformiste, provoquant des vagues successives dans les différentes
classes et couches sociales et contribuant à la radicalisation
de la jeunesse en général et de la jeunesse ouvrière en
particulier, laquelle, de son côté, fait ou fera pénétrer la
radicalisation dans la classe ouvrière. C'est ce qui se passe
en France, et dans une moindre mesure, en République fédérale,
c'est ce qui ne s'est pas encore passé aux Etats-Unis. Là, le
processus n'a généralement pas encore commencé, sauf parmi
les travailleurs noirs.
Que
les étudiants puissent remplir un vide n'est pas nouveau. Celui
qui aime des citations peut aller s'en procurer chez Marx et
aussi chez Lénine ; il verra que ce type de phénomènes est
bien connu et que l'histoire du marxisme les a intégrés et
assimilés.
Qu'y
a-t-il donc de nouveau dans la révolte étudiante et dans sa
force révolutionnaire potentielle ? Ce n'est sûrement pas la
capacité des étudiants de se substituer de façon durable au
parti révolutionnaire, voire à la classe ouvrière. Ni le
nombre, ni la fonction sociale (notamment en raison de
l'inexistence d'une homogénéité sociale) ne permettent au
mouvement étudiant et à l'intelligentsia de devenir le support
principal de la révolution socialiste ou de la réorganisation
du mouvement révolutionnaire socialiste. Nous ne vivons pas
dans des conditions fascistes ; en conséquence, la résistance
individuelle contre le système n'est pas la seule possible.
C'est la résistance collective qui est à l'ordre du jour. Elle
est d'autant plus inévitable qu'elle découle des
contradictions internes du mode de production capitaliste lui-même.
En
revanche, les étudiants sont fort capables — aujourd'hui bien
davantage que dans le passé — de développer une conscience
révolutionnaire. Et ceci non seulement dans le sens où on
l'entendait dans le passé, c'est-à-dire comme devoir d'aller
dans les entreprises pour y faire de la propagande socialiste et
de faire connaître les bases du marxisme, les bases de la pensée
socialiste. (Ce qui n'est certes pas sans intérêt, même
aujourd'hui — encore que les travailleurs n'aient pas besoin
qu'on leur explique qu'ils sont exploités et qu'il faut obtenir
l'augmentation des salaires. Les travailleurs l'ont appris
entre-temps, et cela a fait largement le tour des usines depuis
quelque cent vingt ans.) Ce qui par contre est plus important
actuellement, beaucoup plus fondamental, dans les conditions précisément
de l'époque du troisième âge du capitalisme, c'est la
production de la conscience révolutionnaire dans le sens de la
neutralisation et de l'élimination de tous les éléments de
mystification et de manipulation dans le domaine de la
superstructure qui sont aujourd'hui un des supports principaux,
si ce n'est le support principal, de l'ordre social bourgeois.
Précisément parce que nous avons affaire, dans la plupart des
pays impérialistes, à une classe ouvrière dont la conscience
de classe politique a été parfois complètement ensevelie au
cours de son évolution historique, parce que nous avons
affaire, à l'époque du troisième âge du capitalisme, à une
classe bourgeoise contrainte de procéder à un contrôle social
de l'ensemble des éléments de la superstructure et de
l'infrastructure sociale, cette production et reproduction de la
conscience révolutionnaire est politiquement décisive.
Aujourd'hui — même si c'est par d'autres moyens — se
confirme la loi classique inhérente à la société bourgeoise
et à toute société de classe selon laquelle l'idéologie
dominante dans cette société est l'idéologie de la classe
dominante, sauf que la forme sous laquelle cette idéologie se réalise
dans la tête des travailleurs n'est plus la même que dans le
passé. Autrefois, c'étaient avant tout l'Eglise et l'école élémentaire
qui assuraient cette domination. Aujourd'hui, les instruments de
domination idéologique sont infiniment plus raffinés et
complexes : ce sont les mass media, la télévision, la radio ;
ce sont les multiples éléments provenant de l'ensemble de la
sphère sociale qui, du berceau à la tombe, assaillent les
travailleurs par la publicité, par exemple, et par tous les
moyens susceptibles de forger cette conscience sociale.
Le
mouvement ouvrier
classique, la social-démocratie d'avant la Première Guerre
mondiale et les partis communistes de masse ensuite, ont cherché
à contrecarrer cette domination, à remplir une contre-éducation.
Or, au cours des vingt, trente dernières années, cette
contre-propagande systématique n'a plus du tout eu lieu (ou
alors à une échelle très réduite).
Certes,
les travailleurs possèdent l'instinct nécessaire pour cette
contre-propagande, ils occupent la position économique et
sociale nécessaire à la compréhension de la duperie idéologique,
mais ils n'ont pas le savoir indispensable à sa démystification.
La fonction capitale des étudiants révolutionnaires serait, en
conséquence, de suppléer aux insuffisances de l'instinct
anti-capitaliste élémentaire d'une partie croissante de la
classe ouvrière, lui fournissant le savoir, les faits, la
science indispensables pour transformer cet instinct en
conscience, en conscience scientifiquement fondée.
C'est
une tâche énorme. C'est la raison pour laquelle j'estime
personnellement qu'il est plus juste que les étudiants révolutionnaires
ne s'écartent pas systématiquement du travail universitaire
pour aller, en tant qu'individus, dans les entreprises. Il vaut
mieux qu'ils s'efforcent, par le travail universitaire dans les
différentes universités et facultés, d'acquérir une telle
capacité de saisie, d'assimilation et d'élaboration du savoir
et des connaissances révolutionnaires, qu'ils soient capables
de remplir la fonction de la reproduction de la conscience révolutionnaire
dans la classe ouvrière, d'une manière quantitativement et
donc qualitativement plus élevée. C'est là la fonction de ce
qu'on a appelé, dans le jargon étudiant, « l'université
rouge », telle que les mouvements étudiants révolutionnaires
ont essayé de la mettre en place par exemple à Vincennes
(Paris), ou à l'université libre de Berlin, ou à l'université
technique de Berlin, c'est-à-dire refuser l'intégration dans
l'université bourgeoise, refuser la réforme et la
rationalisation de l'université, tenter au contraire de
transformer au moins en partie l'activité enseignante en procès
de production de science marxiste révolutionnaire, de
conscience marxiste-révolutionnaire. Si cela dépassait le
cadre étroit actuel, si cela pouvait se faire à grande échelle
(et que les conditions objectives existent), alors la lutte de
classe prolétarienne, la lutte de classe de la classe ouvrière
pourrait se mener avec des armes intellectuelles et conscientes
autrement meilleures que cela a pu se faire au cours des vingt
à quarante dernières années.
Ce
que nous savons, disons, écrivons aujourd'hui à propos de l'aliénation, est identique à ce que Marx en savait, disait, écrivait,
il y a cent vingt ans. Ce n'est pas pour autant faux — je suis
même profondément convaincu que c'est juste. Mais combien plus
convaincants seraient ces arguments s'ils s'appuyaient sur des
données empiriques que des dizaines, sinon des centaines d'étudiants
en médecine, en psychologie, de médecins du travail, etc.,
puisant dans leur expérience accumulée au sein des
entreprises, pourraient largement répandre parmi les
travailleurs ! Combien plus convaincante serait la lutte contre
le travail aliéné dans le capitalisme si l'on démontrait (et
d'ores et déjà c'est possible grâce à certaines données
empiriques, mais on pourrait le faire à bien plus grande échelle)
qu'il ne s'agit pas là de pure théorie, que cette théorie se
traduit concrètement dans la vie quotidienne, dans la santé
mentale, morale et psychique de dizaines de millions de
travailleurs ! Combien plus forts seraient également les
arguments et la lutte des travailleurs et syndicats contre l'accélération
des cadences du travail à la chaîne, contre l'intensification
et l'exploitation accrues du travail, si des centaines, voire
des milliers d'étudiants et d'ingénieurs pouvaient les appuyer
par des données empiriques ; si, sur la base de leur expérience
pratique dans les entreprises, ils pouvaient fournir des
renseignements factuels supplémentaires aux travailleurs et aux
organisations ouvrières, des arguments supplémentaires dans la
lutte contre les entrepreneurs, contre l'Etat et la classe
bourgeoise.
Dans
ce sens, un mouvement étudiant révolutionnaire est
effectivement capable de produire, à grande échelle, une
conscience révolutionnaire, non pas comme but en soi, mais dans
l'intention clairement affirmée de favoriser et de renforcer
qualitativement la lutte de la classe ouvrière et des salariés
en général, en affinant l'argumentation et en contribuant à
la formation de la conscience, élément si déterminant pour la
transcroissance de la conscience de classe syndicale en
conscience politique.
Dans
quelles conditions subjectives un mouvement étudiant révolutionnaire
pourrait-il accomplir cette tâche ? Il faudrait l'existence
d'une organisation révolutionnaire, voire une organisation révolutionnaire
de jeunesse et une organisation révolutionnaire adulte. L'étudiant
ne s'y intégrerait pas comme étudiant, mais comme révolutionnaire
aux côtés et au même titre que les autres travailleurs
intellectuels et de gens appartenant à diverses couches
sociales, tous formant une communauté de combat politique, théorique
et morale, pour soutenir et développer la lutte de la classe
ouvrière et pour la conduire à la victoire.
Lorsque
les étudiants se posent la question de savoir comment révolutionner
la société, ils en arrivent à la conclusion que leur propre
force est absolument insuffisante pour renverser l'ordre social
existant. Dès que leur activité a dépassé un certain stade,
le mouvement étudiant se pose lui-même, de par sa propre expérience,
la question du lien avec les ouvriers, et y cherche les réponses
organisationnelles, c'est-à-dire la question de la définition
des instruments indispensables pour mener une lutte efficace
contre l'ordre social capitaliste. Il n'existe aucun mouvement
étudiant organisé dans aucun pays impérialiste où cette
question ne soit pas très rapidement mise à l'ordre du jour.
Elle se pose alors comme question de l'organisation en tant que
telle, à savoir comme la question de l'organisation révolutionnaire
et de la reconstruction du parti révolutionnaire. Là aussi les
étudiants peuvent jouer, selon les différentes situations
historiques, un rôle important, mais, encore une fois,
uniquement comme individus, uniquement comme ils l'ont déjà
fait dans le passé dans divers pays : en construisant des
groupes socialistes révolutionnaires. Ils n'agissent alors plus
en tant qu'étudiants, tout comme Marx n'a pas joué un rôle en
tant que petit-fils d'un rabbin ou comme ancien étudiant, mais
en tant qu'individu ayant atteint un certain niveau de
conscience réussit, dans une situation historique donnée, à
élaborer une théorie à partir de cette conscience. Les étudiants
devront et pourront continuer à jouer ce rôle.
C'est
donc seulement à condition que les étudiants réussissent à
établir un lien organisationnel avec les ouvriers au sein d'une
organisation révolutionnaire, qu'il sera possible de produire
massivement une conscience vraiment révolutionnaire dans les
universités. Tant que les étudiants demeurent organisés dans
leurs seules associations, la pression de leur propre existence
sociale fera toujours osciller de larges franges du mouvement étudiant
entre, d'un côté, un repli ultra-gauche les éloignant de la
lutte de classe réelle et, de l'autre, une intégration réformiste,
non pas dans la classe ouvrière, mais dans les bureaucraties
des organisations ouvrières, voire même dans les sphères supérieures
de la société bourgeoise. C'est seulement si les étudiants
qui veulent produire une conscience révolutionnaire s'intègrent
dans une organisation révolutionnaire capable d'élever la
conscience, de la généraliser et de la totaliser — c'est-à-dire
dans une organisation dans laquelle les conséquences de la
division du travail et de la conscience parcellisée, de l'expérience
fragmentée seraient surmontées par l'organisation même — et
seulement à cette condition-là que la production massive de la
conscience révolutionnaire pourra se développer et avoir,
effectivement et largement, une influence sur le cours de la
lutte de classes. L'objectif du mouvement étudiant révolutionnaire
doit donc être nécessairement le lien avec la classe ouvrière
; non pas un lien où les étudiants renoncent à leur spécificité
et perdent leur capacité de produire une conscience révolutionnaire.
Il ne s'agit pas pour eux de devenir des travailleurs manuels
non qualifiés, mais de se lier à ceux-ci à travers, d'une
part, l'organisation révolutionnaire de la classe ouvrière et,
d'autre part, par la production de la conscience révolutionnaire
pour cette classe ouvrière, au contact de l'expérience de
lutte pratique de celle-ci.
L'intégration
croissante du travail intellectuel dans le procès de production permet
objectivement aux
étudiants et intellectuels de s'intégrer dans le mouvement révolutionnaire
au sein duquel ils peuvent contribuer de façon importante, de
par leur savoir politique et technique accru, à transformer
directement la science en une force porteuse de bouleversements
sociaux. Ce n'est plus alors le problème du rôle que joue
l'intelligentsia en tant que couche sociale dans la lutte de
classe qui se pose, mais le problème du rôle que jouent des
intellectuels individuels pour apporter des réponses aux problèmes
centraux de notre époque, à savoir la construction d'une
direction révolutionnaire efficace du prolétariat en vue de réaliser
la transformation socialiste de la société.
Traduit
de l'allemand par Stanislas Ache
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