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Les étudiants, les intellectuels et la lutte des classes

Ernest Mandel Imprimer
4. Le rôle de l'intelligentsia dans la lutte de classes 

La théorie marxiste classique relative à la place de l'intelligentsia au sein de la société bourgeoise considère cette couche comme partie de la petite et moyenne bourgeoisie, pour ainsi dire comme des « sous-officiers au service du capital ». Lénine, entre autres, a apporté quelques restrictions à cette théorie ; mais, dans l'ensemble, on peut dire que telle est l'appréciation portée par le marxisme depuis la fin du XIXe siècle jusqu'à la crise économique mondiale, voire jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Cette conception était théoriquement fondée et tout à fait conforme à la pratique et à l'expérience sociale. Il s'agit donc d'abord de déterminer le rôle que joue l'intelligentsia dans la société bourgeoise et dans le mode de production capitaliste, tel qu'il s'est constitué au cours du siècle passé. Ensuite, nous examinerons comment la fonction classique attribuée à l'intelligentsia bourgeoise s'est modifiée à la suite des changements intervenus dans le mode de fonctionnement du capitalisme au cours des vingt ou trente dernières années, et des bouleversements sociaux qu'ils ont provoqués.

Dans la société bourgeoise stable, le rôle de l'intelligentsia peut se définir par quatre traits caractéristiques :

1. Sa fonction économique était sensiblement la même que celle de l'entrepreneur indépendant : la formation universitaire au XIXe siècle et pendant les premières décennies du XXe était une formation destinée à des formes spécifiques de pensée et d'action de la bourgeoisie. L'université classique avait davantage pour vocation de doter les bourgeois d'une capacité de jugement que de former des gestionnaires du procès de production pourvus de compétences techniques ; et la plupart des étudiants d'alors avaient probablement pour perspective concrète d'occuper plus tard des postes dirigeants dans la société et dans le procès de production, que ce soit en tant que membres des « professions libérales » ou en tant qu'entrepreneurs.

Très peu d'étudiants devenaient des salariés à la fin de leurs études. Et la différence était tellement grande des niveaux de salaires et de consommation des ingénieurs et de la couche, à l'époque encore très restreinte, de techniciens, de même que leur distance vis-à-vis de la conscience sociale des ouvriers salariés, que parler à leur propos de « sous-officiers du capital » était tout à fait conforme à la réalité d'alors. En effet, ceux-ci jouaient un rôle prononcé de médiateurs, ils remplissaient une « fonction de médiation entre le capital et le travail » ; ce rôle impliquait une telle intériorisation de cette fonction, une telle identification de soi au maintien de l'ordre capitaliste-bourgeois existant qu'il était impossible, pour la majorité écrasante de l'intelligentsia de l'époque, de rompre avec le camp de la classe bourgeoise ou avec l'Etat bourgeois.

Un exemple de l'époque actuelle peut illustrer le propos : il est aujourd'hui impossible à un chronométreur qualifié de faire un travail professionnellement correct tout en s'identifiant aux intérêts de classe des ouvriers, car il y a opposition absolue entre l'exercice de son métier et l'intérêt de classe des salariés. Si un communiste ou un socialiste révolutionnaire se trouvait parmi de tels chronométreurs, ou bien il ne pourrait pas satisfaire à sa fonction et changerait de poste, ou bien, s'il gardait son poste et qu'il exerce sa fonction avec toutes les exigences requises, il y aurait un tel fossé entre son activité professionnelle et sa conviction que celle-ci s'estomperait peu à peu. 

2. C'est à ces médiateurs, à cette couche de la société à qui revenait la fonction sociale de maintenir la stabilité du fonctionnement quotidien de l'économie capitaliste et de l'appareil d'Etat bourgeois en général, que revenaient donc par là même toutes les fonctions superstructurelles. Cette couche sociale permettait à la société bourgeoise dans sa forme classique d'assurer sa stabilité en tant qu'articulation, en intercalant une large couche moyenne entre la base de la pyramide sociale, à savoir la masse des ouvriers salariés (qui constituaient alors à peu près la moitié de la société), et le sommet, extrêmement restreint, constitué par la grande bourgeoisie. Cette couche permettait d'obtenir une société stable tant qu'elle agissait de manière conservatrice s'opposant à tout changement social. S'il est vrai que la paysannerie et les artisans constituaient au XIXe et au début du XXe siècle la fraction la plus importante de la petite et moyenne bourgeoisie, il n'en est pas moins vrai que l'intelligentsia, au sens large du terme, nouvelle classe moyenne, était la composante de cette couche qui avait la croissance la plus rapide et qui, de par son identification aussi bien sociale qu'idéologique avec la domination du grand capital, constituait l'élément stabilisateur de la société bourgeoise. 

3. La fonction idéologique de l'intelligentsia avait à cette époque un caractère surtout apologétique. La fonction de maintien de l'Etat, de défense de l'ordre bourgeois comme le seul possible et rationnel, peut trouver son explication dans les lois générales de mouvement de la société de classes telles que le marxisme les définit. Dans la société capitaliste classique, stable, la classe dominante détient fermement le contrôle aussi bien de la production idéologique que du surproduit social. Cette détermination directement matérielle de la production idéologique par la classe dominante était alors beaucoup plus évidente qu'aujourd'hui dans la mesure où, par exemple, l'art et la science étaient directement financés par la classe bourgeoise et les entrepreneurs et où l'appareil d'Etat n'y intervenait pas encore en tant qu'instrument à la fois médiatisant et voilant les rapports existants.

Il s'y ajoute quelques éléments politiques qu'il faut relever, notamment dans les analyses actuelles à propos de l'Allemagne impériale : aussi bien la mise à l'écart systématique des professeurs universitaires non intégrables — il n'y avait probablement pas un seul enseignant marxiste en sciences humaines, et presque aucun en sciences naturelles dans une université allemande avant la Première Guerre mondiale, bien que la social-démocratie représentât alors un tiers de l'électorat — que la position ouverte que prenaient les membres de ces institutions en faveur de l'Etat, de la monarchie et de la religion empêchaient celui qui ne se comportait pas de manière docile ou conformiste de faire carrière dans la société bourgeoise. A quelques petites exceptions près, c'était le cas pour tous les Etats impérialistes avancés.

Les membres de l'intelligentsia qui rompaient avec ce conformisme ne pouvaient plus exister matériellement qu'en agissant au sein de « contre-sociétés », telles que la social-démocratie et le mouvement ouvrier classique l'étaient indubitablement à cette époque. Il va de soi qu'une infime minorité seulement de l'intelligentsia pouvait faire ce pas conscient vers la classe qui représentait la négation de la société et vers son mouvement politique. 

4. Un dernier élément d'explication du rôle de l'intelligentsia dans la société capitaliste stable est étroitement lié à la manifestation fondamentale de cette stabilité sociale. Nous ne devons pas oublier que la société bourgeoise de la seconde moitié du XIXe siècle et jusqu'à la veille de la Première Guerre mondiale est apparue aux yeux de la majorité écrasante des habitants des Etats occidentaux comme une société absolument stable qu'il s'agissait tout au plus de réformer d'une manière très graduelle. Que, dès la fin du XIXe siècle, cela n'ait plus correspondu à l'évolution historique réelle ne contredit nullement cet état de fait ; cela confirme seulement une fois de plus que la conscience sociale retarde toujours un peu sur la réalité. La plupart des habitants des pays impérialistes étaient tellement imprégnés de cette vision de la société que la fin de cette époque, c'est-à-dire l'éclatement de la Première Guerre mondiale, eut l'effet d'un choc, et cela précisément sur des membres de cette société dont on aurait pu le plus penser qu'ils ne se feraient pas surprendre par elle. Je pense notamment à la fraction la plus radicale de la social-démocratie d'Europe occidentale, à savoir l'aile marxiste ; je pense même à Rosa Luxemburg et à Lénine, marxistes qui pourtant avaient cessé pendant des années de rédiger des résolutions sur la lutte contre la guerre parce qu'ils avaient conscience de son inévitabilité comme perspective historique, mais qui n'étaient pas préparés à vivre cette catastrophe au niveau — si j'ose dire — de leur vie affective, de leurs prévisions quotidiennes immédiates. On peut le voir en lisant leurs réactions. Par ailleurs, il suffit de renvoyer à la production littéraire de l'époque évoquant ces événements pour voir que de larges secteurs de la société d'Europe occidentale ont vécu ce choc de façon semblable ou identique (même s'il n'a pas été aussi fortement ressenti partout ni toujours clairement mis en relief) et que tout un monde s'est écroulé alors que la majorité des ouvriers et de l'intelligentsia n'avait pas cru à la possibilité d'un effondrement et d'un changement social fondamental accéléré.

Dans une telle atmosphère de stabilité historique de la société, il est évident que le mot célèbre de Marx : « L'idéologie dominante de toute société est l'idéologie de la classe dominante » s'applique de façon quasi absolue. Il est donc exclu de penser qu'une majorité, ou même une minorité significative d’une intelligentsia d'origine principalement bourgeoise qui « produit » sous le contrôle matériel de cette classe bourgeoise et qui est soumise aux pressions générales suscitées par la richesse le pouvoir et la stabilité de cette classe, puisse se soustraire a cette influence. 

Comme nous l'avons évoqué au début, cette définition classique de la place de l'intelligentsia dans la société stable de la bourgeoisie montante a été largement nuancée par la prise de position de Lénine relative au rôle des étudiants, et cela à deux niveaux. D'un côté Lénine considérait les étudiants comme des membres potentiels d'une organisation de combat, composée de révolutionnaires professionnels ; de l'autre, il considérait le rôle des étudiants dans la société russe de l'époque comme celui d'un sismographe qui, en l'absence d'une démocratie parlementaire bourgeoise, pouvait révéler l'ensemble des problèmes non résolus de la société. Il pouvait avancer le premier élément de cette thèse parce que les étudiants russes avaient joué un rôle considérable dans la construction des organisations révolutionnaires successives, tant des narodniki que de la social-démocratie, dès les années soixante-dix et quatre-vingt du XIXe siècle. Notamment autour de 1905, on trouve chez Lénine le deuxième élément, plus important parce que plus général, de son appréciation du rôle des étudiants dans la société russe, appréciation qui ne se contente pas de souligner la capacité de certains étudiants à devenir des révolutionnaires professionnels, mais qui appréhende les étudiants en tant que groupe social. Lénine dit que, dans une société qui n'a pas d'articulation démocratique, donc pas d'articulation politique dans le sens démocratique, c'est-à-dire où les grandes classes sociales ne peuvent pas s'organiser ouvertement et exprimer leurs opinions politiques et articuler leurs intérêts sociaux et économiques, les étudiants et les fractions non intégrées de l'intelligentsia ont tendance à être l'expression de ces différents intérêts sociaux d'ensemble. Je crois que cette thèse est historiquement juste et tout à fait conforme à la réalité de la société russe du début du XXe siècle, et que si nous examinons aujourd'hui l'histoire politique de l'empire tsariste entre 1900 et la Révolution russe, nous pouvons sans aucun doute y constater le rôle prépondérant de l'intelligentsia et des étudiants dans tous les partis politiques (qui, il est vrai, étaient tous très petits). C'est le cas également, mutatis mutandis, pour de nombreux pays ayant des formes d'Etat semblables, par exemple pour l'Espagne à la veille de la révolution de 1931, pour la Turquie ou le Brésil d'aujourd'hui.

La formulation de Lénine est très prudente : il ne dit pas que les étudiants peuvent assumer le rôle de la classe ouvrière inorganisée et réaliser l'articulation des intérêts de la classe opprimée à la place du parti révolutionnaire ; il dit simplement qu'ils ont tendance à donner la parole à toutes les classes sociales, c'est-à-dire à exprimer les intérêts sociaux des classes les plus diverses dans les groupements les plus divers. Ce fait découle de l'absence d'organisations politiques des différentes classes sociales, donc à la fois de la structure politique spécifique de l'empire tsariste, incapable d'évoluer vers une démocratie parlementaire bourgeoise effective, et de la spécificité du développement économique combiné de la Russie de l'époque. L'absence d'articulation des classes sociales n'a donc pas seulement des racines politiques, mais socio-économiques. Elle correspond à certains phénomènes du sous-développement socio-économique, à une évolution spécifique par rapport au capitalisme de type classique. 

Dans les pays occidentaux, en revanche, les étudiants et l'intelligentsia n'ont cessé d'évoluer vers la droite depuis le milieu du XIXe siècle. La seule fois où l'on peut dire que la plupart des étudiants allemands et l'intelligentsia allemande a été politiquement à gauche a coïncidé avec la révolution de 1848. Et il en avait été de même dans la majorité des Etats industriels avancés de l'Occident. Et au fur et à mesure que le mouvement ouvrier se développait, qu'il avançait vers l'auto-organisation des travailleurs, que les ouvriers prenaient leur sort en main et qu'ils admettaient de moins en moins que l'intelligentsia monopolise les positions dirigeantes dans les organisations ouvrières, le nombre d'étudiants et d'intellectuels ralliant le mouvement ouvrier diminuait. Sans doute pourrait-on statistiquement démontrer qu'il y avait, en Allemagne, relativement plus d'étudiants et d'universitaires de gauche, social-démocrates et socialistes, en 1880 qu'en 1910.

Le point culminant de cette évolution fut atteint immédiatement après la Première Guerre mondiale. Il n'y a, dans l'Europe occidentale des années vingt, pas une grève que des organisations d'étudiants ou de l'intelligentsia n'aient tenté de briser.

Ainsi les grands mouvements de grève, entre 1919 et 1923, sous la République de Weimar, où les organisations patronales briseuses de grève comme le « Secours technique » et l' « Orgesch » étaient presque exclusivement composées d'étudiants et de l'intelligentsia technique. La grève générale de 1926 en Angleterre, le mouvement le plus important de la lutte de classes en Grande-Bretagne du XXe siècle, fut méthodiquement brisée, sur l'ordre du gouvernement Winston Churchill et des organisations patronales, par des étudiants qui tentèrent de contrôler les points les plus sensibles des grèves, les plus dangereux pour la société bourgeoise, de neutraliser l'arrêt des appareils d'information comme les quotidiens, d'empêcher les coupures d'électricité et de gaz, en prenant de force la place occupée par les grévistes.

Dans la société actuelle du troisième âge du capitalisme, en revanche, la situation de l'intelligentsia s'est radicalement modifiée. Depuis 1965-1966 il n'y a guère eu de grève en Europe occidentale sans que des étudiants n'y soient intervenus aux côtés des grévistes, soit en la soutenant, soit même en la déclenchant ou en l'organisant : on leur reproche à présent d'être des agitateurs et de vouloir « provoquer des grèves » là où les ouvriers eux-mêmes n'y sont pas encore suffisamment préparés.

On ne trouve pas un seul exemple, au cours des cinq dernières années, dans un quelconque pays impérialiste, y compris les Etats-Unis et le Japon, où les étudiants et l'intelligentsia technique soient intervenus pour briser une grève. En tout cas on ne peut parler d'un glissement à droite, d'une prédominance d'extrémistes de droite dans les milieux étudiants et universitaires ; la tendance générale va, au contraire, en sens inverse. Les faits témoignent d'un changement fondamental du rôle de l'intelligentsia.

Les premiers signes de ce changement du rôle de l'intelligentsia apparaissent sous le fascisme. Il ne s'agit certes que d’une forme embryonnaire de changement. En effet, la période de 1930 à 1940 ne constitue qu'une phase de transition et la résistance de l'intelligentsia contre le fascisme n'a été le fait que d’une petite minorité, et non d'un mouvement de masse. Il s'agit cependant, d'un phénomène qui permet de comprendre ce tournant historique, phénomène d'autant plus important que les étudiants et les universitaires ont joué, au cours des années vingt, un rôle non négligeable dans la construction des mouvements fascistes. La première étape de leur construction a été en effet un mouvement principalement organisé parmi les étudiants: Hitler a conquis la majorité dans les universités allemandes bien des années avant d'avoir l'appui d'un nombre important d'électeurs. Cela vaut également, et bien davantage, pour l'Italie et pour l'Espagne. En France, il y eut la situation paradoxale suivante : alors que le Front populaire l'emportait lors des élections de 1936, le quartier Latin, à Paris, était dominé — immédiatement avant et après la grève générale de juin 1936 — par la semi-fasciste Action française, à savoir par l'aile d'extrême-droite du champ politique français.

Une des caractéristiques de la dictature fasciste, qu'elle soit italienne, allemande ou espagnole, c'est l'atomisation totale de la classe ouvrière et la destruction de ses organisations. Il s'agit de rendre impossible, dès le début, toute résistance large et organisée de la classe ouvrière. Tant que celle-ci subsiste, on ne peut parler d'une véritable dictature fasciste. C'est précisément dans l'élimination de la résistance et dans l'atomisation complète de la classe ouvrière que réside le rôle historique et la particularité historique du fascisme. Nous avons connu des dictatures de différentes formes (l'histoire du capitalisme est, dans une certaine mesure, l'histoire des différents types de dictature), mais la dictature en tant que telle n'équivaut pas le fascisme. Il y a des dictatures (comme par exemple l'actuelle dictature militaire en Grèce) qui, de par leur nature, sont incapables d'atomiser la classe ouvrière. La classe ouvrière, dans la plupart des pays impérialistes, est composée de plusieurs millions d'hommes que quelques dizaines de milliers de policiers et d'officiers ne peuvent empêcher d'agir. La spécificité de la dictature fasciste réside dans le fait qu'elle dispose, au-delà de l'appareil policier et militaire, de véritables organisations de masse de terreur et de répression qui sont à même de « quadriller » l'ensemble de la classe ouvrière d'un pays industriel avancé moderne. L'Etat dispose alors dans chaque pâté de maisons, dans chaque entreprise, dans chaque secteur d'une entreprise et parfois même dans chaque maison, d'un informateur capable d'éliminer les formes même les plus élémentaires d'organisation et de résistance de masse.

D'un autre côté, des raisons à la fois psychologiques et socio-politiques, liées au niveau de conscience de la classe ouvrière, font qu'une classe ouvrière pourtant active, résolue et convaincue de ses tâches immédiates et historiques, ne peut échapper à une telle atomisation et à un tel « quadrillage ». Pour qu'il y ait victoire et stabilisation du mouvement fasciste, il faut qu'elles soient précédées d'une défaite politique et d'une démoralisation graves de la classe. Dès lors, une résistance organisée et de masse de la classe ouvrière devient impossible pour longtemps. C'est ce que démontre l'histoire des dictatures fascistes classiques.

Le fascisme espagnol s'est désagrégé de par son évolution interne ; il a fait place à une dictature militaire décadente incapable de contenir — et qui ne contiendra pas — la résistance de masse des travailleurs. Certes, il y avait, sous les trois dictatures fascistes classiques ci-dessus mentionnées, des milliers de résistants dans la classe ouvrière, des communistes, des sociaux-démocrates et des socialistes révolutionnaires appartenant à des courants idéologiques des plus divers ; mais ils ne pouvaient agir qu'en tant que groupes politiques, qu'en tant qu'îlots au sein de la classe ouvrière, non pas en tant que classe ouvrière organisée. La résistance contre le fascisme est donc marquée par son caractère atomisé, relativement individualisé. Du moment où il ne s'agit plus d'une résistance organisée et de masse, mais d'une résistance individuelle, où la conscience et parfois même la simple indignation morale prédominent et constituent la motivation immédiate pour l'action, l'intelligentsia est sans doute privilégiée par rapport à d'autres couches sociales.

Il est en effet plus facile pour un intellectuel que pour un ouvrier isolé, qui n'a pas d'accès aux informations, de s'indigner d'un génocide. L'atomisation efficace de la classe que la dictature fasciste instaure permet moins facilement de réunir les conditions subjectives nécessaires à la révolte individuelle dans la classe ouvrière que parmi l'intelligentsia. Aussi des intellectuels ont-ils joué un rôle important lors de la reprise de la résistance contre le fascisme consolidé. La première organisation politique qui est née du nouveau mouvement de résistance en Italie (et qui n'est donc pas issue du vieux Parti communiste ou de la social-démocratie), à savoir le groupe Giustizia e liberta, était exclusivement composée d'étudiants et d'intellectuels ; elle fonda plus tard le Parti d'action qui eut une part déterminante dans la résistance armée entre 1943 et 1945. Le rôle joué par de petits groupes de résistance d'intellectuels et d'étudiants allemands après l'éclatement de la Deuxième Guerre mondiale est largement connu. La même chose s'est produite en Espagne dans la période entre 1946 et 1953. Il faut ajouter un autre exemple qui contredit en apparence ce que nous venons de dire, mais qui, en fait, le confirme : le seul pays européen où une réelle révolution socialiste s'est produite après la Deuxième Guerre mondiale (dans le sens d'une révolution réalisée par l'action d'une large masse populaire à la suite de la résistance contre le fascisme), c'est la Yougoslavie, seul pays où le Parti communiste a réussi, avant le début de la Deuxième Guerre mondiale, à organiser et à contrôler l'ensemble du mouvement étudiant. La majorité des fondateurs du mouvement des partisans avant la Seconde Guerre mondiale est issue de l'intelligentsia. C'est seulement plus tard que les ouvriers ont rejoint la résistance, élargissant sensiblement sa base et la dotant d'une organisation plus stricte. La plupart des étudiants — il faut le dire — ont péri parce qu'ils avaient beaucoup moins que les ouvriers les traditions organisationnelles, le sérieux et la discipline indispensables pour un tel combat. Cependant, ils étaient les premiers ; il faut sans hésitation leur rendre cette justice historique.

Comment s'explique alors ce changement du rôle de l'intelligentsia et des étudiants dans la société à l'époque du troisième âge du capitalisme par rapport à la société du capitalisme naissant ou classique ? Comment se fait-il qu'en Allemagne, la génération étudiante actuelle se réclame majoritairement, pour la première fois depuis un siècle, depuis la révolution de 1848, de l'aile gauche des forces politiques en présence ; que les étudiants et les jeunes universitaires penchent incomparablement plus à gauche qu'au centre ou à droite ?

Je pense que ce phénomène est tout à fait explicable du point de vue marxiste, c'est-à-dire du point de vue du matérialisme historique, non pas en premier par quelques modifications intervenues dans la superstructure sociale, dans l'idéologie, dans la théorie ou la psychologie ; au contraire, nous devons partir des changements intervenus au sein de l'infrastructure sociale, c'est-à-dire des changements intervenus quant à la place qu'occupe l'intelligentsia dans la société, des changements intervenus dans le procès de production, dans la construction de l'ordre économique et social de la bourgeoisie.

Reprenons les quatre critères de caractérisation de l'intelligentsia dans la société du capitalisme naissant.

Tout d'abord, la fonction économique a fondamentalement changé. Il n'est plus possible de qualifier la majorité écrasante des étudiants actuels dans la société impérialiste occidentale de futurs officiers et sous-officiers du capital. La plupart des étudiants sont aujourd'hui des futurs salariés et employés dont la fonction sociale et la place dans le procès de production les rapprochent davantage de la classe ouvrière que de la moyenne et grande bourgeoisie. On pourrait qualifier les étudiants d'apprentis de la production intellectuelle : leur rapport vis-à-vis des producteurs intellectuels est semblable à celui des apprentis vis-à-vis des producteurs matériels. Certes, les étudiants ne sont pas des ouvriers, ils ne produisent pas de plus-value ni de valeurs d'usage : ils produisent tout au plus leurs propres évolution et savoir, encore que d'une manière très limitée, mais leur situation ressemble à celle des apprentis dans les entreprises industrielles et artisanales. A cela s'ajoute le fait que la majorité des étudiants, une fois entrés dans la vie professionnelle, n'auront plus des fonctions dans le procès de distribution et de reproduction, mais directement des fonctions dans le processus de production même.

Cette modification de la place sociale des étudiants est étroitement liée à ce que les uns appellent « révolution scientifique et technique », les autres « deuxième révolution industrielle », d'autres encore « troisième révolution industrielle ou technologique». Les différentes étiquettes importent peu ici. Qu'une modification importante soit intervenue dans le développement des techniques, dans l'organisation du procès de production durant les vingt, vingt-cinq dernières années, nul ne le contestera. Des mots à la mode tels que : automation, cybernétique, énergie nucléaire, électronique, etc. résument assez bien cette modification intervenue. La modification du procès de production technique est aussi importante que le passage, décrit minutieusement par Marx, de la machine à vapeur de type artisanal au moteur à vapeur du milieu du XIXe siècle, ou encore le passage du moteur à vapeur au moteur électrique à la fin du XIXe siècle.

Quelles sont donc — quel que soit le nom qu'on donne à cette étape du développement — les conséquences de cette nouvelle évolution technique, de ce bouleversement scientifique et technique ? Quelles en sont les conséquences quant à la place de l'intelligentsia dans l'ordre social, quant au rapport de l'intelligentsia vis-à-vis du procès de production ? Nous pouvons préciser cette profonde modification de la façon suivante : de même que la première et la deuxième révolutions industrielles ont parachevé la division sociale du travail entre travail intellectuel et travail manuel, opposant ainsi les travailleurs intellectuels (qui travaillent principalement — même si ce n'est pas exclusivement — dans la sphère d'accumulation et de reproduction) aux travailleurs manuels, aux producteurs, de même la troisième révolution industrielle conduit à une réunification tendancielle du travail manuel et intellectuel, c'est-à-dire à une réintégration tendancielle du travail intellectuel dans le procès de production immédiat. Cette modification radicale doit être le point de départ d'une analyse capable de comprendre ce qui se passe et se passera dans le champ étudiant et — bien qu'avec un certain décalage —, au moins tendanciellement, dans le camp des universitaires et de l'intelligentsia.

Du point de vue purement technique, nous pouvons décrire le problème de la façon suivante : la production mécanique, la production capitaliste telle qu'elle s'est développée du XVIIIe siècle jusqu'au milieu du XXe, reposait sur une division du travail sans cesse accrue qui séparait la masse des producteurs en, d'un côté, un nombre croissant d'ouvriers non qualifiés et spécialisés et, de l'autre, une petite minorité d'officiers et de sous-officiers directement au service du capital. L'élément essentiel de cette division du travail était ce qu'on appelle la parcellarisation des tâches, c'est-à-dire était la simplification de plus en plus accentuée des procès de travail, de la production proprement dite à laquelle chaque ouvrier se trouvait confronté. 

Les processus complexes, les conditions scientifiques et techniques, en revanche, s'établissaient en dehors du procès de production, dans les têtes des inventeurs et des scientifiques, qui, de ce fait, étaient poussés à s'intégrer au service des capitalistes et des grands trusts. Mais, à partir du moment où ce processus atteint le stade final, où la quasi-totalité du travail immédiatement productif est simplifiée — comme cela s'est produit par exemple dans la chaîne de production des années vingt —, il devient possible, pour la première fois, de remplacer tout travail manuel, parce qu’il est devenu travail non qualifié, par des machines. On arrive alors au dernier saut qualitatif de ce processus : on passe de la production semi-automatique à la production automatique qui élimine le travail non qualifié ou spécialisé. Nous sommes alors en présence d'une négation de l'ensemble du processus du développement historique de l'organisation capitaliste du travail, en présence d'une reconstruction des processus de travail clairs et homogènes.

Les seuls ouvriers qui subsistent, ce sont, d'une part, les techniciens chargés des travaux de surveillance et de régulation et, d'autre part, ceux qui font les travaux de réparation. Ces deux catégories de travailleurs dépassent nécessairement, de par la nature spécifique de leur travail, la parcellarisation, et reconstituent une vue d'ensemble sur la totalité ou, du moins, sur une grande partie du procès de production dans leur tête, dans leur conscience. C'est dans ce sens que nous pouvons parler d'une réintégration massive du travail intellectuel dans le procès de production immédiat ; c'est dans ce sens que nous pouvons dire que la tendance de plus en plus accentuée à la simplification propre à la division capitaliste du travail atteint ici sa limite absolue et produit sa propre négation, c'est-à-dire un nouveau type de producteurs ayant un niveau très élevé de qualification, de formation (aussi bien intellectuelle que manuelle, voire plus intellectuelle que manuelle) leur permettant de surveiller ce processus de production automatique infiniment complexe et de procéder aux réparations nécessaires. Ajoutons, sans nous étendre là-dessus, un autre élément : l'immense valeur accumulée du capital fixe, c'est-à-dire la complexité infinie et le prix très élevé de ces appareils automatiques avec lesquels les régulateurs, les surveillants et les agents de réparation travaillent, est telle que l'entrepreneur a beaucoup moins intérêt à vouloir diminuer le temps de formation des techniciens, dans la mesure où la perte qu'il risque de subir en raison de travaux de réparation mal exécutés est beaucoup plus importante que la perte (perte de profit) qu'il encourt pour un temps de formation plus long que prévu.

La  troisième  révolution  technologique  change  donc fondamentalement les données ; il y a, d'un côté, tendance à l'élimination progressive, voire à la suppression du travail non qualifié et, d'un autre, le besoin de plus en plus impératif se fait sentir du travail intellectuellement qualifié, besoin qui va bien au-delà du niveau de l'école élémentaire ou des deux ou trois années de collège ou d'école technique traditionnelle réservées jusqu'alors à la masse des travailleurs. Cependant, si l'on ne veut pas faire l'apologie de l'époque du troisième âge du capitalisme, il faut tout de suite préciser que cette tendance à la réintégration croissante de la qualification intellectuelle dans le procès de production, dans le procès de travail, ne signifie absolument pas que le fossé soit moins profond que dans le passé entre la qualification socialement possible et historiquement nécessaire et celle que le capitalisme à l'époque du troisième âge est prêt à fournir aux techniciens. Au contraire, le fossé s'est creusé encore davantage. Le besoin des travailleurs intellectuellement qualifiés, de producteurs intellectuellement formés, ayant suivi un minimum d'école secondaire supérieure et d'études universitaires est, certes, beaucoup plus considérable qu'il y a cinquante ou cent ans, mais les connaissances scientifiques et techniques, accumulées par l'humanité, se sont en même temps accrues largement. De ce fait, l'organisation du marché du travail pour les travailleurs intellectuels, qui constitue la caractéristique principale de la prolétarisation du travail intellectuel dans les vingt, trente dernières années, est telle que nous trouvons, au niveau de la qualification intellectuelle, exactement les mêmes traits du mode de production capitaliste : une division du travail de plus en plus poussée, une spécialisation et donc une réduction sans cesse plus accusée de cette qualification au seul savoir de la spécialité — phénomène réservé jusqu'à présent au seul travail manuel dans l'histoire du capitalisme. Il n'est donc pas question de conclure de cette réintégration massive du travail intellectuel dans le procès de production que le capitalisme cherche subitement, aujourd'hui à la différence du passé, à puiser dans les capacités de la population, et notamment dans celles de la jeunesse. Au contraire, nous pouvons dire qu'au niveau du travail intellectuel les phénomènes d'aliénation — tant dans le domaine du travail que dans d'autres domaines permettant le développement de la personnalité — vont aller en s'aggravant prenant des formes comparables à celles qu'a connues le travailleur manuel au XIXe et au début du XXe siècle. Néanmoins le fait que ce marché du travail des travailleurs intellectuels s'est constitué surtout dans les pays industriels impérialistes ; que le travailleur intellectuel a été massivement investi dans le procès de production ; que cette prolétarisation massive du travailleur intellectuel s'est produite et se produit encore, voilà qui forme le fond social, l'infrastructure, l'arrière-plan sur lequel nous devons analyser la radicalisation des étudiants ou des jeunes universitaires dans les pays impérialistes, au cours de dix dernières années.

Il n'est pas nécessaire de changer la définition du travail productif dans le capitalisme, c'est-à-dire du travail créant de la plus-value et produisant des marchandises. Cependant, il faut tout de suite répondre à une éventuelle objection selon laquelle ne seraient travailleurs productifs, au sens du mode de production capitaliste, que les travailleurs manuels ; que ceux qui, si l'on peut s'exprimer ainsi, touchent la matière de leur main. Cette façon de voir n'est pas marxiste. Marx ne l'aurait nullement partagée. Il a même répondu d'avance à cette objection.

Tout ce qui est nécessaire et indispensable pour le fonctionnement du procès de production matériel, tout travail sans lequel la forme spécifique concrète, la valeur d'usage spécifique concrète, créée dans le procès de travail, ne pourrait être créée — tout travail de ce type est travail productif au sens marxiste, c'est-à-dire du travail produisant de la valeur, de la valeur d'échange et de la plus-value, du moins dans le mode de production capitaliste.

Concevoir des projets, inventer, élaborer et établir des formules dans le laboratoire, toutes ces activités font partie de la production : elles sont le point de départ de la production dans la chimie, dans l'électronique, dans la construction électrique ou mécanique, sans lequel la production chimique, électronique, etc., ne serait pas possible. Elles sont aussi indispensables que tous les processus qui se déroulent dans le hall d'usine. Un nombre croissant de travailleurs n'est plus en contact direct avec la matière. 

Examinons à présent le passage tiré du chapitre inédit du premier tome du Capital de Marx dont la première version fut publiée en 1933 sous le titre « Résultats du procès de production immédiat ». Marx y décrit, non pas ce qui se produit alors sous nos yeux, mais prévoit de façon quasi prophétique ce qui, cent ans plus tard, commence seulement à se produire. Il écrit (p. 226, éd. 10/18) : « Seul est productif l'ouvrier dont le procès de travail correspond au procès productif de consommation de la force de travail — du porteur de ce travail — par le capital ou le capitaliste. Il en résulte directement deux choses (...) » — Citons seulement la première, celle qui nous intéresse ici — « Avec le développement de la soumission réelle du travail au capital ou mode de production spécifiquement capitaliste, le véritable agent du procès de travail total n'est plus le travailleur individuel, mais une force de travail se combinant toujours plus socialement. Dans ces conditions, les nombreuses forces de travail, qui coopèrent et forment la machine productive totale, participent de la manière la plus diverse au procès immédiat de création des marchandises ou, mieux, des produits : les uns travaillant intellectuellement, les autres manuellement, les uns comme directeur, ingénieur, technicien ou comme surveillant, les autres, enfin, comme ouvrier manuel, voire simple auxiliaire. Un nombre croissant de fonctions de la force de travail prennent le caractère immédiat de travail productif, ceux qui les exécutent étant des ouvriers productifs directement exploités par le capital et soumis à son procès de production et de valorisation.

« Si l'on considère le travailleur collectif qui forme l'atelier, son activité combinée s'exprime matériellement et directement dans un produit global, c'est-à-dire une masse totale de marchandises. Dès lors, il est parfaitement indifférent de déterminer si la fonction du travailleur individuel — simple maillon du travailleur collectif — consiste plus ou moins en travail manuel simple. »

Le sens de ce passage est clair : en raison de la socialisation croissante du procès de travail, en raison de la socialisation croissante du travail dans le procès de production immédiat, on assiste à une intégration progressive de travailleurs directement manuels ou de simples auxiliaires, d'ingénieurs, de techniciens et de surveillants (« overlooker », terme utilisé par Marx, non pas dans le sens de « petit chef » et extorqueur d'un surplus de travail, mais d'agents indispensables pour la centralisation du procès de travail). Cette « force de travail collectif », comme Marx l'appelle, constitue le travail réellement productif. Il est alors, selon Marx, tout à fait indifférent de savoir si la fonction du travailleur individuel, qui n'est qu'un maillon de ce travailleur collectif, se trouve éloignée ou rapprochée du travail manuel proprement dit. C'est dans ce sens que nous devons comprendre ce que j'entendais plus haut par réintégration dans le procès de production immédiat du travail intellectuel (techniciens, ingénieurs, laborantins, chimistes, planificateurs, dessinateurs, etc.), processus caractéristique de l'ère du troisième âge du capitalisme.

On ne peut, certes, considérer comme véritablement intégrée dans le procès de production que la fraction de l'intelligentsia qui participe directement à la production. Néanmoins, cette fraction s'accroît rapidement. A ce sujet, il existe des statistiques au sujet des principaux pays impérialistes (Etats-Unis, Japon, etc.) où la réintégration du travail intellectuel dans le procès de production matériel s'est déjà effectuée à une grande échelle. La République fédérale allemande a pris, à ce titre, un retard considérable, ce qui risque de se faire sentir par un rythme plus lent de l'accroissement de la productivité du travail. Environ 50 % du personnel des chantiers navals du Japon (assurant plus de la moitié de la production mondiale annuelle de la construction navale) ont fait des études universitaires.

Le changement de la place sociale des étudiants s'est produit à la suite d'une double révolution, touchant l'offre, d'une part, et la demande, de l'autre, de producteurs intellectuels. Par « révolution de l'offre », il faut comprendre l'expansion universitaire, le nombre fantastique d'étudiants aujourd'hui : six millions aux Etats-Unis, un million et demi au Japon, 700.000 en France ou en Italie. Après la publication d'un rapport relatif à l'agitation étudiante aux Etats-Unis, Nixon déclara d'un air exaspéré : « Ces étudiants, qu'est-ce que c'est cela ? Ils demandent la participation à toutes les affaires politiques du pays, alors qu'ils ne représentent que 6 % de la population. »

Que 6 % de la population ! Je pense que les étudiants représentent plutôt 3 % que 6 % de la population, mais ce n'est déjà pas mal. Aujourd'hui, dans quelques pays occidentaux, il y a déjà plus de gens qui ont fait des études universitaires que de paysans ; il existe même un pays où les étudiants sont plus nombreux que les paysans. Parler, comme le font certains, du peu de poids, voire de la faiblesse sociale des étudiants est tout simplement en contradiction avec les faits du troisième âge du capitalisme. Les chiffres suffisent pour comprendre que toute théorie considérant les étudiants comme de futurs officiers du capital manque de sérieux. Il n'y a pas de place dans le capitalisme américain pour six millions d'officiers ; il n'y a pas 700.000 postes d'officiers dans l'armée industrielle française.

Quant à la demande, la troisième révolution technologique accroît considérablement la demande de producteurs intellectuels à tous les niveaux de l'économie, tant dans le procès de production que dans le procès de distribution et de reproduction ; celles-ci débouchent sur l'entreprise entièrement automatisée où tous les producteurs doivent pratiquement avoir un niveau universitaire ou assimilé. 

Le deuxième critère, à savoir la fonction sociale de l'intelligentsia, a également subi un changement radical. Le capitalisme naissant, le capitalisme classique et le capitalisme de l'époque impérialiste classique jusqu'à la Première Guerre mondiale, était un capitalisme fonctionnant sur la base de sa propre dynamique économique. Dans un tel système économique et social, l'intelligentsia ne peut occuper qu'une position directement soumise à la classe dominante, à savoir une place de médiation entre dominateurs et dominés. Le troisième âge du capitalisme, quant à lui, se caractérise par un capitalisme qui a perdu toute confiance dans sa vitalité interne, dans sa capacité de survivre de par les seuls mécanismes économiques. C'est donc un capitalisme dont tout entrepreneur intelligent sait qu'il s'effondrerait si l'Etat cessait d'intervenir — ne serait-ce que pour une durée de six mois. Cela veut dire que c'est un système qui, fondamentalement, ne fonctionne plus que grâce aux seuls mécanismes économiques.

Au contraire, le rôle de protection du système et de garantie du profit joué par la superstructure y détermine, sous des formes différentes, la vie économique quotidienne.

Il va sans dire que le rapport de l'intelligentsia vis-à-vis du capital change radicalement dans une telle situation. Même les intellectuels procapitalistes et défenseurs du système sont aujourd'hui dans leur majorité davantage des employés de l'Etat que ceux des entrepreneurs ; ils n'entretiennent plus qu'un rapport indirect avec la classe bourgeoise. Tous les mécanismes de médiation qui s'intercalent dans les rapports économiques entraînent indubitablement une certaine différenciation de leur rôle de défenseur du système. On ne trouve plus guère d'apologistes inconditionnels du capitalisme, dans les universités, les bureaux des rédactions économiques et même dans les services de direction technique patronaux. Au mieux, ils défendent le capitalisme comme un moindre mal par rapport au communisme « inhumain » et « hostile aux chrétiens » ou comme une structure sociale qui doit progressivement évoluer vers un nouveau système social, mais jamais comme une forme de société idéale. Les intellectuels défenseurs du système tenteront donc de ne plus jouer un rôle principalement apologétique, mais un rôle pragmatique. Il suffit de comparer les cours d'économie politique du XIXe siècle avec ceux de la deuxième moitié du XXe pour s'apercevoir des modifications intervenues. Alors que, dans le siècle passé, aucun professeur bourgeois d'économie politique n'a pratiquement soulevé le problème du chômage — et s'il en était question, c'était pour en limiter l'importance en le réduisant à un défaut occasionnel d'une économie politique n'ayant pas encore entièrement atteint un système de libre concurrence. Aujourd'hui, les professeurs d'économie politique ne se posent plus la question de l'existence ou non du chômage dans le capitalisme, mais la question de la manière selon laquelle il s'agit de diriger l'économie pour avoir le moins de chômage possible, ou mieux : pour atteindre le niveau d'emploi le plus élevé possible. Ce changement de position de l'intelligentsia, y compris les défenseurs de l'Etat et de la société, abandonnant l'apologie pure et simple pour la « réforme », non pas au vrai sens du terme mais au sens pragmatique et technocratique, se reflète évidemment dans son attitude vis-à-vis de la société existante : la « réforme » correspond objectivement à la fonction de cette couche telle qu'elle se reflète dans sa conscience.

Nous voici donc arrivés au troisième critère, à savoir celui de la fonction idéologique. La formule selon laquelle l'idéologie dominante est l'idéologie de la classe dirigeante est toujours valable, mais la mise en question de l'idéologie dominante à l'époque de déclin d'une société est incomparablement plus forte que lors d'une période ascendante. On peut observer ce phénomène dans les sciences sociales depuis au moins la crise économique mondiale de 1929-1933, sans évidemment pouvoir en conclure que les marxistes sont aujourd'hui hégémoniques dans les universités des pays impérialistes. Cependant, si effectivement aucune critique ne s'y fait sérieusement, l'exigence d'une telle critique de la société apparaît avec de plus en plus d'acuité. C'est particulièrement le cas pour la République fédérale allemande par rapport à l'époque de l'empire, voire de la république de Weimar. 

Le quatrième facteur qui explique le changement du rôle de l'intelligentsia dans la lutte de classe est le fait que la mise en question du capitalisme ne se fait plus au seul niveau idéologique et théorique ; elle est au contraire pratique, jouant un rôle croissant dans la politique mondiale de chaque jour. L'instabilité sociale, la mise en question révolutionnaire pratique de l'impérialisme et du capitalisme mondial capable, grâce uniquement à la force militaire, d'enrayer, au moins dans certains pays et pour quelque temps, l'extension des processus révolutionnaires, tout cela agit nécessairement sur la conscience des étudiants et de l'intelligentsia. Ce n'est pas par hasard qu'il y a eu un lien direct entre la montée des mouvements étudiants radicalisés dans les pays impérialistes au cours des années soixante et le développement de la révolution coloniale et des mouvements révolutionnaires de masse. L'Algérie, Cuba, le Vietnam ont joué un rôle moteur pour la radicalisation du mouvement étudiant et pour la contestation sociale dans des pays comme la France, la République fédérale allemande et les Etats-Unis. Cette radicalisation passait d'abord par la solidarité affirmée avec les objectifs de la révolution coloniale pour déboucher sur la ré-identification à la révolution en tant que telle et sur la redécouverte de la problématique révolutionnaire dans leur propre société.

Ainsi, pour une série de raisons économiques, socio-politiques et idéologiques, la gauche et même l'extrême gauche sont politiquement hégémoniques dans le mouvement étudiant organisé ; ainsi la fonction de défense de la société, propre à l'intelligentsia, diminue progressivement. Dès lors, l'intégration de certaines fractions de l'intelligentsia dans un mouvement critique, voire révolutionnaire, n'est pas seulement possible, elle est déjà en partie réalisée.

Il serait hâtif de conclure de cette analyse que l'ensemble des étudiants sont prêts, de par leur place dans la société et dans le procès de production, à faire cause commune avec la classe ouvrière. Cela serait quelque peu exagéré ! Pour analyser la question de plus près, il est nécessaire de chercher les racines sociales, la base objective de cette différenciation au sein même du mouvement étudiant. L'accroissement considérable de la demande d'une force de travail intellectuellement qualifiée à l'époque du troisième âge du capitalisme ne touche pas seulement le travail intellectuel intégré, incorporé dans le procès de production. Parler du procès de production implique nécessairement de parler du procès de reproduction de la force de travail, c'est-à-dire du procès de formation, puisque celui-ci est un aspect très important — et de plus en plus important au fur et à mesure que s'accélèrent les innovations technologiques — du procès de production proprement dit. Ainsi, il existe, à côté des professions directement ou indirectement intégrées au procès de production, une série de professions nouvelles, ou mieux, d'anciennes professions ayant acquis une nouvelle fonction pour lesquelles la demande s'est également fortement accrue et dont la condition sociale s'est transformée.

En effet, il y a une autre tendance, inhérente au troisième âge du capitalisme, qui consiste à tenter de contrôler progressivement et systématiquement tous les éléments du procès de production, de circulation et de reproduction, de l'infrastructure aussi bien que de la superstructure sociale, au fur et à mesure que s'intensifie la pénétration de la technique et la rationalisation dans l'ensemble de la sphère superstructurelle. Toutes les professions — et leur nombre a fortement augmenté — dont le capital achète la force de travail pour qu'elles exercent ces fonctions-là n'ont donc pas de fonction de production (directe ou indirecte), mais seulement une fonction de contrôle. Leur lien avec les intérêts de la classe bourgeoise et du capital est beaucoup trop direct pour leur permettre de s'identifier aux intérêts de la classe ouvrière. Certes, il ne faut pas mécaniquement établir un lien entre fonction sociale et conscience, psychologie, détermination et position politique individuelles. Néanmoins il s'agit de dégager les lois générales, valables au moins pour le long terme, en fonction du fait que c'est l'existence sociale qui détermine la conscience.

En conséquence, nous pouvons dire que les diverses tentatives visant à procéder à une réforme technocratique de l'université, à remettre sous contrôle du capital les étudiants en révolte, à transformer la conscience révolutionnaire naissante des étudiants en conscience réformiste, ne se font pas dans un espace vide. Ce ne sont pas de simples tentatives de manipulation de la part de la classe bourgeoise. Elles ont, au même titre que la formation d'une conscience révolutionnaire croissante d'une fraction des étudiants, leur base matérielle dans un certain nombre de fonctions, en augmentation constante, du travail intellectuel, non pas cette fois dans le procès de production, mais dans celui du contrôle social. Pour les étudiants, il existe donc, selon la place qu'ils occuperont plus tard dans la société, deux comportements sociaux possibles à la fin de leurs études : ou bien en accord, ou bien en contradiction avec leur conviction du moment. D'un côté, tous ceux (à l'exception d'une petite couche dirigeante) qui seront, directement ou indirectement, incorporés dans le procès de production, auront la tendance naturelle à se rapprocher bien plus du travailleur qualifié moyen que cela n'a jamais été le cas auparavant (en raison aussi de leurs revenus comparables) et à s'intégrer peu à peu dans cette masse de salariés. Encore une fois, ce n'est pas un processus mécanique et automatique ; la conscience individuelle, et surtout le rôle de l'organisation révolutionnaire — j'y reviendrai — peut le favoriser, l'absence de celle-ci le freiner.

D'un autre côté, un nombre de plus en plus important d'étudiants révolutionnaires ou contestataires seront exposés à la tentation de s'intégrer dans les différentes sphères superstructurelles ou sphères de contrôle dirigeantes (y compris au sein du procès de production) et de satisfaire leur mauvaise conscience en glissant vers des positions réformistes : ils ne lâcheront donc pas purement et simplement, ils chercheront un travail, une activité leur permettant de réparer quelques imperfections de la société bourgeoise et du mode de production capitaliste. Il est évident que des possibilités existent dans ce domaine en raison notamment du taux de croissance, relativement élevé, de la grande masse de plus-value disponible, des énormes moyens techniques susceptibles d'être soumis à leur influence indirecte. On pourrait énumérer un nombre infini d'exemples actuels, notamment dans le domaine de la médecine, des mass media, de la réforme universitaire, de la lutte écologique, etc.

Nous partons donc, d'une part, de la future fonction occupée par les étudiants dans la société, de l'autre du poids considérablement accru des étudiants (et du travail intellectuel) dans la société. Dès lors, la question se pose : quelles conclusions peut-on en tirer quant à leur activité révolutionnaire et à l'organisation révolutionnaire à l'université ?

La force sociale croissante des étudiants ne doit pas nous empêcher de voir les importantes limites qu'elle renferme. Cette force seule ne suffit pas pour changer la société, pour arriver à renverser le mode de production capitaliste. Ceci dit, le fait suivant peut illustrer leur force objectivement grandissante : aucun pays industriel moderne de l'Occident ne pourrait se permettre — comme cela arrive quelquefois dans des pays en voie de développement — de fermer toutes ses universités pour un ou deux ans. Tout pays qui agirait ainsi prendrait un retard — non pas pour quatre ou cinq ans après, mais à court terme — dans la compétition internationale, il ne pourrait plus (ou pas assez bien) suivre le renouvellement technique, l'activité d'innovation qu'impose une concurrence permanente ; il subirait en conséquence des pertes, y compris matérielles, énormes.

Je ne sais si tous les étudiants, tous ceux qui ont participé aux révoltes étudiantes de ces dernières années, ont fait une telle analyse économique — la plupart d'entre eux probablement pas ; et même aujourd'hui, ils n'en ont pas encore pris conscience. Toujours est-il qu'il me paraît assez évident qu'il s'agit là d'un fait objectif et qu'il est impossible d'examiner ce fait objectif sans le situer dans le contexte de ses conséquences sociales, c'est-à-dire de l'importance croissante que prennent ces révoltes étudiantes dans l'évolution sociale et politique.

Il faut à présent nous interroger, du point de vue de la formation de la conscience révolutionnaire à l'époque du troisième âge du capitalisme, sur les possibilités et les limites de leur organisation. Nous devons distinguer ici deux éléments ; l'un est déjà bien connu, l'autre est nouveau ou, plutôt, n'existait dans le passé que tendanciellement (ce qui nous oblige à le considérer aujourd'hui comme quelque chose de nouveau).

Qu'est-ce qui n'est pas nouveau ? Depuis que le capitalisme existe, il y a toujours eu des situations sociales où, en raison de l'absence d'un parti révolutionnaire, en raison de l'« activité pas encore révolutionnaire » de la classe ouvrière et de l'« activité ayant cessé d'être révolutionnaire » de la bourgeoisie, un vide politique se crée que peuvent remplir momentanément les étudiants. Les exemples abondent, depuis la révolution de Vienne en 1848, en passant par le rôle joué par les étudiants dans la construction du mouvement ouvrier russe (y compris de la social-démocratie russe dont est issue la fraction bolchévique et plus tard le Parti bolchévik) jusqu'au rôle qu'ont joué les étudiants dans la révolution espagnole de 1930-‘31. Des phénomènes semblables se sont produits dans des pays comme le Japon et les Etats-Unis dans les années soixante et, en partie, même en RFA et en France.

L'exemple de la France permet de montrer que l'intelligentsia est aujourd'hui capable d'impulser la formation de mouvements et organisations socialistes-révolutionnaires.

La victoire de De Gaulle en 1958 constitua indubitablement une défaite grave pour la classe ouvrière française, qu'elle devait payer très cher, y compris matériellement par la chute du salaire réel dans les années 1958-1960. Elle fut démoralisée au point d'être éliminée de la vie politique en tant que force combative pour au moins cinq ans, à savoir jusqu'à la première grande grève des mineurs en 1963. La conséquence en fut entre autres que le mouvement ouvrier organisé ne joua aucun rôle durant les conflits surgis à propos de la guerre d'Algérie, et cela bien que la guerre d'Algérie eût pour la France la même signification que la guerre du Vietnam aujourd'hui pour les Etats-Unis. Ce furent donc surtout les étudiants et les intellectuels qui organisèrent la résistance contre la guerre d'Algérie. Cette résistance ne s'est amplifiée que très lentement ; elle constitue en tout cas historiquement le premier bouillon de culture de ce que le Parti communiste français appellera le « virus gauchiste », et qui rendra possible Mai ‘68, entraînant un tournant historique dans la situation de classe du prolétariat sur l'ensemble de notre continent. Et ce n'est pas un hasard si le gros des camarades de l'actuelle Ligue Communiste sont issus de l'association de l'UNEF (à l'époque majoritairement communiste) de la Sorbonne (FGEL). C'était une association qui, en dépit de l'isolement temporaire, a suivi une ligne très combative de lutte directe et immédiate dans la question de la guerre d'Algérie et du danger fasciste en rapport avec elle. Nos camarades ont alors compris qu'il était impossible de réactiver les travailleurs par les seuls appels et leçons de morale, qu'il fallait y parvenir par l'exemple, par la lutte. Cela s'est avéré tout à fait juste historiquement. Aussi leur intervention contre la guerre d'Algérie, le soutien à la révolution cubaine, et enfin le mouvement contre la guerre du Vietnam consacrèrent-ils la rupture avec le PCF, la création de la Jeunesse communiste révolutionnaire qui joua un rôle important dans la préparation de Mai 1968. D'autres groupes d'extrême gauche, de tendance maoïste ou spontanéïste, ont connu une évolution semblable entre 1960 et 1968 : ils ont réussi, à partir d'une organisation étudiante réduite, à accroître petit à petit leur influence et leur base au sein même du mouvement ouvrier.

Il ne s'agit pas là d'un schéma de technique organisationnelle, mais d'un processus social concret.

Les avant-gardes révolutionnaires en Europe se caractérisaient pendant les trente à quarante dernières années par leur faiblesse numérique et par leur relatif isolement ; elles ne pouvaient s'appuyer sur une large couche sociale. Le mouvement étudiant à caractère de masse dans les années soixante a modifié cette situation. Auparavant, lorsque furent emprisonnés des révolutionnaires qui n'avaient pas le soutien des partis social-démocrate ou communiste, il y eut peut-être 1.000 ou 1.500 personnes dans la rue pour exiger leur libération. Mais, en avril 1968, lorsque les militants étudiants de Nanterre furent arrêtés, 30.000 personnes manifestèrent dans la rue pour leur libération, les 30.000 érigèrent des barricades. Et la réponse à la violence brutale de l'appareil policier français fut la grève générale de la classe ouvrière française. C'est dire qu'un mouvement étudiant radicalisé peut effectivement, pendant un certain temps, jouer en tant que couche sociale un rôle de médiation entre une avant-garde encore très réduite et le mouvement ouvrier.

Cependant, ce rôle ne peut être que temporaire, et ceci pour deux raisons : d'abord, les étudiants ne sont pas, du point de vue socio-économique, à même de prendre en charge une confrontation permanente avec l'appareil d'Etat. Les étudiants ne produisent pas leur part de production et de consommation, ils ne produisent pas de richesses sociales (ou seulement de façon marginale). Lors d'une confrontation durable, l'Etat ne peut, certes, plus fermer les universités pour un temps indéterminé, parce que l'économie le supporterait difficilement, mais il peut manipuler les finances d'une université de telle sorte que les minorités radicales soient rapidement isolées de la masse des étudiants. C'est ce que l'expérience a montré dans différentes universités. Contre les travailleurs, en revanche, l'Etat ne peut pas intervenir de cette manière.

Dès que ceux-ci ont massivement conquis le contrôle de leurs usines, les blocages de crédit de la part du gouvernement sont inefficaces puisque les travailleurs créent leurs propres richesses. Le contrôle ouvrier, les grèves actives et la prise en charge des usines par les travailleurs enlèvent précisément à l'Etat ces richesses matérielles.

La deuxième raison est d'ordre subjectif : les étudiants ne sont pas soumis à la discipline du procès de production industriel. S'ils ont, de ce fait, davantage la possibilité de former leur conscience, ils subissent à l'inverse les désavantages de l'absence d'un cadre collectif de travail. Aussi leur action politique est-elle caractérisée par le manque de discipline et de patience, par l'absence de continuité et par la tendance à osciller entre le putschisme d'un côté et le réformisme de l'autre. Au contraire des travailleurs conscients, les étudiants ne peuvent pas trouver la base d'une position révolutionnaire permanente par rapport au troisième âge du capitalisme dans leur situation sociale même. Cette position sera chez eux toujours le résultat d'une option individuelle et — comme toutes les options individuelles — soumise à des fluctuations.

Les mouvements étudiants de masse anticipent donc pour un court laps de temps le caractère (pas encore) révolutionnaire de la classe ouvrière. Première force politique, ils cherchent à secouer une situation sociale passablement figée, pourrie et conformiste, provoquant des vagues successives dans les différentes classes et couches sociales et contribuant à la radicalisation de la jeunesse en général et de la jeunesse ouvrière en particulier, laquelle, de son côté, fait ou fera pénétrer la radicalisation dans la classe ouvrière. C'est ce qui se passe en France, et dans une moindre mesure, en République fédérale, c'est ce qui ne s'est pas encore passé aux Etats-Unis. Là, le processus n'a généralement pas encore commencé, sauf parmi les travailleurs noirs.

Que les étudiants puissent remplir un vide n'est pas nouveau. Celui qui aime des citations peut aller s'en procurer chez Marx et aussi chez Lénine ; il verra que ce type de phénomènes est bien connu et que l'histoire du marxisme les a intégrés et assimilés.

Qu'y a-t-il donc de nouveau dans la révolte étudiante et dans sa force révolutionnaire potentielle ? Ce n'est sûrement pas la capacité des étudiants de se substituer de façon durable au parti révolutionnaire, voire à la classe ouvrière. Ni le nombre, ni la fonction sociale (notamment en raison de l'inexistence d'une homogénéité sociale) ne permettent au mouvement étudiant et à l'intelligentsia de devenir le support principal de la révolution socialiste ou de la réorganisation du mouvement révolutionnaire socialiste. Nous ne vivons pas dans des conditions fascistes ; en conséquence, la résistance individuelle contre le système n'est pas la seule possible. C'est la résistance collective qui est à l'ordre du jour. Elle est d'autant plus inévitable qu'elle découle des contradictions internes du mode de production capitaliste lui-même.

En revanche, les étudiants sont fort capables — aujourd'hui bien davantage que dans le passé — de développer une conscience révolutionnaire. Et ceci non seulement dans le sens où on l'entendait dans le passé, c'est-à-dire comme devoir d'aller dans les entreprises pour y faire de la propagande socialiste et de faire connaître les bases du marxisme, les bases de la pensée socialiste. (Ce qui n'est certes pas sans intérêt, même aujourd'hui — encore que les travailleurs n'aient pas besoin qu'on leur explique qu'ils sont exploités et qu'il faut obtenir l'augmentation des salaires. Les travailleurs l'ont appris entre-temps, et cela a fait largement le tour des usines depuis quelque cent vingt ans.) Ce qui par contre est plus important actuellement, beaucoup plus fondamental, dans les conditions précisément de l'époque du troisième âge du capitalisme, c'est la production de la conscience révolutionnaire dans le sens de la neutralisation et de l'élimination de tous les éléments de mystification et de manipulation dans le domaine de la superstructure qui sont aujourd'hui un des supports principaux, si ce n'est le support principal, de l'ordre social bourgeois. Précisément parce que nous avons affaire, dans la plupart des pays impérialistes, à une classe ouvrière dont la conscience de classe politique a été parfois complètement ensevelie au cours de son évolution historique, parce que nous avons affaire, à l'époque du troisième âge du capitalisme, à une classe bourgeoise contrainte de procéder à un contrôle social de l'ensemble des éléments de la superstructure et de l'infrastructure sociale, cette production et reproduction de la conscience révolutionnaire est politiquement décisive. Aujourd'hui — même si c'est par d'autres moyens — se confirme la loi classique inhérente à la société bourgeoise et à toute société de classe selon laquelle l'idéologie dominante dans cette société est l'idéologie de la classe dominante, sauf que la forme sous laquelle cette idéologie se réalise dans la tête des travailleurs n'est plus la même que dans le passé. Autrefois, c'étaient avant tout l'Eglise et l'école élémentaire qui assuraient cette domination. Aujourd'hui, les instruments de domination idéologique sont infiniment plus raffinés et complexes : ce sont les mass media, la télévision, la radio ; ce sont les multiples éléments provenant de l'ensemble de la sphère sociale qui, du berceau à la tombe, assaillent les travailleurs par la publicité, par exemple, et par tous les moyens susceptibles de forger cette conscience sociale.

Le mouvement ouvrier classique, la social-démocratie d'avant la Première Guerre mondiale et les partis communistes de masse ensuite, ont cherché à contrecarrer cette domination, à remplir une contre-éducation. Or, au cours des vingt, trente dernières années, cette contre-propagande systématique n'a plus du tout eu lieu (ou alors à une échelle très réduite).

Certes, les travailleurs possèdent l'instinct nécessaire pour cette contre-propagande, ils occupent la position économique et sociale nécessaire à la compréhension de la duperie idéologique, mais ils n'ont pas le savoir indispensable à sa démystification. La fonction capitale des étudiants révolutionnaires serait, en conséquence, de suppléer aux insuffisances de l'instinct anti-capitaliste élémentaire d'une partie croissante de la classe ouvrière, lui fournissant le savoir, les faits, la science indispensables pour transformer cet instinct en conscience, en conscience scientifiquement fondée.

C'est une tâche énorme. C'est la raison pour laquelle j'estime personnellement qu'il est plus juste que les étudiants révolutionnaires ne s'écartent pas systématiquement du travail universitaire pour aller, en tant qu'individus, dans les entreprises. Il vaut mieux qu'ils s'efforcent, par le travail universitaire dans les différentes universités et facultés, d'acquérir une telle capacité de saisie, d'assimilation et d'élaboration du savoir et des connaissances révolutionnaires, qu'ils soient capables de remplir la fonction de la reproduction de la conscience révolutionnaire dans la classe ouvrière, d'une manière quantitativement et donc qualitativement plus élevée. C'est là la fonction de ce qu'on a appelé, dans le jargon étudiant, « l'université rouge », telle que les mouvements étudiants révolutionnaires ont essayé de la mettre en place par exemple à Vincennes (Paris), ou à l'université libre de Berlin, ou à l'université technique de Berlin, c'est-à-dire refuser l'intégration dans l'université bourgeoise, refuser la réforme et la rationalisation de l'université, tenter au contraire de transformer au moins en partie l'activité enseignante en procès de production de science marxiste révolutionnaire, de conscience marxiste-révolutionnaire. Si cela dépassait le cadre étroit actuel, si cela pouvait se faire à grande échelle (et que les conditions objectives existent), alors la lutte de classe prolétarienne, la lutte de classe de la classe ouvrière pourrait se mener avec des armes intellectuelles et conscientes autrement meilleures que cela a pu se faire au cours des vingt à quarante dernières années.

Ce que nous savons, disons, écrivons aujourd'hui à propos de l'aliénation, est identique à ce que Marx en savait, disait, écrivait, il y a cent vingt ans. Ce n'est pas pour autant faux — je suis même profondément convaincu que c'est juste. Mais combien plus convaincants seraient ces arguments s'ils s'appuyaient sur des données empiriques que des dizaines, sinon des centaines d'étudiants en médecine, en psychologie, de médecins du travail, etc., puisant dans leur expérience accumulée au sein des entreprises, pourraient largement répandre parmi les travailleurs ! Combien plus convaincante serait la lutte contre le travail aliéné dans le capitalisme si l'on démontrait (et d'ores et déjà c'est possible grâce à certaines données empiriques, mais on pourrait le faire à bien plus grande échelle) qu'il ne s'agit pas là de pure théorie, que cette théorie se traduit concrètement dans la vie quotidienne, dans la santé mentale, morale et psychique de dizaines de millions de travailleurs ! Combien plus forts seraient également les arguments et la lutte des travailleurs et syndicats contre l'accélération des cadences du travail à la chaîne, contre l'intensification et l'exploitation accrues du travail, si des centaines, voire des milliers d'étudiants et d'ingénieurs pouvaient les appuyer par des données empiriques ; si, sur la base de leur expérience pratique dans les entreprises, ils pouvaient fournir des renseignements factuels supplémentaires aux travailleurs et aux organisations ouvrières, des arguments supplémentaires dans la lutte contre les entrepreneurs, contre l'Etat et la classe bourgeoise.

Dans ce sens, un mouvement étudiant révolutionnaire est effectivement capable de produire, à grande échelle, une conscience révolutionnaire, non pas comme but en soi, mais dans l'intention clairement affirmée de favoriser et de renforcer qualitativement la lutte de la classe ouvrière et des salariés en général, en affinant l'argumentation et en contribuant à la formation de la conscience, élément si déterminant pour la transcroissance de la conscience de classe syndicale en conscience politique.

Dans quelles conditions subjectives un mouvement étudiant révolutionnaire pourrait-il accomplir cette tâche ? Il faudrait l'existence d'une organisation révolutionnaire, voire une organisation révolutionnaire de jeunesse et une organisation révolutionnaire adulte. L'étudiant ne s'y intégrerait pas comme étudiant, mais comme révolutionnaire aux côtés et au même titre que les autres travailleurs intellectuels et de gens appartenant à diverses couches sociales, tous formant une communauté de combat politique, théorique et morale, pour soutenir et développer la lutte de la classe ouvrière et pour la conduire à la victoire.

Lorsque les étudiants se posent la question de savoir comment révolutionner la société, ils en arrivent à la conclusion que leur propre force est absolument insuffisante pour renverser l'ordre social existant. Dès que leur activité a dépassé un certain stade, le mouvement étudiant se pose lui-même, de par sa propre expérience, la question du lien avec les ouvriers, et y cherche les réponses organisationnelles, c'est-à-dire la question de la définition des instruments indispensables pour mener une lutte efficace contre l'ordre social capitaliste. Il n'existe aucun mouvement étudiant organisé dans aucun pays impérialiste où cette question ne soit pas très rapidement mise à l'ordre du jour. Elle se pose alors comme question de l'organisation en tant que telle, à savoir comme la question de l'organisation révolutionnaire et de la reconstruction du parti révolutionnaire. Là aussi les étudiants peuvent jouer, selon les différentes situations historiques, un rôle important, mais, encore une fois, uniquement comme individus, uniquement comme ils l'ont déjà fait dans le passé dans divers pays : en construisant des groupes socialistes révolutionnaires. Ils n'agissent alors plus en tant qu'étudiants, tout comme Marx n'a pas joué un rôle en tant que petit-fils d'un rabbin ou comme ancien étudiant, mais en tant qu'individu ayant atteint un certain niveau de conscience réussit, dans une situation historique donnée, à élaborer une théorie à partir de cette conscience. Les étudiants devront et pourront continuer à jouer ce rôle.

C'est donc seulement à condition que les étudiants réussissent à établir un lien organisationnel avec les ouvriers au sein d'une organisation révolutionnaire, qu'il sera possible de produire massivement une conscience vraiment révolutionnaire dans les universités. Tant que les étudiants demeurent organisés dans leurs seules associations, la pression de leur propre existence sociale fera toujours osciller de larges franges du mouvement étudiant entre, d'un côté, un repli ultra-gauche les éloignant de la lutte de classe réelle et, de l'autre, une intégration réformiste, non pas dans la classe ouvrière, mais dans les bureaucraties des organisations ouvrières, voire même dans les sphères supérieures de la société bourgeoise. C'est seulement si les étudiants qui veulent produire une conscience révolutionnaire s'intègrent dans une organisation révolutionnaire capable d'élever la conscience, de la généraliser et de la totaliser — c'est-à-dire dans une organisation dans laquelle les conséquences de la division du travail et de la conscience parcellisée, de l'expérience fragmentée seraient surmontées par l'organisation même — et seulement à cette condition-là que la production massive de la conscience révolutionnaire pourra se développer et avoir, effectivement et largement, une influence sur le cours de la lutte de classes. L'objectif du mouvement étudiant révolutionnaire doit donc être nécessairement le lien avec la classe ouvrière ; non pas un lien où les étudiants renoncent à leur spécificité et perdent leur capacité de produire une conscience révolutionnaire. Il ne s'agit pas pour eux de devenir des travailleurs manuels non qualifiés, mais de se lier à ceux-ci à travers, d'une part, l'organisation révolutionnaire de la classe ouvrière et, d'autre part, par la production de la conscience révolutionnaire pour cette classe ouvrière, au contact de l'expérience de lutte pratique de celle-ci.

L'intégration croissante du travail intellectuel dans le procès de  production  permet objectivement  aux étudiants et intellectuels de s'intégrer dans le mouvement révolutionnaire au sein duquel ils peuvent contribuer de façon importante, de par leur savoir politique et technique accru, à transformer directement la science en une force porteuse de bouleversements sociaux. Ce n'est plus alors le problème du rôle que joue l'intelligentsia en tant que couche sociale dans la lutte de classe qui se pose, mais le problème du rôle que jouent des intellectuels individuels pour apporter des réponses aux problèmes centraux de notre époque, à savoir la construction d'une direction révolutionnaire efficace du prolétariat en vue de réaliser la transformation socialiste de la société. 

Traduit de l'allemand par Stanislas Ache

 

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