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Les étudiants, les intellectuels et la lutte des classes

Ernest Mandel Imprimer
3. La prolétarisation du travail intellectuel 

1. La prolétarisation du travail intellectuel 

Le néo-capitalisme, en tant que troisième phase de développement du mode de production capitaliste, est fondé sur une révolution technologique, de même que les deux phases qui l'ont précédé. L'axe de cette révolution est l'automatisation, l'électronique et l'énergie nucléaire, alors que la première révolution technologique tournait autour du moteur à vapeur et la seconde autour du moteur électrique. Le fait que le néo-capitalisme ait permis une nouvelle phase de développement des forces productives — développement qui s'est de plus en plus réduit à partir de 1966-‘67 — ne contredit en aucune façon la caractérisation générale de l'époque ouverte par la Première Guerre mondiale comme époque de la décadence du capitalisme. La troisième révolution technologique ne constitue pas une preuve de la vitalité du capitalisme international. Elle n'est pas le simple produit de la science mais aussi celui de la lutte des classes.

Le moteur du mode de production capitaliste est l'accumulation de capital au moyen de la réalisation et de la capitalisation du profit. Les découvertes scientifiques ne se traduisent en innovations que si leur application au processus de production est rentable. En conséquence, il est faux d'affirmer que, sous le néo-capitalisme, la science est devenue une force productive immédiate. Son application à la production est aujourd'hui plus que jamais subordonnée à l'impératif du profit. Nombre de découvertes scientifiques qui sont à la base de la troisième révolution technologique avaient été faites avant la Seconde Guerre mondiale. Qu'elles n'aient pas été appliquées alors n'est pas dû à la présence d'obstacles technologiques mais à leur rentabilité insuffisante. Ce furent les grandes défaites de la classe ouvrière internationale devant le fascisme, la guerre et la « guerre froide » qui permirent, à partir de 1945, à l'impérialisme de se relever après vingt ou vingt-cinq années de stagnation. Ces défaites ont rendu possible un accroissement considérable du taux de la plus-value des capitalistes et, par là même, du taux de profit. C'est cette hausse du taux de profit qui a permis la relance de la croissance économique.

Produit des défaites historiques de la classe ouvrière dans les années trente et quarante, le néo-capitalisme est affronté maintenant à la nouvelle montée du prolétariat international qui a eu lieu au cours des années soixante et que symbolise l'explosion révolutionnaire de 1968, elle-même, en dernier ressort, produit de la nouvelle révolution technologique qui exige, de par sa logique même, un choix constant des priorités économiques et sociales, une planification sociale mondiale de l'emploi et des ressources matérielles. Le néo-capitalisme ne peut qu'accentuer toutes les contradictions inhérentes au système. En tant que Mexicains [6], vous en connaissez un des aspects essentiels : son incapacité à assurer un développement tant soit peu équilibré de l'économie des pays d'Amérique Latine, d'Asie et d'Afrique. Le scandale énorme que constitue le contraste entre le gaspillage croissant des ressources matérielles dans l'hémisphère nord et la misère, la faim, l'insalubrité, l'analphabétisme, le chômage chronique communs à la grande majorité des populations de l'hémisphère sud. Le développement impérialiste détermine et alimente le sous-développement semi-colonial. La rébellion quasi permanente des pays dits du Tiers Monde contre l'exploitation néo-coloniale est le résultat inévitable de l'expansion impérialiste.

On ne traitera ici que d'un aspect de la crise de décadence du mode de production capitaliste à l'échelle internationale : la crise des rapports de production capitalistes, et particulièrement des contradictions croissantes qui résultent de la prolétarisation du travail intellectuel. Au niveau historique, le déclin du capitalisme a donné lieu à deux phénomènes essentiels de notre époque et qui se complètent mutuellement : l'incapacité à développer ledit Tiers Monde, et l'incapacité à intégrer de façon harmonieuse et constructive le travail intellectuel, c'est-à-dire la science, au processus de production au service de l'humanité.

Le capitalisme ne développe la production que sous l'impératif du profit. La concurrence tend à égaliser le taux de profit des entreprises capitalistes. Le développement des forces productives tend à réduire globalement le taux moyen de profit, et la concentration des capitaux entraîne, de la part des grands monopoles, une course continue vers l'obtention de surprofits. A l'époque classique de l'impérialisme, au cours des vingt-cinq dernières années du XIXe siècle et au début du XXe siècle jusqu'à la Première Guerre mondiale, les surprofits coloniaux étaient la forme principale du surprofit général. Ils existent encore aujourd'hui et sont, en chiffres absolus, pour de nombreux monopoles, même plus importants qu'avant 1939 ou même 1914. Mais la paupérisation relative des pays semi-coloniaux qui a contribué à créer ces surprofits, l'extension de la révolution anti-impérialiste et sa transformation en révolution permanente doivent inévitablement réduire le poids relatif des surprofits coloniaux dans l'ensemble des bénéfices des monopoles impérialistes. Aujourd'hui, ce sont les surprofits monopolistes fondés sur les rentes technologiques qui occupent la première place des surprofits.

Le néo-capitalisme est ainsi apparu comme une phase du mode de production capitaliste caractérisée par une course permanente vers l'obtention de rentes technologiques. Ce qui a entraîné une accélération de l'innovation technologique, à partir des années quarante aux Etats-Unis et, depuis 1948, dans le reste des pays impérialistes. Deux aspects importants du néo-capitalisme apparaissent avec cette accélération de l'innovation technologique, tant au niveau économique que social.

D'une part cette accélération conduit à une obsolescence rapide des machines et des équipements. Ils passent plus rapidement de mode. Il est vrai cependant que les monopoles impérialistes conservent la possibilité d'exporter ces machines usées vers les pays dits du Tiers Monde. Mais, dans le cadre de la concurrence monopoliste accentuée, ils se verront de toutes manières dans l'obligation d'amortir leur capital fixe en un temps plus bref. De là la nécessité d'une planification plus stricte des amortissements, des investissements, des coûts et des profits au sein de chaque monopole, ce qui conduit à un effort de programmation économique de la part des Etats bourgeois, c'est-à-dire à la tentative de coordonner, au niveau national, les plans privés des monopoles.

De là également la nécessité d'une intervention croissante de l'Etat dans la vie économique en général.

D'autre part la course à la rente technologique implique une croissance colossale des dépenses de recherche et de développement. Aux Etats-Unis, ces dépenses sont passées de 100 millions de dollars en 1928 à 5 milliards en 1953, à 12 milliards en 1959 et à 21 milliards en 1970. Cette croissance énorme des investissements de capitaux dans le secteur de la recherche signifie une croissance non moins spectaculaire du personnel de recherche et de ses applications technologiques. Ce n'est pas par hasard que le nombre des savants américains travaillant à la recherche est passé de 87.000 en 1941 à 387.000 en 1967 et à plus de 500.000 en 1970.

Mais, en régime capitaliste, en régime de production marchande généralisée, il est inévitable qu'une expansion de cette ampleur débouche sur une nouvelle division du travail dans les entreprises monopolistes. Non seulement on a vu apparaître au sein de chaque grand monopole un département spécialisé dans la recherche du développement mais, qui plus est, ces départements peuvent devenir autonomes, se transformer en laboratoires indépendants qui vendent leurs inventions et leurs découvertes au plus offrant. Ainsi se réalise une prédiction de Marx, que l'on trouve dans les Grundrisse de 1858, où il montre la tendance du capitalisme à faire de toutes les sciences des prisonnières du capital, et de l'invention un business indépendant.

Ces deux aspects du néo-capitalisme sur lesquels nous venons de mettre l'accent ont des répercussions importantes sur sa tendance caractéristique à prolétariser toujours davantage le travail intellectuel.

L'accélération de l'innovation technologique implique une intégration à grande échelle du travail intellectuel au processus de production. Tandis que, dans les phases précédentes du capitalisme, le travail intellectuel était limité dans une grande mesure à la sphère de la superstructure sociale, il est aujourd'hui de plus en plus orienté vers l'infrastructure de la société. Cette réintégration du travail intellectuel au processus de production ne revêt pas seulement la forme d'un accroissement constant d'ingénieurs chimistes, de physiciens, d'économistes, de sociologues, de médecins, d'administrateurs, tous de formation universitaire, et employés par les grandes entreprises capitalistes. Les activités de tous ces universitaires se trouvent liées, certaines plus que d'autres, au processus de production proprement dit.

Mais cette réintégration du travail intellectuel s'exprime également dans l'augmentation du nombre de personnes incorporées à la production, au sens le plus strict du terme (elles ont en général une formation secondaire, supérieure, et non une formation universitaire). L'exemple le plus frappant se trouve sans doute dans l'un des plus grands succès qu'ait connu la concurrence mondiale inter-impérialiste au cours de la dernière décennie : l'industrie japonaise de construction navale, qui est parvenue à conquérir plus de 50 % des demandes mondiales dans ce secteur, emploie un personnel dont la moitié possède une formation universitaire ou semi-universitaire.

D'autre part, les impératifs de la planification croissante au sein de l'entreprise monopoliste ainsi que ceux de programmation économique au niveau des Etats conduisent à une croissance non moins importante du travail intellectuel dans les domaines de la reproduction ainsi qu'à une modification radicale de son statut. Alors que, par le passé, l'intellectuel actif dans ce domaine était un travailleur indépendant, un représentant des professions libérales, il est devenu aujourd'hui un salarié.

Le néo-capitalisme implique une tendance à l'organisation systématique de toutes les sphères de la superstructure. Là aussi la science pénètre massivement, même s'il s'agit moins de sciences naturelles que de sciences sociales qui sont encore dans leur majorité, de l'idéologie de classe.

Cette constatation se fait plus évidente encore dans le domaine de l'administration des entreprises. Ce qui auparavant correspondait à la compétence du seul patron administrateur ou d'un conseil d'administration d'une société par actions est devenu une organisation structurée et hiérarchisée. Chaque sphère de l'activité de gestion produit ses propres spécialisations. Les ingénieurs de la production et les spécialistes en organisation du travail reçoivent une formation universitaire différente de celle des techniciens en études de marché ou en marketing. Les experts en activités monétaires, bancaires et financières, les organisateurs de la spéculation permanente sur les devises étrangères — et chaque grande société multinationale a de tels experts à sa disposition — n'ont pas grand-chose à voir avec les savants travaillant dans les différents domaines de la recherche appliquée, pour ne pas parler de ceux du design industriel, de l'esthétique des formes, etc. Les besoins que les médecins du travail, les psychologues du travail, les soi-disant spécialistes en « relations humaines » doivent satisfaire — quelquefois l'entreprise a même ses psychiatres et ses experts en organisation des loisirs des managers — sont opposés aux exigences qui déterminent les activités des spécialistes de la reproduction du capital, de ceux qui parcourent le monde pour définir dans quel pays, quelle région et quelle ville il est le plus utile de construire la prochaine filiale, pour déterminer les problèmes de communication et de transports qui se poseront entre cette filiale et la maison-mère, pour examiner les calculs de financement et de rentabilité qui, en régime capitaliste, doivent présider à ce choix.

Tous ces experts sont directement intégrés aux entreprises de la sphère de production proprement dite. Mais les impératifs de la programmation et de l'organisation économique qui, dans le capitalisme contemporain, découlent de l'accélération du rythme de l'innovation technologique, s'étendent inévitablement jusqu'à se convertir en impératifs de programmation et d'organisation de toutes les sphères de l'activité sociale, bref, de toute la société.

Le néo-capitalisme ne peut planifier tous les coûts sans en même temps planifier les coûts salariaux. Il ne peut y avoir de programmation économique sans programmation des augmentations de salaires. Il faut faire accepter aux ouvriers le bien-fondé de cette programmation qui, en régime capitaliste, est toujours subordonnée aux impératifs du profit capitaliste. Il faut donc soumettre les grands moyens de communication, les mass media (télévision, radio, presse, publicité), l'enseignement, voire même la bureaucratie syndicale, au contrôle et à l'organisation capitaliste monopoliste. Ils doivent tous être organisés de façon à manipuler le plus possible les convictions, les besoins, les espoirs et les rêves des travailleurs, à les orienter en fonction des exigences de la reproduction élargie du capital, dans le but d'intégrer le prolétariat et d'empêcher la désintégration de la société bourgeoise.

Mais ici se révèlent une fois de plus les limites du régime capitaliste, son incapacité à dépasser ses propres contradictions. Toutes ces techniques d'intégration, dont l'efficacité relative et temporaire ne fait pas de doute, ne peuvent être appliquées qu'à condition de transformer toujours plus, les intellectuels en travailleurs salariés ; c'est-à-dire à condition d'étendre de façon prodigieuse l'éventail du salariat et d'accroître considérablement la masse et la qualification du prolétariat. La tendance à l'élargissement constant du travail intellectuel qualifié, tant dans le domaine de la production que dans celui de la reproduction et de la superstructure — tendance caractéristique du néo-capitalisme — est aussi la tendance à la prolétarisation croissante du travail intellectuel. Le néo-capitalisme est la phase de développement du capitalisme dans laquelle le système salarié commence à se niveler également en dehors de la sphère de production elle-même. Loin d'être une société post-industrielle, le néo-capitalisme signifie l'industrialisation toujours plus achevée de toutes les activités humaines.

Les caractéristiques fondamentales de l'industrialisation sont : la mécanisation, l'emploi de biens d'équipement toujours plus complexes, la division du travail et, en conséquence, la suppression de tout caractère privé, autonome, du travail individuel, à la fois sa parcellisation et sa socialisation progressives. Si nous regardons autour de nous, nous verrons que ces phénomènes sont apparus au cours de ces vingt-cinq dernières années dans une série de domaines de la vie sociale d'où ils étaient absents ou presque avant la Seconde Guerre mondiale.

L'industrialisation de l'agriculture dans les pays impérialistes est largement connue. Aux Etats-Unis, le capital investi en machines agricoles dépassa en dix ans la valeur du capital investi en terres de culture. La mécanisation du travail de bureau est elle aussi bien connue : les calculatrices électroniques, les machines comptables, les machines à vérifier les chèques bancaires, prolifèrent de plus en plus. Dans le commerce, les distributeurs automatiques sont chaque jour plus nombreux. Les aliments préfabriqués ont fait leur entrée dans l'alimentation. Des firmes de conseillers juridiques remplacent les cabinets privés d'avocats ; les équipes de spécialistes travaillant dans des polycliniques remplacent le généraliste de famille. La mécanisation pénètre le domaine de l'art avec le cinéma, la télévision et, demain, les vidéo-cassettes. Et, à travers les mêmes techniques, elle pénètre aussi l'enseignement.

A côté de la prolétarisation du travail intellectuel, on trouve la généralisation du salariat et de l'économie marchande et monétaire. Toute une série de services personnels qui, au XIXe siècle se soustrayaient aux lois du profit, se transforment en entreprises capitalistes. L'exemple le plus typique dans ce domaine est la bonne, remplacée par le réfrigérateur, la machine à laver, le chauffage central et l'air conditionné. Mais cette tendance va plus loin encore. Les services personnels que l'on considérait comme étant des plus nobles, comme ceux de la médecine, de la culture, de l'art sont entraînés dans ce même tourbillon de la production mécanisée, et se commercialisent à l'extrême.

De par cette nature de l'industrialisation généralisée de toute activité humaine sous le néo-capitalisme, tous les traits traditionnels de la prolétarisation du travail, qui auparavant s'appliquaient surtout au travail manuel dans la grande usine moderne, concernent aujourd'hui et de plus en plus le travail intellectuel, c'est-à-dire tout travail salarié qui s'effectue à l'intérieur et même en dehors de la sphère de production proprement dite.

La prolétarisation du travail intellectuel implique sa spécialisation, voire sa parcellarisation, son atomisation à l'extrême. A l'époque de la glorification des experts, acquérir une telle qualification n'est possible que dans des domaines de plus en plus étroits du savoir. Connaître à fond un minuscule secteur d'une branche scientifique en n'ayant que de vagues données sur l'ensemble de cette branche et manquer de toute connaissance dans les autres domaines scientifiques, tel est le sort auquel est condamné le travailleur intellectuel. Un tel travail intellectuel, parcellarisé, fragmenté, ayant perdu toute vision d'ensemble des activités sociales où il est inséré, ne peut être qu'un travail aliéné. La prolétarisation du travail intellectuel dans les conditions du salariat conduit inévitablement à son aliénation.

C'est ce que l'on peut démontrer au niveau matériel le plus immédiat. La prolétarisation du travail intellectuel implique l'apparition d'un marché de ce travail. Sur ce marché, la force de travail intellectuel s'achète et se vend comme une vulgaire marchandise, à l'égal de ce qui se passe avec la force de travail manuel depuis les origines du capitalisme. La force de travail intellectuel acquiert un prix de marché qui fluctue selon les lois du marché, c'est-à-dire selon les lois de l'offre et de la demande, comme nous le verrons plus loin, autour de l'axe qu'est la valeur de cette force de travail.

De plus, il faut reconnaître que l'économie politique bourgeoise suit et reflète le développement réel de cette prolétarisation. De nouvelles branches de cette idéologie sont nées qui, avec le professeur Schultz, élaborent le concept de « capital humain », calculent la « valeur ajoutée » de ce « capital » au cours du « procès de production de la qualification intellectuelle », c'est-à-dire au cours des études universitaires. Le professeur Ballogh, lui, évalue « l'efficacité » et la « productivité » de la « production universitaire ». D'autres, et en particulier les professeurs Harry Johnson et Kershaw, déduisent de l'offre et de la demande de qualifications intellectuelles spécifiques le « produit marginal » variable de ces activités.

On peut ainsi capter, sur le vif, l'illusion que se font tous les avocats et critiques bornés de la technocratie, à commencer par le professeur Galbraith qui, à partir de l'importance croissante des travailleurs scientifiques — certes indiscutable — a déduit trop vite que cette prétendue « technostructure » occuperait actuellement une position dominante au sein de la société néo-capitaliste. L'expérience douloureuse que connaissent actuellement aux Etats-Unis les administrateurs, les savants et les ingénieurs du secteur de l'aérospatiale, condamnés par dizaines de milliers au chômage, y compris d'anciens directeurs d'usine obligés de vivre de l'Assistance publique (Welfare) pour pouvoir nourrir leurs enfants, ainsi que l'envoi de vivres du Japon (!) à Seattle, le centre le plus affecté par ce chômage intellectuel, confirme cette loi fondamentale du régime capitaliste, qui a été oubliée par tant d'idéologues durant les années d'expansion : aucun salarié d'une entreprise capitaliste, aussi élevée que puisse être sa position dans la hiérarchie et aussi valable que soit sa qualification, n'est sûr de conserver son emploi. En régime capitaliste, il n'existe d'autre sécurité de niveau de vie que celle qui provient de la propriété de capital — argent d'une fortune privée. C'est pour cette raison que, contrairement aux affirmations des avocats de la « révolution des administrateurs », les employés qui occupent les postes les plus élevés des monopoles, et même les administrateurs les plus puissants, n'ont qu'un mobile fondamental : acheter des actions ou autres formes de propriété capitaliste pouvant les mettre à l'abri de l'insécurité des fluctuations conjoncturelles et de l'insécurité d'emploi qui en découle.

Mais l'aliénation du travail intellectuel, la transformation de la force de travail intellectuelle en marchandise ne s'exprime pas seulement dans l'insécurité de l'existence classique du prolétaire qui frappe aujourd'hui également l'intellectuel. Elle a en elle-même des conséquences extrêmement importantes au niveau de l'idéologie, de la morale et de la conscience des intellectuels.

Le néo-capitalisme, en tant que tentative pour associer l'économie  marchande  généralisée,  la  commercialisation universelle, à l'organisation que réclame la programmation économique et au contrôle de toutes les activités sociales, le tout sous l'égide des grands monopoles, constitue une combinaison bâtarde et pleine de contradictions entre la rationalité technocratique partielle et l'irrationalité socio-économique globale. La glorification des experts se combine, logiquement, avec le refus de poser la question du « pourquoi » de leurs activités, question condamnée péremptoirement comme relevant de « l'idéologie », de la « politisation » ou des « jugements de valeur ». La philosophie néo-positiviste est l'expression la plus parfaite, dans le domaine des idées « sublimées », de cette combinaison apologétique et inhumaine.

Le néo-positivisme plonge ses racines dans la nature même de la marchandise, de la production marchande, de la production pour le profit. La chosification des relations humaines qui se détache de la production marchande signifie en effet que toute activité partielle et fragmentaire tend à être considérée comme un objectif en soi, que toute la dialectique fondamentale des buts et des moyens, inhérente à l'activité sociale de l'homme, est faussée.

L'exemple le plus tragique de cette contradiction entre rationalité partielle du monopole et irrationalité sociale globale est celui des efforts entrepris sous la direction de l'ancien chef technocrate du trust Ford, MacNamara, pour rationaliser la production d'armements aux Etats-Unis. Le Pentagone engagea les services d'une série d'économistes parmi les plus prestigieux des Etats-Unis afin de calculer de la façon la plus précise possible les rendements, aussi bien du point de vue financier que de la force de destruction des différents systèmes militaires y compris les systèmes d'armes nucléaires. Un de ces professeurs, Frédéric Sherer, se demande, dans l'introduction à son ouvrage consacré à ces travaux, si, honnêtement, rendre plus efficace la production d'armes terrifiantes, c'est-à-dire rendre plus « rationnel » et « moins coûteux » le suicide probable de l'humanité, présente un sens quelconque. Il se pose la question, la laisse sans réponse, puis publie les résultats de ses travaux sans plus se préoccuper du rapport, pourtant élémentaire, entre le but et les moyens qui, dans ce cas précis, saute aux yeux.

A côté de cet exemple extrême, combien d'autres pourrait-on citer ? Lorsque l'industrie chimique remplace le savon par des détergents, elle ne cherche évidemment pas à rendre plus propre le genre humain ; il s'agit d'augmenter les bénéfices de certains trusts. En résolvant les problèmes techniques partiels posés par l'introduction des machines à laver dans le sens de la maximalisation des profits privés, l'industrie chimique fait abstraction de la contamination déjà accentuée des fleuves et des océans et même de l'atmosphère qui, n'augmentant pas ses coûts immédiats, ne l'intéresse pas.

Lorsqu'on calcule la « rentabilité » des hôpitaux et les dépenses de la Sécurité sociale, on ne cherche pas à assurer un niveau de santé plus élevé, mais une meilleure utilisation des dépenses budgétaires. On en arrive ainsi à cette situation absurde qu'a dénoncée il y a quelque temps un grand médecin français et qui oblige les hôpitaux à garder le plus longtemps possible un lit occupé par une même personne avec le minimum de soins, parce que c'est la pratique qui donne le meilleur « rendement financier ».

Mais la nature même du travail intellectuel fait que ceux qui entrent dans cette profession, les étudiants et les praticiens, pour autant qu'ils n'ont pas succombé à la résignation et à l'apathie, sont très sensibles à l'aspect absurde de cette parcellarisation et de cette aliénation du travail dans leur domaine. Il existe un lien plus étroit entre le contenu du travail intellectuel et son exécution qu'entre le contenu du travail manuel et son exécution. Il est presque impossible d'acquérir une qualification dans certains domaines de la science, pratiquement impossible d'acquérir une qualification artistique, sans qu'il y ait un rapport étroit d'intérêt à l'objet du travail.

Mais la parcellarisation et la mécanisation du travail intellectuel font courir le risque de provoquer, quant à la forme particulière et à l'objet spécifique du travail, la même indifférence qui caractérise depuis longtemps le travail manuel prolétarisé. La jeunesse intellectuelle ne peut accepter cette dégradation, dans la mesure où elle ne se cantonne pas dans les domaines qui, de par leur contenu même, sont conservateurs et ont pour objet l'extraction et la défense de la plus-value capitaliste.

La révolte étudiante est un phénomène universel dans le monde d'aujourd'hui, montrant ses racines économiques et sociales, dirigé essentiellement contre les conséquences aliénantes de la prolétarisation du travail intellectuel dans la société marchande.

Il n'est pas surprenant que cette rébellion parte d'abord des facultés et des écoles de sciences sociales. Les étudiants de cette branche, du fait même du contenu de leurs études, sont moins victimes de la parcellarisation des tâches et de la fragmentation de la vision sociale que les étudiants en sciences naturelles. Ils peuvent plus facilement avoir une vision d'ensemble de la société, situer leur propre misère et leurs particularités dans le cadre de l'ensemble de la misère sociale et mettre leur mécontentement en relation avec les problèmes sociaux.

Mais si ce sont les étudiants en sciences sociales qui généralement initient cette révolte, ils n'en sont pas les seuls protagonistes. Cette rébellion s'étend progressivement à l'ensemble du monde étudiant et, dans plusieurs pays impérialistes, elle est parvenue jusqu'aux facultés de sciences naturelles et même de médecine et aux écoles d'ingénieurs, forteresses traditionnelles du conservatisme, de la même manière que dans les facultés de philosophie, de sociologie ou d'économie.

Nous arrivons ainsi au cœur d'une autre contradiction importante du néo-capitalisme. Nous avons souligné la tendance néo-capitaliste à la commercialisation de toutes les activités humaines et même des activités de la superstructure. Des critiques pessimistes du capitalisme contemporain, comme Herbert Marcuse, ont conclu à la capacité du capitalisme d'intégrer toute activité sociale, même les rébellions et les révoltes anticapitalistes. Mais ces conclusions reflètent une confusion entre valeur d'échange et valeur d'usage qui caractérise le capitalisme et, au-delà, toute société marchande.

Lénine avait exprimé dans le passé cette contradiction sur un ton ironique en disant que la soif de profits des capitalistes était telle que l'avant-dernier capitaliste vendrait à la révolution la corde pour pendre le dernier.

Il serait exagéré de voir là la preuve de la capacité du capitalisme à s'intégrer à la révolution. La valeur d'échange de cette corde qui permet à l'avant-dernier capitaliste d'avoir un profit est une chose ; mais le dernier capitaliste sera sûrement plus intéressé par la valeur d'usage de la corde que par sa valeur d'échange.

On pourrait commenter de la même manière le rôle des livres de poche ou des émissions de télévision dans la transformation de la théorie révolutionnaire en objet de consommation. Cette théorie acquiert maintenant une valeur d'échange qui enrichit sans aucun doute une fraction de la classe bourgeoise. Mais la valeur d'usage de cette marchandise particulière est de diffuser la théorie, d'approfondir la conscience et d'allumer la passion anti-capitaliste. En s'emparant de foules de plus en plus nombreuses, cette valeur d'usage acquiert une logique propre qui entraîne et même déchaîne des mobilisations anticapitalistes qui ne concernent en rien sa valeur d'échange. Ne pas comprendre cette contradiction revient à se faire la victime des apparences superficielles de la société marchande, à tomber dans l'apathie et la résignation et à ne pas saisir le formidable potentiel de rébellion anti-impérialiste, anticapitaliste et antibureaucratique que la science et la technique contemporaines contribuent à accumuler.

Ce n'est pas par hasard que le néo-capitalisme attribue tant d'importance aux problèmes de la manipulation des masses et à l'organisation totalitaire de la vie sociale. C'est sa façon de reconnaître la justesse de la formule de Trotsky selon laquelle le facteur décisif de l'histoire, à l'époque de la décadence du capitalisme, est le facteur subjectif.

Le prolétariat constitue aujourd'hui une force sociale potentielle d’une extrême puissance, à condition qu'il agisse unitairement, collectivement et de façon consciente contre la société bourgeoise. Sa force d'attraction sur les autres couches de la population peut être ainsi irrésistible et éliminer tout obstacle à la voie socialiste dans les pays impérialistes. Il faut considérer de près la force irrésistible de la grève générale en France en mai 1968 pour se rendre compte de la marge étroite qui nous sépare de l’avènement mondial du socialisme.

Cette marge étroite ne réside pas dans la puissance des exploiteurs ni dans la force de leur appareil de répression, bien qu’il soit parfaitement irresponsable de ne pas accorder une grande importance à ces facteurs. L'obstacle principal à la victoire mondiale du socialisme n'est cependant pas là. Il est plutôt dans le développement insuffisant de la conscience de la classe ouvrière, dans la faiblesse de son avant-garde et de son organisation révolutionnaire. Il faut ajouter aussi que le temps et l’expérience sont nécessaires pour résoudre ces difficultés En cela, la rébellion étudiante peut et doit jouer un rôle important. 

Les étudiants ne peuvent, d'eux-mêmes, renverser le capitalisme. Leur force sociale est absolument insuffisante pour ce faire. Mais ils peuvent participer à certaines étapes décisives en contribuant considérablement au réveil d'un prolétariat que les défaites passées et le rôle de la bureaucratie ont en partie plongé dans l'apathie. Ils peuvent contribuer de façon importante à l’accélération de la formation de cadres révolutionnaires au sein de la classe ouvrière. Ils peuvent accélérer la formation d'une organisation révolutionnaire comme l'ont fait les étudiants et les intellectuels de Russie à l'époque de Lénine. Les étudiants peuvent aujourd'hui aider la classe ouvrière à échapper à l'étroitesse de vue et au corporatisme, produits de la fragmentation du travail dont elle est victime, et l'aider à accéder plus rapidement au niveau le plus élevé de la conscience de classe, c'est-à-dire à la conscience de classe politique et révolutionnaire. Ils peuvent élever les luttes ouvrières grâce à leurs connaissances scientifiques, et de même la fraction des jeunes intellectuels qui s'efforcent de suivre une pratique révolutionnaire après avoir quitté l'université.

En ce sens, la prolétarisation du travail intellectuel, qui aujourd'hui apparaît comme le plus grand triomphe du néo-capitalisme, peut contribuer à accélérer sa chute. En prolétarisant le travail intellectuel, le capitalisme donne au prolétariat une capacité plus grande de rébellion consciente contre l'exploitation et l'oppression. Et la rébellion qui devient consciente après avoir été spontanée et élémentaire est annonciatrice de la révolution socialiste.  

2. La crise de l'université bourgeoise 

La crise de l'université bourgeoise surgit d'abord comme résultat de l'explosion universitaire. Dans l'espace de quelques années, les universités ont assisté à un afflux extraordinaire d'étudiants. Fabriques gigantesques de production de connaissances scientifiques, des dizaines et des centaines de milliers d'étudiants s'incorporent à elles. Il y a cent mille étudiants à l'université de Rome, cinquante mille à celle de Madrid, et ici, à Mexico, nous savons que les étudiants sont aujourd'hui plus de cent mille. Aux Etats-Unis, le nombre total d'étudiants s'élève à six millions, à deux millions au Japon, à six cent mille en France et en Italie, et à cent mille dans certains petits pays comme la Suède et les Pays-Bas, et à près de trois cent mille ici au Mexique pour ne mentionner que les exemples les plus caractéristiques.

L'explosion universitaire dans la société néo-capitaliste apparaît comme le résultat d'une double transformation socio-économique : l'élargissement simultané de l'offre et de la demande de force de travail intellectuellement qualifiée.

La croissance de l'offre de force de travail intellectuel est le produit de changements non seulement économiques mais aussi de changements au niveau psycho-social, au niveau des motivations du travail. Elle reflète une tendance d'efforts formidables de promotion sociale individuelle. Si cet effort est traditionnel dans les classes moyennes, il est tout récent dans le prolétariat, du moins dans les pays où la conscience de classe est relativement élevée comme dans la plupart des pays européens.

La génération ouvrière parvenue à maturité avant la Seconde Guerre mondiale avait une attitude franchement hostile envers les études universitaires de ses enfants. Elle y voyait un danger certain de rupture avec l'appartenance de classe. « Nous ne voulons pas que nos enfants aient honte de leurs parents », disaient les travailleurs de cette époque. « Nous ne voulons pas que nos enfants deviennent des ennemis de classe, exploitent leurs pères et leurs camarades », ajoutaient beaucoup d'autres.

Les causes de changement radical d'attitude intervenu dans un tel domaine au cours de ces vingt dernières années sont nombreuses. Le déclin relatif et temporaire de la conscience de classe, la montée de la « société de consommation » avec ses plaisirs de pacotille, l'accès à plus de loisirs, ainsi que la désintégration accélérée de la famille unicellulaire, ont indubitablement contribué à ce changement. L'élévation relative du niveau de vie des travailleurs et la modification de la place des intellectuels dans la société, deux facteurs qui ont réduit la brèche entre travail manuel et travail intellectuel, ont aussi joué un rôle important pour arriver à ce résultat. Le fait que l'offre d'emploi augmentait rapidement pour les universitaires tandis que l'offre pour des ouvriers qualifiés croissait plus lentement voire stagnait ou décroissait, a exercé une pression sur l'orientation de l’offre générale de force de travail. Les familles ouvrières commençaient de plus en plus à voir dans la prolongation des études de leurs enfants le seul moyen de leur garantir un avenir qui échappe à la misère du sous-emploi, au sous-emploi périodique et à l'existence d'un sous-prolétariat marginal (drop out). C'est là une des raisons pour lesquelles la lutte contre la discrimination et la sélection dans le domaine de l'enseignement a joué un rôle si important dans l'éveil politique des masses noires et mexicaines des Etats-Unis.

Mais c'est un phénomène objectif, à savoir la prolétarisation du travail intellectuel, qui est le déterminant de ce changement d’attitude du prolétariat envers les études supérieures. Dans la mesure où cette prolétarisation s'effectue, la promotion individuelle que signifient ces études n'implique pas une rupture automatique avec la classe d'origine, une rupture sociale proprement dite. Au contraire, cela peut et doit impliquer un renforcement du prolétariat, du moins historiquement, tant du point de vue numérique que du point de vue de la qualification et des connaissances.

Il ne faut pas, bien évidemment, exagérer l'ampleur du phénomène concernant le nombre de fils et de filles d'ouvriers industriels qui sont entrés à l'université. Dans la plupart des pays impérialistes, ce nombre est toujours extrêmement réduit. Il indique clairement l'oppression sociale et la discrimination dont sont victimes les ouvriers. Bien qu'ils constituent 50 p. 100 de la population active, leurs enfants ne forment que 5 p. 100 de la population universitaire dans la plupart des pays impérialistes ; ce pourcentage étant sensiblement plus élevé aux Etats-Unis et en Suède. L'élargissement de l'offre de la force de travail intellectuel a surtout touché les couches privilégiées du prolétariat et des couches paysannes, fils et filles d'employés de bureau, de techniciens et de petits fonctionnaires.

Mais il ne fait pas de doute que le changement social du milieu étudiant, résultat de cette transformation, est profond et irréversible. Avant la Première Guerre mondiale, la grande majorité des étudiants provenaient de l'aristocratie, de la bourgeoisie et, dans le meilleur des cas, de la moyenne et de la petite bourgeoisie. Les fils et les filles des couches privilégiées du prolétariat n'arrivaient jamais jusqu'à l'université. Aujourd'hui, les enfants de l'aristocratie et de la grande et moyenne bourgeoisie sont devenus la minorité (dans quelques pays une petite minorité) des étudiants universitaires.

Comme nous l'avons déjà analysé dans notre première partie, les changements dans la demande de force de travail intellectuel sont étroitement liés aux transformations technologiques et sociales qu'implique le néo-capitalisme. Il faut cependant souligner ici un facteur très important que nous rencontrerons souvent au cours de notre analyse : la prolétarisation du travail intellectuel sous le néo-capitalisme implique, du moins dans la première phase telle qu'elle s'est développée jusqu'à nos jours, une différence essentielle d'avec la prolétarisation du travail manuel tel qu'elle s'est effectuée à l'aube du capitalisme. Tandis que la prolétarisation du travail manuel avait impliqué une indifférence toujours plus grande de la bourgeoisie envers la forme spécifique de la qualification ouvrière, la prolétarisation du travail intellectuel implique au contraire que la demande de cette force de travail devienne une demande toujours plus spécifique. De là surgissent les phénomènes non seulement de fragmentation et de parcellarisation progressives du travail intellectuel dont nous avons déjà parlé, mais aussi la production de divers marchés intellectuels séparés les uns des autres et sur lesquels le prix de cette force de travail fluctue violemment. Un « excès » de professeurs de sociologie peut provoquer une chute de leurs émoluments et de leurs revenus, en même temps qu'une « pénurie » d'ingénieurs peut faire monter subitement les salaires de cette catégorie professionnelle. La surabondance et le chômage des techniciens en électricité peut coïncider avec une pénurie de dentistes. Il peut exister simultanément une surproduction d'ingénieurs des mines et de l'aviation et une pénurie aiguë d'ingénieurs hydrauliques et des ponts et chaussées.

Les spécialistes en étude des fluctuations conjoncturelles en régime capitaliste ont découvert dans le passé le célèbre « cycle du cochon » (hog circle). Comme la production réagit toujours avec retard par rapport aux fluctuations de la demande et des prix, car il faut un certain temps biologique pour produire des porcs, on passe régulièrement de la sous-production à la surproduction, sans qu'on puisse jamais atteindre un équilibre. Sans vouloir faire des comparaisons grossières, le cycle de la qualification intellectuelle se rapproche beaucoup de ce « hog circle ». La pénurie dans un secteur particulier provoque une hausse des salaires, on assiste à un afflux d'étudiants. Mais ceux-ci ayant terminé leurs études seulement au bout de quatre ou cinq ans, se présentent sur un marché du travail intellectuel qui risque de se caractériser par une demande déjà saturée. Comme l'offre dépasse la demande, le chômage fait son apparition, les salaires baissent et les étudiants se dirigent vers d'autres secteurs de la production. La France, la Belgique, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis ont connu plusieurs mouvements de ce type depuis la Seconde Guerre mondiale.

Les conséquences, quant à la nature sociale de l'étudiant, sont significatives. Comme le choix des études est de plus en plus déterminé par les lois du marché, les besoins du néo-capitalisme, et non par les préférences, les talents et les aspirations individuelles des étudiants, ceux-ci deviennent des apprentis intellectuels de plus en plus aliénés. Nous en arrivons ainsi à constater que la révolte étudiante n'est pas seulement le produit de l'aliénation du travail intellectuel proprement dit, mais aussi celui de l'aliénation du travail étudiant en soi.

La définition de la nature sociale exacte des étudiants a donné lieu à de nombreuses controverses entre marxistes d'une part et sociologues en général de l'autre. Dire que l'étudiant est petit-bourgeois parce qu'il ne produit pas de valeur et vit de la plus-value est une erreur profonde du point de vue de la théorie économique marxiste.

Marx a clairement affirmé que tout travail productif n'est pas nécessairement un travail salarié, et que tout travail salarié n'est pas nécessairement productif. Un paysan qui produit des vivres pour le marché et est propriétaire de sa terre, est producteur de valeur, donc travailleur productif, mais fait partie de la petite bourgeoisie et non du prolétariat, puisqu'il n'est pas salarié. Au contraire, un chauffeur d'autobus ne produit pas de valeur, mais c'est un prolétaire salarié et non un petit bourgeois.

Deux aspects de la situation étudiante rendent extrêmement difficile une définition rigoureuse de sa nature sociale. D'un côté, la situation de l'étudiant est éminemment transitoire. En général, on n'est étudiant universitaire que pendant trois ou quatre ans, six ou sept au plus. Est-il alors indiqué de définir la nature sociale de l'étudiant d'après ses origines sociales plutôt que d'après son avenir social ? Un fils de paysan qui va à l'université et qui en sortira technicien industriel salarié semble appartenir à la petite bourgeoisie en raison de ses origines et au prolétariat en raison de son avenir. Bien évidemment, il n'est déjà plus un paysan et pas encore un prolétaire. C'est là que réside au fond la difficulté de définir la nature sociale de l'étudiant.

De l'autre côté, l'activité d'un étudiant est une activité hybride. On ne peut pas dire qu'il soit déjà un producteur, étant donné que la production de la qualification du travail est le résultat de l'activité des professeurs et non de son activité personnelle. Mais on ne peut pas non plus affirmer qu'il est un simple consommateur passif d'études et de connaissances. La nature spécifique des études universitaires supérieures implique une certaine activité propre, une certaine autonomie, différente de la consommation passive des études primaires et secondaires. C'est pour cette raison que l'étudiant se rapproche sans aucun doute le plus de la catégorie de l'apprenti. C'est pourquoi nous utilisons fréquemment la formule apprenti-travailleur-intellectuel. On peut l'appliquer en fonction du moment des études et selon les qualifications particulières. Un étudiant en médecine ou un étudiant de Polytechnique en fin d'études est de plus en plus absorbé par le travail socialement utile et nécessaire, même si, dans certains cas, il ne s'agit pas d'un travail produisant de la valeur d'échange, comme par exemple celui d'un médecin. Ce n'est certainement pas le cas des étudiants en lettres qui commencent leurs études.

La nature hybride de l'activité étudiante apparaît clairement lorsqu'on examine l'intégration progressive de certaines facultés à la production normale de marchandises, intégration qui horrifie parfois : celle des laboratoires universitaires des Etats-Unis ou de Grande-Bretagne à la production d'armes biologiques pour l'armée. Les étudiants de ces laboratoires participent déjà à la production présente ou future, mais ils ne sont pas encore obligés de vendre leur force de travail. La liberté relative dont ils jouissent par rapport au prolétariat proprement dit leur donne, entre autres, une capacité de révolte durable, continue, qui est absente chez ce dernier.

Notre définition du milieu étudiant comme étant un milieu d'apprentis-travailleurs-intellectuels implique l'interrelation de trois facteurs principaux :

Premièrement, définir les intellectuels comme étant des petits bourgeois était correct dans le passé mais ne l'est plus aujourd'hui, étant donné la nature sociale modifiée du travail intellectuel. La majorité des étudiants ne sont pas de futurs petits bourgeois, mais de futurs travailleurs intellectuels prolétarisés.

Deuxièmement, l'existence étudiante est une existence temporaire, passagère, hybride, dont les caractéristiques varient et sont fréquemment contradictoires. Il serait erroné d'en déduire des caractéristiques définitives de comportement social. Il est vrai qu'une partie importante des étudiants peut s'identifier avec le prolétariat et la paysannerie pauvre. C'est là un changement extrêmement important. De 1848 à 1948, les étudiants ont été, en Europe, au Japon, et en partie aux Etats-Unis, une force qui a politiquement évolué vers la droite, une force de plus en plus anti-ouvrière et anti-socialiste. Les étudiants sont souvent intervenus comme briseurs de grève. Depuis dix ans, la situation s'est radicalement renversée. Les étudiants interviennent presque partout comme organisateurs de grèves et de piquets de grève et presque jamais comme briseurs de grèves. Cela me paraît un fait irréversible.

Mais, à côté des étudiants qui, en fonction de leur révolte toujours plus consciente, sont entraînés vers leur classe future, il y a aussi des étudiants qui, soit pour des motifs idéologiques individuels, soit en raison du contenu même de leurs études, sont condamnés à rester de l'autre côté de la barricade. En régime capitaliste, on peut difficilement être juge et en même temps travailler en faveur des prisonniers et contre les mesures répressives de la société bourgeoise. On ne peut demander un travail de chronométreur de temps et de mouvements et chercher systématiquement à diminuer les cadences.

Il faut saisir la nature socialement hybride du contenu des études universitaires et supérieures pour comprendre les divisions inévitables dont souffre la masse des étudiants, pour comprendre les possibilités limitées mais réelles de la bourgeoisie de diviser le mouvement étudiant et d'en intégrer à la longue au moins une fraction.

Enfin, le milieu étudiant en lui-même, après l'expansion massive de l'université, véritable explosion universitaire et la démocratisation de l'université, tend à rendre homogène une masse qui ne l'est pas du point de vue de ses origines et de son avenir social. Cette tendance à créer un milieu étudiant spécifique et homogène, même s'il est profondément fragmenté, est un des facteurs qui ont contribué à l'explosion de la révolte étudiante. Là, l'exception confirme la règle : un des pays où la bourgeoisie a délibérément tenté d'éviter que l'université devienne une université de masse, en fragmentant la masse étudiante, est aussi un des rares pays où la révolte étudiante n’a pas passé le cap d'un modeste début. Je veux parler de la Grande-Bretagne.

De cette homogénéisation temporaire du milieu étudiant découle un des aspects essentiels de l'inadéquation de l'université actuelle aux besoins des étudiants. Et c'est un des principaux facteurs de la révolte étudiante.

Autrefois, l'université bourgeoise était l'université des étudiants bourgeois, organisée pour servir les fils de la bourgeoisie, futurs bourgeois, ou futurs cadres de l'ensemble de la bourgeoisie. Tout était logique, tout s'adaptait à cette fin. Il y avait une cohérence naturelle du tout. Il n'y avait pas d'infrastructure matérielle servant les besoins immédiats des étudiants ; leurs familles pouvaient y pourvoir. Il y avait, au contraire, une infrastructure technique très grande, parfois abondante, satisfaisant les besoins en étude. Les fonctions sociales qui devaient être remplies dans la société étaient liées à ces ressources.

Lorsque le recrutement social des étudiants se modifia de façon radicale, l'insuffisance de l'infrastructure matérielle se fit cruellement sentir. Les étudiants en majorité boursiers, pour ne pas dire presque tous, avaient des besoins en logement, en nourriture, en loisirs, et les structures traditionnelles de l'université bourgeoise n'étaient absolument pas capables de les satisfaire. L'insuffisance de l'infrastructure technique se fit également sentir car on ne l'adapta pas à l'expansion universitaire. C'est là la racine d'une autre forme de l'aliénation étudiante : la véritable « lutte pour la vie » qui tient à l'insuffisance de places dans les laboratoires, dans les amphithéâtres, dans les salles de chirurgie, du manque de livres dans les bibliothèques. En somme, c'est un manque chronique de ressources, une insuffisance de moyens qui sont fréquemment, sinon toujours, à l'origine des premières explosions étudiantes.

L'université bourgeoise classique devait former de futurs bourgeois ou de futurs chiens de garde de la bourgeoisie. Elle était entièrement tournée vers cette  fonction  sociale. L'accumulation de connaissances précises était moins importante que la formation du jugement — adapté aux valeurs guidant la société bourgeoise — et surtout que le développement de la capacité de réagir conformément à l'idéologie de la classe dominante. L'université libérale classique n'était pas inutile à la bourgeoisie comme le prétendent aujourd'hui parfois des technocrates atteints de myopie. Pour un industriel, un banquier ou un exportateur du siècle dernier, cette capacité de jugement en tant que bourgeois et surtout celle de réagir avec assurance et « sens des affaires » dans un milieu nouveau et inconnu, face à des situations inédites, était beaucoup plus utile que l'accumulation de connaissances existantes en matière de chimie, de physique ou d'historiographie.

L'université bourgeoise de l'époque néo-capitaliste doit remplir une fonction différente et satisfaire d'autres besoins de la classe bourgeoise. La course aux innovations technologiques, l'organisation systématique de toutes les sphères de la vie sociale demandent une spécialisation toujours plus prononcée dans la formation d'experts technocratiques. Pour cela, l'attitude néo-positiviste remplace le libéralisme classique. L'université bourgeoise de masse devient de cette manière une véritable « machine à diplômes », une véritable usine à spécialisations. Comme il s'agit de spécialisations non seulement de plus en plus fragmentaires mais aussi de plus en plus fluctuantes, il en résulte, du point de vue de la classe capitaliste elle-même, une crise profonde de l'université traditionnelle. Ses structures administratives, le contenu de son enseignement, sa routine et son organisation ne sont plus adaptés aux besoins des grands monopoles ni à ceux des masses étudiantes.

De là la coïncidence, en aucune façon fortuite, entre la révolte étudiante et la tendance du grand capital à entreprendre une réforme technocratique globale de l'université. Les deux mouvements répondent à des impératifs radicalement différents. Mais leurs efforts conjoints ont pratiquement détruit la vieille université bourgeoise, libérale et traditionnelle.

Cela signifie-t-il que la révolte étudiante ait objectivement ou même délibérément aidé à la réalisation de la réforme technocratique de l'université ? Il est trop tôt pour tirer une conclusion aussi pessimiste et quelque peu cynique. Pour le moment, les deux mouvements se croisent et se soutiennent parfois, mais, le plus souvent, ils entrent en conflit. On peut même affirmer que, dans plusieurs pays, notamment en France, en Allemagne, en Belgique, le mouvement étudiant connaît un « second souffle » — pour reprendre une belle expression de mon camarade Daniel Bensaïd — dans sa lutte contre les conséquences aliénantes de la réforme technocratique de l'université.

L'objectif de cette réforme est très clair : transformer l'université bourgeoise de masse, faire d'une usine non adaptée au marché du travail intellectuel une fabrique parfaitement adéquate à ces besoins, c'est-à-dire aux besoins des grandes entreprises et de l'Etat de la phase monopoliste. Il s'agit de fabriquer les qualifications intellectuelles dont la bourgeoisie a besoin, dans des proportions qui s'ajustent aux fluctuations du marché, en laissant de côté toute préférence ou toute aspiration individuelle de l'étudiant. Les techniques économiques, financières et organisationnelles qui découlent de cette réforme technocratique sont, elles aussi, bien connues, et nous ne les citerons que pour mémoire : la rentabilisation systématique des investissements universitaires, c'est-à-dire la distribution des dépenses entre les différentes facultés et les différentes disciplines selon les « besoins » du marché du travail ; les revenus prévisibles pour les détenteurs de diplômes des différentes branches universitaires ; une sélection de plus en plus stricte et de plus en plus commune tendant à fermer les portes de l'université à une masse d'aspirants et à condamner une fraction importante des étudiants à interrompre leurs études si celles-ci ne sont pas couronnées du « succès » exigé après une période de temps strictement limitée ; les clauses aberrantes imposées à un nombre toujours plus grand de facultés dans le but de conserver et d'étendre les privilèges matériels exorbitants de certaines professions (l'exemple des médecins aux Etats-Unis est invraisemblable). Au lieu d'adapter l'expansion universitaire aux besoins sociaux, on l'adapte à la rentabilité financière maximale de l'équipement technique existant dans l'université.

Tous ces aspects font que la réforme technocratique de l'université bourgeoise se heurte non seulement aux intérêts matériels d'un grand nombre d'étudiants, mais aussi et surtout à leur orientation socio-politique et aux intérêts de la grande majorité des masses travailleuses. Il est important de souligner ici, une fois de plus, l'apparition d'une nouvelle contradiction du néo-capitalisme, qui accentue l'explosion possible du système, du moins du point de vue de la superstructure.

Dominée par la recherche de rentes technologiques, caractérisée par une accélération du rythme de l'innovation technologique, la société néo-capitaliste crée nécessairement un intérêt croissant et universel pour la science. Il suffit d'observer, par exemple, l'évolution des jouets pour enfants, le développement de la littérature de science-fiction, la passion effrénée pour les voyages spatiaux. On trouve un culte de la science naturelle à tous les niveaux de la réalité sociale contemporaine. Ainsi la publicité, qui fait un très grand usage de la technique de référence aux prétendues qualités scientifiques démontrées pour vendre telle ou telle marchandise médiocre.

Comme cela se passe avec n'importe quel mouvement idéologique fondamental, il ne s'agit évidemment pas d'un complot ou d'une conspiration diabolique de la part de patrons monopolistes assoiffés de profit, mais de la reproduction, dans l'esprit des hommes, d'une réalité sociale tangible, reproduction qui est idéologique et non scientifique puisqu'elle passe par le filtre de structures mentales formées en fonction d'intérêts de classe définis.

La passion qu'une grande partie de la jeunesse contemporaine ressent pour la science, en dépit de ce que disent certains pessimistes, est profondément saine. La jeunesse comprend d'emblée les énormes potentialités émancipatrices de la science et de la technique, potentialités qui n'ont rien à voir avec les formes monstrueuses, destructrices et asservissantes, que revêtent cette technique et cette même science sous la domination de la société marchande et de la production pour le profit.

Mais, dans cette atmosphère sursaturée de scientisme, l'obstruction brutale des voies d'accès aux connaissances scientifiques par la réforme technocratique de l'université et le numerus clausus vient s'ajouter à la fragmentation et à la parcellarisation de plus en plus profonde de l'enseignement universitaire, ce qui ne peut que provoquer des réactions profondes et durables de la part au moins d'un secteur étudiant. L'appel des mass media attire tout le monde vers les merveilles de la science. Mais, ensuite, la présélection dit à la moitié ou plus de ceux qui ont été appâtés : « Les merveilles ne sont pas pour vous. »

La réforme technocratique de l'enseignement crée ainsi dans la jeunesse ce qu'une publicité surabondante crée chez les consommateurs adultes : un climat permanent d'insatisfaction et de frustration qui doit nécessairement déboucher sur une profonde crise de conscience et de morale, sinon sur une angoisse permanente.

Cette angoisse peut emprunter deux voies : la révolte qui conduit à la prise de conscience, à l'activité et à l'organisation révolutionnaires, porte de sortie positive ; et la démoralisation, la drogue, la criminalité ou la neurasthénie, porte de sortie négative. Mais toutes deux sont les enfants légitimes de la crise de l'éducation néo-capitaliste. Si la bourgeoisie tente de trouver les responsables de ces tendances, elle ne pourra incriminer ni les agitateurs, ni les prophètes du communisme athée, mais elle devra se regarder dans la glace et reconnaître : « Je suis celle qui engendre les révolutionnaires, de même que je suis celle qui produit une démoralisation et une violence sociales d'une ampleur telle qu'on n'en avait jamais vu dans le monde depuis la décadence du régime semi-féodal. »

Ainsi, à travers la révolte contre l'inadaptation fondamentale de l'université bourgeoise aux besoins du monde étudiant, se développe une révolte contre l'adaptation de l'enseignement universitaire aux besoins de maximalisation du profit monopoliste. Que ce soit une révolte contre la parcellarisation excessive de l'enseignement des sciences naturelles et leur rupture totale avec toute vision d'ensemble de la société ; que ce soit une révolte contre l'utilisation et la subordination cynique de fragments de cet enseignement aux besoins égoïstes d'entreprises privées ou d'inhumains projets étatiques ; que ce soit une révolte contre la déformation néo-positiviste, idéologique et apologétique de l'enseignement des sciences sociales, c'est elle qui donne au mouvement étudiant un sens plus général et plus profond qui le différencie totalement d'une simple campagne revendicative en faveur d'intérêts étroitement corporatistes.

Dans la mesure où ils réclament plus de cités et de restaurants universitaires gratuits ou meilleur marché, dans la mesure où ils réclament plus de laboratoires et plus de bibliothèques, un accès plus facile et plus libre aux moyens techniques d'enseignement de haut niveau, les mouvements étudiants se cantonnent dans ce qu'on pourrait appeler l'équivalent de l'économisme des luttes ouvrières. Ces luttes sont progressistes et absolument nécessaires pour atteindre un niveau primaire de prise de conscience et d'organisation. Mais elles sont en elles-mêmes insuffisantes pour intégrer la révolte étudiante à l'intérieur d'un mouvement universel d'émancipation révolutionnaire.

Dans ce contexte, deux voies parallèles vont de l'avant, se croisant parfois. L'une est la politisation extrême qui porte l'avant-garde étudiante à faire siennes les causes politiques générales que les organisations ouvrières, soit par dégénérescence, soit par faiblesse, n'ont pas suffisamment assumées. En ce sens, le mouvement étudiant en France a joué un rôle d'avant-garde dans la lutte contre la guerre coloniale menée par l'impérialisme français en Algérie. Il a joué dans le monde entier, et en premier lieu aux Etats-Unis, un rôle de détonateur dans la lutte contre la guerre d'agression de l'impérialisme yankee contre les peuples d'Indochine. Cette politisation du mouvement étudiant, éminemment progressiste, débouche sur la construction et le renforcement des organisations révolutionnaires. Nous reviendrons plus loin sur ce problème.

Cette première issue du mouvement étudiant hors du cadre de la lutte économiste et corporatiste est nécessairement limitée à une avant-garde assez restreinte. Mais la révolte étudiante, surtout lorsqu'elle répond aux formes technocratiques de l'université, a tendance à mobiliser potentiellement des couches d'étudiants beaucoup plus larges que l'avant-garde très politisée et radicalisée. Pour ces importantes couches étudiantes, même si elles ne sont qu'une minorité au sein de la totalité de la masse étudiante, l'issue qui mène plus loin que l'économisme, au-delà des revendications immédiates, c'est la lutte contre l'administration et la forme de l'enseignement, éléments tout aussi aliénants que leur contenu ; en résumé la lutte est la lutte pour l'université rouge ainsi que nos camarades aux Etats-Unis et au Japon, et nous-mêmes en Europe, l'avons baptisée.

Tenter d'établir une université socialiste au sein de la société bourgeoise est un but tout aussi utopique que tenter d'établir des usines socialistes isolées, sous gestion ouvrière, au milieu d'une économie capitaliste. L'université ne produit pas ses propres ressources, mais vit de celles mises à sa disposition par la société.

Cette société est dirigée par la classe dominante. Sa domination se caractérise par le fait qu'elle détient le contrôle du surproduit social, qui finance justement les activités de la superstructure telles que l'enseignement.

En conséquence, à la longue, l'université ne peut échapper au contrôle de la classe dominante sans que celle-ci lui retire ses moyens d'existence. Une université administrée par les étudiants, le personnel technique et les enseignants, est, au sein de la société bourgeoise, une université où les étudiants se verraient obligés de réaliser leur gestion avec des moyens de plus en plus misérables, c'est-à-dire obligés à administrer leur propre misère.

Mais l'impossibilité pour les étudiants d'administrer l'université de façon permanente au sein de la société bourgeoise ne signifie absolument pas l'impossibilité de combattre globalement et avec quelquefois des succès spectaculaires, quoique de durée limitée, la subordination de l'université aux intérêts de la bourgeoisie. Et même, c'est justement par le biais d'un tel combat global contre le contenu, la forme, l'organisation et la structure de l'enseignement universitaire bourgeois que le mouvement étudiant prend la valeur d'une rébellion aux yeux de toute la société, d'une révolte qui annonce et fait pressentir les objectifs de la rébellion sociale globale montante, laquelle a pour objet de changer non seulement les formes de propriété mais aussi les rapports de production, le contenu, l'organisation et la structure de tout le travail humain.

En se rebellant contre la rentabilisation, la sélection, la parcellarisation et l'éloignement de l'enseignement universitaire de toute fin sociale valable et humaine, l'avant-garde du mouvement étudiant proclame des valeurs nouvelles de portée universelle qui intéressent les ouvriers comme les intellectuels, les paysans producteurs comme les professeurs. L'avant-garde étudiante proclame qu'il est inhumain, irrationnel, de faire déterminer à travers le marché et la demande solvable les priorités fondamentales d'emploi des ressources matérielles. Elle proclame également que la satisfaction de la soif de connaissances, de la défense de la santé, des besoins élémentaires, de la protection de l'humanité et de la nature, doit être prioritaire sur celle de la production de marchandises de luxe, de marchandises superflues, artificielles et nuisibles, dont certaines affectent directement la santé mentale de l'être humain. L'avant-garde étudiante proclame que ce n'est pas le marché, mais les objectifs conscients et démocratiquement établis par la raison humaine et par la collectivité des travailleurs qui doivent gouverner l'orientation de la production et de l'économie.

Elle proclame que l'émancipation du travail, y compris du travail étudiant, doit s'effectuer grâce à l'association des producteurs, pour reprendre la célèbre formule de Marx, c'est-à-dire par des producteurs travaillant librement pour satisfaire les besoins établis collectivement et non sous la contrainte économique, sous la domination de lois apparemment fatales, destinées en fait à enrichir une petite minorité dominante. Elle proclame qu'il existe une interaction dialectique inévitable entre la forme de production et son contenu, et qu'un travail qui se réalise sous la contrainte extérieure ne débouchera jamais sur la réalisation de l'homme qui l'a effectué.

Si le mouvement étudiant apprend à avoir conscience de cette signification historique universelle dont il est le porteur ; s'il s'organise de manière aussi large, aussi démocratique, aussi universelle que possible ; s'il maintient fermement son indépendance par rapport à l'Etat, aux classes dominantes et aux valeurs bourgeoises, les succès obligatoirement temporaires seront une lumière qui illuminera le chemin de la lutte de masses populaires beaucoup plus larges. Si les étudiants arrivent à choisir leurs professeurs, même si cela ne dure que six ou douze mois, s'ils parviennent à supprimer les contraintes mécaniques et absurdes pour les remplacer par une autodiscipline librement acceptée, les travailleurs comprendront plus rapidement qu'eux aussi peuvent, et pour toujours, devenir les maîtres de leurs propres entreprises, élire leurs propres comités de gestion, abolir la hiérarchie oppressive et exténuante du procès de travail et déterminer, à travers leur propre collectivité, les objectifs et le contenu de la production économique et de la vie sociale dans son ensemble.  

3. L'unité de la théorie et de la pratique 

La révolte étudiante prend avant tout la forme d'un mouvement spontané. Dans les deux premières parties de cette étude, nous avons tenté de découvrir ses racines dans la prolétarisation et l'aliénation croissantes du travail intellectuel en général, et du travail étudiant en particulier, en fonction de la crise de l'université bourgeoise, classique ou technocratique. La révolte étudiante surgit toujours de l'immédiat, comme tous les mouvements de masses spontanés. Qu'elle soit une réaction à l'inadaptation de l'université aux besoins matériels des étudiants, une réaction aux structures et aux contenus de l'enseignement universitaire ou un mouvement qui prend en charge les luttes politiques et sociales qui surgissent et que les organisations politiques traditionnelles ont délaissées, la révolte étudiante a toujours un caractère immédiat.

On oublie fréquemment ce caractère immédiat de la mobilisation étudiante spontanée en raison de ses impressionnantes répercussions. Est-il nécessaire de rappeler que la révolte étudiante à Paris en mai 1968 avait comme objectif immédiat la libération de quelques étudiants arrêtés par la police ? Si ce mouvement de protestation a pu déboucher sur la nuit des barricades, sur l'énorme manifestation ouvrière de solidarité avec les étudiants, puis sur la grève générale avec occupation des usines, la raison ne peut se trouver dans la nature sociale du milieu étudiant, et moins encore dans la nature de la revendication qui a déclenché le mouvement. Elle est dans la fonction de détonateur qu'un nouveau mouvement politique de masse peut jouer dans une conjoncture sociale et politique particulière.

Aucune personne sensée ne pourra croire réellement que dix millions de travailleurs se soient mis en grève, aient occupé leurs usines et aient créé une situation pré-révolutionnaire en France, affrontant un gouvernement aussi stable que celui de De Gaulle, simplement parce qu'ils ont été manipulés par quelques agitateurs — de préférence étrangers — ou parce que le pays a été la victime d'un complot diabolique, lui aussi préparé de préférence à l'étranger, comme semble le croire vraiment M. Marcellin. Des mouvements sociaux d'une telle ampleur ne sont compréhensibles qu'en fonction de mécontentements profonds, c'est-à-dire de contradictions profondes qui s'accumulent pendant un long laps de temps. Le fait qu'ils aient éclaté à partir de la révolte étudiante exprime plutôt la présence de forces non moins puissantes qui ont pu comprimer, étouffer, retarder l'apparition au grand jour de ces contradictions durant une longue période.

Ainsi, le lien entre la révolte étudiante et les forces sociales qui englobent la majeure partie des travailleurs se réduit principalement à ce qui suit. Le mouvement étudiant spontané à joué un rôle de révélateur et de détonateur d'un profond malaise social que des structures politiques inadéquates — et avant tout celles du mouvement ouvrier — avaient caché pendant longtemps, c'est-à-dire qu'elles avaient cherché à canaliser vers des réformes anodines, qui ne correspondaient en aucune façon à la gravité des contradictions sociales.

Pourquoi, à certains moments, le mouvement étudiant peut-il jouer un rôle de révélateur et de détonateur de mouvements de rébellion sociale beaucoup plus larges ? Avant tout parce qu'il est un mouvement de masse d'une telle ampleur que son action a nécessairement un impact sur l'ensemble de la société. Nous avons là un nouveau résultat de l'explosion universitaire et de la croissance qualitative de cette masse étudiante, dont nous avons signalé les origines dans les besoins de néo-capitalisme, donc dans l'évolution du mode de production capitaliste lui-même. Quelques milliers d'étudiants qui manifestent peuvent passer inaperçus. Trente mille étudiants qui construisent des barricades dans le centre de Paris ne le peuvent pas.

En second lieu, parce que c'est un mouvement spontané, non encadré, non contrôlé ou téléguidé par les organisations politiques traditionnelles qui ont perdu de leur prestige dans la jeunesse en raison de leur évidente inadaptation aux problèmes fondamentaux de notre époque.

Il se manifeste dans la spontanéité du mouvement de masse étudiant un énorme potentiel d'émancipation. Partant d'un dénominateur commun, la revendication immédiate qu'a entraînée le mouvement, cette force d'émancipation spontanée peut s'étendre à toutes les couches de la population. Les couches de la population travailleuse découvrent tout d'un coup que « le roi est nu ». Les étudiants le proclament à voix haute, permettant à la population de se rendre clairement compte de quelque chose qu'elle sentait confusément, mais n'osait pas encore exprimer. Ainsi, tout l'enrégimentement oppressif de la vie politique est mis en question, et les revendications les plus radicales montent à la surface depuis le fond des contradictions sociales.

Finalement, le mouvement étudiant est un mouvement politique de masse. Aussi longtemps qu'il n'affronte directement que les autorités universitaires ou une structure politique secondaire, sa force détonatrice reste limitée. A partir du moment où il affronte l'Etat bourgeois, c'est-à-dire la société bourgeoise dans son ensemble, l'affrontement acquiert toute sa force détonatrice. Le rôle d'exemple est ici important. Mais, au-delà de ce rôle et de l'attraction qu'il exerce, il y a le fait que la politisation rapide du mouvement de masse, qui part de son niveau de revendication immédiate, s'étend de manière incessante et transforme le mouvement en une force de lutte globale contre la société capitaliste. Cette lutte joue à son tour un rôle éminemment centralisateur. Elle attire et tend à intégrer les revendications d'autres couches sociales mécontentes, se transformant en un pôle quasi révolutionnaire de forces politiques et sociales opposées au pôle de l’establishment, avec tout ce que cela implique.

On peut à ce propos souligner le rôle contradictoire des mass media, rôle beaucoup plus complexe que ce que croient certains critiques pessimistes de la civilisation contemporaine. Il est vrai que, normalement, la télévision est une puissante force de conformisme et d'intégration sociale néo-capitalistes. Mais, dans la mesure où les journalistes et les techniciens de la télévision sont entraînés dans le mouvement général de lutte, comme ce fut le cas en mai 68 en France, la télévision prend une dimension qu'on ne lui connaissait pas. Sa capacité à transmettre instantanément les images des événements dans un rayon très vaste, fait que de moyen d'information, elle devient un moyen de mobilisation. Mai 68 a été le premier mouvement révolutionnaire de l'histoire sur lequel des millions de personnes étaient informées non pas après une semaine ou même le jour suivant, mais à chaque heure, voire à chaque quart d'heure. De cette façon, on pouvait courir participer à une manifestation parce qu'on avait vu à la télévision les images de son début.

Mais, d'autre part, toutes les potentialités du mouvement étudiant en tant que mouvement politique de masse ont une limite qui vient de la source même de sa force. Tout mouvement de masse spontané est, de par sa nature même, discontinu. Il tend même à s'épuiser en objectifs multiples de plus en plus incohérents, à mesure qu'il se politise. La force d'attraction centripède du mouvement de masse ne peut remplacer longtemps l'absence de structures centralisatrices. L'énorme capital accumulé dans l'espace de quelques semaines, sinon de quelques jours, tend à s'évaporer lorsque la situation arrive à un tournant.

Pourquoi en est-il ainsi ? Deux raisons fondamentales expliquent le caractère structurel des rapports de production capitalistes. Le marxisme révolutionnaire s'oppose à différentes variantes du réformisme, surtout par la compréhension qu'il a de ce caractère structurel essentiel de la société capitaliste. Cela veut dire concrètement que, si le profit disparaît, une économie capitaliste ne peut plus fonctionner. Donc, si les travailleurs occupent les usines, commencent à paralyser, aux côtés des étudiants, tous les mécanismes traditionnels de la société bourgeoise, il n'y a que deux solutions possibles : ou bien la structure capitaliste de l'économie se maintient, ou bien de nouveaux rapports de production se substituent aux anciens. Dans le premier cas, toute la vie économique et, en particulier, la production sont profondément désorganisées et peuvent même cesser complètement. Dans le second cas, la production peut reprendre sur une base sociale nouvelle.

Mais aucun peuple ne peut survivre longtemps si toute la production s'arrête. Cette règle élémentaire, qui s'est vérifiée dans d'autres sociétés, est dix fois plus valable dans la société contemporaine où la technique extrêmement complexe rend l'appareil de production plus vulnérable à tout arrêt de ses mécanismes, où l'extrême division du travail rend chaque citoyen beaucoup plus dépendant de l'appareil de production dans son ensemble. Donc, si on ne remplace pas la structure capitaliste par de nouvelles structures économiques, le retour à la normalité, c'est-à-dire à la production capitaliste, est, après un certain temps, pratiquement inévitable.

Cela ne signifie pas que la combativité des masses retombe fatalement à zéro ou que les rapports entre forces politiques et sociales redeviennent ce qu'ils étaient avant l'explosion révolutionnaire. Fréquemment, ce retour au fonctionnement capitaliste de l'économie est suivi de luttes politiques et sociales très dures, qui imposent à l'activité de production toute une série de convulsions. Ainsi, on peut s'ouvrir une phase prérévolutionnaire, parfois très longue.

Mais une phase prérévolutionnaire n'est pas la révolution, car une révolution sociale signifie précisément le remplacement des rapports de production capitalistes par de nouveaux rapports de production.

De là, on peut conclure qu'un mouvement de masses spontané qui n'obtient pas une série de victoires décisives, aussi bien contre l'Etat que contre la classe capitaliste, est condamné à un recul, du moins temporaire. Et la concentration de tous les efforts sur quelques objectifs centralisés réclame un degré de coordination et d'efficacité d'action de la part de centaines de milliers si ce n'est de millions de personnes que leur seule spontanéité ne peut engendrer. Cela exige deux structures d'organisation. En premier lieu, la structure de comités élus à la base, les conseils ouvriers, étudiants, paysans, capables de mobiliser d'un commun accord de larges masses. En second lieu, la structure du parti révolutionnaire, capable de doter la première structure d'une perspective claire quant aux objectifs à atteindre et aux voies qui permettent de les réaliser.

Nous arrivons ici à la seconde et inévitable limite sur laquelle achoppe tout mouvement de masses spontané. Un mouvement spontané réveille, comme en tourbillon, des milliers de passions, d'espoirs et d'idées totalement contradictoires. Il n'y a aucune garantie que les dénominateurs communs, qui résultent de l'interaction de toutes ces forces idéologiques et morales, correspondent exactement aux besoins objectifs de la révolution. La transformation socialiste de la société est une tâche éminemment consciente, l'entreprise la plus consciente qui se soit jamais présentée au genre humain. Tenter de la réaliser sans connaître à fond les lois de l'évolution sociale, les raisons profondes de la décadence capitaliste, les bases sur lesquelles on doit construire la nouvelle société, c'est-à-dire en faisant abstraction de tout ce qu'apporte le socialisme scientifique, revient à se précipiter vers une catastrophe certaine.

A notre époque, une révolution socialiste victorieuse ne peut être que le résultat de la fusion croissante de deux forces essentielles : d'une part le mouvement spontané de masses chaque fois plus larges qui libèrent d'immenses énergies et un capital incalculable d'initiatives populaires et individuelles ; et de l'autre un parti révolutionnaire, c'est-à-dire un programme scientifique, révolutionnaire, incarné dans un nombre élevé de cadres ayant déjà gagné la confiance d'un secteur des masses grâce à leurs activités passées, et pouvant organiser et mener ces masses vers un mouvement débouchant sur la victoire de la révolution.

Etant donné que le mouvement étudiant est intrinsèquement incapable de se substituer à un parti politique révolutionnaire de cette nature, il est incapable de résoudre par lui-même les tâches qui se posent au mouvement de masse qu'il a aidé à mettre en marche. S'il ne débouche pas sur la construction ou sur le renforcement d'une organisation révolutionnaire, il aura échoué dans sa contribution à l'émancipation de l'ensemble des travailleurs.

L'avant-garde qui se dégage peu à peu du mouvement étudiant se voit confrontée d'une façon ou d'une autre au problème clé du monde moderne, problème qui a dominé largement l'évolution de toutes les sciences humaines depuis deux siècles et dont la solution se trouve dans le marxisme : le problème des rapports entre la théorie et la pratique. Nous n'examinerons pas ici l'aspect épistémologique (c'est-à-dire du point de vue de la théorie de la connaissance) de ce problème. Ce qui nous intéresse en premier lieu aujourd'hui, ce sont les rapports entre théorie révolutionnaire et pratique révolutionnaire.

Un des facteurs psychologiques de la révolte étudiante, et en général de toute la radicalisation de la jeunesse, caractéristique de notre époque, est le refus péremptoire de l'hypocrisie qui marque de son sceau la plupart des activités sociales, à commencer par celles de la superstructure. Les forces politiques, les valeurs morales, les institutions sociales apparaissent toutes comme les masques de facteurs cachés, masques qu'il faut d'abord arracher pour découvrir les véritables mécanismes qui font réellement fonctionner la société. Derrière les grands principes, on trouve les furies de l'égoïsme privé et la soif insatiable de profit ; derrière les nobles idéaux, la corruption, le désir de faire carrière, l'avidité de pouvoir et de privilèges.

A la base de toute cette hypocrisie, il y a une séparation de plus en plus profonde entre principes et pratique, entre principes détachés de la pratique et pratique sans principes et qui ose l'avouer. Une barrière infranchissable semble séparer les programmes, les idéaux proclamés, les fondements de la morale, et la pratique quotidienne ; barrière visible aux yeux de tous. La corruption plonge, bien sûr, ses racines dans la nature même de la société bourgeoise, et a profondément affecté le mouvement ouvrier traditionnel ainsi que les pratiques des bureaucraties au pouvoir dans les pays dits socialistes.

La révolte des jeunes contre cette hypocrisie est tout à fait saine et digne d'éloges. Elle crée la possibilité d'une nouvelle poussée irréversible de la marche vers une société sans exploitation ni oppression. Elle débouche sur la volonté, non moins louable, de mettre la pratique sociale, et en particulier la pratique politique, à l'unisson des idéaux. Mais elle court le risque de devenir stérile si elle n'est pas fondée sur l'unité entre la pratique et la théorie révolutionnaires qui englobe toute la dialectique complexe de ces deux activités.

Nous avons dit que la transformation socialiste de la société représente l'entreprise la plus consciente que l'humanité ait jamais conçue. Pour avoir ses chances de succès, elle doit partir d'une conception globale de tous les secteurs de l'activité sociale, c'est-à-dire d'une totalisation des résultats des sciences humaines. Le marxisme est l'unique courant ayant jusqu'à maintenant réussi cette totalisation qui, du reste, ne peut être considérée, de par sa nature même, comme un résultat acquis une fois pour toutes, mais exige une remise en question et un enrichissement permanents.

Une pratique révolutionnaire qui ne part pas de cette perspective globale de la société contemporaine, des contradictions qui la rongent et des forces motrices de sa transformation, court le risque de tomber dans l'empirisme, le dogmatisme et l'activisme stérile. Les exemples abondent. Il est notoire que, d'autre part, toute pratique révolutionnaire qui n'est pas guidée et promue par une assimilation de la théorie révolutionnaire tombe inévitablement prisonnière des préjugés et des idéologies de la bourgeoisie contre lesquels elle tente désespérément de se révolter.

En 1968, mes camarades et moi-même avons dû conduire une lutte politique très dure au sein du mouvement étudiant d'Allemagne occidentale et des Etats-Unis contre tous ceux qui proclamaient que la classe ouvrière de ces pays avait été définitivement intégrée à la société néo-capitaliste, qu'elle était incapable de se révolter et que, de ce fait, elle ne pouvait plus être la force essentielle de la transformation révolutionnaire.

Les révolutionnaires qui défendaient cette idée étaient réellement sincères et guidés par les meilleures intentions. Mais ils ne se rendaient pas compte qu'en réalité ils étaient prisonniers d'une idéologie typique de la bourgeoisie néo-capitaliste, idéologie selon laquelle le néo-capitalisme aurait réussi à dépasser toutes ses contradictions économiques et qu'il serait capable de garantir aux travailleurs un niveau de vie perpétuellement croissant, et d'étouffer ainsi définitivement toute conscience de classe.

Une vision d'ensemble des lois économiques et sociales qui déterminent la dynamique néo-capitaliste permettait de prévoir que les contradictions de cette société allaient s'aggraver, même dans les pays impérialistes les plus riches. Il était possible de prévoir que, même dans ces pays, les travailleurs allaient se révolter contre l'intensification du travail, l'accélération des cadences, la limitation de la liberté de grève, contre leur aliénation croissante en tant que producteurs et que consommateurs, tout ceci étant le résultat inévitable du fonctionnement du capitalisme. Il était donc possible de prévoir qu'une nouvelle vague de luttes ouvrières, et même de luttes ouvrières explosives, allait aussi se produire dans ces pays.

Sans une vision globale de la société capitaliste, c'est-à-dire sans une assimilation du marxisme révolutionnaire, l'analyse concrète des forces sociales devenait erronée et conduisait à une vision elle-même erronée du comportement futur de ces forces et à une orientation politique fausse.

Par ailleurs, une théorie révolutionnaire sans pratique révolutionnaire est tout aussi condamnée à rester stérile. Affirmer, comme le font quelques-uns, qu'il est nécessaire d'approfondir d'abord l'analyse théorique durant une longue période, alors que de puissants mouvements de masse éclatent et se développent dans de nombreux pays et que dans d'autres se produisent des luttes ouvrières importantes qui ont un potentiel révolutionnaire indubitable, c'est se faire le complice de tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, travaillent à empêcher que ce potentiel débouche sur une révolution socialiste victorieuse. Pire encore, se retirer dans la tour d'ivoire de la « théorie pure » signifie condamner cette théorie à être chaque fois moins révolutionnaire. Car sans la médiation d'une vérification pratique constante, la théorie court le risque de perdre le contact avec la réalité. Les abstractions peuvent devenir subjectives et arbitraires et de plus en plus éloignées de la réalité objective, en bref devenir fausses. La vision d'ensemble de la réalité sociale comprend la dimension de la pratique révolutionnaire et, si on élimine cette dernière, l'analyse théorique devient partielle, cesse d'être globale. En bref, elle cesse d'être une théorie pour devenir idéologie.

Mais l'unité de la théorie et de la pratique révolutionnaires ne peut se réaliser individuellement. Aucun homme, aussi génial soit-il, ne peut assimiler à l'aide de la méthode marxiste toutes les données des sciences humaines, suivre la réalité de la lutte des classes dans plus de cent pays différents, et participer personnellement à la lutte pour soumettre ses conceptions à l'épreuve suprême de la pratique. Seule l'organisation révolutionnaire est capable de totaliser les pratiques, les expériences et les connaissances nécessaires permettant d'atteindre cette unité.

En dénonçant la rupture radicale qui existe aujourd'hui entre réalité et idéaux proclamés, en se révoltant contre l'hypocrisie universelle qui n'est autre que le masque de l'exploitation et de l'oppression universelles, le mouvement de la jeunesse radicalisée ne fait encore que rêver à cette synthèse de la théorie et de la pratique. La réalisation de cette synthèse que la théorie appelle ne peut se faire que dans la pratique révolutionnaire, que dans la transformation révolutionnaire de la société.

La capacité du mouvement étudiant à jouer un rôle de révélateur et de détonateur de la crise sociale est étroitement liée à l'analogie entre la crise de l'université bourgeoise et la crise des rapports de production capitalistes. Cette crise est à la base de tous les grands conflits qui déchirent aujourd'hui la société des pays impérialistes. Ses traits principaux sont : crise de l'économie marchande, crise de la propriété privée et du profit, crise des structures autoritaires et hiérarchisées au sein des entreprises, crise de la division sociale du travail, en fait crise du travail parcellarisé et aliéné.

La solution socialiste révolutionnaire à cette crise généralisée tend à l'expropriation collective des moyens de production et d'échange, à leur gestion par les producteurs associés, à l'autogestion démocratiquement centralisée des travailleurs ; elle tend également à la sélection délibérée de priorités dans l'emploi des ressources matérielles, à la réduction radicale de la journée de travail professionnel afin que les producteurs disposent de temps libre pour administrer leurs propres affaires, et à la disparition progressive de l'économie marchande et monétaire, et de la division sociale du travail.

Mais si nous examinons de plus près chaque aspect de cette crise et chaque aspect de la solution qui doit lui correspondre, nous nous rendons compte que cette solution consiste en la réunification progressive des divers aspects de la vie sociale de l'homme, aujourd'hui violemment séparés par l'évolution économique, et qui ont un besoin urgent d'être réunis. Nous découvrons ainsi que la réunification de la théorie et de la pratique se trouve dans la réunification du travail objectivement socialisé et de la planification consciente, dans la fusion de la technique et des sciences sociales, qui dictent la primauté des objectifs sociaux auxquels la technologie doit se soumettre ; dans la fusion de la pratique sociale et de la réalisation des aspirations et des talents de chaque individu. La célèbre formule du Manifeste communiste a acquis toute sa signification à l'époque de l'automation qui, pour se généraliser, a besoin d'un enseignement universitaire de masse : le développement de chacun devient la condition du développement de tous. Cette réunification se trouve enfin dans la nécessité de fusionner l'enseignement et le travail tout au long de la vie humaine, signifie l'extension universelle de l'enseignement supérieur universitaire, la transformation d'une activité strictement limitée à quatre ou cinq ans en une activité se prolongeant de façon intermittente pendant toute la vie.

Dans la lutte contre l'hypocrisie et le cynisme que la jeunesse radicalisée a engagée, il y a le reflet, quoique partiel, de besoins absolument fondamentaux et essentiels pour surmonter les contradictions les plus dangereuses pour la survie de l'humanité, contradictions qui sont le fruit du capitalisme. La lutte pour l'unité de la théorie et de la pratique révolutionnaires n'est autre qu'une étape préparatoire à la lutte pour la réunification de la théorie et de la pratique dans la vie quotidienne des hommes, pour la réunification du travail intellectuel et du travail manuel, pour la disparition du travail aliéné et aliénant et pour son remplacement par une pratique humaine universelle de tous les hommes.

En trouvant dans les origines et dans la dynamique du mouvement étudiant des ressorts semblables, sinon identiques, à ceux qui déclenchent la lutte pour l'émancipation des masses travailleuses, nous ne voulons pas dire que l'avant-garde du mouvement étudiant est appelée à garantir automatiquement une nouvelle montée du mouvement ouvrier et du mouvement anti-impérialiste longtemps enchâssés dans l'opportunisme sans principes et dans le réformisme démobilisateur des organisations ouvrières traditionnelles. Nous ne faisons qu'ébaucher la possibilité qu'a le mouvement étudiant de réaliser de telles fonctions. Le reste dépend de la pratique révolutionnaire, c'est-à-dire, en premier lieu, de l'assimilation, ou plutôt de l'élaboration d'une théorie révolutionnaire correcte.

L'échec du mouvement ouvrier et anti-impérialiste traditionnel peut être circonscrit socialement par la catégorie de la bureaucratisation : l'accaparement de la direction de ces organisations par des couches privilégiées qui identifient la défense des organisations avec la défense de leurs propres intérêts et privilèges. Du point de vue idéologique, nous sommes confrontés à la dialectique de la défense des conquêtes partielles qui subordonne la réalisation de l'objectif final à la défense de ces conquêtes. L'explication sociologique coïncide avec la critique idéologique. Dans un monde qui continue à être dominé par la production marchande, toute institution qui incarne une fonction particulière de la vie sociale tend à devenir autonome et à se concevoir comme un objectif en soi, au lieu d'avoir conscience du fait qu'elle n'est qu'un instrument secondaire pour atteindre un objectif plus général. C'est ce destin qui a frappé les organisations de masses bureaucratisées, de la même manière qu'il a marqué aussi les Etats qui ont surgi des premières victoires partielles de la révolution mondiale.

Pour échapper à cette parcellarisation de la pratique politique, dont l'expression notoire est le réformisme, social-démocrate, stalinien, et nationaliste-petit-bourgeois dans les pays semi-coloniaux, il faut conserver avant toute chose l'orientation vers l'objectif global. Aussi importants que puissent être les objectifs immédiats et partiels, l'émancipation de l'humanité exige que le processus de révolution permanente parvienne à son terme à l'échelle mondiale. Quelle que soit l'importance de la défense de tout ce qui a été déjà obtenu, de toute conquête partielle, et du recul de toute tentative contre-révolutionnaire de la part de la réaction, il faut toujours diriger son regard vers l'horizon à atteindre, dépasser toute étape transitoire, toute satisfaction partielle, toute victoire fragmentaire, et maintenir le cap vers l'objectif final.

Ici, le rôle de la théorie révolutionnaire est absolument essentiel, car c'est elle qui permet la fonction critique et autocritique, sans compromis, propre aux mouvements d'émancipation du prolétariat, et sans laquelle la réalisation de l'objectif final est toujours remise à un futur inaccessible.

Mais un regard fixé sur l'horizon peut devenir un regard vide s'il ne va pas de pair avec une conscience claire de tous les obstacles à vaincre. Le dogmatique est condamné à buter sur les obstacles, tout comme l'opportuniste. Il faut donc assimiler dans la pratique quotidienne cette science de la révolution qu'est le marxisme et sans laquelle l'unité théorie-pratique révolutionnaire n'est qu'un fata morgana et non une réalité en devenir.

C'est par un effort conscient pour dépasser ses propres limites inévitables que l'avant-garde du mouvement étudiant pourra jouer un rôle important dans la construction et le renforcement des nouvelles organisations révolutionnaires. Comprendre la place spécifique de l'intellectuel et de l'étudiant au sein de la société capitaliste, comprendre la prolétarisation de tout le travail par le capital, comprendre la nature du capitalisme et de l'impérialisme et celle des mouvements d'émancipation qui les combattent,  comprendre  la  dialectique  des  révolutions contemporaines et le rôle central que le facteur subjectif joue en son sein, subordonner la recherche d'une carrière individuelle à la contribution que l'on peut apporter à ce vaste mouvement d'émancipation, se consacrer à la construction d'organisations prolétariennes révolutionnaires fonctionnant à partir d'une pratique révolutionnaire universelle, telles sont les étapes de ce processus de clarification. Construire une organisation révolutionnaire d'avant-garde ayant pour objet la libération de tous les exploités ne signifie nullement abandonner la tâche partielle d'aider l'auto-organisation et l'auto-éducation des masses étudiantes. Cela signifie simplement intégrer cette tâche partielle dans une perspective plus générale.

Il n'existe pas d'activité qui puisse apporter plus de satisfaction aux hommes et aux femmes de notre temps que celle de consacrer leur vie à la libération de leurs peuples et à celle de tous les peuples. Il n'existe pas de tâche plus exaltante à notre époque que celle de construire un monde sans exploitation ni oppression sans guerres ni violences, un monde d'abondance et de bien-être pour tous, un monde qui mette fin à la préhistoire de l'humanité et qui fasse apparaître, pour la première fois, toute la magnifique puissance collective de l'humanité : le monde de la société sans classes, le monde du socialisme. 

Traduit de l'espagnol pur Ana TRILCE

Discours fait à l'université de Mexico en 1972.

[6] Ce texte est celui d'une conférence faite à Mexico en 1972.

 

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