3. La prolétarisation
du travail intellectuel
1. La prolétarisation du travail
intellectuel
Le
néo-capitalisme, en tant que troisième phase de développement
du mode de production capitaliste, est fondé sur une révolution
technologique, de même que les deux phases qui l'ont précédé.
L'axe de cette révolution est l'automatisation, l'électronique
et l'énergie nucléaire, alors que la première révolution
technologique tournait autour du moteur à vapeur et la seconde
autour du moteur électrique. Le fait que le néo-capitalisme
ait permis une nouvelle phase de développement des forces
productives — développement qui s'est de plus en plus réduit
à partir de 1966-‘67 — ne contredit en aucune façon la
caractérisation générale de l'époque ouverte par la Première
Guerre mondiale comme époque de la décadence du capitalisme.
La troisième révolution technologique ne constitue pas une
preuve de la vitalité du capitalisme international. Elle n'est
pas le simple produit de la science mais aussi celui de la lutte
des classes.
Le
moteur du mode de production capitaliste est l'accumulation de
capital au moyen de la réalisation et de la capitalisation du
profit. Les découvertes scientifiques ne se traduisent en
innovations que si leur application au processus de production
est rentable. En conséquence, il est faux d'affirmer que, sous
le néo-capitalisme, la science est devenue une force productive
immédiate. Son application à la production est aujourd'hui
plus que jamais subordonnée à l'impératif du profit. Nombre
de découvertes scientifiques qui sont à la base de la troisième
révolution technologique avaient été faites avant la Seconde
Guerre mondiale. Qu'elles n'aient pas été appliquées alors
n'est pas dû à la présence d'obstacles technologiques mais à
leur rentabilité insuffisante. Ce furent les grandes défaites
de la classe ouvrière internationale devant le fascisme, la
guerre et la « guerre froide » qui permirent, à partir de
1945, à l'impérialisme de se relever après vingt ou
vingt-cinq années de stagnation. Ces défaites ont rendu
possible un accroissement considérable du taux de la plus-value
des capitalistes et, par là même, du taux de profit. C'est
cette hausse du taux de profit qui a permis la relance de la
croissance économique.
Produit
des défaites historiques de la classe ouvrière dans les années
trente et quarante, le néo-capitalisme est affronté maintenant
à la nouvelle montée du prolétariat international qui a eu
lieu au cours des années soixante et que symbolise l'explosion
révolutionnaire de 1968, elle-même, en dernier ressort,
produit de la nouvelle révolution technologique qui exige, de
par sa logique même, un choix constant des priorités économiques
et sociales, une planification sociale mondiale de l'emploi et
des ressources matérielles. Le néo-capitalisme ne peut
qu'accentuer toutes les contradictions inhérentes au système.
En tant que Mexicains [6], vous en connaissez un des aspects
essentiels : son incapacité à assurer un développement tant
soit peu équilibré de l'économie des pays d'Amérique Latine,
d'Asie et d'Afrique. Le scandale énorme que constitue le
contraste entre le gaspillage croissant des ressources matérielles
dans l'hémisphère nord et la misère, la faim, l'insalubrité,
l'analphabétisme, le chômage chronique communs à la grande
majorité des populations de l'hémisphère sud. Le développement
impérialiste détermine et alimente le sous-développement
semi-colonial. La rébellion quasi permanente des pays dits du
Tiers Monde contre l'exploitation néo-coloniale est le résultat
inévitable de l'expansion impérialiste.
On
ne traitera ici que d'un aspect de la crise de décadence du
mode de production capitaliste à l'échelle internationale : la
crise des rapports de production capitalistes, et particulièrement
des contradictions croissantes qui résultent de la prolétarisation
du travail intellectuel. Au niveau historique, le déclin du
capitalisme a donné lieu à deux phénomènes essentiels de
notre époque et qui se complètent mutuellement : l'incapacité
à développer ledit Tiers Monde, et l'incapacité à intégrer
de façon harmonieuse et constructive le travail intellectuel,
c'est-à-dire la science, au processus de production au service
de l'humanité.
Le
capitalisme ne développe la production que sous l'impératif du
profit. La concurrence tend à égaliser le taux de profit des
entreprises capitalistes. Le développement des forces
productives tend à réduire globalement le taux moyen de
profit, et la concentration des capitaux entraîne, de la part
des grands monopoles, une course continue vers l'obtention de
surprofits. A l'époque classique de l'impérialisme, au cours
des vingt-cinq dernières années du XIXe siècle et au début
du XXe siècle jusqu'à la Première Guerre mondiale, les
surprofits coloniaux étaient la forme principale du surprofit général.
Ils existent encore aujourd'hui et sont, en chiffres absolus,
pour de nombreux monopoles, même plus importants qu'avant 1939
ou même 1914. Mais la paupérisation relative des pays
semi-coloniaux qui a contribué à créer ces surprofits,
l'extension de la révolution anti-impérialiste et sa
transformation en révolution permanente doivent inévitablement
réduire le poids relatif des surprofits coloniaux dans
l'ensemble des bénéfices des monopoles impérialistes.
Aujourd'hui, ce sont les surprofits monopolistes fondés sur les
rentes technologiques qui occupent la première place des
surprofits.
Le
néo-capitalisme est ainsi apparu comme une phase du mode de
production capitaliste caractérisée par une course permanente
vers l'obtention de rentes technologiques. Ce qui a entraîné
une accélération de l'innovation technologique, à partir des
années quarante aux Etats-Unis et, depuis 1948, dans le reste
des pays impérialistes. Deux aspects importants du néo-capitalisme
apparaissent avec cette accélération de l'innovation
technologique, tant au niveau économique que social.
D'une
part cette accélération conduit à une obsolescence rapide des
machines et des équipements. Ils passent plus rapidement de
mode. Il est vrai cependant que les monopoles impérialistes
conservent la possibilité d'exporter ces machines usées vers
les pays dits du Tiers Monde. Mais, dans le cadre de la
concurrence monopoliste accentuée, ils se verront de toutes
manières dans l'obligation d'amortir leur capital fixe en un
temps plus bref. De là la nécessité d'une planification plus
stricte des amortissements, des investissements, des coûts et
des profits au sein de chaque monopole, ce qui conduit à un
effort de programmation économique de la part des Etats
bourgeois, c'est-à-dire à la tentative de coordonner, au
niveau national, les plans privés des monopoles.
De
là également la nécessité d'une intervention croissante de
l'Etat dans la vie économique en général.
D'autre
part la course à la rente technologique implique une croissance
colossale des dépenses de recherche et de développement. Aux
Etats-Unis, ces dépenses sont passées de 100 millions de
dollars en 1928 à 5 milliards en 1953, à 12 milliards en 1959
et à 21 milliards en 1970. Cette croissance énorme des
investissements de capitaux dans le secteur de la recherche
signifie une croissance non moins spectaculaire du personnel de
recherche et de ses applications technologiques. Ce n'est pas
par hasard que le nombre des savants américains travaillant à
la recherche est passé de 87.000 en 1941 à 387.000 en 1967 et
à plus de 500.000 en 1970.
Mais,
en régime capitaliste, en régime de production marchande généralisée,
il est inévitable qu'une expansion de cette ampleur débouche
sur une nouvelle division du travail dans les entreprises
monopolistes. Non seulement on a vu apparaître au sein de
chaque grand monopole un département spécialisé dans la
recherche du développement mais, qui plus est, ces départements
peuvent devenir autonomes, se transformer en laboratoires indépendants
qui vendent leurs inventions et leurs découvertes au plus
offrant. Ainsi se réalise une prédiction de Marx, que l'on
trouve dans les Grundrisse
de 1858, où il montre la tendance du capitalisme à faire de
toutes les sciences des prisonnières du capital, et de
l'invention un business indépendant.
Ces deux
aspects du néo-capitalisme sur lesquels nous venons de mettre
l'accent ont des répercussions importantes sur sa tendance
caractéristique à prolétariser toujours davantage le travail
intellectuel.
L'accélération
de l'innovation technologique implique une intégration à
grande échelle du travail intellectuel au processus de
production. Tandis que, dans les phases précédentes du
capitalisme, le travail intellectuel était limité dans une
grande mesure à la sphère de la superstructure sociale, il est
aujourd'hui de plus en plus orienté vers l'infrastructure de la
société. Cette réintégration du travail intellectuel au
processus de production ne revêt pas seulement la forme d'un
accroissement constant d'ingénieurs chimistes, de physiciens,
d'économistes, de sociologues, de médecins, d'administrateurs,
tous de formation universitaire, et employés par les grandes
entreprises capitalistes. Les activités de tous ces
universitaires se trouvent liées, certaines plus que d'autres,
au processus de production proprement dit.
Mais
cette réintégration du travail intellectuel s'exprime également
dans l'augmentation du nombre de personnes incorporées à la
production, au sens le plus strict du terme (elles ont en général
une formation secondaire, supérieure, et non une formation
universitaire). L'exemple le plus frappant se trouve sans doute
dans l'un des plus grands succès qu'ait connu la concurrence
mondiale inter-impérialiste au cours de la dernière décennie
: l'industrie japonaise de construction navale, qui est parvenue
à conquérir plus de 50 % des demandes mondiales dans ce
secteur, emploie un personnel dont la moitié possède une
formation universitaire ou semi-universitaire.
D'autre
part, les impératifs de la planification croissante au sein de
l'entreprise monopoliste ainsi que ceux de programmation économique
au niveau des Etats conduisent à une croissance non moins
importante du travail intellectuel dans les domaines de la
reproduction ainsi qu'à une modification radicale de son
statut. Alors que, par le passé, l'intellectuel actif dans ce
domaine était un travailleur indépendant, un représentant des
professions libérales, il est devenu aujourd'hui un salarié.
Le
néo-capitalisme implique une tendance à l'organisation systématique
de toutes les sphères de la superstructure. Là aussi la
science pénètre massivement, même s'il s'agit moins de
sciences naturelles que de sciences sociales qui sont encore
dans leur majorité, de l'idéologie de classe.
Cette
constatation se fait plus évidente encore dans le domaine de
l'administration des entreprises. Ce qui auparavant
correspondait à la compétence du seul patron administrateur ou
d'un conseil d'administration d'une société par actions est
devenu une organisation structurée et hiérarchisée. Chaque
sphère de l'activité de gestion produit ses propres spécialisations.
Les ingénieurs de la production et les spécialistes en
organisation du travail reçoivent une formation universitaire
différente de celle des techniciens en études de marché ou en
marketing. Les experts
en activités monétaires, bancaires et financières, les
organisateurs de la spéculation permanente sur les devises étrangères
— et chaque grande société multinationale a de tels experts
à sa disposition — n'ont pas grand-chose à voir avec les
savants travaillant dans les différents domaines de la
recherche appliquée, pour ne pas parler de ceux du design
industriel, de l'esthétique des formes, etc. Les besoins que
les médecins du travail, les psychologues du travail, les
soi-disant spécialistes en « relations humaines » doivent
satisfaire — quelquefois l'entreprise a même ses psychiatres
et ses experts en organisation des loisirs des managers — sont opposés aux exigences qui déterminent les
activités des spécialistes de la reproduction du capital, de
ceux qui parcourent le monde pour définir dans quel pays,
quelle région et quelle ville il est le plus utile de
construire la prochaine filiale, pour déterminer les problèmes
de communication et de transports qui se poseront entre cette
filiale et la maison-mère, pour examiner les calculs de
financement et de rentabilité qui, en régime capitaliste,
doivent présider à ce choix.
Tous
ces experts sont directement intégrés aux entreprises de la
sphère de production proprement dite. Mais les impératifs de
la programmation et de l'organisation économique qui, dans le
capitalisme contemporain, découlent de l'accélération du
rythme de l'innovation technologique, s'étendent inévitablement
jusqu'à se convertir en impératifs de programmation et
d'organisation de toutes les sphères de l'activité sociale,
bref, de toute la société.
Le
néo-capitalisme ne peut planifier tous les coûts sans en même
temps planifier les coûts salariaux. Il ne peut y avoir de
programmation économique sans programmation des augmentations
de salaires. Il faut faire accepter aux ouvriers le bien-fondé
de cette programmation qui, en régime capitaliste, est toujours
subordonnée aux impératifs du profit capitaliste. Il faut donc
soumettre les grands moyens de communication, les mass
media (télévision, radio, presse, publicité),
l'enseignement, voire même la bureaucratie syndicale, au contrôle
et à l'organisation capitaliste monopoliste. Ils doivent tous
être organisés de façon à manipuler le plus possible les
convictions, les besoins, les espoirs et les rêves des
travailleurs, à les orienter en fonction des exigences de la
reproduction élargie du capital, dans le but d'intégrer le
prolétariat et d'empêcher la désintégration de la société
bourgeoise.
Mais
ici se révèlent une fois de plus les limites du régime
capitaliste, son incapacité à dépasser ses propres
contradictions. Toutes ces techniques d'intégration, dont
l'efficacité relative et temporaire ne fait pas de doute, ne
peuvent être appliquées qu'à condition de transformer
toujours plus, les intellectuels en travailleurs salariés ;
c'est-à-dire à condition d'étendre de façon prodigieuse l'éventail
du salariat et d'accroître considérablement la masse et la
qualification du prolétariat. La tendance à l'élargissement
constant du travail intellectuel qualifié, tant dans le domaine
de la production que dans celui de la reproduction et de la
superstructure — tendance caractéristique du néo-capitalisme
— est aussi la tendance à la prolétarisation croissante du
travail intellectuel. Le néo-capitalisme est la phase de développement
du capitalisme dans laquelle le système salarié commence à se
niveler également en dehors de la sphère de production elle-même.
Loin d'être une société post-industrielle, le néo-capitalisme
signifie l'industrialisation toujours plus achevée de toutes
les activités humaines.
Les
caractéristiques fondamentales de l'industrialisation sont : la
mécanisation, l'emploi de biens d'équipement toujours plus
complexes, la division du travail et, en conséquence, la
suppression de tout caractère privé, autonome, du travail
individuel, à la fois sa parcellisation et sa socialisation
progressives. Si nous regardons autour de nous, nous verrons que
ces phénomènes sont apparus au cours de ces vingt-cinq dernières
années dans une série de domaines de la vie sociale d'où ils
étaient absents ou presque avant la Seconde Guerre mondiale.
L'industrialisation
de l'agriculture dans les pays impérialistes est largement
connue. Aux Etats-Unis, le capital investi en machines agricoles
dépassa en dix ans la valeur du capital investi en terres de
culture. La mécanisation du travail de bureau est elle aussi
bien connue : les calculatrices électroniques, les machines
comptables, les machines à vérifier les chèques bancaires,
prolifèrent de plus en plus. Dans le commerce, les
distributeurs automatiques sont chaque jour plus nombreux. Les
aliments préfabriqués ont fait leur entrée dans
l'alimentation. Des firmes de conseillers juridiques remplacent
les cabinets privés d'avocats ; les équipes de spécialistes
travaillant dans des polycliniques remplacent le généraliste
de famille. La mécanisation pénètre le domaine de l'art avec
le cinéma, la télévision et, demain, les vidéo-cassettes.
Et, à travers les mêmes techniques, elle pénètre aussi
l'enseignement.
A
côté de la prolétarisation du travail intellectuel, on trouve
la généralisation du salariat et de l'économie marchande et
monétaire. Toute une série de services personnels qui, au XIXe
siècle se soustrayaient aux lois du profit, se transforment en
entreprises capitalistes. L'exemple le plus typique dans ce
domaine est la bonne, remplacée par le réfrigérateur, la
machine à laver, le chauffage central et l'air conditionné.
Mais cette tendance va plus loin encore. Les services personnels
que l'on considérait comme étant des plus nobles, comme ceux
de la médecine, de la culture, de l'art sont entraînés dans
ce même tourbillon de la production mécanisée, et se
commercialisent à l'extrême.
De
par cette nature de l'industrialisation généralisée de toute
activité humaine sous le néo-capitalisme, tous les traits
traditionnels de la prolétarisation du travail, qui auparavant
s'appliquaient surtout au travail manuel dans la grande usine
moderne, concernent aujourd'hui et de plus en plus le travail
intellectuel, c'est-à-dire tout travail salarié qui s'effectue
à l'intérieur et même en dehors de la sphère de production
proprement dite.
La
prolétarisation du travail intellectuel implique sa spécialisation,
voire sa parcellarisation, son atomisation à l'extrême. A l'époque
de la glorification des experts, acquérir une telle
qualification n'est possible que dans des domaines de plus en
plus étroits du savoir. Connaître à fond un minuscule secteur
d'une branche scientifique en n'ayant que de vagues données sur
l'ensemble de cette branche et manquer de toute connaissance
dans les autres domaines scientifiques, tel est le sort auquel
est condamné le travailleur intellectuel. Un tel travail
intellectuel, parcellarisé, fragmenté, ayant perdu toute
vision d'ensemble des activités sociales où il est inséré,
ne peut être qu'un travail aliéné. La prolétarisation du
travail intellectuel dans les conditions du salariat conduit inévitablement
à son aliénation.
C'est
ce que l'on peut démontrer au niveau matériel le plus immédiat.
La prolétarisation du travail intellectuel implique
l'apparition d'un marché de ce travail. Sur ce marché, la
force de travail intellectuel s'achète et se vend comme une
vulgaire marchandise, à l'égal de ce qui se passe avec la
force de travail manuel depuis les origines du capitalisme. La
force de travail intellectuel acquiert un prix de marché qui
fluctue selon les lois du marché, c'est-à-dire selon les lois
de l'offre et de la demande, comme nous le verrons plus loin,
autour de l'axe qu'est la valeur de cette force de travail.
De
plus, il faut reconnaître que l'économie politique bourgeoise
suit et reflète le développement réel de cette prolétarisation.
De nouvelles branches de cette idéologie sont nées qui, avec
le professeur Schultz, élaborent le concept de « capital
humain », calculent la « valeur ajoutée » de ce « capital
» au cours du « procès de production de la qualification
intellectuelle », c'est-à-dire au cours des études
universitaires. Le professeur Ballogh, lui, évalue «
l'efficacité » et la « productivité » de la « production
universitaire ». D'autres, et en particulier les professeurs
Harry Johnson et Kershaw, déduisent de l'offre et de la demande
de qualifications intellectuelles spécifiques le « produit
marginal » variable de ces activités.
On
peut ainsi capter, sur le vif, l'illusion que se font tous les
avocats et critiques bornés de la technocratie, à commencer
par le professeur Galbraith qui, à partir de l'importance
croissante des travailleurs scientifiques — certes
indiscutable — a déduit trop vite que cette prétendue «
technostructure » occuperait actuellement une position
dominante au sein de la société néo-capitaliste. L'expérience
douloureuse que connaissent actuellement aux Etats-Unis les
administrateurs, les savants et les ingénieurs du secteur de
l'aérospatiale, condamnés par dizaines de milliers au chômage,
y compris d'anciens directeurs d'usine obligés de vivre de
l'Assistance publique (Welfare) pour pouvoir nourrir leurs enfants, ainsi que l'envoi de
vivres du Japon (!) à Seattle, le centre le plus affecté par
ce chômage intellectuel, confirme cette loi fondamentale du régime
capitaliste, qui a été oubliée par tant d'idéologues durant
les années d'expansion : aucun salarié d'une entreprise
capitaliste, aussi élevée que puisse être sa position dans la
hiérarchie et aussi valable que soit sa qualification, n'est sûr
de conserver son emploi. En régime capitaliste, il n'existe
d'autre sécurité de niveau de vie que celle qui provient de la
propriété de capital — argent d'une fortune privée. C'est
pour cette raison que, contrairement aux affirmations des
avocats de la « révolution des administrateurs », les employés
qui occupent les postes les plus élevés des monopoles, et même
les administrateurs les plus puissants, n'ont qu'un mobile
fondamental : acheter des actions ou autres formes de propriété
capitaliste pouvant les mettre à l'abri de l'insécurité des
fluctuations conjoncturelles et de l'insécurité d'emploi qui
en découle.
Mais l'aliénation
du travail intellectuel, la transformation de la force de
travail intellectuelle en marchandise ne s'exprime pas seulement
dans l'insécurité de l'existence classique du prolétaire qui
frappe aujourd'hui également l'intellectuel. Elle a en elle-même
des conséquences extrêmement importantes au niveau de l'idéologie,
de la morale et de la conscience des intellectuels.
Le
néo-capitalisme, en tant que tentative pour associer l'économie
marchande généralisée,
la commercialisation
universelle, à l'organisation que réclame la programmation économique
et au contrôle de toutes les activités sociales, le tout sous
l'égide des grands monopoles, constitue une combinaison bâtarde
et pleine de contradictions entre la rationalité technocratique
partielle et l'irrationalité socio-économique globale. La
glorification des experts se combine, logiquement, avec le refus
de poser la question du « pourquoi » de leurs activités,
question condamnée péremptoirement comme relevant de « l'idéologie
», de la « politisation » ou des « jugements de valeur ».
La philosophie néo-positiviste est l'expression la plus
parfaite, dans le domaine des idées « sublimées », de cette
combinaison apologétique et inhumaine.
Le
néo-positivisme plonge ses racines dans la nature même de la
marchandise, de la production marchande, de la production pour
le profit. La chosification des relations humaines qui se détache
de la production marchande signifie en effet que toute activité
partielle et fragmentaire tend à être considérée comme un
objectif en soi, que toute la dialectique fondamentale des buts
et des moyens, inhérente à l'activité sociale de l'homme, est
faussée.
L'exemple
le plus tragique de cette contradiction entre rationalité
partielle du monopole et irrationalité sociale globale est
celui des efforts entrepris sous la direction de l'ancien chef
technocrate du trust
Ford, MacNamara, pour rationaliser la production d'armements aux
Etats-Unis. Le Pentagone engagea les services d'une série d'économistes
parmi les plus prestigieux des Etats-Unis afin de calculer de la
façon la plus précise possible les rendements, aussi bien du
point de vue financier que de la force de destruction des différents
systèmes militaires y compris les systèmes d'armes nucléaires.
Un de ces professeurs, Frédéric Sherer, se demande, dans
l'introduction à son ouvrage consacré à ces travaux, si, honnêtement,
rendre plus efficace la production d'armes terrifiantes, c'est-à-dire
rendre plus « rationnel » et « moins coûteux » le suicide
probable de l'humanité, présente un sens quelconque. Il se
pose la question, la laisse sans réponse, puis publie les résultats
de ses travaux sans plus se préoccuper du rapport, pourtant élémentaire,
entre le but et les moyens qui, dans ce cas précis, saute aux
yeux.
A
côté de cet exemple extrême, combien d'autres pourrait-on
citer ? Lorsque l'industrie chimique remplace le savon par des détergents,
elle ne cherche évidemment pas à rendre plus propre le genre
humain ; il s'agit d'augmenter les bénéfices de certains
trusts. En résolvant les problèmes techniques partiels posés
par l'introduction des machines à laver dans le sens de la
maximalisation des profits privés, l'industrie chimique fait
abstraction de la contamination déjà accentuée des fleuves et
des océans et même de l'atmosphère qui, n'augmentant pas ses
coûts immédiats, ne l'intéresse pas.
Lorsqu'on
calcule la « rentabilité » des hôpitaux et les dépenses de
la Sécurité sociale, on ne cherche pas à assurer un niveau de
santé plus élevé, mais une meilleure utilisation des dépenses
budgétaires. On en arrive ainsi à cette situation absurde qu'a
dénoncée il y a quelque temps un grand médecin français et
qui oblige les hôpitaux à garder le plus longtemps possible un
lit occupé par une même personne avec le minimum de soins,
parce que c'est la pratique qui donne le meilleur « rendement
financier ».
Mais
la nature même du travail intellectuel fait que ceux qui
entrent dans cette profession, les étudiants et les praticiens,
pour autant qu'ils n'ont pas succombé à la résignation et à
l'apathie, sont très sensibles à l'aspect absurde de cette
parcellarisation et de cette aliénation du travail dans leur
domaine. Il existe un lien plus étroit entre le contenu du
travail intellectuel et son exécution qu'entre le contenu du
travail manuel et son exécution. Il est presque impossible
d'acquérir une qualification dans certains domaines de la
science, pratiquement impossible d'acquérir une qualification
artistique, sans qu'il y ait un rapport étroit d'intérêt à
l'objet du travail.
Mais
la parcellarisation et la mécanisation du travail intellectuel
font courir le risque de provoquer, quant à la forme particulière
et à l'objet spécifique du travail, la même indifférence qui
caractérise depuis longtemps le travail manuel prolétarisé.
La jeunesse intellectuelle ne peut accepter cette dégradation,
dans la mesure où elle ne se cantonne pas dans les domaines
qui, de par leur contenu même, sont conservateurs et ont pour
objet l'extraction et la défense de la plus-value capitaliste.
La
révolte étudiante est un phénomène universel dans le monde
d'aujourd'hui, montrant ses racines économiques et sociales,
dirigé essentiellement contre les conséquences aliénantes de
la prolétarisation du travail intellectuel dans la société
marchande.
Il
n'est pas surprenant que cette rébellion parte d'abord des
facultés et des écoles de sciences sociales. Les étudiants de
cette branche, du fait même du contenu de leurs études, sont
moins victimes de la parcellarisation des tâches et de la
fragmentation de la vision sociale que les étudiants en
sciences naturelles. Ils peuvent plus facilement avoir une
vision d'ensemble de la société, situer leur propre misère et
leurs particularités dans le cadre de l'ensemble de la misère
sociale et mettre leur mécontentement en relation avec les
problèmes sociaux.
Mais
si ce sont les étudiants en sciences sociales qui généralement
initient cette révolte, ils n'en sont pas les seuls
protagonistes. Cette rébellion s'étend progressivement à
l'ensemble du monde étudiant et, dans plusieurs pays impérialistes,
elle est parvenue jusqu'aux facultés de sciences naturelles et
même de médecine et aux écoles d'ingénieurs, forteresses
traditionnelles du conservatisme, de la même manière que dans
les facultés de philosophie, de sociologie ou d'économie.
Nous
arrivons ainsi au cœur d'une autre contradiction importante du
néo-capitalisme. Nous avons souligné la tendance néo-capitaliste
à la commercialisation de toutes les activités humaines et même
des activités de la superstructure. Des critiques pessimistes
du capitalisme contemporain, comme Herbert Marcuse, ont conclu
à la capacité du capitalisme d'intégrer toute activité
sociale, même les rébellions et les révoltes
anticapitalistes. Mais ces conclusions reflètent une confusion
entre valeur d'échange et valeur d'usage qui caractérise le
capitalisme et, au-delà, toute société marchande.
Lénine
avait exprimé dans le passé cette contradiction sur un ton
ironique en disant que la soif de profits des capitalistes était
telle que l'avant-dernier capitaliste vendrait à la révolution
la corde pour pendre le dernier.
Il
serait exagéré de voir là la preuve de la capacité du
capitalisme à s'intégrer à la révolution. La valeur d'échange
de cette corde qui permet à l'avant-dernier capitaliste d'avoir
un profit est une chose ; mais le dernier capitaliste sera sûrement
plus intéressé par la valeur d'usage de la corde que par sa
valeur d'échange.
On
pourrait commenter de la même manière le rôle des livres de
poche ou des émissions de télévision dans la transformation
de la théorie révolutionnaire en objet de consommation. Cette
théorie acquiert maintenant une valeur d'échange qui enrichit
sans aucun doute une fraction de la classe bourgeoise. Mais la
valeur d'usage de cette marchandise particulière est de
diffuser la théorie, d'approfondir la conscience et d'allumer
la passion anti-capitaliste. En s'emparant de foules de plus en
plus nombreuses, cette valeur d'usage acquiert une logique
propre qui entraîne et même déchaîne des mobilisations
anticapitalistes qui ne concernent en rien sa valeur d'échange.
Ne pas comprendre cette contradiction revient à se faire la
victime des apparences superficielles de la société marchande,
à tomber dans l'apathie et la résignation et à ne pas saisir
le formidable potentiel de rébellion anti-impérialiste,
anticapitaliste et antibureaucratique que la science et la
technique contemporaines contribuent à accumuler.
Ce
n'est pas par hasard que le néo-capitalisme attribue tant
d'importance aux problèmes de la manipulation des masses et à
l'organisation totalitaire de la vie sociale. C'est sa façon de
reconnaître la justesse de la formule de Trotsky selon laquelle
le facteur décisif de l'histoire, à l'époque de la décadence
du capitalisme, est le facteur subjectif.
Le
prolétariat constitue aujourd'hui une force sociale potentielle
d’une extrême puissance, à condition qu'il agisse
unitairement, collectivement et de façon consciente contre la
société bourgeoise. Sa force d'attraction sur les autres
couches de la population peut être ainsi irrésistible et éliminer
tout obstacle à la voie socialiste dans les pays impérialistes.
Il faut considérer de près la force irrésistible de la grève
générale en France en mai 1968 pour se rendre compte de la
marge étroite qui nous sépare de l’avènement mondial du
socialisme.
Cette
marge étroite ne réside pas dans la puissance des exploiteurs
ni dans la force de leur appareil de répression, bien qu’il
soit parfaitement irresponsable de ne pas accorder une grande
importance à ces facteurs. L'obstacle principal à la victoire
mondiale du socialisme n'est cependant pas là. Il est plutôt
dans le développement insuffisant de la conscience de la classe
ouvrière, dans la faiblesse de son avant-garde et de son
organisation révolutionnaire. Il faut ajouter aussi que le
temps et l’expérience sont nécessaires pour résoudre ces
difficultés En cela, la rébellion étudiante peut et doit
jouer un rôle important.
Les
étudiants ne peuvent, d'eux-mêmes, renverser le capitalisme.
Leur force sociale est absolument insuffisante pour ce faire.
Mais ils peuvent participer à certaines étapes décisives en
contribuant considérablement au réveil d'un prolétariat que
les défaites passées et le rôle de la bureaucratie ont en
partie plongé dans l'apathie. Ils peuvent contribuer de façon
importante à l’accélération de la formation de cadres révolutionnaires
au sein de la classe ouvrière. Ils peuvent accélérer la
formation d'une organisation révolutionnaire comme l'ont fait
les étudiants et les intellectuels de Russie à l'époque de Lénine.
Les étudiants peuvent aujourd'hui aider la classe ouvrière à
échapper à l'étroitesse de vue et au corporatisme, produits
de la fragmentation du travail dont elle est victime, et l'aider
à accéder plus rapidement au niveau le plus élevé de la
conscience de classe, c'est-à-dire à la conscience de classe
politique et révolutionnaire. Ils peuvent élever les luttes
ouvrières grâce à leurs connaissances scientifiques, et de même
la fraction des jeunes intellectuels qui s'efforcent de suivre
une pratique révolutionnaire après avoir quitté l'université.
En
ce sens, la prolétarisation du travail intellectuel, qui
aujourd'hui apparaît comme le plus grand triomphe du néo-capitalisme,
peut contribuer à accélérer sa chute. En prolétarisant le
travail intellectuel, le capitalisme donne au prolétariat une
capacité plus grande de rébellion consciente contre
l'exploitation et l'oppression. Et la rébellion qui devient
consciente après avoir été spontanée et élémentaire est
annonciatrice de la révolution socialiste.
2. La crise de l'université bourgeoise
La
crise de l'université bourgeoise surgit d'abord comme résultat
de l'explosion universitaire. Dans l'espace de quelques années,
les universités ont assisté à un afflux extraordinaire d'étudiants.
Fabriques gigantesques de production de connaissances
scientifiques, des dizaines et des centaines de milliers d'étudiants
s'incorporent à elles. Il y a cent mille étudiants à
l'université de Rome, cinquante mille à celle de Madrid, et
ici, à Mexico, nous savons que les étudiants sont aujourd'hui
plus de cent mille. Aux Etats-Unis, le nombre total d'étudiants
s'élève à six millions, à deux millions au Japon, à six
cent mille en France et en Italie, et à cent mille dans
certains petits pays comme la Suède et les Pays-Bas, et à près
de trois cent mille ici au Mexique pour ne mentionner que les
exemples les plus caractéristiques.
L'explosion
universitaire dans la société néo-capitaliste apparaît comme
le résultat d'une double transformation socio-économique : l'élargissement
simultané de l'offre et de la demande de force de travail
intellectuellement qualifiée.
La
croissance de l'offre de force de travail intellectuel est le
produit de changements non seulement économiques mais aussi de
changements au niveau psycho-social, au niveau des motivations
du travail. Elle reflète une tendance d'efforts formidables de
promotion sociale individuelle. Si cet effort est traditionnel
dans les classes moyennes, il est tout récent dans le prolétariat,
du moins dans les pays où la conscience de classe est
relativement élevée comme dans la plupart des pays européens.
La
génération ouvrière parvenue à maturité avant la Seconde
Guerre mondiale avait une attitude franchement hostile envers
les études universitaires de ses enfants. Elle y voyait un
danger certain de rupture avec l'appartenance de classe. « Nous
ne voulons pas que nos enfants aient honte de leurs parents »,
disaient les travailleurs de cette époque. « Nous ne voulons
pas que nos enfants deviennent des ennemis de classe, exploitent
leurs pères et leurs camarades », ajoutaient beaucoup
d'autres.
Les
causes de changement radical d'attitude intervenu dans un tel
domaine au cours de ces vingt dernières années sont
nombreuses. Le déclin relatif et temporaire de la conscience de
classe, la montée de la « société de consommation » avec
ses plaisirs de pacotille, l'accès à plus de loisirs, ainsi
que la désintégration accélérée de la famille
unicellulaire, ont indubitablement contribué à ce changement.
L'élévation relative du niveau de vie des travailleurs et la
modification de la place des intellectuels dans la société,
deux facteurs qui ont réduit la brèche entre travail manuel et
travail intellectuel, ont aussi joué un rôle important pour
arriver à ce résultat. Le fait que l'offre d'emploi augmentait
rapidement pour les universitaires tandis que l'offre pour des
ouvriers qualifiés croissait plus lentement voire stagnait ou décroissait,
a exercé une pression sur l'orientation de l’offre générale
de force de travail. Les familles ouvrières commençaient de
plus en plus à voir dans la prolongation des études de leurs
enfants le seul moyen de leur garantir un avenir qui échappe à
la misère du sous-emploi, au sous-emploi périodique et à
l'existence d'un sous-prolétariat marginal (drop
out). C'est là une
des raisons pour lesquelles la lutte contre la discrimination et
la sélection dans le domaine de l'enseignement a joué un rôle
si important dans l'éveil politique des masses noires et
mexicaines des Etats-Unis.
Mais
c'est un phénomène objectif, à savoir la prolétarisation du
travail intellectuel, qui est le déterminant de ce changement
d’attitude du prolétariat envers les études supérieures.
Dans la mesure où cette prolétarisation s'effectue, la
promotion individuelle que signifient ces études n'implique pas
une rupture automatique avec la classe d'origine, une rupture
sociale proprement dite. Au contraire, cela peut et doit
impliquer un renforcement du prolétariat, du moins
historiquement, tant du point de vue numérique que du point de
vue de la qualification et des connaissances.
Il ne faut
pas, bien évidemment, exagérer l'ampleur du phénomène
concernant le nombre de fils et de filles d'ouvriers industriels
qui sont entrés à l'université. Dans la plupart des pays impérialistes,
ce nombre est toujours extrêmement réduit. Il indique
clairement l'oppression sociale et la discrimination dont sont
victimes les ouvriers. Bien qu'ils constituent 50 p. 100 de la
population active, leurs enfants ne forment que 5 p. 100 de la
population universitaire dans la plupart des pays impérialistes
; ce pourcentage étant sensiblement plus élevé aux Etats-Unis
et en Suède. L'élargissement de l'offre de la force de travail
intellectuel a surtout touché les couches privilégiées du
prolétariat et des couches paysannes, fils et filles d'employés
de bureau, de techniciens et de petits fonctionnaires.
Mais
il ne fait pas de doute que le changement social du milieu étudiant,
résultat de cette transformation, est profond et irréversible.
Avant la Première Guerre mondiale, la grande majorité des étudiants
provenaient de l'aristocratie, de la bourgeoisie et, dans le
meilleur des cas, de la moyenne et de la petite bourgeoisie. Les
fils et les filles des couches privilégiées du prolétariat
n'arrivaient jamais jusqu'à l'université. Aujourd'hui, les
enfants de l'aristocratie et de la grande et moyenne bourgeoisie
sont devenus la minorité (dans quelques pays une petite minorité)
des étudiants universitaires.
Comme
nous l'avons déjà analysé dans notre première partie, les
changements dans la demande de force de travail intellectuel
sont étroitement liés aux transformations technologiques et
sociales qu'implique le néo-capitalisme. Il faut cependant
souligner ici un facteur très important que nous rencontrerons
souvent au cours de notre analyse : la prolétarisation du
travail intellectuel sous le néo-capitalisme implique, du moins
dans la première phase telle qu'elle s'est développée jusqu'à
nos jours, une différence essentielle d'avec la prolétarisation
du travail manuel tel qu'elle s'est effectuée à l'aube du
capitalisme. Tandis que la prolétarisation du travail manuel
avait impliqué une indifférence toujours plus grande de la
bourgeoisie envers la forme spécifique de la qualification
ouvrière, la prolétarisation du travail intellectuel implique
au contraire que la demande de cette force de travail devienne
une demande toujours plus spécifique. De là surgissent les phénomènes
non seulement de fragmentation et de parcellarisation
progressives du travail intellectuel dont nous avons déjà parlé,
mais aussi la production de divers marchés intellectuels séparés
les uns des autres et sur lesquels le prix de cette force de
travail fluctue violemment. Un « excès » de professeurs de
sociologie peut provoquer une chute de leurs émoluments et de
leurs revenus, en même temps qu'une « pénurie » d'ingénieurs
peut faire monter subitement les salaires de cette catégorie
professionnelle. La surabondance et le chômage des techniciens
en électricité peut coïncider avec une pénurie de dentistes.
Il peut exister simultanément une surproduction d'ingénieurs
des mines et de l'aviation et une pénurie aiguë d'ingénieurs
hydrauliques et des ponts et chaussées.
Les
spécialistes en étude des fluctuations conjoncturelles en régime
capitaliste ont découvert dans le passé le célèbre « cycle
du cochon » (hog circle). Comme la production réagit toujours avec retard par
rapport aux fluctuations de la demande et des prix, car il faut
un certain temps biologique pour produire des porcs, on passe régulièrement
de la sous-production à la surproduction, sans qu'on puisse
jamais atteindre un équilibre. Sans vouloir faire des
comparaisons grossières, le cycle de la qualification
intellectuelle se rapproche beaucoup de ce « hog circle ». La pénurie dans un secteur particulier provoque une
hausse des salaires, on assiste à un afflux d'étudiants. Mais
ceux-ci ayant terminé leurs études seulement au bout de quatre
ou cinq ans, se présentent sur un marché du travail
intellectuel qui risque de se caractériser par une demande déjà
saturée. Comme l'offre dépasse la demande, le chômage fait
son apparition, les salaires baissent et les étudiants se
dirigent vers d'autres secteurs de la production. La France, la
Belgique, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis ont connu plusieurs
mouvements de ce type depuis la Seconde Guerre mondiale.
Les conséquences,
quant à la nature sociale de l'étudiant, sont significatives.
Comme le choix des études est de plus en plus déterminé par
les lois du marché, les besoins du néo-capitalisme, et non par
les préférences, les talents et les aspirations individuelles
des étudiants, ceux-ci deviennent des
apprentis intellectuels de plus en plus aliénés. Nous en
arrivons ainsi à constater que la révolte étudiante n'est pas
seulement le produit de l'aliénation du travail intellectuel
proprement dit, mais aussi celui de l'aliénation du travail étudiant
en soi.
La
définition de la nature sociale exacte des étudiants a donné
lieu à de nombreuses controverses entre marxistes d'une part et
sociologues en général de l'autre. Dire que l'étudiant est
petit-bourgeois parce qu'il ne produit pas de valeur et vit de
la plus-value est une erreur profonde du point de vue de la théorie
économique marxiste.
Marx
a clairement affirmé que tout travail productif n'est pas nécessairement
un travail salarié, et que tout travail salarié n'est pas nécessairement
productif. Un paysan qui produit des vivres pour le marché et
est propriétaire de sa terre, est producteur de valeur, donc
travailleur productif, mais fait partie de la petite bourgeoisie
et non du prolétariat, puisqu'il n'est pas salarié. Au
contraire, un chauffeur d'autobus ne produit pas de valeur, mais
c'est un prolétaire salarié et non un petit bourgeois.
Deux
aspects de la situation étudiante rendent extrêmement
difficile une définition rigoureuse de sa nature sociale. D'un
côté, la situation de l'étudiant est éminemment transitoire.
En général, on n'est étudiant universitaire que pendant trois
ou quatre ans, six ou sept au plus. Est-il alors indiqué de définir
la nature sociale de l'étudiant d'après ses origines sociales
plutôt que d'après son avenir social ? Un fils de paysan qui
va à l'université et qui en sortira technicien industriel
salarié semble appartenir à la petite bourgeoisie en raison de
ses origines et au prolétariat en raison de son avenir. Bien évidemment,
il n'est déjà plus un paysan et pas encore un prolétaire.
C'est là que réside au fond la difficulté de définir la
nature sociale de l'étudiant.
De
l'autre côté, l'activité d'un étudiant est une activité
hybride. On ne peut pas dire qu'il soit déjà un producteur, étant
donné que la production de la qualification du travail est le résultat
de l'activité des professeurs et non de son activité
personnelle. Mais on ne peut pas non plus affirmer qu'il est un
simple consommateur passif d'études et de connaissances. La
nature spécifique des études universitaires supérieures
implique une certaine activité propre, une certaine autonomie,
différente de la consommation passive des études primaires et
secondaires. C'est pour cette raison que l'étudiant se
rapproche sans aucun doute le plus de la catégorie de
l'apprenti. C'est pourquoi nous utilisons fréquemment la
formule apprenti-travailleur-intellectuel. On peut l'appliquer
en fonction du moment des études et selon les qualifications
particulières. Un étudiant en médecine ou un étudiant de
Polytechnique en fin d'études est de plus en plus absorbé par
le travail socialement utile et nécessaire, même si, dans
certains cas, il ne s'agit pas d'un travail produisant de la
valeur d'échange, comme par exemple celui d'un médecin. Ce
n'est certainement pas le cas des étudiants en lettres qui
commencent leurs études.
La
nature hybride de l'activité étudiante apparaît clairement
lorsqu'on examine l'intégration progressive de certaines facultés
à la production normale de marchandises, intégration qui
horrifie parfois : celle des laboratoires universitaires des
Etats-Unis ou de Grande-Bretagne à la production d'armes
biologiques pour l'armée. Les étudiants de ces laboratoires
participent déjà à la production présente ou future, mais
ils ne sont pas encore obligés de vendre leur force de travail.
La liberté relative dont ils jouissent par rapport au prolétariat
proprement dit leur donne, entre autres, une capacité de révolte
durable, continue, qui est absente chez ce dernier.
Notre
définition du milieu étudiant comme étant un milieu
d'apprentis-travailleurs-intellectuels implique l'interrelation
de trois facteurs principaux :
Premièrement,
définir les intellectuels comme étant des petits bourgeois était
correct dans le passé mais ne l'est plus aujourd'hui, étant
donné la nature sociale modifiée du travail intellectuel. La
majorité des étudiants ne sont pas de futurs petits bourgeois,
mais de futurs travailleurs intellectuels prolétarisés.
Deuxièmement,
l'existence étudiante est une existence temporaire, passagère,
hybride, dont les caractéristiques varient et sont fréquemment
contradictoires. Il serait erroné d'en déduire des caractéristiques
définitives de comportement social. Il est vrai qu'une partie
importante des étudiants peut s'identifier avec le prolétariat
et la paysannerie pauvre. C'est là un changement extrêmement
important. De 1848 à 1948, les étudiants ont été, en Europe,
au Japon, et en partie aux Etats-Unis, une force qui a
politiquement évolué vers la droite, une force de plus en plus
anti-ouvrière et anti-socialiste. Les étudiants sont souvent
intervenus comme briseurs de grève. Depuis dix ans, la
situation s'est radicalement renversée. Les étudiants
interviennent presque partout comme organisateurs de grèves et
de piquets de grève et presque jamais comme briseurs de grèves.
Cela me paraît un fait irréversible.
Mais,
à côté des étudiants qui, en fonction de leur révolte
toujours plus consciente, sont entraînés vers leur classe
future, il y a aussi des étudiants qui, soit pour des motifs idéologiques
individuels, soit en raison du contenu même de leurs études,
sont condamnés à rester de l'autre côté de la barricade. En
régime capitaliste, on peut difficilement être juge et en même
temps travailler en faveur des prisonniers et contre les mesures
répressives de la société bourgeoise. On ne peut demander un
travail de chronométreur de temps et de mouvements et chercher
systématiquement à diminuer les cadences.
Il
faut saisir la nature socialement hybride du contenu des études
universitaires et supérieures pour comprendre les divisions inévitables
dont souffre la masse des étudiants, pour comprendre les
possibilités limitées mais réelles de la bourgeoisie de
diviser le mouvement étudiant et d'en intégrer à la longue au
moins une fraction.
Enfin,
le milieu étudiant en lui-même, après l'expansion massive de
l'université, véritable explosion universitaire et la démocratisation
de l'université, tend à rendre homogène une masse qui ne
l'est pas du point de vue de ses origines et de son avenir
social. Cette tendance à créer un milieu étudiant spécifique
et homogène, même s'il est profondément fragmenté, est un
des facteurs qui ont contribué à l'explosion de la révolte étudiante.
Là, l'exception confirme la règle : un des pays où la
bourgeoisie a délibérément tenté d'éviter que l'université
devienne une université de masse, en fragmentant la masse étudiante,
est aussi un des rares pays où la révolte étudiante n’a pas
passé le cap d'un modeste début. Je veux parler de la
Grande-Bretagne.
De
cette homogénéisation temporaire du milieu étudiant découle
un des aspects essentiels de l'inadéquation de l'université
actuelle aux besoins des étudiants. Et c'est un des principaux
facteurs de la révolte étudiante.
Autrefois,
l'université bourgeoise était l'université des étudiants
bourgeois, organisée pour servir les fils de la bourgeoisie,
futurs bourgeois, ou futurs cadres de l'ensemble de la
bourgeoisie. Tout était logique, tout s'adaptait à cette fin.
Il y avait une cohérence naturelle du tout. Il n'y avait pas
d'infrastructure matérielle servant les besoins immédiats des
étudiants ; leurs familles pouvaient y pourvoir. Il y avait, au
contraire, une infrastructure technique très grande, parfois
abondante, satisfaisant les besoins en étude. Les fonctions
sociales qui devaient être remplies dans la société étaient
liées à ces ressources.
Lorsque
le recrutement social des étudiants se modifia de façon
radicale, l'insuffisance de l'infrastructure matérielle se fit
cruellement sentir. Les étudiants en majorité boursiers, pour
ne pas dire presque tous, avaient des besoins en logement, en
nourriture, en loisirs, et les structures traditionnelles de
l'université bourgeoise n'étaient absolument pas capables de
les satisfaire. L'insuffisance de l'infrastructure technique se
fit également sentir car on ne l'adapta pas à l'expansion
universitaire. C'est là la racine d'une autre forme de l'aliénation
étudiante : la véritable « lutte pour la vie » qui tient à
l'insuffisance de places dans les laboratoires, dans les amphithéâtres,
dans les salles de chirurgie, du manque de livres dans les
bibliothèques. En somme, c'est un manque chronique de
ressources, une insuffisance de moyens qui sont fréquemment,
sinon toujours, à l'origine des premières explosions étudiantes.
L'université
bourgeoise classique devait former de futurs bourgeois ou de
futurs chiens de garde de la bourgeoisie. Elle était entièrement
tournée vers cette fonction
sociale. L'accumulation de connaissances précises était
moins importante que la formation du jugement — adapté aux
valeurs guidant la société bourgeoise — et surtout que le développement
de la capacité de réagir conformément à l'idéologie de la
classe dominante. L'université libérale classique n'était pas
inutile à la bourgeoisie comme le prétendent aujourd'hui
parfois des technocrates atteints de myopie. Pour un industriel,
un banquier ou un exportateur du siècle dernier, cette capacité
de jugement en tant que bourgeois et surtout celle de réagir
avec assurance et « sens des affaires » dans un milieu nouveau
et inconnu, face à des situations inédites, était beaucoup
plus utile que l'accumulation de connaissances existantes en
matière de chimie, de physique ou d'historiographie.
L'université
bourgeoise de l'époque néo-capitaliste doit remplir une
fonction différente et satisfaire d'autres besoins de la classe
bourgeoise. La course aux innovations technologiques,
l'organisation systématique de toutes les sphères de la vie
sociale demandent une spécialisation toujours plus prononcée
dans la formation d'experts technocratiques. Pour cela,
l'attitude néo-positiviste remplace le libéralisme classique.
L'université bourgeoise de masse devient de cette manière une
véritable « machine à diplômes », une véritable usine à
spécialisations. Comme il s'agit de spécialisations non
seulement de plus en plus fragmentaires mais aussi de plus en
plus fluctuantes, il en résulte, du point de vue de la classe
capitaliste elle-même, une crise profonde de l'université
traditionnelle. Ses structures administratives, le contenu de
son enseignement, sa routine et son organisation ne sont plus
adaptés aux besoins des grands monopoles ni à ceux des masses
étudiantes.
De
là la coïncidence, en aucune façon fortuite, entre la révolte
étudiante et la tendance du grand capital à entreprendre une réforme
technocratique globale de l'université. Les deux mouvements répondent
à des impératifs radicalement différents. Mais leurs efforts
conjoints ont pratiquement détruit la vieille université
bourgeoise, libérale et traditionnelle.
Cela
signifie-t-il que la révolte étudiante ait objectivement ou même
délibérément aidé à la réalisation de la réforme
technocratique de l'université ? Il est trop tôt pour tirer
une conclusion aussi pessimiste et quelque peu cynique. Pour le
moment, les deux mouvements se croisent et se soutiennent
parfois, mais, le plus souvent, ils entrent en conflit. On peut
même affirmer que, dans plusieurs pays, notamment en France, en
Allemagne, en Belgique, le mouvement étudiant connaît un «
second souffle » — pour reprendre une belle expression de mon
camarade Daniel Bensaïd — dans sa lutte contre les conséquences
aliénantes de la réforme technocratique de l'université.
L'objectif
de cette réforme est très clair : transformer l'université
bourgeoise de masse, faire d'une usine non adaptée au marché
du travail intellectuel une fabrique parfaitement adéquate à
ces besoins, c'est-à-dire aux besoins des grandes entreprises
et de l'Etat de la phase monopoliste. Il s'agit de fabriquer les
qualifications intellectuelles dont la bourgeoisie a besoin,
dans des proportions qui s'ajustent aux fluctuations du marché,
en laissant de côté toute préférence ou toute aspiration
individuelle de l'étudiant. Les techniques économiques,
financières et organisationnelles qui découlent de cette réforme
technocratique sont, elles aussi, bien connues, et nous ne les
citerons que pour mémoire : la rentabilisation systématique
des investissements universitaires, c'est-à-dire la
distribution des dépenses entre les différentes facultés et
les différentes disciplines selon les « besoins » du marché
du travail ; les revenus prévisibles pour les détenteurs de
diplômes des différentes branches universitaires ; une sélection
de plus en plus stricte et de plus en plus commune tendant à
fermer les portes de l'université à une masse d'aspirants et
à condamner une fraction importante des étudiants à
interrompre leurs études si celles-ci ne sont pas couronnées
du « succès » exigé après une période de temps strictement
limitée ; les clauses aberrantes imposées à un nombre
toujours plus grand de facultés dans le but de conserver et d'étendre
les privilèges matériels exorbitants de certaines professions
(l'exemple des médecins aux Etats-Unis est invraisemblable). Au
lieu d'adapter l'expansion universitaire aux besoins sociaux, on
l'adapte à la rentabilité financière maximale de l'équipement
technique existant dans l'université.
Tous
ces aspects font que la réforme technocratique de l'université
bourgeoise se heurte non seulement aux intérêts matériels
d'un grand nombre d'étudiants, mais aussi et surtout à leur
orientation socio-politique et aux intérêts de la grande
majorité des masses travailleuses. Il est important de
souligner ici, une fois de plus, l'apparition d'une nouvelle
contradiction du néo-capitalisme, qui accentue l'explosion
possible du système, du moins du point de vue de la
superstructure.
Dominée
par la recherche de rentes technologiques, caractérisée par
une accélération du rythme de l'innovation technologique, la
société néo-capitaliste crée nécessairement un intérêt
croissant et universel pour la science. Il suffit d'observer,
par exemple, l'évolution des jouets pour enfants, le développement
de la littérature de science-fiction, la passion effrénée
pour les voyages spatiaux. On trouve un culte de la science
naturelle à tous les niveaux de la réalité sociale
contemporaine. Ainsi la publicité, qui fait un très grand
usage de la technique de référence aux prétendues qualités
scientifiques démontrées pour vendre telle ou telle
marchandise médiocre.
Comme
cela se passe avec n'importe quel mouvement idéologique
fondamental, il ne s'agit évidemment pas d'un complot ou d'une
conspiration diabolique de la part de patrons monopolistes
assoiffés de profit, mais de la reproduction, dans l'esprit des
hommes, d'une réalité sociale tangible, reproduction qui est
idéologique et non scientifique puisqu'elle passe par le filtre
de structures mentales formées en fonction d'intérêts de
classe définis.
La
passion qu'une grande partie de la jeunesse contemporaine
ressent pour la science, en dépit de ce que disent certains
pessimistes, est profondément saine. La jeunesse comprend
d'emblée les énormes potentialités émancipatrices de la
science et de la technique, potentialités qui n'ont rien à
voir avec les formes monstrueuses, destructrices et
asservissantes, que revêtent cette technique et cette même
science sous la domination de la société marchande et de la
production pour le profit.
Mais,
dans cette atmosphère sursaturée de scientisme, l'obstruction
brutale des voies d'accès aux connaissances scientifiques par
la réforme technocratique de l'université et le numerus
clausus vient s'ajouter à la fragmentation et à la
parcellarisation de plus en plus profonde de l'enseignement
universitaire, ce qui ne peut que provoquer des réactions
profondes et durables de la part au moins d'un secteur étudiant.
L'appel des mass media
attire tout le monde vers les merveilles de la science. Mais,
ensuite, la présélection dit à la moitié ou plus de ceux qui
ont été appâtés : « Les merveilles ne sont pas pour vous.
»
La
réforme technocratique de l'enseignement crée ainsi dans la
jeunesse ce qu'une publicité surabondante crée chez les
consommateurs adultes : un climat permanent d'insatisfaction et
de frustration qui doit nécessairement déboucher sur une
profonde crise de conscience et de morale, sinon sur une
angoisse permanente.
Cette
angoisse peut emprunter deux voies : la révolte qui conduit à
la prise de conscience, à l'activité et à l'organisation révolutionnaires,
porte de sortie positive ; et la démoralisation, la drogue, la
criminalité ou la neurasthénie, porte de sortie négative.
Mais toutes deux sont les enfants légitimes de la crise de l'éducation
néo-capitaliste. Si la bourgeoisie tente de trouver les
responsables de ces tendances, elle ne pourra incriminer ni les
agitateurs, ni les prophètes du communisme athée, mais elle
devra se regarder dans la glace et reconnaître : « Je suis
celle qui engendre les révolutionnaires, de même que je suis
celle qui produit une démoralisation et une violence sociales
d'une ampleur telle qu'on n'en avait jamais vu dans le monde
depuis la décadence du régime semi-féodal. »
Ainsi,
à travers la révolte contre l'inadaptation fondamentale de
l'université bourgeoise aux besoins du monde étudiant, se développe
une révolte contre l'adaptation de l'enseignement universitaire
aux besoins de maximalisation du profit monopoliste. Que ce soit
une révolte contre la parcellarisation excessive de
l'enseignement des sciences naturelles et leur rupture totale
avec toute vision d'ensemble de la société ; que ce soit une révolte
contre l'utilisation et la subordination cynique de fragments de
cet enseignement aux besoins égoïstes d'entreprises privées
ou d'inhumains projets étatiques ; que ce soit une révolte
contre la déformation néo-positiviste, idéologique et apologétique
de l'enseignement des sciences sociales, c'est elle qui donne au
mouvement étudiant un sens plus général et plus profond qui
le différencie totalement d'une simple campagne revendicative
en faveur d'intérêts étroitement corporatistes.
Dans
la mesure où ils réclament plus de cités et de restaurants
universitaires gratuits ou meilleur marché, dans la mesure où
ils réclament plus de laboratoires et plus de bibliothèques,
un accès plus facile et plus libre aux moyens techniques
d'enseignement de haut niveau, les mouvements étudiants se
cantonnent dans ce qu'on pourrait appeler l'équivalent de l'économisme
des luttes ouvrières. Ces luttes sont progressistes et
absolument nécessaires pour atteindre un niveau primaire de
prise de conscience et d'organisation. Mais elles sont en
elles-mêmes insuffisantes pour intégrer la révolte étudiante
à l'intérieur d'un mouvement universel d'émancipation révolutionnaire.
Dans
ce contexte, deux voies parallèles vont de l'avant, se croisant
parfois. L'une est la politisation extrême qui porte
l'avant-garde étudiante à faire siennes les causes politiques
générales que les organisations ouvrières, soit par dégénérescence,
soit par faiblesse, n'ont pas suffisamment assumées. En ce
sens, le mouvement étudiant en France a joué un rôle
d'avant-garde dans la lutte contre la guerre coloniale menée
par l'impérialisme français en Algérie. Il a joué dans le
monde entier, et en premier lieu aux Etats-Unis, un rôle de détonateur
dans la lutte contre la guerre d'agression de l'impérialisme
yankee contre les peuples d'Indochine. Cette politisation du
mouvement étudiant, éminemment progressiste, débouche sur la
construction et le renforcement des organisations révolutionnaires.
Nous reviendrons plus loin sur ce problème.
Cette
première issue du mouvement étudiant hors du cadre de la lutte
économiste et corporatiste est nécessairement limitée à une
avant-garde assez restreinte. Mais la révolte étudiante,
surtout lorsqu'elle répond aux formes technocratiques de
l'université, a tendance à mobiliser potentiellement des
couches d'étudiants beaucoup plus larges que l'avant-garde très
politisée et radicalisée. Pour ces importantes couches étudiantes,
même si elles ne sont qu'une minorité au sein de la totalité
de la masse étudiante, l'issue qui mène plus loin que l'économisme,
au-delà des revendications immédiates, c'est la lutte contre
l'administration et la forme de l'enseignement, éléments tout
aussi aliénants que leur contenu ; en résumé la lutte est la
lutte pour l'université
rouge ainsi que nos camarades aux Etats-Unis et au Japon, et
nous-mêmes en Europe, l'avons baptisée.
Tenter
d'établir une université socialiste au sein de la société
bourgeoise est un but tout aussi utopique que tenter d'établir
des usines socialistes isolées, sous gestion ouvrière, au
milieu d'une économie capitaliste. L'université ne produit pas
ses propres ressources, mais vit de celles mises à sa
disposition par la société.
Cette
société est dirigée par la classe dominante. Sa domination se
caractérise par le fait qu'elle détient le contrôle du
surproduit social, qui finance justement les activités de la
superstructure telles que l'enseignement.
En
conséquence, à la longue, l'université ne peut échapper au
contrôle de la classe dominante sans que celle-ci lui retire
ses moyens d'existence. Une université administrée par les étudiants,
le personnel technique et les enseignants, est, au sein de la
société bourgeoise, une université où les étudiants se
verraient obligés de réaliser leur gestion avec des moyens de
plus en plus misérables, c'est-à-dire obligés à administrer
leur propre misère.
Mais
l'impossibilité pour les étudiants d'administrer l'université
de façon permanente au sein de la société bourgeoise ne
signifie absolument pas l'impossibilité de combattre
globalement et avec quelquefois des succès spectaculaires,
quoique de durée limitée, la subordination de l'université
aux intérêts de la bourgeoisie. Et même, c'est justement par
le biais d'un tel combat global contre le contenu, la forme,
l'organisation et la structure de l'enseignement universitaire
bourgeois que le mouvement étudiant prend la valeur d'une rébellion
aux yeux de toute la société, d'une révolte qui annonce et
fait pressentir les objectifs de la rébellion sociale globale
montante, laquelle a pour objet de changer non seulement les
formes de propriété mais aussi les rapports de production, le
contenu, l'organisation et la structure de tout le travail
humain.
En
se rebellant contre la rentabilisation, la sélection, la
parcellarisation et l'éloignement de l'enseignement
universitaire de toute fin sociale valable et humaine,
l'avant-garde du mouvement étudiant proclame des valeurs
nouvelles de portée universelle qui intéressent les ouvriers
comme les intellectuels, les paysans producteurs comme les
professeurs. L'avant-garde étudiante proclame qu'il est
inhumain, irrationnel, de faire déterminer à travers le marché
et la demande solvable les priorités fondamentales d'emploi des
ressources matérielles. Elle proclame également que la
satisfaction de la soif de connaissances, de la défense de la
santé, des besoins élémentaires, de la protection de
l'humanité et de la nature, doit être prioritaire sur celle de
la production de marchandises de luxe, de marchandises
superflues, artificielles et nuisibles, dont certaines affectent
directement la santé mentale de l'être humain. L'avant-garde
étudiante proclame que ce n'est pas le marché, mais les
objectifs conscients et démocratiquement établis par la raison
humaine et par la collectivité des travailleurs qui doivent
gouverner l'orientation de la production et de l'économie.
Elle
proclame que l'émancipation du travail, y compris du travail étudiant,
doit s'effectuer grâce à l'association des producteurs, pour
reprendre la célèbre formule de Marx, c'est-à-dire par des
producteurs travaillant librement pour satisfaire les besoins établis
collectivement et non sous la contrainte économique, sous la
domination de lois apparemment fatales, destinées en fait à
enrichir une petite minorité dominante. Elle proclame qu'il
existe une interaction dialectique inévitable entre la forme de
production et son contenu, et qu'un travail qui se réalise sous
la contrainte extérieure ne débouchera jamais sur la réalisation
de l'homme qui l'a effectué.
Si
le mouvement étudiant apprend à avoir conscience de cette
signification historique universelle dont il est le porteur ;
s'il s'organise de manière aussi large, aussi démocratique,
aussi universelle que possible ; s'il maintient fermement son
indépendance par rapport à l'Etat, aux classes dominantes et
aux valeurs bourgeoises, les succès obligatoirement temporaires
seront une lumière qui illuminera le chemin de la lutte de
masses populaires beaucoup plus larges. Si les étudiants
arrivent à choisir leurs professeurs, même si cela ne dure que
six ou douze mois, s'ils parviennent à supprimer les
contraintes mécaniques et absurdes pour les remplacer par une
autodiscipline librement acceptée, les travailleurs
comprendront plus rapidement qu'eux aussi peuvent, et pour
toujours, devenir les maîtres de leurs propres entreprises, élire
leurs propres comités de gestion, abolir la hiérarchie
oppressive et exténuante du procès de travail et déterminer,
à travers leur propre collectivité, les objectifs et le
contenu de la production économique et de la vie sociale dans
son ensemble.
3. L'unité de la théorie et de la
pratique
La
révolte étudiante prend avant tout la forme d'un mouvement
spontané. Dans les deux premières parties de cette étude,
nous avons tenté de découvrir ses racines dans la prolétarisation
et l'aliénation croissantes du travail intellectuel en général,
et du travail étudiant en particulier, en fonction de la crise
de l'université bourgeoise, classique ou technocratique. La révolte
étudiante surgit toujours de l'immédiat, comme tous les
mouvements de masses spontanés. Qu'elle soit une réaction à
l'inadaptation de l'université aux besoins matériels des étudiants,
une réaction aux structures et aux contenus de l'enseignement
universitaire ou un mouvement qui prend en charge les luttes
politiques et sociales qui surgissent et que les organisations
politiques traditionnelles ont délaissées, la révolte étudiante
a toujours un caractère immédiat.
On
oublie fréquemment ce caractère immédiat de la mobilisation
étudiante spontanée en raison de ses impressionnantes répercussions.
Est-il nécessaire de rappeler que la révolte étudiante à
Paris en mai 1968 avait comme objectif immédiat la libération
de quelques étudiants arrêtés par la police ? Si ce mouvement
de protestation a pu déboucher sur la nuit des barricades, sur
l'énorme manifestation ouvrière de solidarité avec les étudiants,
puis sur la grève générale avec occupation des usines, la
raison ne peut se trouver dans la nature sociale du milieu étudiant,
et moins encore dans la nature de la revendication qui a déclenché
le mouvement. Elle est dans la fonction de détonateur qu'un
nouveau mouvement politique de masse peut jouer dans une
conjoncture sociale et politique particulière.
Aucune
personne sensée ne pourra croire réellement que dix millions
de travailleurs se soient mis en grève, aient occupé leurs
usines et aient créé une situation pré-révolutionnaire en
France, affrontant un gouvernement aussi stable que celui de De
Gaulle, simplement parce qu'ils ont été manipulés par
quelques agitateurs — de préférence étrangers — ou parce
que le pays a été la victime d'un complot diabolique, lui
aussi préparé de préférence à l'étranger, comme semble le
croire vraiment M. Marcellin. Des mouvements sociaux d'une telle
ampleur ne sont compréhensibles qu'en fonction de mécontentements
profonds, c'est-à-dire de contradictions profondes qui
s'accumulent pendant un long laps de temps. Le fait qu'ils aient
éclaté à partir de la révolte étudiante exprime plutôt la
présence de forces non moins puissantes qui ont pu comprimer,
étouffer, retarder l'apparition au grand jour de ces
contradictions durant une longue période.
Ainsi,
le lien entre la révolte étudiante et les forces sociales qui
englobent la majeure partie des travailleurs se réduit
principalement à ce qui suit. Le mouvement étudiant spontané
à joué un rôle de révélateur et de détonateur d'un profond
malaise social que des structures politiques inadéquates — et
avant tout celles du mouvement ouvrier — avaient caché
pendant longtemps, c'est-à-dire qu'elles avaient cherché à
canaliser vers des réformes anodines, qui ne correspondaient en
aucune façon à la gravité des contradictions sociales.
Pourquoi,
à certains moments, le mouvement étudiant peut-il jouer un rôle
de révélateur et de détonateur de mouvements de rébellion
sociale beaucoup plus larges ? Avant tout parce qu'il est un
mouvement de masse d'une telle ampleur que son action a nécessairement
un impact sur l'ensemble de la société. Nous avons là un
nouveau résultat de l'explosion universitaire et de la
croissance qualitative de cette masse étudiante, dont nous
avons signalé les origines dans les besoins de néo-capitalisme,
donc dans l'évolution du mode de production capitaliste lui-même.
Quelques milliers d'étudiants qui manifestent peuvent passer
inaperçus. Trente mille étudiants qui construisent des
barricades dans le centre de Paris ne le peuvent pas.
En
second lieu, parce que c'est un mouvement spontané, non encadré,
non contrôlé ou téléguidé par les organisations politiques
traditionnelles qui ont perdu de leur prestige dans la jeunesse
en raison de leur évidente inadaptation aux problèmes
fondamentaux de notre époque.
Il
se manifeste dans la spontanéité du mouvement de masse étudiant
un énorme potentiel d'émancipation. Partant d'un dénominateur
commun, la revendication immédiate qu'a entraînée le
mouvement, cette force d'émancipation spontanée peut s'étendre
à toutes les couches de la population. Les couches de la
population travailleuse découvrent tout d'un coup que « le roi
est nu ». Les étudiants le proclament à voix haute,
permettant à la population de se rendre clairement compte de
quelque chose qu'elle sentait confusément, mais n'osait pas
encore exprimer. Ainsi, tout l'enrégimentement oppressif de la
vie politique est mis en question, et les revendications les
plus radicales montent à la surface depuis le fond des
contradictions sociales.
Finalement,
le mouvement étudiant est un mouvement politique de masse.
Aussi longtemps qu'il n'affronte directement que les autorités
universitaires ou une structure politique secondaire, sa force détonatrice
reste limitée. A partir du moment où il affronte l'Etat
bourgeois, c'est-à-dire la société bourgeoise dans son
ensemble, l'affrontement acquiert toute sa force détonatrice.
Le rôle d'exemple est ici important. Mais, au-delà de ce rôle
et de l'attraction qu'il exerce, il y a le fait que la
politisation rapide du mouvement de masse, qui part de son
niveau de revendication immédiate, s'étend de manière
incessante et transforme le mouvement en une force de lutte
globale contre la société capitaliste. Cette lutte joue à son
tour un rôle éminemment centralisateur. Elle attire et tend à
intégrer les revendications d'autres couches sociales mécontentes,
se transformant en un pôle quasi révolutionnaire de forces
politiques et sociales opposées au pôle de l’establishment,
avec tout ce que cela implique.
On
peut à ce propos souligner le rôle contradictoire des mass
media, rôle beaucoup
plus complexe que ce que croient certains critiques pessimistes
de la civilisation contemporaine. Il est vrai que, normalement,
la télévision est une puissante force de conformisme et d'intégration
sociale néo-capitalistes. Mais, dans la mesure où les
journalistes et les techniciens de la télévision sont entraînés
dans le mouvement général de lutte, comme ce fut le cas en mai
68 en France, la télévision prend une dimension qu'on ne lui
connaissait pas. Sa capacité à transmettre instantanément les
images des événements dans un rayon très vaste, fait
que de moyen d'information, elle devient un moyen de
mobilisation. Mai 68 a été le premier mouvement révolutionnaire
de l'histoire sur lequel des millions de personnes étaient
informées non pas après une semaine ou même le jour suivant,
mais à chaque heure, voire à chaque quart d'heure. De cette façon,
on pouvait courir participer à une manifestation parce qu'on
avait vu à la télévision les images de son début.
Mais,
d'autre part, toutes les potentialités du mouvement étudiant
en tant que mouvement politique de masse ont une limite qui
vient de la source même de sa force. Tout mouvement de masse
spontané est, de par sa nature même, discontinu. Il tend même
à s'épuiser en objectifs multiples de plus en plus incohérents,
à mesure qu'il se politise. La force d'attraction centripède
du mouvement de masse ne peut remplacer longtemps l'absence de
structures centralisatrices. L'énorme capital accumulé dans
l'espace de quelques semaines, sinon de quelques jours, tend à
s'évaporer lorsque la situation arrive à un tournant.
Pourquoi
en est-il ainsi ? Deux raisons fondamentales expliquent le
caractère structurel des rapports de production capitalistes.
Le marxisme révolutionnaire s'oppose à différentes variantes
du réformisme, surtout par la compréhension qu'il a de ce
caractère structurel essentiel de la société capitaliste.
Cela veut dire concrètement que, si le profit disparaît, une
économie capitaliste ne peut plus fonctionner. Donc, si les
travailleurs occupent les usines, commencent à paralyser, aux côtés
des étudiants, tous les mécanismes traditionnels de la société
bourgeoise, il n'y a que deux solutions possibles : ou bien la
structure capitaliste de l'économie se maintient, ou bien de
nouveaux rapports de production se substituent aux anciens. Dans
le premier cas, toute la vie économique et, en particulier, la
production sont profondément désorganisées et peuvent même
cesser complètement. Dans le second cas, la production peut
reprendre sur une base sociale nouvelle.
Mais
aucun peuple ne peut survivre longtemps si toute la production
s'arrête. Cette règle élémentaire, qui s'est vérifiée dans
d'autres sociétés, est dix fois plus valable dans la société
contemporaine où la technique extrêmement complexe rend
l'appareil de production plus vulnérable à tout arrêt de ses
mécanismes, où l'extrême division du travail rend chaque
citoyen beaucoup plus dépendant de l'appareil de production
dans son ensemble. Donc, si on ne remplace pas la structure
capitaliste par de nouvelles structures économiques, le retour
à la normalité, c'est-à-dire à la production capitaliste,
est, après un certain temps, pratiquement inévitable.
Cela
ne signifie pas que la combativité des masses retombe
fatalement à zéro ou que les rapports entre forces politiques
et sociales redeviennent ce qu'ils étaient avant l'explosion révolutionnaire.
Fréquemment, ce retour au fonctionnement capitaliste de l'économie
est suivi de luttes politiques et sociales très dures, qui
imposent à l'activité de production toute une série de
convulsions. Ainsi, on peut s'ouvrir une phase prérévolutionnaire,
parfois très longue.
Mais
une phase prérévolutionnaire n'est pas la révolution, car une
révolution sociale signifie précisément le remplacement des
rapports de production capitalistes par de nouveaux rapports de
production.
De
là, on peut conclure qu'un mouvement de masses spontané qui
n'obtient pas une série de victoires décisives, aussi bien
contre l'Etat que contre la classe capitaliste, est condamné à
un recul, du moins temporaire. Et la concentration de tous les
efforts sur quelques objectifs centralisés réclame un degré
de coordination et d'efficacité d'action de la part de
centaines de milliers si ce n'est de millions de personnes que
leur seule spontanéité ne peut engendrer. Cela exige deux
structures d'organisation. En premier lieu, la structure de
comités élus à la base, les conseils ouvriers, étudiants,
paysans, capables de mobiliser d'un commun accord de larges
masses. En second lieu, la structure du parti révolutionnaire,
capable de doter la première structure d'une perspective claire
quant aux objectifs à atteindre et aux voies qui permettent de
les réaliser.
Nous
arrivons ici à la seconde et inévitable limite sur laquelle
achoppe tout mouvement de masses spontané. Un mouvement spontané
réveille, comme en tourbillon, des milliers de passions,
d'espoirs et d'idées totalement contradictoires. Il n'y a
aucune garantie que les dénominateurs communs, qui résultent
de l'interaction de toutes ces forces idéologiques et morales,
correspondent exactement aux besoins objectifs de la révolution.
La transformation socialiste de la société est une tâche éminemment
consciente, l'entreprise la plus consciente qui se soit jamais
présentée au genre humain. Tenter de la réaliser sans connaître
à fond les lois de l'évolution sociale, les raisons profondes
de la décadence capitaliste, les bases sur lesquelles on doit
construire la nouvelle société, c'est-à-dire en faisant
abstraction de tout ce qu'apporte le socialisme scientifique,
revient à se précipiter vers une catastrophe certaine.
A
notre époque, une révolution socialiste victorieuse ne peut être
que le résultat de la fusion croissante de deux forces
essentielles : d'une part le mouvement spontané de masses
chaque fois plus larges qui libèrent d'immenses énergies et un
capital incalculable d'initiatives populaires et individuelles ;
et de l'autre un parti révolutionnaire, c'est-à-dire un
programme scientifique, révolutionnaire, incarné dans un
nombre élevé de cadres ayant déjà gagné la confiance d'un
secteur des masses grâce à leurs activités passées, et
pouvant organiser et mener ces masses vers un mouvement débouchant
sur la victoire de la révolution.
Etant
donné que le mouvement étudiant est intrinsèquement incapable
de se substituer à un parti politique révolutionnaire de cette
nature, il est incapable de résoudre par lui-même les tâches
qui se posent au mouvement de masse qu'il a aidé à mettre en
marche. S'il ne débouche pas sur la construction ou sur le
renforcement d'une organisation révolutionnaire, il aura échoué
dans sa contribution à l'émancipation de l'ensemble des
travailleurs.
L'avant-garde
qui se dégage peu à peu du mouvement étudiant se voit
confrontée d'une façon ou d'une autre au problème clé du
monde moderne, problème qui a dominé largement l'évolution de
toutes les sciences humaines depuis deux siècles et dont la
solution se trouve dans le marxisme : le problème des rapports
entre la théorie et la pratique. Nous n'examinerons pas ici
l'aspect épistémologique (c'est-à-dire du point de vue de la
théorie de la connaissance) de ce problème. Ce qui nous intéresse
en premier lieu aujourd'hui, ce sont les rapports entre théorie
révolutionnaire et pratique révolutionnaire.
Un
des facteurs psychologiques de la révolte étudiante, et en général
de toute la radicalisation de la jeunesse, caractéristique de
notre époque, est le refus péremptoire de l'hypocrisie qui
marque de son sceau la plupart des activités sociales, à
commencer par celles de la superstructure. Les forces
politiques, les valeurs morales, les institutions sociales
apparaissent toutes comme les masques de facteurs cachés,
masques qu'il faut d'abord arracher pour découvrir les véritables
mécanismes qui font réellement fonctionner la société. Derrière
les grands principes, on trouve les furies de l'égoïsme privé
et la soif insatiable de profit ; derrière les nobles idéaux,
la corruption, le désir de faire carrière, l'avidité de
pouvoir et de privilèges.
A
la base de toute cette hypocrisie, il y a une séparation de
plus en plus profonde entre principes et pratique, entre
principes détachés de la pratique et pratique sans principes
et qui ose l'avouer. Une barrière infranchissable semble séparer
les programmes, les idéaux proclamés, les fondements de la
morale, et la pratique quotidienne ; barrière visible aux yeux
de tous. La corruption plonge, bien sûr, ses racines dans la
nature même de la société bourgeoise, et a profondément
affecté le mouvement ouvrier traditionnel ainsi que les
pratiques des bureaucraties au pouvoir dans les pays dits
socialistes.
La
révolte des jeunes contre cette hypocrisie est tout à fait
saine et digne d'éloges. Elle crée la possibilité d'une
nouvelle poussée irréversible de la marche vers une société
sans exploitation ni oppression. Elle débouche sur la volonté,
non moins louable, de mettre la pratique sociale, et en
particulier la pratique politique, à l'unisson des idéaux.
Mais elle court le risque de devenir stérile si elle n'est pas
fondée sur l'unité entre la pratique et la théorie révolutionnaires
qui englobe toute la dialectique complexe de ces deux activités.
Nous
avons dit que la transformation socialiste de la société représente
l'entreprise la plus consciente que l'humanité ait jamais conçue.
Pour avoir ses chances de succès, elle doit partir d'une
conception globale de tous les secteurs de l'activité sociale,
c'est-à-dire d'une totalisation des résultats des sciences
humaines. Le marxisme est l'unique courant ayant jusqu'à
maintenant réussi cette totalisation qui, du reste, ne peut être
considérée, de par sa nature même, comme un résultat acquis
une fois pour toutes, mais exige une remise en question et un
enrichissement permanents.
Une
pratique révolutionnaire qui ne part pas de cette perspective
globale de la société contemporaine, des contradictions qui la
rongent et des forces motrices de sa transformation, court le
risque de tomber dans l'empirisme, le dogmatisme et l'activisme
stérile. Les exemples abondent. Il est notoire que, d'autre
part, toute pratique révolutionnaire qui n'est pas guidée et
promue par une assimilation de la théorie révolutionnaire
tombe inévitablement prisonnière des préjugés et des idéologies
de la bourgeoisie contre lesquels elle tente désespérément de
se révolter.
En
1968, mes camarades et moi-même avons dû conduire une lutte
politique très dure au sein du mouvement étudiant d'Allemagne
occidentale et des Etats-Unis contre tous ceux qui proclamaient
que la classe ouvrière de ces pays avait été définitivement
intégrée à la société néo-capitaliste, qu'elle était
incapable de se révolter et que, de ce fait, elle ne pouvait
plus être la force essentielle de la transformation révolutionnaire.
Les
révolutionnaires qui défendaient cette idée étaient réellement
sincères et guidés par les meilleures intentions. Mais ils ne
se rendaient pas compte qu'en réalité ils étaient prisonniers
d'une idéologie typique de la bourgeoisie néo-capitaliste, idéologie
selon laquelle le néo-capitalisme aurait réussi à dépasser
toutes ses contradictions économiques et qu'il serait capable
de garantir aux travailleurs un niveau de vie perpétuellement
croissant, et d'étouffer ainsi définitivement toute conscience
de classe.
Une
vision d'ensemble des lois économiques et sociales qui déterminent
la dynamique néo-capitaliste permettait de prévoir que les
contradictions de cette société allaient s'aggraver, même
dans les pays impérialistes les plus riches. Il était possible
de prévoir que, même dans ces pays, les travailleurs allaient
se révolter contre l'intensification du travail, l'accélération
des cadences, la limitation de la liberté de grève, contre
leur aliénation croissante en tant que producteurs et que
consommateurs, tout ceci étant le résultat inévitable du
fonctionnement du capitalisme. Il était donc possible de prévoir
qu'une nouvelle vague de luttes ouvrières, et même de luttes
ouvrières explosives, allait aussi se produire dans ces pays.
Sans
une vision globale de la société capitaliste, c'est-à-dire
sans une assimilation du marxisme révolutionnaire, l'analyse
concrète des forces sociales devenait erronée et conduisait à
une vision elle-même erronée du comportement futur de ces
forces et à une orientation politique fausse.
Par
ailleurs, une théorie révolutionnaire sans pratique révolutionnaire
est tout aussi condamnée à rester stérile. Affirmer, comme le
font quelques-uns, qu'il est nécessaire d'approfondir d'abord
l'analyse théorique durant une longue période, alors que de
puissants mouvements de masse éclatent et se développent dans
de nombreux pays et que dans d'autres se produisent des luttes
ouvrières importantes qui ont un potentiel révolutionnaire
indubitable, c'est se faire le complice de tous ceux qui, d'une
manière ou d'une autre, travaillent à empêcher que ce
potentiel débouche sur une révolution socialiste victorieuse.
Pire encore, se retirer dans la tour d'ivoire de la « théorie
pure » signifie condamner cette théorie à être chaque fois
moins révolutionnaire. Car sans la médiation d'une vérification
pratique constante, la théorie court le risque de perdre le
contact avec la réalité. Les abstractions peuvent devenir
subjectives et arbitraires et de plus en plus éloignées de la
réalité objective, en bref devenir fausses. La vision
d'ensemble de la réalité sociale comprend la dimension de la
pratique révolutionnaire et, si on élimine cette dernière,
l'analyse théorique devient partielle, cesse d'être globale.
En bref, elle cesse d'être une théorie pour devenir idéologie.
Mais
l'unité de la théorie et de la pratique révolutionnaires ne
peut se réaliser individuellement. Aucun homme, aussi génial
soit-il, ne peut assimiler à l'aide de la méthode marxiste
toutes les données des sciences humaines, suivre la réalité
de la lutte des classes dans plus de cent pays différents, et
participer personnellement à la lutte pour soumettre ses
conceptions à l'épreuve suprême de la pratique. Seule
l'organisation révolutionnaire est capable de totaliser les
pratiques, les expériences et les connaissances nécessaires
permettant d'atteindre cette unité.
En
dénonçant la rupture radicale qui existe aujourd'hui entre réalité
et idéaux proclamés, en se révoltant contre l'hypocrisie
universelle qui n'est autre que le masque de l'exploitation et
de l'oppression universelles, le mouvement de la jeunesse
radicalisée ne fait encore que rêver à cette synthèse de la
théorie et de la pratique. La réalisation de cette synthèse
que la théorie appelle ne peut se faire que dans la pratique révolutionnaire,
que dans la transformation révolutionnaire de la société.
La
capacité du mouvement étudiant à jouer un rôle de révélateur
et de détonateur de la crise sociale est étroitement liée à
l'analogie entre la crise de l'université bourgeoise et la
crise des rapports de production capitalistes. Cette crise est
à la base de tous les grands conflits qui déchirent
aujourd'hui la société des pays impérialistes. Ses traits
principaux sont : crise de l'économie marchande, crise de la
propriété privée et du profit, crise des structures
autoritaires et hiérarchisées au sein des entreprises, crise
de la division sociale du travail, en fait crise du travail
parcellarisé et aliéné.
La
solution socialiste révolutionnaire à cette crise généralisée
tend à l'expropriation collective des moyens de production et
d'échange, à leur gestion par les producteurs associés, à
l'autogestion démocratiquement centralisée des travailleurs ;
elle tend également à la sélection délibérée de priorités
dans l'emploi des ressources matérielles, à la réduction
radicale de la journée de travail professionnel afin que les
producteurs disposent de temps libre pour administrer leurs
propres affaires, et à la disparition progressive de l'économie
marchande et monétaire, et de la division sociale du travail.
Mais
si nous examinons de plus près chaque aspect de cette crise et
chaque aspect de la solution qui doit lui correspondre, nous
nous rendons compte que cette solution consiste en la réunification
progressive des divers aspects de la vie sociale de l'homme,
aujourd'hui violemment séparés par l'évolution économique,
et qui ont un besoin urgent d'être réunis. Nous découvrons
ainsi que la réunification de la théorie et de la pratique se
trouve dans la réunification du travail objectivement socialisé
et de la planification consciente, dans la fusion de la
technique et des sciences sociales, qui dictent la primauté des
objectifs sociaux auxquels la technologie doit se soumettre ;
dans la fusion de la pratique sociale et de la réalisation des
aspirations et des talents de chaque individu. La célèbre
formule du Manifeste
communiste a acquis toute sa signification à l'époque de
l'automation qui, pour se généraliser, a besoin d'un
enseignement universitaire de masse : le développement de
chacun devient la condition du développement de tous. Cette réunification
se trouve enfin dans la nécessité de fusionner l'enseignement
et le travail tout au long de la vie humaine, signifie
l'extension universelle de l'enseignement supérieur
universitaire, la transformation d'une activité strictement
limitée à quatre ou cinq ans en une activité se prolongeant
de façon intermittente pendant toute la vie.
Dans
la lutte contre l'hypocrisie et le cynisme que la jeunesse
radicalisée a engagée, il y a le reflet, quoique partiel, de
besoins absolument fondamentaux et essentiels pour surmonter les
contradictions les plus dangereuses pour la survie de l'humanité,
contradictions qui sont le fruit du capitalisme. La lutte pour
l'unité de la théorie et de la pratique révolutionnaires
n'est autre qu'une étape préparatoire à la lutte pour la réunification
de la théorie et de la pratique dans la vie quotidienne des
hommes, pour la réunification du travail intellectuel et du
travail manuel, pour la disparition du travail aliéné et aliénant
et pour son remplacement par une pratique humaine universelle de
tous les hommes.
En
trouvant dans les origines et dans la dynamique du mouvement étudiant
des ressorts semblables, sinon identiques, à ceux qui déclenchent
la lutte pour l'émancipation des masses travailleuses, nous ne
voulons pas dire que l'avant-garde du mouvement étudiant est
appelée à garantir automatiquement une nouvelle montée du
mouvement ouvrier et du mouvement anti-impérialiste longtemps
enchâssés dans l'opportunisme sans principes et dans le réformisme
démobilisateur des organisations ouvrières traditionnelles.
Nous ne faisons qu'ébaucher la possibilité qu'a le mouvement
étudiant de réaliser de telles fonctions. Le reste dépend de
la pratique révolutionnaire, c'est-à-dire, en premier lieu, de
l'assimilation, ou plutôt de l'élaboration d'une théorie révolutionnaire
correcte.
L'échec
du mouvement ouvrier et anti-impérialiste traditionnel peut être
circonscrit socialement par la catégorie de la
bureaucratisation : l'accaparement de la direction de ces
organisations par des couches privilégiées qui identifient la
défense des organisations avec la défense de leurs propres intérêts
et privilèges. Du point de vue idéologique, nous sommes
confrontés à la dialectique de la défense des conquêtes
partielles qui subordonne la réalisation de l'objectif final à
la défense de ces conquêtes. L'explication sociologique coïncide
avec la critique idéologique. Dans un monde qui continue à être
dominé par la production marchande, toute institution qui
incarne une fonction particulière de la vie sociale tend à
devenir autonome et à se concevoir comme un objectif en soi, au
lieu d'avoir conscience du fait qu'elle n'est qu'un instrument
secondaire pour atteindre un objectif plus général. C'est ce
destin qui a frappé les organisations de masses bureaucratisées,
de la même manière qu'il a marqué aussi les Etats qui ont
surgi des premières victoires partielles de la révolution
mondiale.
Pour
échapper à cette parcellarisation de la pratique politique,
dont l'expression notoire est le réformisme, social-démocrate,
stalinien, et nationaliste-petit-bourgeois dans les pays
semi-coloniaux, il faut conserver avant toute chose
l'orientation vers l'objectif global. Aussi importants que
puissent être les objectifs immédiats et partiels, l'émancipation
de l'humanité exige que le processus de révolution permanente
parvienne à son terme à l'échelle mondiale. Quelle que soit
l'importance de la défense de tout ce qui a été déjà
obtenu, de toute conquête partielle, et du recul de toute
tentative contre-révolutionnaire de la part de la réaction, il
faut toujours diriger son regard vers l'horizon à atteindre, dépasser
toute étape transitoire, toute satisfaction partielle, toute
victoire fragmentaire, et maintenir le cap vers l'objectif
final.
Ici,
le rôle de la théorie révolutionnaire est absolument
essentiel, car c'est elle qui permet la fonction critique et
autocritique, sans compromis, propre aux mouvements d'émancipation
du prolétariat, et sans laquelle la réalisation de l'objectif
final est toujours remise à un futur inaccessible.
Mais
un regard fixé sur l'horizon peut devenir un regard vide s'il
ne va pas de pair avec une conscience claire de tous les
obstacles à vaincre. Le dogmatique est condamné à buter sur
les obstacles, tout comme l'opportuniste. Il faut donc assimiler
dans la pratique quotidienne cette science de la révolution
qu'est le marxisme et sans laquelle l'unité théorie-pratique révolutionnaire
n'est qu'un fata morgana et non une réalité en devenir.
C'est
par un effort conscient pour dépasser ses propres limites inévitables
que l'avant-garde du mouvement étudiant pourra jouer un rôle
important dans la construction et le renforcement des nouvelles
organisations révolutionnaires. Comprendre la place spécifique
de l'intellectuel et de l'étudiant au sein de la société
capitaliste, comprendre la prolétarisation de tout le travail
par le capital, comprendre la nature du capitalisme et de l'impérialisme
et celle des mouvements d'émancipation qui les combattent,
comprendre la
dialectique des
révolutions contemporaines et le rôle central que le
facteur subjectif joue en son sein, subordonner la recherche
d'une carrière individuelle à la contribution que l'on peut
apporter à ce vaste mouvement d'émancipation, se consacrer à
la construction d'organisations prolétariennes révolutionnaires
fonctionnant à partir d'une pratique révolutionnaire
universelle, telles sont les étapes de ce processus de
clarification. Construire une organisation révolutionnaire
d'avant-garde ayant pour objet la libération de tous les
exploités ne signifie nullement abandonner la tâche partielle
d'aider l'auto-organisation et l'auto-éducation des masses étudiantes.
Cela signifie simplement intégrer cette tâche partielle dans
une perspective plus générale.
Il
n'existe pas d'activité qui puisse apporter plus de
satisfaction aux hommes et aux femmes de notre temps que celle
de consacrer leur vie à la libération de leurs peuples et à
celle de tous les peuples. Il n'existe pas de tâche plus
exaltante à notre époque que celle de construire un monde sans
exploitation ni oppression sans guerres ni violences, un monde
d'abondance et de bien-être pour tous, un monde qui mette fin
à la préhistoire de l'humanité et qui fasse apparaître, pour
la première fois, toute la magnifique puissance collective de
l'humanité : le monde de la société sans classes, le monde du
socialisme.
Traduit
de l'espagnol pur Ana TRILCE
Discours
fait à l'université de Mexico en 1972.
[6]
Ce texte est celui d'une conférence faite à Mexico en 1972.
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