2. Le
nouveau rôle de l'Université bourgeoise
Au
cours des vingt-cinq dernières années, la fonction de
l'université en Occident s'est progressivement modifiée. Dans
ce processus, l'université a, dans une large mesure, été le
sujet plus que l'objet d'une évolution sociale programmée
qu'on peut résumer en une formule : transition de la seconde à
la troisième phase de
l'histoire du mode de production capitaliste, ou, plus brièvement,
essor du néo-capitalisme.
Au
cours des deux phases précédentes du capitalisme, la fonction
de l'université était essentiellement de donner aux fils les
plus brillants — et, dans une moindre mesure, également aux
filles — de la classe dirigeante, l'éducation classique
voulue et les moyens de diriger efficacement l'industrie, la
nation, les colonies et l'armée.
Former
à la pensée méthodique, développer des régies d'érudition
indépendante, fournir une base culturelle de classe commune et,
sur cette base, assurer les liens informels entre « élites »
des différents domaines de la vie sociale (le système du «
lien entre anciens condisciples »), tel était le rôle
essentiel de l'enseignement universitaire pour la grosse majorité
des étudiants.
L'enseignement
professionnel spécialisé n'en était qu'un sous-produit. Même
dans les sciences de la nature, l'accent était généralement
mis sur la théorie pure. Le mode de financement de
l'enseignement supérieur donnait en pratique un « monopole du
savoir » à la classe dirigeante. La plupart des diplômés de
l'université avaient en fait des professions indépendantes —
membres des professions libérales et hommes d'affaires — ou
étaient de proches associés de personnes ayant une situation
indépendante.
Le
néo-capitalisme a changé tout cela de façon fondamentale.
Deux de ses traits caractéristiques ont contribué à part égale
à ce changement: d'une part le besoin de main-d'oeuvre spécialisée
sur le plan technique dans l'industrie et dans un appareil
d'Etat en augmentation ; d'autre part la nécessité de répondre
à la demande croissante d'études supérieures que, suite à
l'augmentation du niveau de vie, les classes moyennes, les
fonctionnaires, les travailleurs à « cols blancs », et même
— dans une moindre mesure — les ouvriers qualifiés, commençaient
à rechercher comme moyen de promotion sociale.
L'explosion
universitaire à laquelle nous assistons encore à l'heure
actuelle a donc été la conséquence d'une demande fortement
accrue, et d'une offre non moins fortement accrue de
main-d'oeuvre intellectuelle.
L'université
n'y était pas préparée, que ce soit au niveau du contenu même
des études supérieures ou au niveau de son infrastructure matérielle
et de son organisation administrative. Cet échec de l'université
à répondre aux besoins du capitalisme a été considéré à
juste titre comme une des causes de la révolte étudiante
internationale. Mais il est dans la nature de notre société
qu'elle peut forcer les universités à s'adapter à ces besoins
nouveaux de la classe dominante.
Dans
le cadre néo-capitaliste, la réforme technocratique de
l'université — la transformation de l'université
traditionnelle en université technocratique — est inévitable.
La
révolte étudiante n'est pas seulement une réaction face à
l'incapacité des universités contemporaines à s'adapter. Elle
est dans le même temps une réaction face à la tentative,
jusqu'ici trop bien réussie, de réaliser cette adaptation sur
la base d'une subordination presque totale aux exigences et aux
intérêts du néo-capitalisme.
Le
lien entre la troisième révolution technologique — souvent
appelée « révolution technico-scientifique » —, la demande
croissante de main-d'oeuvre intellectuelle et la réforme
universitaire technocratique est un lien évident. La troisième
révolution technologique se distingue par une réintroduction
massive de travail intellectuel dans l'industrie, la production,
et même le procès de travail, réintroduction que symbolise l'électronicien
supervisant et surveillant les opérations de production
automatisées.
Ainsi
se développe un véritable « marché du travail » pour diplômés
de l'enseignement supérieur. Des « dénicheurs de talents »
font leur choix au sein de toute nouvelle promotion des grandes
universités américaines, britanniques et japonaises, et le même
procédé se généralise de plus en plus dans les pays d'Europe
occidentale. La loi de l'offre et de la demande fixe les
salaires des travailleurs intellectuels comme elle le fait
depuis deux cents ans pour ceux des travailleurs manuels.
Un processus
de prolétarisation du travail intellectuel est donc en route.
La prolétarisation ne signifie pas essentiellement (et dans
certains cas pas du tout) une consommation limitée ou un bas
niveau de vie, mais une aliénation croissante, la perte d'accès
aux moyens de travail et de contrôle des conditions de travail,
une subordination croissante du travailleur à des exigences qui
n'ont plus aucun lien avec ses talents ou ses besoins propres.
Pour
que l'université puisse remplir cette fonction de former les spécialistes
salariés réclamés par les grandes firmes, il faut réformer
l'enseignement supérieur dans un sens fonctionnel. Les spécialistes
de la croissance économique ont « découvert » qu'une des
causes du ralentissement de la croissance du produit national
brut en Grande-Bretagne, c'était l'accent mis dans les
universités sur la science théorique aux dépens de la science
appliquée.
La
campagne pour l'adaptation de l'enseignement supérieur aux
besoins pratiques est encouragée par tous les moyens — alors
que dans le même temps, les dirigeants les plus intelligents
des grands monopoles reconnaissent qu'à long terme, la
recherche théorique pure est plus fructueuse qu'une recherche
limitée à des domaines circonscrits d'avance, et ce, même
d'un point de vue « purement économique ».
La
tendance à rendre l'université fonctionnelle est poussée à
l'extrême lorsque l'enseignement et la recherche universitaire
sont subordonnés aux projets spécifiques de firmes privées ou
de services gouvernementaux (on pense au rôle de certains collèges
universitaires britanniques et américains dans la recherche sur
les armes biologiques, ainsi qu'aux war games [3] pratiques dans certaines universités américaines et
s'occupant de guerres civiles dans tel ou tel pays colonial).
Mais
ces cas limites doivent être considérés pour ce qu'ils sont,
des exemples extrêmes, et en aucun cas comme l'essence de la
fonctionnalisation, qui est le fonds de la réforme
technocratique de l'université.
La
surspécialisation, l'instrumentalisation et la prolétarisation
du travail intellectuel sont les manifestations objectives de
l'aliénation croissante du travail et amènent inévitablement
à une conscience subjective croissante de cette aliénation.
L'impression de perdre tout contrôle sur le contenu et le déroulement
de son propre travail est aussi répandue de nos jours chez les
soi-disants spécialistes, y compris ceux qui sortent de
l'université, que chez les travailleurs manuels.
La
reconnaissance de cette aliénation par les étudiants eux-mêmes,
liée à un malaise provoqué par les structures autoritaires de
l'université, joue un grand rôle comme force motrice de la révolte
étudiante.
Il
y a soixante ans, les justifications conservatrices ou libérales
du système social existant étaient d'autant plus convaincantes
que la stabilité du système n'était guère mise en question,
même par ses critiques les plus radicaux. Au mieux, une révolution
sociale était à l'ordre du jour uniquement dans les pays
sous-développés. Pour l'Occident lui-même, c'était là un
but vague, rejeté dans le futur.
Deux
guerres mondiales, d'innombrables crises économiques et
sociales, et plusieurs révolutions ont depuis profondément
modifié ce point de vue. Précisément parce que l'ordre social
existant est beaucoup moins stable qu'avant la Première Guerre
mondiale, la fonction du savoir bourgeois n'est plus dans
l'apologie théorique mais dans la réforme concrète et dans
l'intervention visant a surmonter certaines crises.
Mais, pour
ces raisons mêmes, il est devenu beaucoup plus facile que par
le passé de défier le système capitaliste dans les universités
tant du point de vue théorique que du point de vue pratique. Le
système n'est plus considéré comme une réalité évidente
mais simplement comme une variante parmi plusieurs possibles.
Ce
qui donne une importance particulière à trois composantes qui
ont provoqué la naissance du mouvement étudiant. D'un côté,
on trouve un mécontentement croissant face à la société
actuelle dont, pratiquement, personne ne peut nier qu'elle est
en crise. La réforme néo-capitaliste de l'université, mise en
place de façon autoritaire, et dans une large mesure imposée
aux étudiants, ne peut qu'accroître ce malaise.
D'un
autre côté, les structures d'opposition traditionnelles,
c'est-à-dire les partis politiques de gauche et surtout le
mouvement ouvrier, ont cessé de jouer leur rôle d'opposition
radicale à la société existante, pour des raisons sur
lesquelles je ne peux m'étendre ici.
Dans
la mesure où les étudiants critiques ne trouvent pas la
possibilité d'une opposition radicale et d'un affrontement à
l'intérieur de ces structures, ils tentent d'y parvenir hors
des partis, du parlement et des mass media manipulées. Mais comme ils n'ont ni la masse ni le poids
social nécessaires pour transformer eux-mêmes la société,
leur activité se borne à imiter une révolution sociale afin
de donner un exemple qui se réduit à une sorte de spectacle.
Pour
certains révolutionnaires étudiants, ce spectacle, de moyen,
devient une fin en soi. Ainsi deviennent-ils, en dépit de leur
verbiage révolutionnaire, les victimes de l'un des phénomènes
les plus typiques d'une société fondée sur une division extrême
du travail ; je veux dire le phénomène de la conscience
partielle et donc de la fausse conscience.
D'autres
révolutionnaires étudiants tentent d'agir rationnellement,
c'est-à-dire de montrer à la classe ouvrière par leur exemple
la possibilité d'une voie différente, comme un détonateur
pouvant provoquer une explosion dans les masses plus larges. Les
événements de Mai 1968 en France ont prouvé que ce n'était
pas là une perspective irréaliste.
Mais ces événements
ont aussi montré qu'une révolte étudiante ne pouvait à elle
seule remplacer une avant-garde révolutionnaire de la classe
ouvrière politiquement éduquée et solidement organisée.
Il semble
donc que les universités actuelles soient prises entre deux
forces opposées. D'un côté, la réforme technocratique est
mise en place de l'extérieur dans l'intérêt de la classe
dominante. De l'autre côté, une opposition radicale naît au
sein même des universités, mais, en l'absence de soutien de la
part d'autres secteurs de la société, elle s'enlise dans
l'utopie et l'impuissance.
Existe-t-il
un moyen de sortir de ce dilemme ? Les étudiants — et les «
intellectuels » en général — sont-ils condamnés à choisir
entre s'intégrer à l'ordre social existant, irrationnel et
inhumain — on ferait mieux de l'appeler le désordre
existant! — ou s'engager dans des actes de révolte sans
espoir, que ce soit individuellement ou dans de petits groupes ?
Répondre
à cette question suppose que l'on a une idée de la capacité
de la société néo-capitaliste à surmonter ses contradictions
internes les plus importantes. Contrairement à Marcuse et à
d'autres, nous partons de l'idée que la contradiction la plus
importante de la société capitaliste — aussi bien à son
stade néo-capitaliste qu'à ses stades précédents — est la
contradiction entre le capital et le travail au sein du
processus de production.
Nous
sommes par conséquent convaincus qu'à long terme les
travailleurs ne peuvent être intégrés dans le néo-capitalisme,
dans la mesure où la contradiction entre capital et travail
resurgira toujours, que cela se produise ou non dans la sphère
de la consommation.
En
outre, il y a beaucoup de signes qui indiquent que, dans les
pays occidentaux industrialisés, le centre de gravité de la
lutte des classes est en train de glisser lentement mais sûrement
des problèmes de partage du revenu national entre salaires et
profits, au problème de savoir qui décide ce qui est produit,
comment on devrait le produire, et comment les travailleurs
devraient s'organiser pour le produire.
Si
notre opinion est confirmée par les événements — et
beaucoup de ce qui s'est passé dans les deux ou trois dernières
années au sein des usines de trois pays occidentaux importants
(France, Italie et Grande-Bretagne) semble en fait le confirmer
—, alors le dilemme en question ne recouvre pas tout ce que
l'on peut dire du rôle de l'université dans un changement
social programmé.
Il
existe un moyen de sortir de ce dilemme dans la mesure où
existe encore une force capable d'amener un changement radical
de la société. Ne se laissant pas piéger par
l'instrumentalisation néo-capitaliste, l'université actuelle
peut également échapper à l'autre branche du dilemme — la rébellion
donquichottesque. L'université
peut être le berceau d'une véritable révolution.
Il
faut tout de suite ajouter une mise en garde. Lorsque nous
parlons de l'«université», nous voulons dire les gens de
l'université pris collectivement, c'est-à-dire les professeurs
et les étudiants. Nous ne voulons pas parler de l'université
en tant qu'institution.
En
tant qu'institution, l'université est intégrée au système
social existant. En dernière analyse, les étudiants, les
professeurs et les travailleurs ne pourront dominer et
entretenir des universités tant que le surproduit social ne
sera pas collectivisé, c'est-à-dire tant que nous vivrons dans
une société capitaliste.
A
long terme, l'université en tant qu'institution reste liée par
des chaînes dorées au pouvoir de la classe dominante. Sans une
transformation radicale de la société elle-même, l'université
ne peut entreprendre aucune transformation radicale durable
d'elle-même.
Mais
ce qui est impossible à l'université en tant qu'institution
est possible aux étudiants individuellement et en groupes. Et
ce qui est possible aux étudiants individuellement et en
groupes peut, sur un plan collectif, devenir temporairement une
possibilité pour l'université dans son ensemble.
Le
rôle des étudiants comme force motrice et initiatrice d'un
renouveau de la société ne date pas d'aujourd'hui. Après
tout, Marx, Lénine et Fidel Castro doivent être classés parmi
les intellectuels et non parmi les travailleurs manuels.
Jouer
à nouveau le rôle de pionniers du mouvement ouvrier
contemporain, répandre la conscience socialiste révolutionnaire
anticapitaliste au sein de la classe ouvrière, cela est tout
aussi faisable pour les étudiants et les intellectuels
d'aujourd'hui que pour ceux d'il y a trois quarts de siècle. La
tâche est plus ardue, parce que ce n'est pas la première fois
qu'elle est tentée, et parce qu'une montagne d'échecs et de déceptions
pèse sur la conscience des larges masses.
Il
existe cependant de nombreux indices selon lesquels la jeune génération
des travailleurs en cols bleus [4] — et en cols blancs —
souffre moins de ce scepticisme que la génération précédente.
En outre, des liens peuvent se tisser entre étudiants et jeunes
travailleurs, comme cela s'est fait dans plusieurs pays
occidentaux. Une fois la difficulté initiale surmontée, la tâche
devient automatiquement plus aisée qu'au XIXe siècle, dans la
mesure où les conditions objectives sont plus mûres.
Ce
que l'université peut offrir aux jeunes travailleurs, c'est
avant tout le résultat de la production théorique, c'est-à-dire
des connaissances scientifiques, et non une chose aussi stérile
que le populisme masochiste de certains étudiants qui veulent
aller « aux ouvriers », les mains et la tête vides, pour leur
offrir leurs muscles et leurs cordes vocales. Ce dont les
travailleurs ont le plus besoin, c'est du savoir, d'une critique
radicale de la société existante, d'un dévoilement systématique
de tous les mensonges et demi-vérités répandus par les mass
média.
Il
n'est pas facile de mettre ce savoir en termes compréhensibles
au service des masses. Le jargon rhétorique et académique est
tout aussi stérile que le populisme. Mais le travail de
vulgarisation vient après celui d'assimilation de connaissances
réelles. Et c'est dans ce dernier domaine qu'une véritable
université critique peut aujourd'hui donner sa principale
contribution à la transformation de la société. Elle peut
offrir une critique de la société existante dans son ensemble
et dans ses détails, critique qui sera d'autant plus radicale
et pertinente qu'elle sera sérieuse, érudite, et intégrera
une grande masse de faits.
Les
données de base d'un tel travail sont mille fois plus
facilement accessibles aux étudiants et aux universitaires qu'à
ceux qui sont obligés de gagner leur vie dans le monde
professionnel quotidien. Le rassemblement et le traitement des
données de base est un pas concret vers l'autocritique et le
changement social pour l'université contemporaine.
Nous avons
dit que la contribution la plus importante, au moins au départ,
que puisse offrir l'université à la transformation radicale de
la société, se situe dans le domaine de la production théorique.
Mais elle n'a aucune raison de se limiter à la théorie pure.
Elle peut servir de pont vers l'application expérimentale
pratique, ou la recherche pratique expérimentale.
Plus
nombreux sont les étudiants et plus large la contestation étudiante,
plus grandes sont les possibilités d'unir théorie et pratique.
Nous possédons un riche stock de littérature sur le problème
du travail aliéné — 90 p. 100 en ont été écrits par de
savants philosophes, des sociologues ou des économistes, 10 p.
100 par des travailleurs autodidactes. Quelques prêtres et
pasteurs ont essayé de compléter un savoir théorique préalable
sur ce problème par une expérience pratique dans les usines.
Pourquoi
les étudiants en médecine, en physiologie et en psychologie ne
se lanceraient-ils pas dans de telles expériences à grande échelle,
dans des entreprises modernes, s'attachant surtout à la
description et à l'analyse des expériences de leurs compagnons
ouvriers ? Des étudiants critiques en médecine seront mieux à
même d'analyser le problème de la fatigue, de la frustration
causées par un travail machinal aliéné, par une cadence de
travail sans cesse croissante, que des docteurs positivistes, à
condition toutefois qu'ils associent une réelle expérience
professionnelle à la compréhension des phénomènes sociaux
dans leur totalité, et qu'ils l'enrichissent d'une expérience
personnelle.
Mais
ce n'est là qu'un exemple parmi bien d'autres. Transformer les mass media, d'instruments de conformisme social en moyens de
critique de la société, peut être tenté avec précision et
s'avérer très efficace. La police utilise des films de
manifestations pour s'entraîner à la répression. Des films révolutionnaires
d'amateur — que des dizaines de milliers de gens ont le moyen
de produire — peuvent aussi bien être utilisés pour entraîner
les manifestants à l'autodéfense contre la répression.
La
technologie moderne peut être utilisée de mille façons différentes
pour montrer l'appareil répressif existant et accélérer
l'auto-émancipation des masses. Là se trouve un domaine de
recherche inexploité qui devrait tenter les étudiants et les
universitaires de toutes les disciplines scientifiques, et dont
la première condition est : Commencez
vous-mêmes à surmonter la contradiction entre théorie et
pratique.
Ici
apparaît une autre contribution importante que peut apporter
l'université à la transformation radicale de la société. En
tant qu'institution permanente, l'université reste soumise au
contrôle de la classe dominante. Mais chaque fois que la lutte
du collectif universitaire pour l'autogestion prend une
dimension telle qu'une percée temporaire a lieu dans ce
domaine, alors, pour une courte période, l'université devient
une « école d’autogestion » pour le peuple dans son
ensemble. C'est ce qui s'est passé à la Sorbonne, à Paris, en
mai 1968 ; c'est ce qui s'est passé, aussi, à Chicago, en mai
1970. Ces exemples sont très limités, en étendue et en durée.
Mais, dans des circonstances favorables, leur attraction au sein
des masses peut être très prometteuse.
En un
certain sens, c'est là le problème central du « changement
social programmé ». Pour qui et par qui ? Tel est le problème.
L'argument avancé par les adversaires de l'autogestion démocratique,
dans les universités aussi bien que dans les usines, porte sur
la compétence. La société, telle qu'ils la voient, se divise
en patrons « compétents » et ouvriers « incompétents ».
Laissons de côté le problème de savoir si la « compétence
» des patrons est telle qu'elle justifie leur monopole dans la
prise de décision. Chaque fois que l'on compare cette
soi-disant compétence aux résultats, du moins en ce qui
concerne ses fruits sociaux globaux, on a quelques raisons d'en
douter.
Mais
l'argument décisif contre cette conception ne tient pas à un
jugement de valeur de ce genre. Avec le développement des
ordinateurs et de l'université technocratique, apparaît un
système dans lequel le contrôle des leviers du pouvoir économique,
la concentration de ce même pouvoir vont de pair avec un
monopole croissant de l'accès à une information tout aussi
terriblement concentrée.
Dans
la mesure où la même minorité sociale garde une emprise ferme
sur le pouvoir et l'information, tandis que le savoir
scientifique devient de plus en plus spécialisé et morcelé,
un fossé croissant se crée entre la compétence
professionnelle spécialisée et la concentration de
l'information qui permet de prendre des décisions stratégiques
centralisées.
Les
membres de la direction d'une firme multinationale peuvent
laisser des milliers de petites décisions à des «
professionnels compétents ». Mais, dans la mesure où seuls
les membres des conseils d'administration ont à leur
disposition le résultat final du processus de rassemblement de
l'information, ils sont seuls « compétents » pour prendre les
décisions stratégiques centrales.
L'autogestion
surmonte ce fossé en donnant aux masses l'information nécessaire
pour comprendre ce qui est en jeu dans les décisions stratégiques
centrales. Tout individu de la masse, « compétent » sur tel
ou tel point de détail, joue son rôle dans la prise de telles
décisions, chaque fois que la coopération et non la compétition
entre individus devient la norme sociale.
Si
le système capitaliste survit, malgré la terrible crise des
rapports de production capitalistes, crise renforcée par le
progrès technologique, l'aliénation croissante des «
professionnels compétents » par rapport aux « masses incompétentes
» est inévitable. Mais si le système de propriété privée
des moyens de production, de prise des décisions indépendantes
d'investissement par entreprise, de production généralisée de
marchandises, est remplacé par l'autogestion planifiée, démocratiquement
centralisée, de tous les producteurs associés, alors surgira
un intérêt social général qui éliminera toute « incompétence
». Et cet intérêt social s'exprimera dans la tendance à la généralisation
de l'instruction supérieure.
L'élimination
croissante du travail non qualifié du processus de production
— élimination qui, dans le secteur tertiaire également,
n'est qu'une question de temps — rend en fait cette
instruction supérieure généralisée absolument nécessaire,
dans la mesure ou autrement une partie croissante de la
population sera condamnée au statut de laissés-pour-compte,
sans emploi au milieu de la richesse générale.
En
outre, la réforme universitaire technocratique,
l'instrumentalisation de l'université, la réduction de
l'enseignement supérieur à un professionnalisme morcelé,
super-spécialisé et non intégré à un tout, ce que les étudiants
révolutionnaires allemands nomment Fachidiotentum
(crétinisme professionnel), tout cela produit de plus en plus
une incompétence organisée et généralisée.
L'une
des plus dures accusations qu'on puisse porter contre le « désordre
» social existant, c'est que, dans une période où le savoir
scientifique avance à une vitesse explosive, le niveau de
l'enseignement supérieur, loin de s'élever, est en train de
baisser régulièrement. L'enseignement supérieur est en conséquence
incapable d'exploiter à fond le riche potentiel du pouvoir
productif scientifique. En outre, il produit une force de
travail incompétente, naturellement pas dans l'absolu, mais
relativement aux possibilités créées par la science.
Certains
porte-parole du néo-capitalisme, tels les auteurs du projet de
réforme universitaire en Allemagne de l'Ouest, disent
ouvertement ce qu'ils pensent. Il est donc normal qu'ils
attaquent cyniquement le caractère trop libéral de la vieille
université humboldtienne [5]. Ils reconnaissent que, de leur
point de vue, c'est-à-dire de celui du néo-capitalisme, la
liberté des étudiants de lire, d'étudier et d'assister aux
cours de leur choix, doit être limitée.
La
subordination, non pas à la production aux besoins humains,
mais des besoins humains à la production, telle est la véritable
essence du capitalisme.
L'autogestion,
par conséquent, est la clé du développement complet à la
fois de la compétence scientifique et du pouvoir productif
potentiel de la science. L'avenir de l'université et celui de
la société se rencontrent là pour, en fin de compte,
converger. Quand on dit que beaucoup de gens ne sont pas faits
pour l'enseignement supérieur, c'est assurément un truisme...
dans le cadre de la société actuelle. Mais il ne s'agit pas là
d'une quelconque incapacité physiologique ou génétique, mais
d'un long processus de présélection par l'environnement social
et familial.
Si
l'on considère qu'une société qui subordonne le développement
des individus à la production d'objets renverse l'ordre réel
des valeurs, on peut supposer qu'à l'exception de cas marginaux
il n'y a rien de fatal dans cette incapacité.
Lorsque
la société aura été réorganisée de telle façon que l'éducation
des êtres humains aura la priorité sur l'accumulation des
choses et qu'elle ira dans le sens opposé à la présélection
et à la compétition actuelles — c'est-à-dire qu'elle
entourera tout enfant moins doué de tant de soins qu'il pourra
surmonter son « handicap naturel » —, alors la réalisation
d'une instruction supérieure généralisée ne semblera plus
impossible.
Abolition
de l'économie marchande, instruction supérieure généralisée,
réduction de moitié de la journée de travail, autogestion
planifiée généralisée de l'économie et de la société fondée
sur l'abondance des biens de consommation, telle est donc la réponse
au problème du XXe siècle. C'est alors que le développement
social deviendra un processus fondamental d'auto-éducation de
la société de chaque individu. C'est alors que le mot « progrès
» prendra un sens véritable : lorsque l'humanité pourra déterminer
son propre destin social consciemment et en ne faisant confiance
qu'à elle-même.
[3]
Jeux de simulation, tels celui dont traite le film la
Spirale, à propos de la situation chilienne (N.d.T.).
[4]
Les travailleurs manuels, par opposition aux « cols blancs »
qui sont les employés de bureau (N.d.T.).
[5]
Humboldt (1767-1835), érudit et homme d'Etat prussien,
fondateur et premier recteur de l'université de Berlin.
(N.d.T.).
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