1. Le
mouvement étudiant révolutionnaire
Introduction
En
septembre et octobre de l'année 1968, Ernest Mandel fit des
discours dans trente trois collèges et universités aux
Etats-Unis et au Canada, d'Harvard à Berkeley et de Montréal
à Vancouver.
Sa présentation
à l'Assemblée internationale des mouvements révolutionnaires
étudiants, sous l'égide des Etudiants pour une société démocratique
(SDS) de l'Université de Columbia, fut considérée comme l'événement
majeur de l'Assemblée et un des points chauds de sa tournée.
Ce rassemblement se tint le samedi 21 septembre au soir dans
l'auditorium de la faculté d'éducation à l'université de New
York. Plus de 600 personnes s'y entassèrent ; et le débat se
prolongea plusieurs heures durant. Voici le principal discours
de la soirée et des extraits essentiels des interventions
d'Ernest Mandel au cours de la discussion.
1. Théorie et pratique
Rudi
Dutschke, le dirigeant des étudiants berlinois, et de
nombreuses autres personnalités étudiantes représentatives
ont avancé, en tant qu'idée centrale de leur activité, le
concept de l’unité de la théorie et de la pratique, de la théorie
révolutionnaire et de la pratique révolutionnaire. Ceci n'est
pas un choix arbitraire. L'unité de la théorie et de la
pratique peut être considérée comme la plus importante des leçons
de l’expérience historique tirées des révolutions qui ont
eu lieu en Europe, en Amérique ou en d'autres terres du globe.
La
tradition historique qui englobe cette idée part de Babeuf et,
à travers Hegel, rejoint Marx. Cette conquête idéologique
implique que le grand mouvement de libération de l’humanité
doit se trouver guidé par un effort conscient pour reconstruire la société, pour dépasser une
situation dans laquelle l’homme est dominé par les puissances
aveugles de l’économie de marché et commence à prendre son
destin en main. Cet acte conscient d'émancipation ne peut être
conduit avec efficacité, et certainement pas jusqu'au bout,
sans que l’homme ait pris conscience de l’environnement
social dans lequel il vit, des forces sociales auxquelles il
doit se mesurer et des conditions sociales et économiques générales
de ce mouvement vers la libération.
Tout
comme l’unité de la théorie et de la pratique est un guide
fondamental pour tout mouvement d'émancipation aujourd'hui, le
marxisme enseigne aussi que la révolution, la révolution
consciente, ne peut être un succès qu'à la condition que
l’homme comprenne la nature de la société dans laquelle il
vit et que s'il comprend les forces motrices qui sont
sous-jacentes au développement économique et social de cette
société. En d'autrès termes : à moins qu'il ne comprenne les
forces qui commandent l’évolution sociale, il ne pourra pas
transformer cette évolution par une révolution. C'est la
conception principale que la théorie marxiste introduit dans
l’actuel mouvement révolutionnaire étudiant en Europe.
Nous
essaierons de démontrer que ces deux idées — l’unité de
la théorie et de la pratique et une compréhension marxiste des
contradictions objectives de la société — qui existaient
bien avant que le mouvement étudiant en Europe n'ait vu le
jour, furent retrouvées et réintégrées dans la lutte
pratique par le mouvement étudiant européen comme un résultat
de ses propres expériences.
Le
mouvement étudiant commence partout — et il n'en va pas différemment
aux Etats-Unis — comme une révolte contre les conditions immédiates
dont les étudiants font l’expérience dans leurs institutions
académiques propres, dans les facultés et les écoles
secondaires. Cet aspect est évident à l’Ouest, où nous
vivons, bien que la situation soit totalement différente dans
les pays sous-développés. Là-bas, bien d'autres forces et
circonstances appellent la jeunesse étudiante ou non étudiante
à se soulever. Mais, au cours des deux dernières décennies,
le type de jeunesse qui va à l’université en Occident
n'avait pas trouvé, dans l’ensemble, ni sur le lieu des études,
ni dans les conditions familiales, ni dans celles de la cité,
de raisons imminentes de révolte sociale.
Il
y a, bien sur, des exceptions. La communauté noire des
Etats-Unis en est une ; les travailleurs immigrés sous-payés
de l’Europe de l’Ouest en sont une autre. Toutefois, dans la
plupart des pays occidentaux, les étudiants qui viennent de ce
milieu prolétarien le plus pauvre sont toujours une minorité
infime. La large majorité des étudiants viennent soit de
milieux petits-bourgeois ou de moyenne bourgeoisie, soit des
couches salariées les plus favorisées. Quant ils arrivent à
l’université, ils ne sont généralement pas préparés, de
par l’existence qu'ils ont menée jusqu'alors, à comprendre
clairement ou pleinement les raisons de la révolte sociale. Ils
en prennent conscience tout d'abord dans le cadre de
l’université. Je ne fais pas référence aux exceptionnelles
petites minorités d'éléments politiquement conscients, mais
à la grande masse d'étudiants qui se trouvent confrontés à
un certain nombre de conditions qui les conduisent sur le chemin
de la révolte.
En
bref, celles-ci embrassent l’organisation, la structure et le
programme des cours inadéquats de l’université, ainsi que
toute une série de faits matériels, sociaux et politiques
d'une expérience dans le cadre de l’université bourgeoise,
qui deviennent insupportables pour une fraction de plus en plus
grande d'étudiants. Il est intéressant de noter que des théoriciens
et pédagogues bourgeois, qui veulent comprendre les raisons de
la révolte étudiante, ont dû réintroduire dans leur analyse
du milieu étudiant certaines notions qu'ils avaient depuis
longtemps éliminées de leur analyse générale de la société.
Il
y a quelques jours, alors que j'étais à Toronto, un des
principaux pédagogues canadiens donna un cours sur les causes
de la révolte étudiante. Ses raisons, a-t-il dit, « sont
essentiellement matérielles. Non pas que leurs conditions de
vie soient insatisfaisantes ; non pas qu'ils soient maltraités
comme l’étaient les ouvriers au XIXe siècle. Mais,
socialement, nous avons créé une espèce de prolétariat des
universités, qui n'a aucun droit de participer à l’élaboration
de ses programmes, aucun droit pour, au moins, co-déterminer sa
propre existence pendant les quatre, cinq ou six années qu'il
passé à l’université. »
Bien
que je ne puisse accepter cette définition non marxiste du prolétariat,
je pense tout de même que ce pédagogue bourgeois a
partiellement révélé une des racines de la révolte étudiante
généralisée. La structure des universités bourgeoises n'est
qu'un reflet de la structure hiérarchique générale de la société
bourgeoise. Les deux deviennent insupportables pour les étudiants,
même avec leur présent niveau élémentaire de conscience
sociale. Cela nous amènerait trop loin que de sonder les
racines psychologiques et morales plus profondes de cette prise
de conscience. Mais, dans certains pays d'Europe de l’Ouest et
probablement aussi aux Etats-Unis, la société bourgeoise,
telle qu'elle a fonctionné pendant la dernière génération, a
provoqué dans les dernières années une décomposition très
avancée de la famille bourgeoise classique. En tant que jeunes,
les étudiants contestataires ont été éduqués au travers de
l’expérience pratique à remettre en question toute autorité
en commençant par l’autorité de leurs parents. Cela est extrêmement
frappant dans un pays comme l’Allemagne d'aujourd'hui.
Si
vous connaissez un tant soit peu la vie quotidienne allemande ou
si vous étudiez ses reflets dans la littérature allemande,
vous savez que, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, l’autorité
paternelle dans ce pays était la moins remise en question au
monde. L'obéissance des enfants à leurs parents était très
profondément enracinée dans le tissu de la société. Mais
l’actuelle jeunesse allemande a traversé une suite d'expériences
amères, d'abord en tant qu'enfants d'une génération de
parents allemands qui, nombreux, ont accepté le nazisme, puis
ont embrassé la guerre froide et, enfin, ont vécu en tout
confort dans la croyance que le prétendu « capitalisme
populaire» (appelé « économie sociale de marché ») ne
serait secoué par aucune récession, aucune crise ni problèmes
sociaux. Les faillites idéologiques et morales successives de
ces deux ou trois générations de parents ont donné naissance
aujourd'hui, au sein de la jeunesse, à un profond sentiment de
mépris pour l’autorité de leurs aînés et les ont préparés
à ne pas accepter sans défi ou sans réserves sérieuses toute
forme d'autorité quand ils arrivent à l’université.
Ils
se trouvent alors confrontés, en premier lieu, à l’autorité
de leurs professeurs et des institutions universitaires qui, du
moins dans le domaine des sciences sociales, sont à l’évidence
loin de toute réalité. Les leçons qu'ils reçoivent ne
permettent aucune analyse scientifique objective de ce qui se
pass dans le monde ou dans les différents pays occidentaux. Ce
défi lancé à l’autorité académique en tant qu'institution
devient rapidement un défi au contenu de l’enseignement.
De
plus, en Europe, bien plus sans doute qu'aux Etats-Unis, nous
avons des conditions matérielles très peu satisfaisantes dans
les universités. Elles sont surpeuplées. Des milliers d'étudiants
sont contraints d'écouter leurs professeurs avec des systèmes
d'écoute. Ils ne peuvent parler à leur professeur ou avoir des
contacts, des échanges normaux d'opinions ou des dialogues. Les
conditions de logement et d'alimentation sont mauvaises aussi.
Des facteurs supplémentaires alimentent l’énergie de la révolte
étudiante. Cependant, je dois insister sur le fait que la
raison principale de la révolte persisterait même si ces
conditions matérielles étaient améliorées. La structure
autoritaire de l’université et le contenu inadéquat de
l’enseignement reçu, du moins dans le domaine des sciences
sociales, sont les causes du mécontentement bien plus que ne le
sont les conditions matérielles.
C'est
pourquoi les tentatives de réformes universitaires qui ont été
faites par les ailes libérales des différents establishments
de la société néo-capitaliste [2] occidentale feront
probablement faillite. Ces réformes n'atteindront pas leurs
fins parce qu'elles ne s'attaquent pas aux origines véritables
de la révolte étudiante. Non seulement elles ne tentent pas de
supprimer les causes de l’aliénation des étudiants, mais, si
elles sont appliquées, elles l’accentueront plutôt.
Quel
est le but de la réforme universitaire telle qu'elle est proposée
par les réformateurs libéraux du monde occidental ? C'est une
tentative pour aménager l’organisation de l’université
afin que celle-ci satisfasse les besoins de l’économie et de
la société néo-capitaliste. Ces messieurs disent: Bien sur,
il n'est pas bon d'avoir un « prolétariat académique » ; il
n'est pas bon d'avoir beaucoup de gens qui quittent
l’université sans pouvoir trouver d'emploi. Ceci est pour
beaucoup dans la tension et l’explosion sociale. Comment résoudre
le problème ? Nous le ferons en réorganisant l’université
et en distribuant le nombre de places accessibles selon les
besoins de l’économie néo-capitaliste. Dans un pays qui a
besoin de 100.000 ingénieurs nous serons assurés de 100.000
ingénieurs plutôt que d'avoir 50.000 sociologues ou 20.000
philosophes qui ne peuvent trouver d'emploi qui rapporte. Ceci
nous débarrassera des causes principales de la révolte étudiante.
Voilà
une tentative pour subordonner la fonction de l’université,
bien plus que par le passé, aux nécessités immédiates de
l’économie et de la société néo-capitaliste. Elle produira
un degré encore plus élevé d'aliénation étudiante. Si ces réformes
sont appliquées, les étudiants ne trouveront jamais une
structure et un enseignement universitaire qui correspondent à
leurs souhaits. Ils ne pourront pas choisir une carrière, un
domaine de savoir, les disciplines qu'ils désirent et qui
correspondent à leurs aspirations, aux besoins de leur propre réalisation
en fonction de leurs personnalités propres. Ils seront
contraints d'accepter les métiers, disciplines et domaines du
savoir qui correspondent aux intérets des pouvoirs de la société
capitaliste et non à leurs besoins en tant qu'êtres humains.
Ainsi, un niveau plus élevé d'aliénation sera imposé au
travers d'une réforme de l’université.
Je
ne dis pas qu'il faut être indifférent au problème de toute réforme
universitaire. Il est nécessaire de formuler certaines
revendications transitoires pour les problèmes universitaires,
tout comme les marxistes ont essayé de formuler des
revendications transitoires pour d'autres mouvements sociaux
dans quelque secteur qu'ils soient. Par exemple, je ne vois pas
pourquoi la revendication du « pouvoir étudiant » ne pourrait
pas être avancée dans le cadre de l'université. Celle-ci ne peut s'appliquer à toute la
société puisqu'elle signifierait qu'une petite minorité
s'arroge le droit de régner sur l’immense majorité de la
société. Mais, à l’université, la revendication du «
pouvoir étudiant », ou n'importe quelle autre revendication
dans le sens de l’autogestion par la masse des étudiants, a
une valeur certaine.
A
ce propos, je serais cependant prudent, car il y a beaucoup de
problèmes qui rendent une université différente d'une usine
ou d'une communauté productive. Il est faux de dire, comme le
font certains théoriciens du SDS américain, que les étudiants
sont déjà des travailleurs. La plupart des étudiants sont de
futurs producteurs ou des producteurs à temps partiel. Ils
peuvent, tout au plus, être comparés aux apprentis dans une
usine, puisque leur fonction est identique du point de vue du
travail intellectuel, à celle des apprentis du point de vue du
travail manuel. Mais ils ont un rôle social et une place
transitoire spécifique dans la société. Nous devons donc être
prudents quant à la façon dont nous formulons des
revendications transitoires à leur égard.
Cependant,
il n'est pas nécessaire de poursuivre cette argumentation plus
loin ici. Acceptons pour le moment l’idée de « pouvoir étudiant
» comme un mot d'ordre transitoire acceptable dans le cadre de
l’université bourgeoise. Mais il est parfaitement clair que
la concrétisation d'une telle revendication, qui, en elle-même,
n'est pas impossible pour une certaine durée de temps, lors des
grandes explosions de contestation universitaire, ne changerait
pas les racines de l’aliénation des étudiants parce que
celles-ci ne poussent pas à l’université elle-même mais
dans la société dans son ensemble. Et vous ne pouvez pas
changer un petit secteur de la société bourgeoise — dans le
cas présent le secteur de l’université bourgeoise —, et
penser que les problèmes sociaux peuvent être résolus dans ce
petit segment tant que le problème du changement d'ensemble de
la société n'aura pas été résolu. Tant que le capitalisme
existera, le travail sera aliéné, le travail manuel le sera,
et aussi inévitablement le travail intellectuel. Les étudiants
resteront donc aliénés, quels que soient les changement que
l’action directe pourrait amener dans le cadre de
l’université.
Ici
encore, ce n'est pas une observation théorique qui nous tombe
du ciel. C'est une leçon de l’expérience pratique. Le
mouvement étudiant européen, du moins son aile révolutionnaire,
a traversé maintes expériences dans pratiquement tous les pays
d'Europe occidentale. Schématiquement, le mouvement étudiant débuta
par des problèmes ayant trait à l’université et déborda
les limites de l’université plutôt rapidement. Il se développa
en posant une série de problèmes sociaux et politiques généraux
qui n'étaient pas directement liés à ce qui se passait à
l’université. Ce qui se passa à Columbia, où la question de
l’oppression de la communauté noire fut posée par les « étudiants
rebelles », ressemble à ce qui s'est passé dans le mouvement
étudiant européen, du moins parmi les éléments les plus
avancés qui étaient très sensibles aux problèmes des
secteurs les plus exploités du système capitaliste mondial.
Ils
engagèrent des actions de solidarité avec les luttes révolutionnaires
d'émancipation des peuples des pays sous-développés ; avec
Cuba, le Vietnam et d'autres parties opprimées du Tiers Monde.
L'identification des fractions les plus conscientes du mouvement
étudiant français avec la révolution algérienne, avec la
lutte d'émancipation des Algériens contre l’impérialisme
français, joua un très grand rôle. Ceci fut sans aucun doute
le premier cadre dans lequel une véritable différenciation
politique eut lieu sur la gauche du mouvement étudiant. Les mêmes
étudiants jouèrent plus tard le rôle d'avant-garde dans la
lutte pour la défense de la révolution vietnamienne contre la
guerre d'agression de l’impérialisme américain.
En
Allemagne, cette sympathie pour les peuples coloniaux eut un
point de départ assez exceptionnel. La grande révolte étudiante
surgit lors d'une action de solidarité avec les travailleurs,
paysans et étudiants d'un autre pays du prétendu Tiers Monde,
l’Iran, lors de la visite du shah d'Iran à Berlin.
L'avant-garde
étudiante ne s'identifie pas simplement avec les luttes spécifiques
de l’Algérie, de Cuba, du Vietnam : elle montre de la
sympathie pour l’émancipation révolutionnaire du prétendu
Tiers Monde en général. Le développement partit de là. En
France, en Allemagne, en Italië — et le même processus se déroule
en ce moment en Grande-Bretagne — il n'était pas possible de
commencer l’action révolutionnaire en solidarité avec les
peuples du Tiers Monde sans une analyse théorique de la nature
de l’impérialisme, du colonialisme, des forces motrices
responsables, d'une part de l’exploitation du Tiers Monde par
l’impérialisme et, d'autre part, du mouvement de libération
des masses révolutionnaires de ces pays contre l’impérialisme.
Au
travers d'un détour par l’analyse du colonialisme et de
l’impérialisme, les forces les plus conscientes et organisées
du mouvement étudiant européen furent amenées au point de départ
du marxisme, c'est-à-dire à l’analyse de la société
capitaliste et du système capitaliste international dans lequel
nous vivons. Si nous ne comprenons pas ce système, nous ne
pouvons pas comprendre les raisons des guerres coloniales ou des
mouvements de libération coloniaux. Nous ne pouvons non plus
comprendre pourquoi nous devrions nous solidariser avec ces
forces à une échelle mondiale.
Dans
le cas de l’Allemagne, ce processus mit moins de six mois pour
se dérouler. Le mouvement étudiant commença par remettre en
question la structure autoritaire de l’université, continua
en remettant en question l’impérialisme et la misère dans le
Tiers Monde, et ensuite, en se solidarisant avec les mouvements
de libération, fut mis devant la nécessité de réanalyser le
néo-capitalisme sur une échelle mondiale et dans le pays même
où les étudiants étaient actifs. Ils durent revenir au point
de départ de l’analyse marxiste de la société dans laquelle
nous vivons pour comprendre les raisons objectives les plus
profondes de la misère sociale et de la révolte sociale.
2. L'unité de la théorie et de la
pratique
Dans le
processus de conquête et de reconstitution de l'unité de la théorie
et de la pratique, la théorie est tantôt en avance sur
l'action et tantôt l'action précède la théorie. Toutefois,
à chaque instant, les besoins d'une lutte forcent ses acteurs
à rétablir l'unité à un niveau constamment plus élevé.
Pour
comprendre ce processus dynamique, nous devons reconnaître
qu'opposer l'action immédiate à l'étude à long terme
constitue une fausse méthode. J'ai été frappé, pendant la «
Socialist scholars conference » et lors de diverses autres conférences,
aux Etats-Unis, au cours des deux dernières semaines, par la façon
systématique avec laquelle cette division a été défendue
dans un sens ou dans l'autre. C'était comme un dialogue de
sourds dans lequel une partie de l'audience disait: « Il est
seulement nécessaire d'entreprendre l'action, l'action immédiate,
le reste est inutile », pendant que l'autre partie disait: «
Non ! Avant d'agir, il faut savoir ce qu'il faut faire, alors
n'agissez pas encore. Asseyez-vous, étudiez, écrivez des
livres ! » (Applaudissements).
La
réponse évidente acquise dans l'expérience historique, non
seulement de la période marxiste, mais même de la période prémarxiste
du mouvement révolutionnaire, c'est que l'on ne peut faire l'un
sans l'autre (applaudissements). La pratique sans la théorie ne sera pas
efficace, ni émancipatrice en profondeur, car, comme je l'ai
dit auparavant, l'on ne peut émanciper l'humanité
inconsciemment. D'autre part, la théorie sans pratique ne sera
pas authentiquement scientifique, car il n'existe pas d'autre
moyen de mettre la théorie à l'épreuve que par la pratique.
Toute
forme de théorie qui n'est pas mise à l'épreuve au travers de
la pratique n'est pas une théorie adéquate, elle est
insuffisante du point de vue de l'émancipation de l'humanité (applaudissements).
C'est au travers d'un effort constant pour poursuivre les deux
en même temps, simultanément, et sans division du travail, que
l'unité de la théorie et de la pratique peut être rétablie
à un niveau progressivement plus élevé afin que tout
mouvement révolutionnaire, quels que soient ses origines et ses
buts socialement progressistes, puisse vraiment arriver à ses
fins.
Dans
ce même sens d'une division du travail, une autre idée fut
exprimée qui me frappa comme extrêmement étrange pour un
corps de socialistes. Cette division prévalente entre la théorie
et la pratique, qui en soi est déjà mauvaise, reçoit une
nouvelle dimension dans le mouvement socialiste quand il est
dit: une catégorie est celle des activistes, les simples gens
qui font le sale boulot. Une autre catégorie est celle de l’élite
qui doit penser. Si cette élite se mêle aux piquets de grève,
elle n'aura pas le temps de penser ou d'écrire des livres et,
dans ce cas, un élément précieux de la lutte pour l'émancipation
sera perdu.
Je dois dire
que toute notion qui chercherait à réintroduire au sein du
mouvement révolutionnaire la division élémentaire du travail
entre travail intellectuel et travail manuel, entre la piétaille
qui fait le sale boulot et l’élite qui pense, est profondément
non socialiste. Elle va à l’encontre de l'un des buts
principaux du mouvement socialiste qui est précisément
d'arriver à la disparition de la division entre travail manuel
et intellectuel (applaudissements)
non seulement au sein des organisations mais, plus important
encore, à l’échelle de la société tout entière. Les
socialistes révolutionnaires d'il y a cinquante ou cent ans ne
pouvaient pas saisir cela aussi clairement que nous,
aujourd'hui, alors que les possibilités objectives d'atteindre
ce but existent. Nous sommes déjà entrés dans un processus
objectif de technologie et d'éducation qui travaille à cette
fin.
Une
des principales leçons qui doit être tirée de la dégénérescence
de la Révolution russe est que, si cette division entre travail
manuel et intellectuel est maintenue dans n'importe quelle société
en transition entre le capitalisme et le socialisme, en tant
qu'institution permanente, elle ne peut que développer la
bureaucratie, de nouvelles inégalités et de nouvelles formes
d'oppression humaine, qui sont incompatibles avec une communauté
socialiste (applaudissements).
Alors
nous devons commencer par éliminer dans les limites du possible
toute idée d'une telle division du travail dans le mouvement révolutionnaire
lui-même. Nous devons maintenir, en règle générale, qu'il
n’y a pas de bons théoriciens s'ils ne sont pas capables de
participer à l'activité pratique, et qu'il n'y a pas de bons
activistes s'ils sont incapables d'assimiler et de développer
la théorie (applaudissements}.
Le
mouvement étudiant européen a essayé d'arriver à cela à un
certain degré et avec certains succès en Allemagne, en France
et en Italie. Il est apparu un type de dirigeant étudiant qui
est un agitateur et qui peut même, si besoin est, construire
une barricade et y combattre, mais qui en même temps est
capable d'écrire un article théorique et même un livre et de
discuter avec les sociologues, professeurs de sciences
politiques et économistes les plus en vogue et les battre sur
leur propre terrain (applaudissements).
Ceci nous a rendu confiants non seulement dans l'avenir du
mouvement étudiant, mais aussi pour le temps où ces étudiants
ne le seront plus mais auront à exercer d'autres fonctions dans
la société.
3. La nécessité d'une organisation révolutionnaire
Ici,
j'aimerais discuter d'un autre aspect de l'unité de la théorie
et de la pratique qui a été en débat dans les mouvements étudiants
européens et nord-américains. Je suis personnellement
convaincu que, sans une véritable organisation révolutionnaire
— ce par quoi j'entends non une formation conjoncturelle mais
une organisation sérieuse et permanente —, une telle unité
de la théorie et de la pratique ne pourrait être acquise de façon
durable.
Je
donnerai pour cela deux raisons. L'une est dans le statut même
de l'étudiant. Le statut de l'étudiant, contrairement à celui
du travailleur, est, par sa nature même, de courte durée. Il
reste à l’université pour quatre, cinq ou six ans et
personne ne peut prédire ce qu'il lui arrivera après qu'il
l'aura quittée. Ici, j'aimerais répondre tout de suite à l'un
des arguments les plus démagogiques qui ont été employés par
les dirigeants des partis communistes européens contre les «
étudiants rebelles ». Ils ont dit avec mépris : « Qui sont
ces étudiants ? Aujourd'hui, ils se révoltent. Demain ils
seront nos patrons qui nous exploiteront, alors ne prenons pas
au sérieux ce qu'ils font. »
Ceci
est un argument ridicule, car il ne prend pas en considération
le bouleversement du rôle des diplômés de l'université dans
la société actuelle. S'ils s'en étaient rapportés aux
statistiques, ils auraient appris qu'une petite minorité
seulement des étudiants diplômés d'aujourd'hui deviennent
patrons ou agents directs des patrons, comme gestionnaires de
haut rang. C'était peut-être le cas lorsqu'il n'y avait pas
plus de 10.000, 15.000 ou 20.000 diplômés par an. Mais
lorsqu'il y a un million, ou quatre ou cinq millions d'étudiants,
il est impossible à la plupart d'entre eux de devenir
capitalistes ou gestionnaires d'entreprises, car il n'y a pas
autant de postes disponibles de ce genre-là.
Le
grain de vérité de cet argument démagogique est qu'en
quittant l'environnement académique, l'étudiant diplômé peut
voir se modifier son niveau de conscience sociale et d'activité
politique. Quand il quitte l'université, cette atmosphère ne
l'entoure plus, et il est plus vulnérable aux pressions de l'idéologie
et des intérêts bourgeois ou petit-bourgeois. Il y a le grand
danger qu'il s'intègre à son nouveau milieu social, quel qu'il
soit. Il s'en suivra un processus de retour à des positions
d'intellectuel réformiste ou libéral de gauche, qui n'entraînent
plus d'activités révolutionnaires.
Il
est instructif d'étudier de ce point de vue l'histoire du SDS
allemand, le plus vieux des mouvements révolutionnaires étudiants
du moment en Europe. Depuis qu'elle a été expulsée de la
social-démocratie allemande, il y a neuf ans de cela, toute une
génération de militants SDS a quitté l'Université. Après
plusieurs années, en l'absence d'une organisation révolutionnaire,
la majorité écrasante de ces militants, quel qu'ait été leur
souhait individuel d'être des socialistes convaincus et dévoués,
ne sont plus actifs politiquement d'un point de vue révolutionnaire.
Ainsi, pour préserver dans le temps la continuité de l'activité
révolutionnaire, il faut une organisation plus large qu'une
organisation révolutionnaire purement étudiante, une
organisation dans laquelle étudiants et non-étudiants peuvent
travailler ensemble.
Il
existe une raison encore plus importante pour laquelle une telle
organisation-parti est nécessaire. Parce que sans elle, aucune
unité d'action permanente avec la classe ouvrière
industrielle, au sens le plus large du terme, ne peut être
acquise. En tant que marxiste, je reste convaincu que, sans
l'action de la classe ouvrière, il est impossible de renverser
la société bourgeoise et de construire une société
socialiste (applaudissements).
Ici
encore, d'une manière remarquable, nous voyons comment les expériences
des mouvements étudiants, d'abord en Allemagne, ensuite en
France et en Italie, sont arrivés en pratique à cette
conclusion théorique. Les mêmes sortes de discussions qui ont
lieu aux Etats-Unis maintenant sur l'importance ou non de la
classe ouvrière industrielle pour l'action révolutionnaire
furent menées il y a un an, ou même il y a six mois, dans des
pays comme l'Allemagne et l'Italie.
Le
problème fut résolu en pratique, non seulement au cours des événements
révolutionnaires de mai-juin 1968 en France, mais aussi par
l'action commune des étudiants de Turin avec les travailleurs
de la FIAT en Italie. Il a aussi été clarifié par les
tentatives conscientes du SDS allemand pour entraîner des
fractions de la classe ouvrière dans son agitation à l'extérieur
de l'université contre la société d'éditions Springer et
dans sa campagne de prévention contre la mise en application
des lois d'urgence réduisant les libertés démocratiques.
De
telles expériences ont appris au mouvement étudiant de
l'Europe de l'Ouest qu'il était absolument indispensable qu'il
trouve un point qui le relie à la classe ouvrière
industrielle. Cette question a différents aspects à différents
niveaux. Elle a un aspect programmatique que je ne pourrai
aborder maintenant. Se pose la question de : comment les étudiants
peuvent-ils approcher la classe ouvrière industrielle, et non
pas comme des donneurs de leçons, parce qu'alors les
travailleurs les enverront toujours paître, même s'ils ont une
zone d'intérêt et des buts sociaux communs.
Se
pose par-dessus tout le problème de l'organisation du parti.
Sinon une série d'expériences autodestructrices pour parvenir
à une collaboration à un bas niveau d'action immédiate entre
un petit nombre d'étudiants et un petit nombre de travailleurs
s'effilochera au bout de trois à six mois et n'arrivera à
rien. Même si l'on recommence à zéro, lorsque le bilan est
tiré après un, deux ou trois ans, il en restera peu.
La
fonction d'une organisation révolutionnaire permanente est de
faciliter une intégration réciproque des luttes étudiantes et
de celles de la classe ouvrière par leurs avant-gardes d'une façon
continue. Il n'y a pas simplement continuité dans le temps mais
aussi, pour ainsi dire, continuité dans l'espace, interaction
entre différents groupes sociaux qui ont la même raison d'être
socialistes révolutionnaires.
Nous
devons nous demander si une telle intégration est objectivement
possible. Il est plus facile de répondre oui après les expériences
de France, d'Italie et d'autres pays d'Europe occidentale et de
défendre cette ligne pour l'Europe occidentale qu'en ce qui
concerne les Etats-Unis. Pour des raisons historiques que je ne
puis aborder maintenant, une situation particulière existe aux
Etats-Unis où la majorité de la classe ouvrière blanche n'est
pas encore réceptive aux idées socialistes d'action révolutionnaire.
C'est un fait incontestable. Evidemment, ceci peut changer
rapidement. D'aucuns disaient la même chose au sujet de la
France quelques semaines seulement avant le l0 mai 1968.
Cependant, même aux Etats-Unis, il existe une importante
minorité de la classe ouvrière industrielle, les travailleurs
noirs, à propos desquels personne ne peut dire, après l'expérience
de ces deux dernières années, qu'ils sont inaccessibles aux idées
socialistes ou incapables d'entreprendre l'action révolutionnaire.
Ici, au moins, existe une possibilité immédiate d'unité entre
la théorie et la pratique avec une partie de la classe ouvrière.
De
plus, il est essentiel d'analyser les tendances sociales et économiques
qui, à long terme, secoueront l'apathie et le conservatisme
politiques prédominants de la classe ouvrière blanche.
L'exemple de l'Allemagne, en des circonstances similaires,
montre que ceci peut arriver. Il y a quelques années, la classe
ouvrière allemande apparaissait aussi enfoncée avec la même
stabilité, dans le même conservatisme, aussi inébranlablement
intégrée à la société capitaliste que la classe ouvrière
nord-américaine l'apparaît à beaucoup de gens aujourd'hui.
Ceci a déjà commencé à changer. Ce cas illustre comment un
infime changement dans le rapport de forces, une petite déficience
de l'économie, une attaque des employeurs sur la structure et
les droits syndicaux traditionnels, peuvent créer des tensions
sociales qui peuvent changer beaucoup en ce domaine.
De toute façon,
ce n'est pas plus ma tâche de vous informer des problèmes de
votre propre lutte de classes que ce n'est la vôtre d'aller prêcher
aux ouvriers. Je préfère indiquer un des principaux canaux à
travers lequel la conscience socialiste et l'activité révolutionnaire
peut se transmettre entre étudiants et travailleurs, comme
l'ont montré non seulement l'Europe occidentale mais aussi le
Japon. Cette courroie de transmission spécifique, c'est la
jeunesse ouvrière. Conséquence des changements technologiques
des dernières années sur la structure de la classe ouvrière,
le système éducatif bourgeois est inadéquat pour préparer
les jeunes travailleurs, ou une partie des jeunes ouvriers, à
jouer le nouveau rôle exigé par ce changement technologique,
alors qu'il s'agit d'un besoin des capitalistes eux-mêmes. Les
Etats-Unis constituent un exemple extrêmement frappant de ceci,
avec la faillite totale de l'enseignement pour les jeunes
travailleurs noirs qui ont un taux de chômage aussi élevé que
la moyenne de la population américaine globale pendant la
grande dépression. Ce fait explique en grande partie ce qui se
passe au sein de la jeunesse noire dans ce pays.
Et
cela est seulement une des manifestations d'une tendance plus générale
qui nous dicte une attention extrême à tout ce qui se passe
dans la jeunesse. Il n'y a pas de signe plus évident de la décrépitude
et de la décomposition d'un système social que le fait qu'il
doive condamner et rejeter totalement sa jeunesse. Le pouvoir
français, pendant les événements de Mai, n'a pas seulement
refusé de faire des distinctions entre jeunes étudiants,
jeunes employés et jeunes ouvriers, mais il a considéré la
jeunesse en soi comme une ennemie.
Un
exemple concret est l'incident de Flins, pendant la grève générale.
Après qu'un jeune lycéen ait été abattu par la police, il y
a eu un tumulte du tonnerre. Alors, systématiquement, la police
rentra dans le tas et tria les manifestants, consultant les
cartes d'identité. Tout ce qui avait moins de trente ans était
arrêté, car considéré comme potentiellement insurrectionnel,
comme décidé à se battre contre la police (applaudissements).
Si
vous examinez de près la littérature contemporaine,
l'industrie cinématographique et d'autres formes de reflets de
la réalité sociale dans la superstructure culturelle au cours
des cinq ou dix dernières années, vous verrez que, sous la très
malhonnête couverture de dénonciation de la délinquance juvénile,
la bourgeoisie a vraiment dressé un tableau de ce type de
jeunesse que son système produit, ainsi que de l'esprit rebelle
de cette jeunesse. Ceci n'est pas limité du tout aux étudiants
ou aux minorités comme la jeunesse noire des Etats-Unis. Cela
s'applique aussi aux jeunes ouvriers.
Il
est impératif d'étudier tout ce qui se passe chez les jeunes
travailleurs en lutte. Gagner ces jeunes ouvriers à la
conscience socialiste, aux idées de la révolution socialiste,
sera probablement décisif pour le sort de la plupart des pays
occidentaux dans les dix ou quinze prochaines années. Si nous
arrivons à faire des meilleurs de ces jeunes, des révolutionnaires
sociaux, comme je crois qu'il a été fait dans une grande
mesure en Europe occidentale, nous pouvons avoir confiance en
l'avenir de notre mouvement. Si nous ratons le coche, et qu'une
grande partie de cette jeunesse glisse vers l'extrême droite,
nous aurons perdu une lutte décisive et nous nous retrouverons
dans la même grave situation à laquelle le mouvement
socialiste et révolutionnaire européen dut faire face dans les
années trente.
L'unité
de la théorie et de la pratique signifie aussi que toute une série
d'idées clés du vieux mouvement socialiste et de la tradition
révolutionnaire sont en train d'être redécouvertes
aujourd'hui. Je sais qu'une partie du mouvement étudiant des
Etats-Unis aimerait créer quelque chose de totalement neuf.
J'approuve de tout mon coeur toute proposition de faire les
choses mieux, car le bilan de ce que les générations précédentes
sont arrivées à faire du point de vue de la construction d'une
société socialiste n'est pas très convaincant. Mais, ici, un
avertissement est de rigueur. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur
cent, lorsque vous pensez que vous créez ou découvrez quelque
chose de nouveau, ce que vous faites en réalité c'est de
retourner dans un passé qui est encore plus lointain que le
passé du marxisme.
A peu près
toutes les « nouvelles idées » qui ont été avancées dans
le mouvement étudiant en Europe au cours des deux ou trots
dernières années, et qui commencent à être courantes aux
Etats-Unis, sont très, très vieilles. Et ceci pour une raison
simple, qui est enracinée dans l'histoire des idées. Les
diverses possibilités d'évolution sociale et les principales
tendances de critique sociale qui leur correspondent furent développées
dans leurs grandes lignes par les grands penseurs du XVIIIe et
XIXe siècle. Que cela vous plaise ou non, cela reste vrai pour
les sciences sociales comme pour les sciences naturelles où une
série de lois élémentaires ont été établies dans le passé.
Si vous voulez développer des tendances nouvelles, vous devez
fonder sur le socle qui fut maçonné par les meilleurs des
penseurs et des lutteurs des générations précédentes.
Cette
recherche désespérée de quelque chose d'entièrement nouveau
n'est qu'un aspect épisodique de la phase initiale de la
radicalisation étudiante. Dès que le mouvement s'élargit et
mobilise de larges masses, alors, paradoxalement, l'inverse se
produit, comme des sociologues français l'ont souligné avec
grand étonnement à propos des événements de Mai. Alors, les
larges masses étudiantes révolutionnaires font tout pour redécouvrir
leur tradition et leurs racines historiques.
Les
étudiants doivent avoir conscience qu'ils sont plus forts s'ils
peuvent dire : nous luttons dans le prolongement d'un combat
pour la liberté qui commença il y a cent cinquante ans, ou même
il y a deux mille ans, quand les premiers esclaves se soulevèrent.
Cela est bien plus convaincant que de dire : nous faisons
quelque chose de tout à fait nouveau qui est coupé de
l'histoire et isolé de tout le passé, comme si ce passé
n'avait rien à nous apprendre ni à nous apporter (applaudissements).
Cette quête
ramènera les « étudiants rebelles » aux concepts historiques
fondamentaux du socialisme et du marxisme. Nous avons vu comment
les mouvements étudiants français, allemand, italien et
maintenant britannique sont revenus aux idées de révolution
socialiste et de démocratie ouvrière. Pour quelqu'un de mon école
de pensée, ce fut une joie énorme de voir avec quelle rigueur
sourcilleuse le mouvement révolutionnaire français protégeait
le droit de chaque tendance à la liberté d'expression,
renouant avec les meilleures traditions du socialisme. Votre
propre assemblée renoue avec la vieille tradition socialiste et
marxiste d'internationalisme quand vous dites que la révolte étudiante
est mondiale et que le mouvement étudiant est international.
Et
c'est un internationalisme du même type, avec les mêmes
racines et avec les mêmes buts que l'internationalisme du
socialisme, que celui de la classe ouvrière ! Les problèmes
internationaux impératifs auxquels les étudiants font face
sont des problèmes de solidarité avec nos camarades au
Mexique, en Argentine, au Brésil qui sont à la tête de luttes
extraordinaires, poussant la révolution latino-américaine vers
un stade nouveau et plus élevé, après des défaites qui leur
furent imposées par une mauvaise direction, la réaction intérieure
et la répression impérialiste au cours des dernières années.
Plus que tout nous devons saluer le courage et l'audace des étudiants
mexicains (applaudissements).
En quelques jours ils ont fondamentalement changé la situation
politique de leur pays et arraché le masque de fausse démocratie
que le gouvernement mexicain avait mis pour recevoir des
millions de visiteurs pendant les jeux Olympiques. Maintenant,
quiconque va à ces jeux apprendra qu'il entre dans un pays où
les dirigeants syndicaux des chemins de ter ont été gardés en
prison de longues années après que leur peine ait été
accomplie, où de nombreux prisonniers politiques de gauche ont
été emprisonnés pour des années sans procès, où des
dirigeants étudiants et un millier de militants étudiants sont
en prison sans aucun fondement juridique. Leurs protestations héroïques
auront des conséquences énormes sur l'avenir de la politique
mexicaine et de la lutte des classes au Mexique (applaudissements).
Il est aussi
nécessaire de dire quelques mots à propos des étudiants persécutés
dans les pays semi-coloniaux, dont personne ne parle jamais,
tels que les dirigeants étudiants congolais qui sont en prison
depuis bientôt un an pour avoir organisé une petite
manifestation contre la guerre du Vietnam lorsque le vice-président
Humphrey vint chez eux. Nous ne devons pas oublier les
dirigeants des étudiants tunisiens qui ont été condamnés à
douze ans de prison pour les mêmes raisons. Simplement pour
avoir conduit une manifestation : douze années de prison ! Nous
devons alerter l'opinion publique afin que ces crimes de répression
ne soient pas oubliés.
Nous
devons aussi penser à nos camarades en Yougoslavie et en Tchécoslovaquie
(applaudissements) qui
ont mené de grandes luttes cette année. Ils ont montré que
leur lutte pour introduire et consolider la démocratie
socialiste dans les pays d'Europe de l'Est est une lutte parallèle
à la nôtre contre le capitalisme et l'impérialisme à
l'Ouest. Nous ne laisserons ni la réaction stalinienne, ni la réaction
impérialiste déformer la nature de cette lutte comme pro-impérialiste
ou pro-bourgeoise, ce qu'elle n'est en aucune mesure (applaudissements).
Enfin,
nous ne devons pas oublier, comme certains pourraient le faire,
car cela ne figure pas à la « une » des journaux, la lutte
contre l'intervention US au Vietnam, qui est toujours la lutte
principale dans le monde aujourd'hui. Ce n'est pas parce que des
négociations viennent de s'ouvrir à Paris que nous n'avons
plus rien à faire pour aider la lutte de nos camarades
vietnamiens. Ainsi donc, je vous appelle à participer à
l'action mondiale qui a été entamée par le mouvement étudiant
japonais, le Zengakuren, par la Fédération britannique des étudiants
révolutionnaires avec la campagne de « Solidarité pour le
Vietnam », là-bas, et le Comité de mobilisation étudiante,
dans ce pays. C'est la semaine de solidarité avec la révolution
vietnamienne du 21 au 27 octobre. Cette semaine-là, des
centaines de milliers d'étudiants, de jeunes travailleurs et de
jeunes révolutionnaires descendront dans la rue au même moment
dans une action mondiale commune pour le but concret que les
camarades vietnamiens eux-mêmes nous disent être le plus
important pour eux! Montrer au monde entier qu'aux Etats-Unis
des centaines de milliers de gens sont pour le retrait immédiat
des troupes américaines du Vietnam, Ca, ce sera un grand acquis
! (Applaudissements).
[2]
Le terme néo-capitaliste est utilisé ici dans le sens de «
troisième âge du capitalisme », c'est-à-dire signifiant
simplement une étape du capitalisme des monopoles (de l'impérialisme)
et non un quelconque « dépassement » des contradictions
internes du mode de production capitaliste.
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